samedi 27 décembre 2025

Psychogeographie indoor (153)

 


« La lecture est l’ennemie de la pensée. Il vaut mieux s’ennuyer que lire, car l’ennui est pensée en germe (ou vice ou n’importe quoi) – alors que les idées des autres ne seront pour nous que des obstacles ; au mieux, des remords. » (Cioran, Cahiers)

25 novembre 2024.– Tempête (17°C). Vent shakespearien, travaux dantesques devant mes fenêtres ; aujourd’hui, les conditions lectorales étaient terribles. Cependant, je suis retourné dans le journal de Bernard Delvaille. Valse des villes : Venise, New York, Londres, Copenhague, Amsterdam, Malaga, Dublin… Ondées et whiskies, garçons d’ascenseurs et marins en goguette, amours d’un soir et amour des principautés, des petits drapeaux, larbaudisme… Une merveille d’élégance et de délicatesse. Y aura-t-il encore un jour des types de caractère semblables à celui de Bernard Delvaille ? « Les hommes dans la trentaine, au volant de voitures basses, ont le teint mat et orangé, et ressemblent à des plages au coucher du soleil. » Plus tard, toujours chez Delvaille, ces quelques lignes qui résonnent et prouvent que les raccourcis historiques ne datent pas d’aujourd’hui : « Hier soir, une séance à Columbia dédiée aux droits civiques. Agressivité de l’orateur, erreur de jugement historique : il compare les événements de Little Rock à l’extermination des ghettos d’Amsterdam et Varsovie ! »

26 novembre 2024.– Journée globalement ensoleillée, quelques cumulus enflant tardivement (12°C). La tempête derrière moi, les travaux toujours devant mes fenêtres, j’ai enroulé mes jambes autour de mon cou tel une écharpe et me suis plus ou moins envolé, éloigné du brouhaha et de la frénésie des rénovations. Pratiqué une dizaine de kilomètres de dérive d’essence psychogéographique que j’ai achevée sur un banc du cimetière, ce lieu où l’on finit souvent. Chemin faisant, récupéré Marie-Antoinette de Zweig dans une boîte à livres, également poursuivi L’Autofictif de l’apôtre Chevillard. Lecture toujours sautillante, malgré quelques petites scories qui me laissent dubitatif à environ 12,23 % (il y a, parfois, chez Chevillard un côté pelucheux).

Sinon, André Lajoinie, communiste agricole, est mort. Me suis souvenu de ses chaussettes, du fameux texte que Serge Daney avait consacré à celles-ci. Je vais essayer de le relire.

30 novembre 2024.– Beau temps froid (5°C). Vivre, c’est évoluer, voir toutes les nouvelles possibilités qui s’offrent à nous tout en nous tendant la main, afin de nous sortir, cahin-caha, du train-train des habitudes. C’est pourquoi, dès demain, je compte me mettre à la pratique assidue du macramé et du jokari. Il faut savoir changer d’objet…

En attendant, je regarde le jardinier de France 5 évoluer au milieu de diverses herbacées. J’aime assez ce gars-là, mais comme le disait assez finement ma défunte mère en parlant de Zouzou, mon oncle pas très viril : « Il commence à prendre un drôle de genre. »

Voilà, c’était ma minute Édouard Louis.

Sinon, lu Voyage en Orient de l’entité écrivante Hermann Hesse. Suis passé totalement à côté de ce court machin abscons où Hesse se complique inutilement la prose. Quel est le but de tout ça ? Quel est le but de ce voyage ? Y a-t-il un voyage ? (Mon jugement est certainement biaisé, d’une part parce que j’ai lu le livre d’Hesse avec Poppy, la petite chatte facétieuse, sur mes genoux, ce qui n’engendre en rien la concentration, d’autre part parce que je suis assurément idiot, totalement idiot.)

En complément, quelques lignes de Chevillard. Davantage sautillantes, il faut bien le dire.

