lundi 30 septembre 2024

Psychogeographie indoor (140)

 


« Nous autres Juifs, nous ne sommes pas peintres, à vrai dire. Nous ne savons pas nous représenter les choses de façon statique. Nous les voyons toujours s’écouler, se mouvoir, se métamorphoser. Nous sommes des narrateurs. Que voulez-vous, je suis toujours captif en Égypte. Je n’ai pas encore traversé la Mer Rouge. » (Conversations avec Kafka - Gustav Janouch)


20 octobre 2023. - Il pleut, et même un peu trop (18°C). Climat pesant, quelque chose des heureslesplusombresdenotrehistoire flotte dans l'air. Pour ce qui est de ma prochaine lecture, je lorgnais sur le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Je vais cependant l'éviter, car il me semble trop ton sur ton avec les temps qui nous occupent. En définitive, je pense plutôt entamer Samsara de Patrick Deville, qui ne sera certainement pas pire en mieux.


21 octobre 2023.- Quasi beau temps (19°C). Vie sociale, restaurant. Sacrifié une andouillette. Lu deux pages d'Amos Oz et trois de Patrick Deville. J'hésite toujours entre leurs deux livres.


22 octobre 2023.- Les nuages arrivent, les voilà ! (17°C). Quelques kilomètres de vélocipède, un peu de jardinage, beaucoup de léthargie sur canapé… Toutefois, tout de même entamé le Samsara de Patrick Deville. Menu copieux : Indépendance indienne. Gandhi non violent qui finira assassiné, Pandurang Khankhoje belliciste qui finira dans son lit, Tagore et Tolstoï, Claude Martin et les Lumières, les sikhs et zoroastriens… En somme, and as usual, rivages de l'exofiction décoloniale… Tout cela très bien et à très mon goût. Cependant, pour la première fois avec le Deville du projet Abracadabra, j'achoppe un peu, je n'accroche pas vraiment. Une certaine lassitude commence à s'entortiller autour de mon intérêt… (Deville est certainement hors de cause, ces derniers temps mon appétence lectorale est un peu en berne. Je me donne l'impression d'être un boulimique entre deux crises).


23 octobre 2023. - On annonce une dépression nommée Bernard. Heureux que l'on masculinise enfin les aléas climatiques. Toutes les tempêtes Babeth et autres Aline avaient fini par nous convaincre, à tort, qu'une féminité toxique pouvait exister (20°C). Toujours de vastes chantiers autour de mon entité corporelle. Mes conditions lectorales s'en trouvent largement altérées. Quant aux refuges de l'outdoor, même pas la peine d’y penser, en raison de la dépression Bernard évoquée plus haut ils n’étaient aujourd’hui pas plus envisageables qu’une cautère sur une jambe de bois vermoulu. Vaguement résigné je me suis donc contenté de mon canapé et de deux boules Quiès pour parvenir à mes fins. Ainsi appareillé, je suis un peu mieux entré dans le Samsara de Deville. Pour tout dire, c'est un livre qui se révèle plus passionnant qu'à son tour. L'érudition n'y est jamais paonnante et il y a de multiples passerelles avec les autres ouvrages du vaaaaste projet Abracadabra (le Mexique, Trotsky, Alain Gerbault, tutti quanti…). (Tout étant dans tout, Deville rappelle qu’en 1941, Subhas Chandra Bose, l’un des plus fameux indépendantistes indiens, fut accueilli à bras ouverts par le très toqué Himmler.)


25 octobre 2023.- Pluies éparses (17°C). L'époque est morose, la saison est morose, la météo est morose, je suis morose. Rien pour me faire sautiller, surtout pas les grandes affaires du monde, pas plus que les mornes habitudes du labeur ou une quelconque coalescence de cœur avec quiconque. Non, je suis morose, très morose… Je suis morose et je me replie dans une sorte d'adynamie, une faiblesse d'envie et une stagnation quasi quantifiable. Heureusement, reste le toujours tordant Valéry (Paul) : « Supposé qu'il existe un zéro absolu de la sensation, on demande si un être qui atteindrait (par l'effet de quelque circonstance) ce point de sensation nulle, l'atteindrait vivant, c'est-à-dire s'il pourrait revenir à la vie ? »


26 octobre 2023. - Ciel jaune dégueulasse, pluie patibulaire, nous y sommes… (15°C). Fini le Deville au milieu du brouhaha (toujours des travaux autour de moi). Pas le meilleur du projet Abracadabra. Manque un peu d'incarnation, ce qui est dommage — et même un peu drôle — pour une chose indubitablement indienne. Tout de même pas mal, Deville ne faisant jamais de morale à la petite semaine, ce qui n'est pas tout le temps le cas de ses confrères exofictionneurs décoloniaux (je ne parle pas de Jean Rolin). Pour rester dans des choses indubitablement indiennes, immédiatement enchaîné avec les Souvenirs d'enfance de Rabindranath Tagore (dans la collection l’Imaginaire). C'est tout petit et léger, c'est presque très bien… D'une simplicité de trait assez confondante (nous sommes loin de l’appogiature littéraire et de la grande œuvre en marche). Tagore se souvient avec nostalgie du pays de son enfance, ce Bengale où il n'y avait pas encore d'automobiles, pas encore d’électricité et de lumière artificielle. Un Bengale où les tigres gambadaient dans la nuit noire ; un Bengale où l'on arrosait ses invités de quelques gouttes de rose ; un Bengale où les hommes, les femmes, les enfants vivaient chacun de leur côté. Était-ce plus mal ? En parlant de mal, je suis aussi et à l'alternat plongé dans le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Cette longue nouvelle offre de terrifiants échos : « Au début de l’été, au milieu de la moisson de l’orge, le négociant juif fut l’objet de soupçons. Il fut mis à mort en toute justice pour avoir protesté de son innocence avec énergie. Le spectacle du Juif sur le bûcher aurait dû dissiper un peu l’ennui et l’angoisse qui s’étaient emparés de nous depuis le printemps, mais les choses ont tourné de telle manière que le Juif, se consumant, réussit à tout ternir, à tout détruire en proférant une injure typiquement juive à l’adresse du sieur Guillaume. Cette malédiction fut lancée en présence de tous les habitants de la maison, depuis la maîtresse malade jusqu’aux servantes les plus ignorantes. Et bien entendu, on ne put châtier les malheureux pour avoir prononcé des injures, car ces juifs-là sont de nature à ne brûler qu’une seule fois. »

Dans le « dico amoureux » de Beigbeder, finalement bon passeur, repéré Dominique Fabre et Philippe Forest.


27 octobre 2023. - Humidité de saison (14°C). Chrysanthèmes, je fleuris mes morts, qui s'en fichent certainement. Court retour dans les Cahiers de Cioran. Il voudrait être juif. En ces temps pogromesques, cela ne manque pas de sel.


28 octobre 2023. - Légers passages nuageux n’altérant pas le beau temps. Belle douceur (19°C). Les conditions météorologiques nettement favorables, mon petit intérieur un peu trop dans des teintes semi-blafardes, je me suis risqué dans le large horizon des extérieurs où j'ai accompli quelques kilomètres de psychogéographie outdoor. Hasard ? Sur mon trajet, j’ai rencontré l'un de mes vieux voisins qui exposait ses toiles dans la chapelle hors d'âge — qui n'est plus des saints — située à moins de trente mètres de chez moi. (Les peintures du bougre sont des portraits un peu sauvages à l'acrylique, on y sent tambouriner quelque chose de l'art naïf.) Après une courte discussion sur l'art et la vie en général, quitté mon vieux voisin pour mieux poursuivre mon chemin jusqu'à un banc surplombant le confluent. Cet assemblage de planches s'est révélé convenable, et j'ai pu y entamer Les Naufragés du Wager de l'entité écrivante David Grann avec une assise et un confort peut-être un peu spartiate, mais finalement tout à fait acceptable. Pour l'instant rien de vraiment décevant chez Grann. Je dirais même que son affaire non fictionnelle laisse déjà deviner quelques arpents épatants. C'est un genre de reportage sur les cales d'un navire de Sa Gracieuse Majesté. Comme ledit navire navigue en 1740 et que l'impression de lire un papier in vivo, une sorte de direct live, est très tenace, on comprendra aisément le tour de force. Grann écrit avec un savoir-faire, une science qui frise les moustaches du lecteur. Il rappelle le recrutement forcé, les conditions de navigation terribles, les odeurs, le scorbut, les rats, la merde et le tremblement des moussaillons. Son histoire trace et avance à nœuds raisonnables comme un navire de bois en plein jour. Bon on sent tout de même que de l’inquiétant, du problématique rôde… J’attaque la page quatre-vingt-cinq, le soleil passe derrière les nuages, il est temps de rentrer.

Autres lectures plus matinales : trois pages d'Oz, que j’ai décidé de lire à dose homéopathique (je lis bien les Cahiers de Cioran comme ça). Quatre entrées du Beigbeder. Toujours assez instructif et relativement bon passeur. On sent que cette fois-ci, il s’est un peu forcé.