1er décembre 2024.– Les prévisions météo annonçaient du beau temps, mais la journée fut brumeuse (8°C). Delvaille, journal. Reykjavík, New York, beauté des vols transatlantiques… Éloge de la pluie ; la pluie chez Carco, la pluie chez Henry de Régnier :

« Il pleut, et les yeux clos, j’écoute
De toute sa pluie à la fois
Le jardin mouillé qui s’égoutte
Dans l’ombre que j’ai faite en moi. »

Une question : comment Delvaille faisait-il pour voyager autant ? À l’instar de son modèle Valery Larbaud, aurait-il hérité d’une quelconque source d’eau minérale ? Une autre question : comment faisait-il pour préparer moult clafoutis tout en écoutant des mazurkas de Chopin ? D’autre part, et toujours par l’intermédiaire de Delvaille, cette citation pêchée dans Le Coup de grâce de Yourcenar : « La cruauté est un luxe d’oisifs, comme les drogues et les chemises de soie. »

Lire En lisant en écrivant de Gracq et Les Testaments trahis de Kundera.

2 décembre 2024.– Il pleut (11°C). Ce matin, examen médical patibulaire. Résultat apparemment rassurant, mais finalement pas tant que ça. Toujours dans le journal de Delvaille, jamais tellement rassuré lui non plus. Travaillé au troisième volume de ma Psychogéographie Indoor. Il faut savoir laisser des traces.

3 décembre 2024.– Nuages (7°C). Dans une forme paralympique, tout va mal bien.

Entamé Les Testaments trahis de Kundera. Essence du roman, ironie, essence de Kundera. Le roman et l’humour, plus qu’une moquerie ou qu’une satire : une force d’ambiguïté. Cette ambiguïté, c’est l’humour propre au roman européen, ces nuées qui descendent de Rabelais, de Cervantes, qui passent par la France du XIXᵉ pour mieux finir dans le roman centre-européen avec Kafka, Broch ou Musil. Le premier nommé cousant de drôles de points de croix entre Rabelais et la modernité, fusionnant les rêves et la réalité bien avant les surréalistes… Tout cela, et puis des histoires de sexualité. Chez Kafka, la sexualité est un territoire ambigu, une principauté de saleté, d’étrangeté et de nostalgie. Nous voilà bien.

6 décembre 2024.– Une certaine humidité (8°C). Labeur, labeur, 37 ans de labeur. Aujourd’hui, j’ai reçu la merdaille d’or du travail. Sinon, selon Perplexity, l’infaillible nouveau moteur de recherche carburant à l’IA, je suis un auteur et kinésithérapeute français, connu pour mes contributions à la littérature et à mon engagement dans le domaine de la santé. J’ai écrit plusieurs ouvrages, notamment dans les genres de l’autobiographie, des essais philosophiques et des nouvelles. Parmi mes œuvres notables figurent Psychogéographie Indoor et Bestioles. Mon travail se distingue par une approche originale de la psychogéographie, concept explorant les relations entre l’espace et l’expérience humaine. Mes écrits sont régulièrement publiés dans des revues culturelles, comme La Revue des Ressources, où je traite de thèmes variés liés à la création littéraire et à l’inspiration. En parallèle de ma carrière littéraire, j’exerce donc comme kinésithérapeute. Diplômé d’État, je propose des soins à domicile, m’efforçant de suivre les recommandations médicales actuelles. Ma double carrière illustre une remarquable polyvalence, mêlant l’exploration artistique à une pratique médicale tournée vers les besoins de ma communauté. Je continue ainsi de concilier écriture et soin, enrichissant à la fois le paysage littéraire et le quotidien de mes patients. Tout cela me laisse perplexe tant au niveau de la philosophie que de la kinésithérapie. D’ailleurs, s’agissant de cette dernière, je conseille de ne pas prendre rendez-vous avec moi : je ne suis pas conventionné et risque de vous tordre le cou avec mon Fenwick.

7 décembre 2024.– Averses, nuit précoce, forme paralympique (8°C). Kundera et Les Testaments trahis. Kafka trahi par Max Brod, Kafka trahi par ses traducteurs, Kafka trahi par Vialatte, Kafka trahi par Lortholary, Kafka trahi par Lefebvre… La répétition chez Kafka, chez Kafka tout se répète… Les trahisons, les répétitions et puis le kitsch. L’interprétation des œuvres par le biais du kitsch est une trahison, une trahison qui se répète… Les trahisons, les répétitions, le kitsch et les métaphores. Chez Hemingway, les nuages sont des éléphants blancs.

Jacques Roubaud est mort, on se souviendra de son amour pour Alix Cléo, de ses pirouettes oulipiennes, celle-ci, par exemple.

Le Crocodile

Le crocodile n’a qu’une idée,
il voudrait dévorer Odile,
qui habite près de son domicile,
elle est tendre et dodue à souhait.
Le crocodile est obsédé,
« Ça devrait pas être difficile,
pense-t-il, d’attraper cette fille »
(il emploie la méthode Coué).
Mais Odile, qui n’est pas sotte,
ne s’approche pas de la flotte.
Elle se promène sur la grève,
mangeant des beignets de banane au mil,
et c’est seulement dans ses rêves
que le crocodile croque Odile.

(Les Animaux de tout le monde)

Rien (ou presque) : Jean-Hervé s’était promis de ne jamais couper son catogan. Pourtant, un matin, l’envie se fit trop forte ; il attrapa de sa main gauche la grosse liane de cheveux et la coupa d’un vif coup de cutter avec sa main droite. Voilà, la bestiole était domptée, un fardeau venait de tomber. Dans l’élan, à l’aide d’une petite balayette, il fit glisser son catogan coupé dans une pelle en plastique orange. Puis, délicatement, il le déposa dans un sac poubelle, le mélangeant ainsi avec le reste des déchets de la semaine. Le lendemain, avant de partir à son travail – Jean-Hervé est responsable du rayon jazz-rock de la FNAC de Montbrison –, il jeta le sac poubelle dans le bac gris de son immeuble. Deux jours plus tard, on ramassa ce bac ; le sac de Jean-Hervé fut transporté vers une usine d’incinération, et c’est là que son catogan partit en fumée, rejoignant le ciel dans une sorte d’abstraction gris foncé qui, bientôt, s’unit aux nuages.

8 décembre 2024.– Petite pluie glacée (7°C). Kundera, l’ironie et la pudeur. Chacun sait, ou devrait savoir, qu’il ne faut pas ricaner, que c’est une chose importante, et notamment dans le roman, où la satire, la caricature et les lourdeurs des glousseurs sont souvent à l’œuvre. Non, l’ironie est toujours préférable à tout cela. C’est un outil de dévoilement subtil, où le non-dit, ou le tout juste dit, les sous-entendus, révèlent des personnages et des situations sans les réduire à la graisse des figures et des facilités narratives. L’ironie fait toujours partie de la dynamique interne aux bons romans, c’est un tissu qui étouffe l’univoque et relativise les perspectives galopantes de l’imaginaire. (Kundera évoque Orwell et ses lourdeurs. Il a peut-être raison : Orwell est un très mauvais romancier qui a des idées de génie.)

Quant à la pudeur, vaste programme ! C’est un autre rempart face à l’uniformité, une exigence individuelle forgée par ce que l’ancienne modernité pouvait parfois avoir de meilleur. Le rideau tiré, la lettre protégée dans son enveloppe, le tiroir à clé sont autant de moyens de se préserver d’un collectif qui vise à abolir tout secret. C’est aussi une arme de défense cruciale face à ce qu’ironiquement les nouvelles modernités peuvent avoir de pire. (On pourrait dire qu’en l’occurrence les nouvelles modernités rejoignent la pré-modernité dans le pire.) C’est-à-dire un idéal de transparence totale qui ne vise jamais qu’à l’effacement de l’individu au profit du pouvoir totalitaire : « Une vieille utopie révolutionnaire, fasciste ou communiste : la vie sans secrets, où vie publique et vie privée ne font qu’un. Le rêve surréaliste cher à Breton : la maison de verre, maison sans rideaux où l’homme vit sous les yeux de tous. Ah, la beauté de la transparence ! La seule réalisation réussie de ce rêve : une société totalement contrôlée par la police. »

Rien (ou presque) : Depuis la perte de son catogan, l’ombre de Jean-Hervé danse sur l’ennui d’une vie devenue sans couleur.