29 octobre 2023. - Du vent ! (20°C). Mon tour de vélo passe par les boîtes à livres du quartier. J'y ai dégoté Rondeur des jours, un recueil de miscellanées par l'ami Giono. Je concède que tout cela manque un peu d'aventures sexuelles. Rien de vraiment sexuel et rien de vraiment vélocipédique chez David Grann non plus. On navigue à l'estime, une voile reste une voile, un gouvernail reste un gouvernail. On longe la Patagonie, on évite le Détroit de Magellan, on cherche un passage vers le Cap Horn tout en frôlant de trop près les côtes de l'Isla de los Estados… Ce ne sont que rochers fendus par la foudre, montagnes patibulaires qui se profilent au loin et solitude glacée… Les portes d'un autre Monde. Les albatros s'élèvent dans les airs, les dents tombent, le scorbut arrive, le Cap Horn est finalement passé. Pour un peu, on se croirait chez Melville ou chez ce grand écrivain chilien dont j'ai oublié le nom. (Francisco Coloane)


30 octobre 2023. - Lourde chape nuageuse, douceur mielleuse (20°C). Changement d'heure, la nuit tombe à dix-sept heures. Quel est le bénéfice de l'opération ?

Le « journalisme » de David Grann est plus qu’étonnant. On pourrait même lui trouver des teintes chamaniques. Il vous donne l'impression d'être là, cabotant et tanguant comme par magie autour de la Terre de Feu, du Détroit de Magellan et du Cap Horn ! Il vous donne aussi l'impression d'être vraiment échoué sur une île désolée avec les velléités turpides d'un nouveau Robinson à la recherche d’une nourriture à portée de bec : des céleris sauvages, des oiseaux rachitiques, un chien oublié, le cadavre d’un camarade qui traîne dans un coin… Il vous permet aussi de croiser des autochtones qui passent comme des nuages dans des paysages qui semblent tombés tout droit d’une autre galaxie… Voilà pour la magie, cet agglomérat d’histoire et de géographie, d'ethnologie et de précision téléportante… Le reste, ce qui fictionne — les assassinats, la révolte qui gronde, le fait que l’homme soit un animal de pouvoir — est tout autant palpable… Chez David Grann, c'est la réalité rapportée qui est magique…



31 octobre 2023. - Quelques belles éclaircies (17°C). Les chantiers sont toujours plantés autour de moi. Vrombissements et chocs assourdissants, stridence généralisée, tout cela n'offrant rien pour favoriser la lecture en intérieur, qui devient à petit feu impossible. Comme, de surcroît, la saison et mes latitudes sont ce qu'elles sont, c'est-à-dire automnales et pas trop sudistes, la lecture en extérieur devient elle aussi quasi impossible. Vous aurez compris mon embarras. Reste que cet après-midi, une large éclaircie m'aura tout de même permis de finir Les Naufragés du Wager sur un banc public (on ne remerciera jamais assez l'inventeur des dits bancs publics). C'est vraiment un très bon livre… (Je n'ai pas lu les soixante pages de notes. Elles sont pourtant le cœur du projet, le combustible qui alimente la machinerie de Grann… Une usine à fictions…)
Une armée de mouflets tonitruants dans mes oreilles, je vous laisse. Les bancs publics ont parfois le tort d’être situés dans les parcs du même nom.


1er novembre 2023. - Pluie (14°C). Il y a des dragueurs lourds, il y a des dragueurs légers. Alain Bonnand est un dragueur léger. Dans La Grammairienne et la petite sorcière — court opuscule que j'ai lu sur les bons conseils du toxicomane repenti Beigbeder —, il n'est presque question que d'une séduction souple et tellement légère que l'on pourrait lui trouver des grâces de danseuse, de papillon… Il y a de ça chez Bonnand, un style léger et fuyant au service du faussement futile et du nécessairement vital. Il nous donne à lire les mails qu'il aura envoyés à une universitaire qui voulait lui consacrer une étude (c'est la grammairienne). Comme tout se fait assez naturellement, ces mails virent assez vite à la tentative d'emprise amoureuse (comme on dit aujourd'hui), aux galanteries… Bonnand tourne ensuite autour de sa fleuriste, puis il frôle les hanches camarades d'une beauté de 47 ans tout en la vouvoyant, et finit par croiser une princesse modeste, une danseuse lente qui tient son sac à bout de bras « telle une Monica Vitti jouant la solitude dans un désert urbain… »
Tout cela est charmant, très bien écrit et sautille sur le cœur. On pense au Chardonne terminal, aux discussions chez Rohmer, à la célérité de Vivant Denon, à l'élégance de Frédéric Berthet : « Il est vrai, il venait à ces cocktails beaucoup de filles de famille qui prenaient ça pour le bal des débutantes ; jolies comme une fessée pas encore reçue, elles réclamaient qu’on ne les abordât pas si on n’avait pas un sens élevé des responsabilités. On les trouvait dans de petits fauteuils Second Empire dont elles arrondissaient l’accoudoir d’un beau bras nu tout en découvrant haut une jambe qu’elles avaient bien longue déjà. »



3 novembre 2023.- Ciel couvert, pluie faible (9°C). Quelques renvoies d'ascenseur chez Beigbeder… Rien d'autre.

Beaux titres : Les jambes d'Émilienne ne mènent a rien - Alain Bonnand. Le Vague à l'âme de la Royal Navy - Bernard Delvaille



4 novembre 2023. - Le vent souffle, la pluie tombe, on annonce une nouvelle tempête (9°C). Bruno de Stabenrath aura vécu beaucoup de choses. À 15 ans, il joue dans L'Argent de poche de Truffaut ; à 17 ans, on le voit embrasser Anne Parillaud dans L’Hôtel de la plage (ce n'est pas donné à tout le monde que de pouvoir embrasser Anne Parillaud), il fait la couverture d'OK Podium, c'est une petite vedette en devenir… Pourtant, rien n’est jamais vraiment tout simple. Vingt ans plus tard, le voilà victime d'un saumâtre accident de voiture qui le laisse paraplégique… C'est déjà beaucoup pour un seul homme, mais il y a encore plus : quelque chose qui incite au plus élémentaire romanesque, il y a son ami Xavier, ce Xavier Dupont de Ligonnès qui tuera toute sa famille au débotté (je n'ai pas vécu autant de choses, mais l'année de L’Hôtel de la plage, j'ai tout de même roulé ma première pelle à La Baule-les-Pins, c'était le jour où Elvis est mort).
S'agissant du romanesque, Bruno de Stabenrath raconte tout ce que je viens de vous dire dans L'Ami impossible, un pavé raisonnable que j'ai entamé ce matin. Il y a donc Anne Parillaud, mais aussi Mort Shuman au piano, une jeunesse versaillaise au milieu des jeunes filles en robe Lacoste jaune pâle. C'est un peu sur-écrit, mais il y a quelque chose qui craque rose tendre et qui pourrait, au-delà du sujet, être potentiellement de la littérature.

Loin de Versailles, chez Oz, on trucide le juif de toutes les façons possibles (sombre écho avec les temps qui nous occupent).

Beigbeder me donne l'envie de lire Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin, comme si c'était possible.



5 novembre 2023. - Le soleil est sorti au moment où il devait se coucher, c'est ballot (15°C). Le climat pogromesque enfle. J'ai beau chercher, j'ai du mal à trouver quelque chose d'aussi stupide que l'antisémitisme. (C'est même une pathologie qui, si elle n'avait pas autant d'arpents tragiques, pourrait même paraître comique.) Par ailleurs et étonnamment, les débuts de L'Ami impossible offrent quelques points de contact avec les récents Éclats de Bret Easton Ellis. Même époque ou presque, même milieu — l’aristocratie versaillaise et la bourgeoisie WASP de Malibu —, même façon de faire tourner les affaires de cœur au milieu des playlists early eighties, même roman de formation qui vire au lugubre, même façon d'enterrer son adolescence…


6 novembre 2023. - Quelques soleillées gâchées (14°C). Vérité qui s'effrite, mensonges de plus en plus prononcés que l'on a du mal à cacher, piège qui se referme. L'Ami impossible ressemble de plus en plus à L'Adversaire et Xavier Dupont de Ligonnès de plus en plus à Jean-Claude Romand. Il y a cependant certaines différences. Chez Carrère, la montée vers le pire engendrait une sorte de sidération cendreuse ; chez de Stabenrath, l'inéluctable pointe d'une façon presque naturelle et même un peu ennuyeuse (ce ne sont pas les meilleures pages du livre).

L'avantage de cette époque où l'on voit refleurir svastikas et étoiles de David un peu partout, c'est qu'elle nous permet de faire le tri parmi nos supposés amis.

Acquis deux petits carnets de Moleskine — un rouge, un noir —, il va falloir que je les remplisse.


7 novembre 2023. - Quelques vagues éclaircies (12°C). Conditions lectorales toujours improbables, repli nécessaire vers l'extérieur… Il y a deux livres dans L'Ami impossible. Le premier est un genre de roman de formation où plane une imperceptible inquiétude. Le second est une enquête à la Capote où l'imperceptible cède à l'implacable, à la matérialité des corps retrouvés. (Entre ces deux livres, quelques pages d'articulation un peu molles. C'est le défaut de l'ensemble.) Le premier livre est très bien, nostalgique comme il faut. Le second est encore mieux. Stabenrath décrit la préméditation, l'achat des outils du pire, la chronologie des meurtres, la découverte des corps, sans sensationnalisme, avec une précision qui n'exclut pas l'émotion, qui la renforce même.