9 décembre 2024.– Vent glacial (4°C). Humeur en berne. Rien pour moi. Un peu dans le journal de Delvaille. Entamé le troisième volume des chroniques de Gérard Bauër. Nostalgie, tristesse pour les deux. Rien pour me doper le moral. Demain, labeur.


12 novembre 2024.– Première froideur (1°C). Nouvelle visite médicale. J’entretiens ma forme paralympique. Lecture, En lisant en écrivant de Gracq. Belles arabesques autour du roman. Surtout belles arabesques autour de l’ami Beyle. Gracq voit Stendhal comme un « polygraphe dispersé » qui s’éclipse dans Le Rouge et le Noir et dans La Chartreuse. Que resterait-il de lui s’il n’avait pas écrit ces deux massifs résolument alpestres : un type dispersé, circonstanciel et donnant le plus souvent dans l’inachevé. Un amateur plein de feu, de saillies, mais paralysé à l’approche de l’action (on en connaît d’autres). C’est sa gloire posthume, adhésive et transfigurante, qui fera de lui un écrivain soutenu par de solides piliers. Avouons-le, c’est ce Stendhal dilettante et amateur averti qui sied le plus souvent à notre teint. Quant à ses deux supposés piliers, ils ne sont pas aussi solides que ça, tremblent un peu et cachent, derrière leur intrigue devenue archétypale, des défauts de construction qui tiennent tout de même de l’heureux dilettantisme.

Gracq parle aussi de Nerval et le met en parallèle avec l’ami Beyle. Il évoque le passage « inopiné à l’excellence » d’un génie à rebours par effet d’éclairage posthume plutôt que dans l’instant de la création, qui, connaissant l’oiseau en question, devait être certainement tanguante et naturellement sans aucune visée posthume. En somme, c’est la postérité qui crée parfois des génies par erreur, en passant à côté de ce qui peut être génial dans leurs œuvres, c’est-à-dire le noyau radioactif : l’accidentel, le non-voulu, ce qui tremble. « Vues de Hugo ou les récits de voyages de Flaubert, lesquels restent hétérogènes à leur massif central, s’exerce à plein sur le moindre fragment de Stendhal, qui accourt de lui-même faire bloc, indissociablement, avec la masse pourtant singulièrement réduite de ses œuvres maîtresses. Jamais sans doute un noyau radioactif aussi réduit n’aura transmué et activé par bombardement une enveloppe inerte aussi épaisse. »

Boîte à livres du jour = bonne pioche. À vau-l’eau de Huysmans (aux éditions du Lérot), un volume du Journal intime de Pierre Loti (1878–1881).

13 décembre 2024.– Pluie glacée, neige ratée (2°C). Labeur, sieste prolongée, bêtises télévisées, léthargie sur canapé. Rien lu. Nouveau Premier ministre, le quatrième de l’année…

14 décembre 2024.– Temps patouilleux (je viens d’inventer ce mot, il me semble assez bien caractériser la météo du jour) (7°C). Sur le site de l’INA, Kafka, les jambes croisées de Marthe Robert, ses bras également croisés, ses mains qui contiennent son corps comme en contient un frisson, le pouce et l’index de Georges Bortoli. Tout ce qui n’est pas conversation autour de Kafka m’ennuie. (Enfin, j’aime bien le saucisson quand même.)

Gracq, En lisant en écrivant. Le manque de qualité supposé de Stendhal : « il n’a ni grande invention, et il le sait (il lui faut la béquille du fait divers), ni grande technique (quoiqu’il s’en vante), ni grande imagination (et il s’en moque), ni, autant qu’on le dit, de cette “profondeur psychologique”… » Non, rien de tout cela, mais un style singulier, un allegro léger et vif qui rehausse la vitalité du lecteur, « ce staccato grêle et un peu sec qui n’est qu’à lui, mais au rythme duquel la vie en effet se remet irrésistiblement à danser. » Moins dansant, Valéry et le roman. Gracq voit Valéry comme un vérificateur des deniers, un contrôleur des poids et mesures qui ne s’est jamais trouvé en situation de consommateur : « Les réflexions de Valéry sur la littérature sont celles d’un écrivain chez qui le plaisir de lecture atteint à son minimum, le souci de vérification professionnelle à son maximum. Sa frigidité naturelle en la matière fait que, chaque fois qu’il s’en prend au roman, c’est à la manière d’un gymnasiarque qui critiquerait le manque d’économie des mouvements du coït… »

15 décembre 2024.– Éclaircies (5°C). Je vis comme un vieux chat : beaucoup de léthargie sur canapé, un peu de toilettage, guère d’aventures sexuelles… Gracq, Lire et écrire. Lire, ce n’est pas convoquer des sentiments préexistants, c’est donner une forme distincte à des émotions informes enfouies en nous. Rien de générique, tout de l’individuel. Quant à l’écriture, c’est un cri dans une caverne dont on voudrait mesurer l’écho… En complément, trois chroniques de Gérard Bauër. Un voyage en Union soviétique dans les bagages de Gilbert Bécaud. Petersbourg et la Néva, l’écho de Bauër forme une sorte de petite sonate nostalgique, quelque chose comme du Chopin, mais en mieux que ce que j’en dis.

16 décembre 2024.– Nuages (7°C). Nuit cauchemardesque, ulcère réveillé… Still with Gracq. Morand sort de son shaker un drôle de cocktail alambiqué qui ressemble à un mélange de Stendhal PDG et de Vaché ayant réussi dans l’épicerie. Chez Rimbaud, l’espèce humaine ondule en masse à la manière d’un peuplement d’orties ou d’asphodèles. Quant à la poésie d’Apollinaire, elle roule et tangue dans le grand frais avec la grâce d’une goélette sous voile.

Du côté du Monde. « Libération » de la Syrie, désastre à Mayotte et grand débat dans le Landerneau cinéphile. Faut-il interdire la vision du Dernier Tango à Paris ? Les ligues de vertu de 2024 rejoignent celles de 1972 et, dans une sorte de grand pied de nez sardonique, les néo-féministes d’aujourd’hui pensent peu ou prou la même chose que Gabriel Matzneff au moment de la sortie du film. Reste que personne ne dit que Le Dernier Tango n’est pas très bon, ce qui me semble au mieux important de signaler.

17 décembre 2024.– Deux ou trois belles éclaircies (7°C). Courte randonnée dans les extérieurs, pas plus de quatre kilomètres. Rien à pêcher dans les boîtes à livres du secteur. Retour assez rapide vers mon petit intérieur. Fini le Gracq. Éloge du Journal de Gide, des Choses vues de Hugo, de la correspondance de Flaubert, éloge des « miettes », de l’inachevé, du fragmenté, rejet du solide, du monumental. Cela et quelques mots intéressants sur la dimension spatiale de l’écriture ; sur ce qui ne vient pas d’une définition précise du sens des mots, mais d’une compréhension intuitive et « tactile » de leurs frontières : ces zones mouvantes où un mot touche un autre : « Ce qui commande chez un écrivain l’efficacité dans l’emploi des mots, ce n’est pas la capacité d’en serrer de plus près le sens, c’est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n’est contenu. » Fini la journée avec deux chroniques de Gérard Bauër et trois pages autofictives de l’animal Chevillard.

21 décembre 2024.– Quelques éclaircies (10°C). Vie sociale, virée en centre-ville. Dix kilomètres de dérive au milieu d’une foule trop présente pour être honnête. Acquis le second tome du Journal de Gombrowicz et Le Livre de la Caspienne, dernier ouvrage du trop tôt disparu Vassili Golovanov.

22 décembre 2024. – Tempête, pour ainsi dire (10°C). Entamé Jolie Blon’s Bounce de James Lee Burke. Douzième volet de la série Dave Robicheaux. Terrain connu, la Louisiane, intrigue assez ressassée – encore un vague tueur méphistophélique – mais le charme gras et indolent de Burke agit toujours.

23 décembre 2024.– Du vent, du vent (7°C). Forme toujours paralympique, inspiration létale.