Un mois après les massacres que l'on sait, les juifs sont désignés comme coupables. Aucun étonnement. Ne pas oublier qu'après tout, la bonne conscience est l'un des composants du mal.


8 novembre 2023. - Beau temps (2°C→13°C). Un point sur mes conditions lectorales. En intérieur : quasi impossibilité. Rénovation énergétique oblige, chantier devant, chantier derrière, chantier au-dessus, chantier à gauche, chantier à droite (de surcroît, les ouvriers rotent…). Dans le parc public le plus proche : employés municipaux rentabilisant plus que de raison leurs tondeuses à gazon furibardes. Dans le parc public le plus éloigné : un peu plus de calme, mais des mouflets qui piaillent et des bancs trop à l'ombre pour être honnêtes. Au cimetière : une inhumation à grands coups de pelleteuse (les morts ne sont jamais plus dérangés que par leur nouveau colocataire qui parfois rote et pète). Finalement, j'ai trouvé un vague bonheur sur un banc qui surplombe le confluent. Un peu trop de circulation automobile, cependant l'exposition est bonne. Seul problème, au bout d'une petite trentaine de minutes de lecture, l'irruption tintamarresque d'une machine à souffler les feuilles mortes… Voilà, j'en suis là, la nuit tombe. Néanmoins, ce matin, lu À la cyprine d'Eugène Savitzkaya. Un peu toqué, un peu cochon, très belge pour tout dire (ce sont des poèmes). Cet après-midi, entamé Le Dernier Ange, premier roman de Robert de Goulaine. Collectionneur de papillons vivants, ami de Julien Gracq, érudit, poète, châtelain et vigneron produisant un fameux muscadet, ce type était un drôle de loustic.


9 novembre 2023.- Pluie fine (12°C). Olivier Guez, L'enlèvement de Josef Mengele. Très bien fait, informé comme il faut, mais on se demande à quoi bon ? En dehors de distraire le lecteur, y a-t-il un but moral ou esthétique dans tout ça ? Est-ce de la littérature ? (Guez ne fait pas grand-chose du personnage Mengele, qui est bien falot). Rien (ou presque) : je ne m'inquiète pas de mon état morose. Il est en moi, et je l'ai apprivoisé. C'est devenu une sorte de solide fondation qui ne s'effrite pas. Un continuum vital qui me soutient, qui me fait lever les bras et bouger les jambes. Je pourrais même dire que c'est ma morosité qui me fait avancer.


10 novembre 2023. - Ça fluctue, ça fluctue ! (11°C). Ce matin : fini le Guez. Il me semble difficile de romancer aussi facilement les arpents tragiques de l'Histoire et de diluer ainsi Mengele dans une vague fiction. Guez montre certes un peu la banalité du mal, mais il le fait banalement avec les armes du petit roman que l'on ne lâche pas, c'est un problème, voire une impasse… L'exofiction chez David Grann ou Jean Rolin — pour prendre un exemple local — c'est tout de même autre chose. Midi : le ton désabusé du speaker de France Culture. 13h25 : une bourgeoise blanche nous apprend que le désir est une construction sociale. Cinq minutes plus tard, elle se préoccupe de la sexualité des minorités noires aux États-Unis (sans commentaires). Après-midi : profitant d'une rare éclaircie, je risque mon museau dans les extérieurs. Sur mon banc, lu quelques pages de Robert de Goulaine. Petit goût précieux, cela n'a pas l'air d'être grand-chose. Sur le chemin du retour, boîte à livres. Rien déposé mais chapardé : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova (volume presque neuf, la quatrième de couverture évoque Sebald, Barthes, Mandelstam et Sontag). Retourné dans mon petit intérieur, je me jette sur mon canapé où j'entame derechef Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin. Les trois premières pages sont bien drôles (dans des teintes assez post-houellebecquiennes). Rien (ou presque) : rien ne me sert d'être renfrogné, de déambuler en reniflant mes propres rancunes. Non, j'ai la maussaderie sautillante et presque joyeuse. Je ne marmonne pas.


12 novembre 2023. - Quelques petites averses au débotté (12°C). Quentin. Moult questions autour des sciences : sciences dures et sciences molles. Le racisme biologique de l'extrême droite, le racialisme du wokisme porté par les sciences sociales. Le roman scientifique (expérimental) aussi. Belle mécanique de la forme (qui est très adroite), belle mécanique du fond (qui est plus complexe qu'il n'y paraît).


13 novembre 2023. - Ciel gris, pendaison, petite bruine torve (14°C). La fin du Voyant d'Étampes ressemble à un pied de nez trop facile pour être honnête. C'est dommage, car le reste est assez finement fagoté et sait se libérer d'influences qui pourraient paraître de prime abord un peu trop prégnantes (Houellebecq, le Roth de La Tâche ou le Coetzee de Disgrace…).

Marin mon cœur d'Eugène Savitzkaya. Un homme observe son bébé et c'est très simple, très beau : une somme de premières fois.

La correspondance de Flaubert est imparable. On l'ouvre au hasard et on tombe sur des merveilles : « J’ai connu, comme vous, les intenses mélancolies que donne l’Angélus par les soirs d’été. Si tranquille que j’aie été à la surface, moi aussi j’ai été ravagé et, faut-il le dire, je le suis encore quelquefois. Mais, convaincu de cette vérité, que l’on est malade dès qu’on pense à soi, je tâche de me griser avec l’Art, comme d’autres font avec de l’eau-de-vie. À force de volonté, on parvient à perdre la notion de son propre individu. Croyez-moi, on n’est pas heureux, mais on ne souffre plus. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie).


To be continued.


dimanche 25 août 2024

Psychogeographie indoor (139)



« Revois deux fois pour voir juste ; ne vois qu’une fois pour voir beau. » (Henri-Frédéric Amiel - Journal intime)


11 septembre 2023.- Le ciel se couvre, la chaleur stagne (33°C). Hier, long barbecue tout autant dominical que viriliste. Je risque certainement la relégation, une Kolyma végétaliste, je m'en fiche. Lu Éloge de rien (dédié à personne), un très court opuscule réédité par la maison Allia. L'auteur est censément anonyme, mais il s'agit en fait de Louis Coquelet, un olibrius dix-septièmiste qui œuvrait dans le genre burlesque. On lui doit également une Critique de la charlatanerie, un Éloge de la goutte et un autre des Femmes méchantes, ce qui pose son olibrius. Sa petite affaire consacrée au rien sautille parfaitement dans un élan léger qui n'exclut cependant pas une certaine métaphysique : « Qu'y a-t-il eu de toute éternité avec Dieu ? Rien. Tout a commencé par Rien, et Rien n'a jamais eu de commencement. Si on considère l'excellence de Rien, elle est admirable ; Rien, aussi bien que la Divinité, ne se peut définir que par lui-même. Qu'est-ce que Rien ? C'est Rien. Comme elle, Rien est immense, incommensurable, et s'étend au-delà de toutes choses. Rien est immuable et indivisible. On ne saurait l'augmenter ni le diminuer. Ajoutez Rien à Rien, cela fait toujours Rien. Ôtez Rien de Rien, il reste toujours Rien. Rien ne vient de Personne, et tout ce que nous voyons dans la nature vient de Rien. Ce soleil si lumineux, ces astres si brillants, ces charmantes fontaines, ces prairies si riantes, ces plaines si agréablement diversifiées, ces lacs, ces mers, ces montagnes, ces mines si précieuses qu'elles cachent, tout cela a été fait de Rien ». Moins dix-septièmiste, plus étasunien, L'Étoile du désert, le nouveau roman de Michael Connelly. Vingt-septième apparition de Hieronymus “Harry” Bosch, et on pourrait se dire que cela fait un peu trop, que Connelly devrait savoir lâcher son héros. Il n'en est rien, sa petite entreprise fonctionne toujours aussi bien et au bout de dix pages de léger doute et de méfiance relative, c'est reparti pour de la précision géographique, pour des pages entières consacrées aux nouvelles techniques d'investigation scientifique. Bref, tout roule presque parfaitement et c'est toujours aussi bien.


12 septembre 2023.- On annonce quelques chutes de pluie (32°C). Des noms de rues, de boulevards, de places, d'autoroutes, de centres commerciaux, d'aéroports. Des marques de voitures, une étiquette de Pinot Noir, le fonctionnement du système de santé de la marine américaine. Les livres de meurtres, les détails concernant la collecte de l'ADN, la génétique et la généalogie. La procédure judiciaire disséquée et expliquée… Chez Connelly, ce sont les informations accolées de la façon la plus professionnelle possible qui forment le récit. Rien de plus normal pour un ancien journaliste. Au milieu de cette somme d’informations, un peu de mélancolie : Harry Bosch vieillit.


14 septembre 2023.- Éclaircies (24°C). Labeur, fatigue. Connelly : deux chapitres. Cioran, Cahiers : une page. Nothing else.

15 septembre 2023.- Ciel dégagé (29°C). Lever 5h00. Labeur (toujours aussi saumâtre). Sieste. Les voisines repointant le bout de leur nez poudré, conditions lectorales quasi impossibles. Ça papote, ça papote ! Malgré tout, deux chapitres de Connelly. Vous savez, le finaliste du prix Pulitzer 1986.


16 septembre 2023.- Ciel changeant (25°C). Inspiration en berne, élan mou, aucune velléité, je m'absente, et ce vague journal en est la preuve quotidienne.

Restent les livres, un peu, vaguement… Tiens, Connelly téléporte la fin de son nouvel opus dans l'archipel des Keys. Cela nous vaut quelques belles pages de littérature Google Maps (c'est un compliment). Sont évoqués l'Overseas Highway, Key Largo et Key West (l'une des villégiatures du père Hemingway). En dehors de la géographie satellitaire, une belle inquiétude : Harry Bosch va-t-il disparaître corps et biens ? Connelly saura-t-il s'en débarrasser, tel Conan Doyle jetant son héros dans les chutes de Reichenbach ?


17 septembre 2023.- Vent tiède, orages en amorce (31°C). Connelly, belle fin mélancolante… Plus chantourné Chamfort et la société. Toute une histoire : « La Société, ce qu’on appelle le Monde, n’est que la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l’une par l’autre, qui expient le lendemain, dans le dégoût d’une défaite, le triomphe de la veille. »

Je fais mes valises. Demain, départ pour Hyères et la Presqu'île de Giens où la météo s'annonce malheureusement problématique.


24 septembre 2023.- Beau temps un peu frais (20°C). Retour de Giens. Villégiature agréable en bord de tombolo. Un jour de vraie pluie qui m'aura permis de visiter la vieille ville d'Hyères et les jardins de la Villa Noailles. Pour le reste, la météo aidant, d'amples randonnées sur les sentiers du littoral. Ils sont parfois périlleux, mais laissent de temps à autre deviner des paysages à couper le souffle. (Rentrée littéraire.) L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint. Comment caser sa vie dans la contrainte, ou plus précisément, comment faire entrer son autobiographie, ses jeunes années, la crise du Covid et le confinement dans les 64 cases d'un échiquier. Drôle d'idée où Toussaint donne l'impression de vouloir tailler la barbiche de Perec avec une lame imperceptiblement modianesque. C'est au cordeau, mais pour tout dire finalement trop désincarné, comme si sans les petits pans lactescents de la fiction Toussaint ne nous montrait plus qu'un moi cardinal flottant au milieu d'un monde frisquet et sans chair. (Une pièce d'échec sur une case d'échiquier ?)


25 septembre 2023.- Tiédeur modérée, soleil trop bas, charme des demi-saisons (23°C). Toussaint. Ce qui sonne artiste, ce qui voudrait prendre forme, les cases d'échiquier en autant de petits chapitres, tout cela me semble froid et plaqué. Le reste, ce qui est dans le cadre, ce qui relève du témoignage, les affaires de famille et les souvenirs qui remontent, est nettement plus chaud et pourrait tenir tout seul. En somme, la forme toussaintienne barbifie élégamment un fond souvent émouvant.

P.-S. Et comme de bien entendu, aux alentours de la page 140, dans un très beau passage qui rappelle ce qu'est vraiment la littérature, Toussaint vient de rabattre mon dubitatif caquet. Voilà l'un des charmes du read in progress.

Fais un grand tour de vélo avec ma voisine de droite qui est finalement plus jolie que pénible.

26 septembre 2023.- Le soleil passe sous les frondaisons (23°C). Fini le Toussaint. Trop de confinement, pas assez de Gilles Andruet… Commencé Cœurs solitaires de John Harvey. Polar gris et social. Tout à fait britannique. Rien (ou presque) : drôle de paradoxe. C'est l'ennui, le manque de variation, qui font passer les jours plus vite. Tout cela fuit.

28 septembre 2023.- Été indien (28°C). Labeur toujours assomant. Court retour dans le Journal de Bernard Delvaille. Nothing else.


29 septembre 2023.- Ciel couvert (26°C). Labeur. Sieste sous le blitz des moustiques tigres. Un chapitre de mon polar britannique entamé il y a deux trois jours. Travaillé ma psychogeographie en intérieur…


30 septembre 2023.- Soleil voilé et trop bas. Tellement bas qu'il doit bien générer des rayons inutiles (24°C). Je suis dans une forme molle et légumineuse. De surcroît, je me donne l'impression de flotter au-dessus de moi-même. Drôle de tableau. Sinon, le polar de John Harvey n'est pas si mal que ça. Il est lui aussi un peu mou et légumineux, comme peuvent l'être certaines séries britanniques (Happy Valley, par exemple). Pour vous donner une petite idée du ton employé et d'un certain humour en sourdine, voilà le genre de choses que l'on peut y lire : « Elle vivait à présent dans un HLM du quartier d’Old Lace Market, en concubinage avec un cycliste professionnel qui passait le plus clair de son temps à pédaler dans les Alpes et l’essentiel de ses loisirs à se raser les jambes pour éliminer la résistance au vent. Au moins disposait-elle d’assez d’espace. »


1er octobre 2023.- Still Indian summer (24°C). Finalement le Cœurs solitaires de John Harvey me tombe assez des mains. Ça voudrait s'attacher à l'humain, ça s'y attache trop… Certainement pour tenter de faire oublier une intrigue mal fagotée. Rien de retors dans le bon sens, aucune précision horlogère, nous sommes loin du roman procédural à l'américaine. Michael Connelly, par exemple, qui, lui, sait combiner les deux, la patte humaine et le savoir-faire… (Mon humeur un brin maussade et mon entrain modéré face à toutes choses biaisent certainement mon avis. C'est la saison qui est en cause.)


2 octobre 2023.- Quasi tiédeur, du vent (29°C). (Hier soir.) À la radio, Masque et la Plume consacré à l'actualité littéraire. Oh ! rassurez-vous, rien de vraiment violent. On y a fait, comme de bien entendu, un éloge mou et très appuyé des divers ouvrages évoqués. Le présentateur s'est seulement un peu offusqué que l'on puisse penser un instant que l'hétérosexualité soit la norme de quelque chose (un avis qui aurait tout de même mérité un petit débat où les deux gueuses, physiologie et sociologie, auraient fait les malines). Bref, des avis bourgeois, bien peignés dans le sens de l'époque. Des avis qui, pour tout vous dire, manquaient cruellement de hululements et de la plus élémentaire naïveté… En attendant, l'inflation enfle, il n'y a plus de transgression nulle part, et j'ai mal à ma gauche modérée. (Midi.) Sur France Culture, il est question de poésie. L'une des deux demi-moustachues de CocoRosie parle couteau à beurre pendant vingt minutes, puis elle enchaîne par un éloge de Fifi Brindacier, ce « personnage punk plus fort que les flics ». (Après-midi.) Le soleil d'octobre étant ce qu'il est, mon semblant de jardin se trouve plongé dans une ombre plus que prononcée. Tout cela n'incite pas vraiment à la pratique de la lecture en extérieur, et c'est pourquoi cet après-midi je me suis téléporté vers un lieu plus lumineux, tout au moins semi-ombragé. Je veux parler du cimetière qui se trouve à moins de quatre cents mètres de chez moi. En cette saison (et même en hiver), c'est un lieu idéal pour la lecture. On n'y est pas dérangé par les locataires. On en visite certains et même de très chers. Après avoir visité mes morts, j'ai donc entamé la lecture de L'Heure du Roi, œuvre d’un certain Boris Khazanov. Ce petit livre culte récupéré dans une boîte à livres du Massif des Bauges me semble pour l'instant tout à fait concluant. Écrit par un dissident antisoviétique, il déroule une parabole assez futée sur le nazisme, le royaume du Danemark et, plus généralement, le totalitarisme. Bref, c'est lourd-léger.


3 octobre 2023.- Quelques nuages en amorce (27°C). Acquis quelques plantes d'intérieur. Il faudra bien passer l'hiver dans un semblant de verdure. L'Heure du Roi de Boris Khazanov. Qu'est-ce qu'être libre ? Quelle est la valeur d'un geste ? (Il peut être symbolique.) Comment, en quelques minutes, une action héroïque peut engendrer une répression encore plus féroce (ici le port de l'étoile jaune par un roi d'opérette). Beau texte, parfois un peu embrouillé, finalement plus philosophique que parabolique… Curieusement, les lexèmes et morphèmes de Khazanov m'ont rappelé les Moralités légendaires de Laforgue (même si cela n'a strictement, ou presque, rien à voir). Pour faire bonne mesure, dix pages du Journal de Bernard Delvaille. Toujours très à mon goût.


4 octobre 2023.- Nuages (19°C). Je vais faire la vaisselle, je vais me laver les dents, je vais pisser, je vais défaire mon lit, je vais me coucher, je vais dormir, je vais faire des rêves, je vais me réveiller, je vais pisser, je vais me laver les dents, je vais me doucher, je vais boire un mauvais thé, je vais mettre mes chaussures, je vais prendre le bus, je vais travailler, je vais déjeuner, je vais pisser, je vais reprendre le bus, je vais quitter mes chaussures, je vais faire la sieste, je vais faire mon lit, je vais lire quelques pages d'un esthète français, je vais regarder un épisode de la série NCIS, je vais évacuer mon déjeuner, je vais regarder le plafond, je vais écrire deux idioties sur Internet, je vais pisser, je vais souper, je vais faire la vaisselle, je vais me laver les dents, je vais pisser… Je ne vis pas trop, je pisse beaucoup.


6 octobre 2023. – Matinée un peu fraîche, plus de douceur par la suite (5°C -> 23°C). Le soleil est trop bas, je me replie vers l'intérieur. Mon hibernation est certes précoce, mais j'ai froid aux pieds, que voulez-vous ! Encore dans le Journal de Bernard Delvaille. Commencé Mauvais genre, un livre d'entretiens avec François Nourissier. J'aime assez les livres d'entretiens, j'aime bien Nourissier, son côté chien triste et pipe mouillée.


7 octobre 2023. – Ciel dégagé, douceur amniotique (23°C). Mon intérieur trop frisquet, mon semblant de jardin trop à l'ombre, j'ai pris la décision de poursuivre mes activités lectorales dans le large horizon de l'outdoor. Ainsi cet après-midi, j'ai un peu flâné dans le Mauvais genre de Nourissier, assis sur un banc ensoleillé à droite de la première église venant sur mes pas. Belle tiédeur et belle vue sur la Métropole en contrebas. Jolis souvenirs aussi. Ceux de Nourissier. Son enfance floue, son adolescence sous l'occupation allemande. Drôle d'époque, le très peu de vrais résistants, mais aussi le très peu de vrais collaborateurs. Une population qui, pour Nourissier, subissait plutôt les choses, sans ostentation et avec une certaine résignation : « À leur façon, ils ont été bien. Si la passivité était une résistance, les Français ont été résistants. Si c'était une action, une prise de risque majeure, ils l'étaient moins. » La jeunesse, l'occupation puis la libération. Les très nombreux résistants de la vingt-cinquième heure, une certaine veulerie à se voir du côté des vainqueurs. Nourissier est un peu sur les barricades, puis il se découvre une vocation. Il sera écrivain (écrivain et pas romancier, romancier c'est autre chose). Tout cela est très bien raconté, passe par les biais d'une parole qui n'achoppe pas vraiment et pourrait même être captivant par instants. Aucune nostalgie, un ton confortable, rien à redire…

Grande offensive du Monde. Le Hamas attaque Israël, on imagine les conséquences. L'effet domino de tout ça.


8 octobre 2023. – Still Indian summer (25°C). Attaques en Israël, plus de sept cents morts… Il y a des jours où mon philosémitisme — déjà bien présent — enfle. Comme tout est dans tout dans ses entretiens, Nourissier se souvient que l'antisémitisme sera passé de la droite à la gauche au mitan des années cinquante. Déjà cette histoire de cause palestinienne.


9 octobre 2023.- Soleil (29°C). Désolation moyenne orientale. Rien lu.



10 octobre 2023. – Last Indian summer days (27°C). Le but de ma journée ? Trouver un lieu, un banc public, pour poser mon séant face au soleil, voire face au demi-soleil. Mission accomplie pour ce matin où j'ai trouvé mon bonheur dans un parc quasi déserté de toute présence humaine. (Deux joggeurs, trois retraités, une jeune Ukrainienne et sa mouflette.) Mission accomplie pour cet après-midi aussi. (Sur un banc plus isolé et surplombant le confluent et la métropole.) Le soleil était bien là, et j'ai même dû m'en cacher un peu, car au bout d'un certain temps, voyez-vous, je rosissais plus que de raison. Bon, voilà pour la météo, les conditions lectorales…

Pour ce qui est de ce que j'ai lu, je suis toujours dans le Mauvais genre de Nourissier. Bouquin presque passionnant, tranquille, modéré et au ton jamais touché par une quelconque inquiétude bourgeoise… Le pensionnaire de l'Académie Goncourt se souvient joliment d'Aragon, de son homosexualité qui revient après la mort d'Elsa, de ses engagements douteux qui finiront par fluer du bon côté (celui de la dissidence et de la critique du stalinisme). Il y a aussi les acrobaties de Roger Vailland. Cette façon de vouloir concilier un style hussard et droitard avec une idéologie de l'autre bord. Vailland y parviendra, puis via le libertinage, il finira par retomber du côté droit.

Pour le reste, Nourissier lit allongé sur un canapé au risque de glisser vers le sommeil à la moindre défaillance d'attention. Gageons qu'il n'écrivait pas couché… Tout étant dans tout (je me répète), ces lignes qui formeront un drôle d'écho avec quelques événements tragiques récents : « Mais Aragon ne restait pas inerte face aux mots d'ordre communistes. Je me souviens qu'au moment d'une exaspération du conflit entre Israël et les pays arabes, il m'a dit un jour triomphant : “Je les tiens, j'ai une citation de Lénine. "La terre appartient à ceux qui la travaillent.” En Palestine, ce sont les Juifs qui ont travaillé la terre, donc ils sont chez eux.” »

11 octobre 2023. – Le soleil est toujours là (27°C). Labeur, douleurs dorsales, le train-train. Lu deux pages de Delvaille. Conditions lectorales quasi impossibles : un chantier à droite, un chantier à gauche, l'incessant caquetage du voisinage, une enceinte connectée, le pompon.

Israël, terrible bilan des attaques.

12 octobre 2023. – Le ciel se couvre (25°C). Vacarme du voisinage, lecture impossible.

Rentrée littéraire, nouvelles acquisitions : Les Naufragés du Wager - David Grann, La Danseuse - Patrick Modiano, Samsara - Patrick Deville.

13 octobre 2023. – Du vent (25°C). Le conflit entre les trucideurs du Hamas et Israël s'intensifie. En France, un professeur est assassiné. Parfois, on ne se croirait pas en enfer, on y est.

14 octobre 2023. – Deux averses, appétence automnale (22°C). Le professeur assassiné hier à Arras était agrégé de lettres et spécialiste de Julien Gracq. Rien pour mériter d'être égorgé par un abruti. Fini Mauvais genre de Nourissier. Bel exemple de civilisation feutrée. L’académicien Goncourt se défend d'être bourgeois avec des arguments que l'on pourrait trouver tout à fait pertinents. Il y a des passages pleins d’une demi-ironie où affleure le tordant. Celui-ci, par exemple : « La création littéraire est chose sérieuse et il faut la traiter sérieusement. Le piège est dans l'excès, dans une sorte de solennité, ou d'emphase, qui a parfois affecté les écrivains, surtout au XIXe siècle et au début de celui-ci. Il y a un équilibre à trouver entre la glorification de soi et la dérision de soi. Bien entendu, l'excès peut se manifester de diverses façons. Les photographies avec visage torturé, rides graves, noblesse négligente sont à proscrire ; je n'aime guère non plus les auteurs qui retirent leur cravate pour une émission de télévision, ou qui se décoiffent trop savamment… Mais je n'aime pas davantage ceux qui parlent de leur travail comme d'un petit commerce innocent. Il faut essayer d'occuper la surface et le volume qu'on peut occuper – pas plus, mais pas moins, et dans le ton juste. »

Entamé La Danseuse, nouveau court roman de Modiano (on frôle la novella). Toujours très beau, toujours sur le motif (le motif, c'est la mémoire). Néanmoins – sacrilège ! –, on s'ennuie un peu… Par ailleurs, chapardé le Dictionnaire amoureux des écrivains vivants démoulé par l'ex-toxicomane Beigbeder… J'ai pour ce dernier -– qui n'est pas un sphinx – une sympathie pour ainsi dire inavouable. Rien de vraiment pénétrant dans son petit pavé, mais un projet qui vaut quand même pour ce qu'il vaut. Il recense pas loin de trois cents écrivains français vivants, cela me semble beaucoup.

15 octobre 2023. – Ciel à moitié nuageux, soleil trop bas (16°C). Ce matin, cassé ma chaîne de vélo. Mon petit tour quotidien s'est donc terminé de façon problématique et pédestre. Il y a de pires fiascos, mais ce fut tout de même une petite tragédie. Dans l'élan, fini La Danseuse de Modiano. Quelques pages magnifiques — la place de la Concorde vue comme une grande clairière, une esplanade de bord de mer, les Champs-Élysées en grande avenue forestière —, mais de l'ennui aussi. Peut-être faudrait-il que Modiano sache, si ce n'est fuir son motif, du moins changer un peu sa forme, que sa brume mémorielle s'attaque vraiment à lui-même, qu'elle verse dans l'autobiographique prononcé. Bref, qu'il enlève un peu sa cape de mystère. Autrement, le Dictionnaire de Beigbeder a tout de même un mérite : il fait l'inventaire. (Sur Modiano, je me trompe sûrement)

16 octobre 2023. – Le soleil descend, la fraîcheur monte, l'automne avance (14°C). Ce matin, picoré tous azimuts… Dans La Chose écrite du bougon en chef Dutourd, qui m'a donné des envies de Comtesse de Ségur ; dans le Dictionnaire amoureux de Beigbeder, qui n'est pas si mal et qui, lui, m'a donné de curieuses envies de Claire Castillon (j'y ai aussi repéré Matthieu de Boisséson). Cet après-midi, devant l'avancée des travaux du voisinage, j'ai un peu fait ce que font les Palestiniens devant les forces israéliennes : je me suis replié vers un lieu plus calme. En l'occurrence, un parc public et un banc sur lequel j'ai poursuivi la lecture du Journal de Bernard Delvaille. C'est toujours aussi bien, hautement civilisé et loin des égorgements divers et variés, certainement un peu chochotte, mais en bien, en très bien voyez-vous.

17 octobre 2023. - Ciel se couvrant (21°C). Journée essentiellement consacrée à des problèmes de maintenance. Visite médicale et réparation de mon vélocipède. Ce dernier devrait aller relativement bien. Pour ce qui est de mon auguste personne, c'est un tout petit peu plus problématique. Il va falloir que je me fasse opérer, rien de vraiment grave, mais bon, la chirurgie subie n'est jamais un exercice très amusant. Entre ces deux problèmes de maintenance, tout de même trouvé le temps de m’asseoir sur un banc avec le Journal de l'ami Delvaille. Rien de vraiment mécanique, rien de vraiment médical non plus. Tout juste un peu de mécanique plaquée sur du vivant et quelques problèmes de physiologie. Delvaille raconte un voyage à Hambourg. La drague dans les buissons, une nuit de débauche où il se retrouve avec le pantalon taché : « La nuit a été de sperme et de seringas. » Quelques pages plus loin, il éprouve une certaine angoisse à vouloir dévoiler une part trop intime de lui-même. Ce voyage à Hambourg, par exemple… Encore quelques entrées du dico Beigbeder, pas vraiment totalement mauvaises…

18 octobre 2023. - Pluie diluvienne (21°C). Labeur, fatigue, rien lu… Hier, mort de Carla Bley, cheftaine de clique brinquebalante. Aujourd'hui, mort de Dwight Twilley, petit prince power pop. Tout s'en va…


To be continued.



lundi 24 juin 2024

Psychogeographie indoor (138)

 


« Car c’est ainsi, et il est fou et vulgaire et malséant et impie et stupide de vouloir qu’à toute force il faille être d’une époque » 
(Charles-Albert Cingria - Vouloir être moderne, Propos)

8 août 2023. - Le temps semble virer au beau (26°C). Travaux à gauche (le kinésithérapeute et sa femme avocate), travaux à droite (une psychologue), la gentrification bat son plein… Mes anciens voisins, qui sont tous morts, n'étaient pas ainsi saisis par la fièvre des modifications architecturales. Il faut dire que, n’officiant pas dans ce que sont devenues les professions libérales, ils n'en avaient pas trop le temps : ils travaillaient. Tout cela pour vous dire qu'au milieu d'un certain maelstrom, d'un vaste chambard élitaire et d'un immense chantier bourgeois, l'écriture relève du domaine de l'impossible. Remarquez que la lecture non plus, ou presque. Tout de même lu deux, trois lignes du père Dutourd (encore) et surtout Son odeur après la pluie d'un certain Cédric Sapin-Defour (je crois savoir qu'il est professeur de gymnastique). Cette affaire, pour ainsi dire littéraire, est consacrée à ses relations avec son chien Ubac, un sympathique Bouvier bernois (le Bouvier bernois est souvent sympathique). Pour l'instant, rien à redire, c'est à mon goût. L'amour des chiens, ce n'est pas rien… On les aime petits et pelucheux, on les aime plus vieux et patauds, on ne se fait pas à l'idée qu'ils doivent partir avant nous, on aimerait qu'ils ne fanent pas (on a beau les arroser, les chiens fanent). C’est un ensemble de choses qui entraîne des élans de gaieté et de mélancolie. Avec un chien, on pleure de joie, de tristesse, avec un chien, on vit et puis il meurt (pour infirmer l'axiome, mon frère est parti avant son chien). Voilà qui pince et c'est bien beau, écrit dans une langue riche aux atours d'aspect coûteux, mais sans ostentation, sans la volonté de vendre quoi que ce soit.

9 août 2023. - Retour de tiédeur (30°C). Épuisé, le labeur est une bien belle saloperie. Court détour chez Chamfort : « Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures. C’est un palliatif. La Mort est le remède. »

10 août 2023. - Chaleur (33°C). Pour Cioran, dormir est la chose la plus intelligente que l'on puisse faire. Mourir est par contre dégradant : on devient objet. Nothing else. (drôle d'écho entre Chamfort d'hier et Cioran d'aujourd'hui)

11 août 2023. - Réchauffement un brin patibulaire (33°C). En jachère avec la volonté d'une herbe dormante. Puisque tout est dans tout chez Valéry (Paul), le sommeil est plus respectable que la mort. Chez Nietzsche, ce n'est pas une petite chose : il faut de la vertu pour savoir dormir. Il faut aussi de la fatigue, elle aide beaucoup et offre le plus court chemin vers la fraternité, vers l'égalité. On n'est jamais aussi libre qu'endormi.

12 août 2023. - Nuages et grande chaleur (35°C). Journée molle, collante, mélancollante pour tout dire. Passé l'essentiel de mon temps devant un assortiment de choses sportives télévisées (football, cyclisme). Mollement poursuivi le livre d'appétence canine de Cédric Sapin-Defour. Vraiment pas mal, un peu triste aussi. Il y a de l'amour là-dedans. Vivre avec une bestiole, c'est aussi vivre en couple avec elle, et quand une troisième entité — en l'occurrence une amoureuse, une fiancée — pointe le bout de son nez, tout pourrait devenir compliqué. Ce n'est pas le cas, truffes et nez font bon ménage et l'amour semble partagé. Rien (ou presque) : Pour apprendre la vie, une méthode : rester impassible.

13 août 2023. - Large chape nuageuse prête à éclater, nous frôlons quelque chose d'Asiatique (34°C). La fin du livre de Cédric Sapin-Defour est émouvante sans en faire trop, on pourrait même penser qu'elle est maîtrisée tout en ne tanguant jamais vers la leçon, vers l'avis définitif et la solennité papale. Son chien meurt et c'est triste, on a la gorge serrée, les yeux qui piquent. C'est normal, on aime bien les chiens. Je n'en dirai pas plus, j'ai trop forcé sur le rosé ardéchois et une large sieste ombragée me semble tout indiquée pour mon état.

14 août 2023. - Orages (34°C). Cioran et Chamfort, couple infernal. Le premier préfère vivre allongé puisque c'est dans cette position que les idées lui viennent. Quant au second, n'en parlons pas, il y a trop à dire et je suis plus las que là.

15 août 2023. - Météo étrange, chaude et humide, hésitant entre l'Asie du Sud-Est et l'Amazonie (35°C). Entrain assez modéré, ayant plus envie de laisser faire les choses que d'agir sur elles. Je suis d'une volonté toute végétale, cependant plus proche de la fougère que de la liane. Je ne veux pas être accroché… La Sanction, vu le film de l'animal Eastwood, mais jamais lu le livre dont il est tiré. Premier degré ou second ? Troisième ? Lard ou cochon ? Je ne sais pas sur quel moignon sautiller en lisant cette sorte de méta-polar d'espionnage. Goût très daté années 70 pour le meilleur (c'est libre, ça ne s'offusque pas) et le pire (un côté tapisserie marronnasse). Le héros de Trevanian est patibulaire, son intrigue est patibulaire, cependant quelque chose accroche en bien. Un humour à froid qui ne claironne jamais vraiment. Certainement le second, troisième ou premier degré et demi évoqué plus haut. Mort de Kenneth White, la géopoésie est en deuil.
Rien (ou presque) : N'ayant pas les bases, je laisse faire mon instinct.

16 août 2023. - La chaleur ne démord pas (35°C). J'avance piano piano dans le Journal inutile du vieux Morand que je lis avec une méfiance parcimonieuse accompagnée d'une pointe de dégoût chichiteux. Il faut dire qu'entre les saillies antisémites, l'homophobie latente, les élans prostatiques et l'étroitesse d'esprit distinguée, il y a de quoi s'offusquer. Reste un style.

17 août 2023. - Chaleur guère tenable (36°C). Je m'enlise dans l'apragmatisme. Deux pages de Chamfort, trois de Cioran. Filiation certaine, le plus roumain des deux étant le fils. Le fils mais pas le disciple : « Se méfier de ceux qui nous imitent. Le spectacle d’un " disciple " est on ne peut plus désolant. Quelle leçon d’humilité. Voilà ce que finalement nous avons enfanté, voilà le singe dont nous sommes le modèle. Nous-mêmes n’étions qu’un singe, un singe réussi, arrivé. »

18 août 2023. - La chaleur enfle (36°C). Je périclite, tangue et fluctue tout à la fois, comme si c'était possible… De surcroît, les conditions météorologiques étant ce qu'elles sont, elles influent directement sur mes conditions lectorales. Je ne lis plus qu'en intérieur, allongé sur mon canapé et dans un semblant de fraîcheur caverneuse. Tout cela ne fait rien pour le livre du dénommé Trevanian que j'ai entre les mains. Pour tout vous dire, il ne me plaît pas vraiment, je m'y ennuie assez… Ce qu'il y a de mieux ou de moins pire ? Certainement pas le polar d'espionnage distancié et un peu ricanant. Non, plutôt les quelques pages qui se frottent à l'histoire de l'alpinisme, le décompte morbide des victimes de l'Eiger… Ce genre de choses. (Mauvaise traduction, me semble-t-il).

19 août 2023. - Que dire ? Il fait chaud ! (38°C). Sur la fin de La Sanction, Trevanian ne trompe plus son monde avec une marchandise semi-avariée. Il y a là une quarantaine de pages d'aventures alpestres tout à fait trépidantes. On oublie l'espionnage distancié pour se retrouver devant ce que le livre aurait dû être : le récit d'une ascension (au sens propre) et rien d'autre. Pour ces quelques pages, le livre mérite d'être lu. (Un constat : les récits d'alpinisme sont rarement ratés, un peu comme les films de sous-marin). À l'alternat, je lis Nous vivons une époque formidable !, spicilège un peu post-Philippe Muray de Nicolas Ungemuth. Pas mal, assez drôle. Pour un peu, si je n'étais pas un réactionnaire inauthentique, je tamponnerais l'essentiel des thèses déployées.

20 août 2023. - Chaleur fourbe (36°C). Cuit bouilli. Une seule solution : entrer dans le domaine du minéral, respecter une immobilité de pierre. Dans ces conditions, même la lecture relève de l'effort violent du sport de force. Tourner une page incite à la sudation. On est comme fluant, poisseux et sans tranquillité de cogito, le corps comme un paquet de linge sale tiède. Reste que j'ai tout de même lu Dutourd et Ungemuth, deux réactionnaires patentés. Le premier toujours impeccable (La Chose écrite), le second presque pas si mal que ça (Nous vivons une époque formidable). Bon, son spicilège est un peu répétitif, il boxe un peu toujours les mêmes punching-balls — Anne Hidalgo et les métiers de bouche gentrifiés — mais il le fait avec un style taquin et sans vrai ricanement (tout du moins, me semble-t-il).

21 août 2023. - Soleil plombé plombant (38°C). En météorologie comme en tout ce qui importe, c'est la variation. Or depuis une semaine, rien ne change vraiment. Après avoir enflé, gonflé, la chaleur est plantée et elle oublie d'éclater. Fini le livre de Nicolas Ungemuth. Pas si mal que ça, mais là encore un certain manque de variation. Les cibles visées sont un peu toujours les mêmes. Plus rédhibitoire encore : la chute de ces petites chroniques n'est pas toujours excellente. On pourrait même y déceler une certaine lourdeur. (Bon, j'exorcise, l'ensemble est tout de même assez « gouleyant et sur le fruit. ») Sinon, je m'éternise chez le père Dutourd. Plus de variation et des chutes toujours réussies.

22 août 2023. - Chaleur, chaleur, chaleur… (39°C). Grâce à Google Maps, retrouvé la maison de Ian Curtis à Macclesfield. Elle est un poil austère avec des briques que l'on croirait importées de Lodz et une porte aux vitraux chenus. Rien de bien mystérieux de prime abord, mais le chaton et la tasse qui paradent devant les rideaux du rez-de-chaussée m'ont tout de même plongé dans une petite flaque d'expectative. Peut-être le signe d'un fantôme érémitique ?

Sinon, rien lu. Trop chaud pour.

24 août 2023. - La chaleur enfle, enfle ! Nous allons battre des records ! (41°C). On me disait beaucoup de bien du Crépuscule du Monde, un court roman où Werner Herzog tournicote autour de Hirō Onoda, l'un des derniers « soldats japonais résistants ». (Vous savez, ces types un peu toqués qui, par bravoure ou par ignorance, auront poursuivi la Seconde Guerre mondiale jusqu'au mitan des années 70 — ce qui faisait beaucoup, il faut bien le dire.) Je l'ai lu dans la journée et je ne dois pas cacher une certaine déception. Cela ressemble plutôt à un reportage allongé qu'à un roman. Rien d'hallucinant à se mettre sous la dent, aucune fulgurance et un style plat comme une limande. Herzog se contente de rapporter des faits et nous sommes loin des envolées et du barouf existentiel fulminant dans son œuvre cinématographique. On boulotte sa petite affaire très vite. N'empêche, on a l'impression de perdre son temps ; la vie est courte et il y a tellement de livres à lire. (C'est, là encore, certainement mal traduit.)

25 août 2023. - L'orage se fait attendre (30°C). Retour de mon vélo enfin réparé, retour du COVID. Court détour par les Cahiers de Cioran où il constate que sa gastrite l’a guéri de son romantisme. La mienne ne m'a guéri de rien.

26 août 2023. - Chute drastique des températures, petit ciel voilé, nous respirons enfin (21°C). Après quatre ou cinq livres frôlant le moyen — voire le pire —, je lis La mort de L.-F. Céline de Dominique de Roux et c'est comme une libération ! Voilà un texte fiévreux, de la littérature ! De Roux élève un tombeau au toqué de Meudon avec des mots qui éclatent comme des fusées. C'est assurément une affaire biographique, mais c'est surtout une affaire de style. Celui de Céline, celui de de Roux… L'un est un monstre tragique qui tente de secouer la littérature, l'autre n'est dupe de rien, ce qui ne l'empêche pas d'admirer. Une affaire biographique, une affaire de style, et allons-y, une affaire de morale ! Céline est un type qui ne peint pas la réalité, mais qui peint l'hallucination que la réalité provoque (selon l'idée de Gide). C'est aussi un exclu qui fait avec les exclus, un paria qui se retrouve errant dans un nomadisme tragique et non voulu. Pour de Roux, Céline est le Juif ultime (aucune ironie chez lui, mais ça se discute). Le texte est, comme je le disais plus haut, magnifique, donc plein de mots en fusée, mais de spasmes aussi. Je n'en ai lu que la moitié, je le finirai demain. (Appendice.) Pour vous donner un avis peut-être plus objectif, voilà quelques lignes que le très docte Pierre-Henri Simon avait consacrées au bouquin de Dominique de Roux dans Le Monde daté du 12 octobre 1966 : « …c'est un livre inégal, irritant, alourdi d'allusions à des lectures innombrables, faussé de partis pris et forcé d'insolences, mais, par le mouvement d'un style et la justesse d'une direction de pensée. » D'autre part, commencé le premier tome du Journal de Bernard Delvaille (j'ai déjà lu et aimé le troisième tome, je suis compliqué). Belle amorce, une visite à Claudel qui lui dédicace Cent phrases pour éventails et Le vieillard sur le mont Omi.

27 août 2023. - La chute des températures se poursuit (21°C). De Roux raconte Céline. Le pire, les tourments suspects, Sigmaringen et le Danemark, Lucette, Bébert, les perroquets et les chiens, l'amoindrissement qui vient, la fin… Il a cette entreprise biographique là… il y a aussi du style. Ça frise, ça éclate en pamphlet… Ça réfléchit aussi sur ce que doit être un écrivain. Un type qui est toujours en territoire ennemi ; un oiseau bizarre au-dessus de ses totems ; ses livres… Delvaille, journal. Un gandin de 18 ans qui frémit devant le corps bronzé des garçons de San Sebastian. Rien (ou presque) : Pour bien vivre, il faut avoir de la constance tout en gardant à l'esprit que les variations sont essentielles.

28 août 2023. - D'un jour l'autre, le temps devient automnal (17°C). En 1952, Bernard Delvaille a 18 ans, c'est une sorte de hipster un poil zazou qui se laisse emporter par ses sensations. Il aime les rues, la nuit, les lumières de la ville, les réverbères, les phares des automobiles, la pluie, les étoiles, les vagues sur le sable, les pins, les cafés et leurs parasols, le frôlement accidentel avec quelques garçons… Il aime aussi le jazz, aimerait jouer du saxophone : « Le jazz me touche trop profondément, trop intimement pour que je puisse en parler sans secret. Il fait partie de mon sanctuaire intime. Je n'aime pas parler de mes amis, je n'aime pas parler de jazz. Il est l'expression artistique du monde où nous vivons, des réclames lumineuses au néon, des wagons-restaurants et des paquebots de luxe, des nègres et des matelots, des boxeurs et des saltimbanques, des acrobates et des boys de music-hall, des nuits des grandes villes. Le jazz est ma solitude. Le jazz est mon absinthe, mon poison secret ».

Les Mémorables de MMG. Décembre 1921, depuis son divorce, Drieu vit dans une garçonnière sous-louée. Il ne semble à l’aise que dans un décor sans surcharges ni bariolages, « quelque chose de dépouillé et de luxueux, comme il se veut lui-même ».

Je fais mes valises demain, départ pour le Puy, ville que je n'ai pas visitée depuis 45 ans.

2 septembre 2023. - Beau temps chaud (30°C). Retour de Haute-Loire, l'un des lieux du vert paradis de mon enfance. Il me semble qu'il y a eu des améliorations. Par exemple, la ville du Puy s'est transformée en une petite cité fort attrayante (dans mes souvenirs, elle était bien sombre et bien morne). Des rénovations à qui mieux mieux, un centre historique très agréable et peu affecté par le surplus touristique malgré sa grosse statue rouge et le chemin de Compostelle qui passe par là. Le reste, les paysages environnants, cette campagne verdoyante de moyenne montagne, n'ont pas trop changé, il y a de l'immuable qui traîne (en dehors des ronds-points).

3 septembre 2023. - Retour de la chaleur (33°C). Pour en revenir à la Haute-Loire, je suis passé par Bellevue-la-Montagne sans même voir la maison de Guy Debord (encore moins sa tombe, ses cendres ayant été jetées dans la Seine). Dans le journal de Delvaille, quelques frémissements de nature sexuelle, une visite ratée chez André Breton (il n'est pas là), une autre chez Henri Michaux (crâne chauve, œil perçant, une dent en or), des films visionnés (Hitchcock, Gance), des lectures (Béalu, Hölderlin, Stendhal…), des voyages, et le quotidien d'un jeune gandin qui ne s'en fait pas trop. Par ailleurs, je suis maussade.

4 septembre 2023. - Incontestable tiédeur, rien d'automnal (34°C). Vélo réparé, j'ai fait un petit tour, pas plus de dix kilomètres, trop de voitures. De toutes façons, fatigue, dorsalgie haute…

Même s'il parle de ses dragues furtives et de ses affaires conclues au petit matin, Delvaille reste toujours dans un ton qui ne concède rien aux ragots. Il évoque sa sexualité un brin clandestine (forcément en 1955), mais ne la porte jamais en bandoulière : « De l'homosexualité, je ne goûte pas certaines aberrations, nous ne devons pas nous jeter à nous-mêmes, des pierres. » Voilà qui est loin de la communauté gay… »

En dehors des sentiments et du sexe, parfois corrélatif, de nombreuses lectures (Gide, Goethe, Fontenelle, Diderot, Larbaud…), quelques notes de voyage : Juan-les-Pins et ses « terrasses de cafés bleu pâle et blanches, roses de lait-grenadine », de belles intuitions météorologiques, des feuilles qui pourrissent sous la pluie, le printemps et les bouffées d'air chaud qui montent au visage.

5 septembre 2023. - Météo torride, pour le moins (34°C). Fait mon petit tour de vélo matinal avec pour but sournois la visite de quelques boîtes à bouquins. Pêche modeste : Le Colonel Chabert en livre de poche mordoré. La présentation est de Paul Morand et le volume propose le beaucoup moins connu Ferragus en seconde partie. En 1955, Bernard Delvaille a 20 ans et c'est déjà un adulte. Chez lui, aucune trace de bêtise postadolescente, rien du jeune comme on l'entend aujourd'hui, non, un type qui, s'il est encore un peu rose et frais, semble formé, tout du moins intellectuellement (en fait, le jeune générique est une invention post-soixante-huitarde). Parmi d'autres, il rencontre Michel Déon, l'air sympathique : « Très brun, de taille moyenne, trapu. Il est peut-être notre seul écrivain du bonheur. »

7 septembre 2023. - Soleil, soleil (33°C). Plaisir et bonheur chez Montesquieu : « On est heureux dans le cercle des sociétés où l'on vit : témoin les galériens. Or chacun se fait son cercle, dans lequel il se met pour être heureux. »

9 septembre 2023. - Températures un peu trop tropicales pour être honnêtes (33°C). Les trois derniers jours, grand retour des coliques néphrétiques. Bien belle saloperie qui prouve l'inexistence de Dieu (ou alors, il m'en veut). Sur ce mal dont il était victime lui aussi, Montaigne a écrit de bien plus belles choses que moi : « Mais est-il rien de doux, au prix de cette soudaine mutation ; quand d'une douleur extrême, je viens par la vidange de ma pierre, à recouvrer, comme d'un éclair, la belle lumière de la santé. »

Ma pierre pissée, relu Le Colonel Chabert du père Balzac. L'entame dans l'étude notariale est toujours atteinte par un comique becketto-kafkaïen assez prononcé. Le reste de cette histoire de fantôme coincé dans la paperasserie, le bureaucratique et le conjugal étiolé pourrait paraître un peu ennuyeux. Il n'en est rien, la qualité d'observation, cette façon de pousser la société dans les escaliers du roman, ont tout d'un certain génie.



To be continued.




mercredi 22 mai 2024

Psychogeographie indoor (137)

 


« Voyager doucement, comme un poisson mort. » (Jules Renard - Journal)

4 juillet 2023. - Quelques nuages hauts, vague tiédeur (27°C). Retour d'Aix-les-Bains. La ville en elle-même n'est pas très intéressante : un petit centre historique au charme thermal, quelques beaux bâtiments Belle Époque, mais le reste est trop hétéroclite, trop fouillis. De surcroît, le lac est un peu lointain et oscillant entre quelques rares et belles rives encore un peu sauvages et de trop nombreuses routes concédant tout au bitume et pas grand-chose au spleen lamartinien. J'ai néanmoins fait mon tour de grosse étendue lacustre passant par la charmante Chanaz et son canal (un peu touristique, mais quand même très bien), l'Abbaye de Hautecombe et la fameuse Dent du Chat… Le mieux de cette région ? Le Massif des Bauges et son parc naturel où j'ai passé l'essentiel de mon temps, pratiquant quelques randonnées de faible intensité entre Mont Revard, canyons et ponts suspendus, alpages et tourbières, vaches et bestioles volantes, me nourrissant de pizzas à l'andouillette ou au reblochon, buvant des vins locaux et des bières du cru, faisant quelques rafles dans les nombreuses boîtes à livres du coin, profitant surtout d'une quasi-absence de présence humaine (ce qui n'est jamais un problème pour moi). Je retournai dans les Bauges ; à Aix-les-Bains, c'est moins sûr. (J'apprends que pendant ma semaine de villégiature alpestre, le pays aurait été mis à feu et à sang. Ah bon ?)

5 juillet 2023. - Nuages flottant sur un reste de tiédeur (26°C). Retour dans la Chose écrite du père Dutourd. Ce n'est pas grand-chose, c'est merveilleux. On frôle la notule, pas plus de deux pages, de trois paragraphes, mais des intuitions goguenardes, un sens de la formule de la cocasserie non ricanante et surtout du goût… Dutourd n'éreinte jamais vraiment personne, il donne surtout des envies. L'envie de lire ou relire Svevo, Saint-Simon, Chesterton ou Gustave le Rouge… L'envie de valser avec Giraudoux, Brillat-Savarin ou Oscar Wilde. Il réhabilite aussi la face sage, amoureuse, lumineuse de Verlaine, constate que la mauvaise littérature est en pleine décadence, ne fait pas le malin autour de Sacher-Masoch. Bref, tout cela est mieux que très bien. Je dirai même que tout cela est épatant : « Qu'une époque manque d'homme de génie, ce n'est pas grave. L'humanité connaît souvent de ces éclipses. En revanche, il est désolant de constater la décadence de la mauvaise littérature. Une civilisation ne tient que par la bonne qualité des choses médiocres. » Pour rester dans les livres, pêché quelques volumes lors de mon séjour préalpin. Les boîtes à livres du Massif des Bauges sont bien achalandées : Le Caporal épinglé - Jacques Perret (Livre de poche), L'atterrissage - François Chalais, Last Exit to Brooklyn - Hubert Selby, Un diable au paradis - Henry Miller, Varouna - Julien Green, De la mort au matin - Thomas Wolfe.

6 juillet 2023. - Ciel dégagé (26°C). Journée essentiellement consacrée à la chose vélocipédique. Petit tour matinal, une quinzaine de kilomètres à vitesse très modérée. Trop de voitures... Dans une optique cingriaesque il va falloir que je trouve quelques chemins de traverse. Après-midi, Tour de France, étape pyrénéenne avec le col du Tourmalet au menu. Pas grand-chose de pindarique, les coureurs aujourd'hui semblent être pilotés par une intelligence artificielle qui concède tout à la rentabilité. Rien pour le romantisme, tout pour un genre d’efficacité qui frôle le néolibéralisme triomphant. Coppi et Ocaña sont loin, quant à l'hypersensibilité pluvieuse de Charly Gaul, n'en parlons pas… En dehors du vélo, la face lectorale de ma journée aura été agrémentée par quelques avis pénétrants de Jean Dutourd et par un court retour dans les Mémorables de MMG (rien de bien moderne, je le concède). Chez ce dernier, on apprend deux trois choses croquignolettes sur Colette. Par exemple, qu'en 1907 elle s'était produite au Moulin-Rouge dans un pantomime saphique en compagnie de Mathilde de Morny (la fille du Duc Morny, demi-frère de Napoléon III). Voilà une information importante.

7 juillet 2023. - Vent saharien, amorce caniculaire (32°C). Gonflé mes pneus, je roule mieux. Entamé L'ombre infinie de César, regards sur la Provence par Lawrence Durrell. Pour l'instant je passe un peu à côté. Il y a pourtant de la matière. L'amour de Durrell pour la terre qu'il a décidé d'habiter. On y apprend comment désosser une oie ou un cygne par l