Burke écrit peu ou prou toujours le même livre, ce qui est intéressant chez lui, c’est la variation autour d’un thème, un peu à l’image de ce que font les jazzmen. On peut y trouver une forme d’intérêt et parfois peut-être quelque chose comme de l’ennui.

Rien (ou presque) : Noël, merveilleux quand on a six ans, sinistre quand on a soixante ans. Les cadeaux sont comme le fil du temps, à l’usure ils se transforment en désillusion.

24 décembre 2024.– Beau temps froid (5°C). Journée pré-agape assez vaporeuse. Toujours dans Jolie Blon’s Bounce de Burke. Trop de surplus littéraire, pas assez de travail sur l’intrigue. Ennui relatif, car le manque d’efficacité narrative n’est pas vraiment contrebalancé par de vrais « bonheurs d’écriture » (la traduction est-elle efficiente ?). Reste quelques passages sur la nourriture cajun et le blues, ce qui pourrait faire un livre, mais ce serait alors un autre livre, un livre désengagé des obligations de la fiction.

Acquis les Œuvres de Félix Fénéon dans la Blanche de Gallimard (de façon dématérialisée, le volume palpable étant hors de prix). En introduction : F. F. ou le Critique, texte fameux de Paulhan.

27 décembre 2024.– Brume glacée suivie d’un beau temps réfrigéré puis, bien vite, la nuit (-2°C). Lever 4 h 50, labeur, sieste… Un chapitre de Burke lu entre deux phases de narcolepsie, trois de F. F. et la critique de l’ami Paulhan, ces lignes qui pourraient vous donner l’idée de ce dont il est question : « Mais il est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps ; défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue, et par-dessus tous Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Appelle à La Revue blanche, qu’il dirige de 1895 à 1903 – oui, de 1895 à 1903 –, André Gide et Marcel Proust, Apollinaire et Claudel, Jules Renard et Péguy, Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel, Matisse. Comme à La Sirène en 1919, Crommelynck, Joyce, Synge et Max Jacob. L’homme heureux ! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir de l’ancien, Nerval et Lautréamont, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit au nouveau Gide, Proust, Claudel, Valéry, qui apparaissent. Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. »

28 décembre 2024.– Soleil glacé (0°C). Motivation en berne, je n’agite plus mes petits drapeaux. Fini le Burke dans un halo d’ennui assez pénétrant. Il faut dire que l’intrigue n’est jamais vraiment sauvée par l’heureuse appartenance louisianaise de l’auteur. Non, rien de sautillant, et je me demande si ledit auteur fera évoluer son petit barnum policier par la suite, car au bout de douze volumes une certaine monotonie tend à poindre tel un coucou helvétique. Autrement, toujours un peu avec Paulhan, les bombinettes et la barbiche de Fénéon. C’est assez distrayant et presque plus que le bayou par temps chaud.

30 décembre 2024.– Froideur (-1°C). Malade ou presque, quelques problèmes de tuyauterie. Paulhan et Fénéon… Qu’est-ce que la critique ? La critique, c’est souvent simplement choisir. Choisir Rimbaud plutôt que Raoul Ponchon, par exemple…

31 décembre 2024.– Brume et frimas (0°C). Picoré dans les chroniques de Bauër, dans les textes critiques de Fénéon, dans le journal de Delvaille. Bauër parle des forêts qui poussent sur la tête des Beatles, Fénéon arpente les régions coccygiennes de Degas, Delvaille fait un voyage dans le Grand Nord, au-delà du cercle arctique ; dans son bateau, il lit Fénéon. Décidément, tout est dans tout. Sinon, voilà mon top cinéma pour cette année 24, gageons que l’année 25 sera du même tonneau :

Sherlock Junior – Buster Keaton
Le Dernier des hommes – Friedrich Wilhelm Murnau
Secrets – Frank Borzage
Le Voleur de Bagdad – Raoul Walsh
Les Rapaces – Erich von Stroheim
Les Nibelungen : la mort de Siegfried – Fritz Lang
Le Cheval de fer – John Ford
La Légende de Gösta Berling – Mauritz Stiller
Ciné-œil, la Vie à l’improviste – Dziga Vertov
Larmes de clown – Victor Sjöström


To be continued.

Aucun commentaire: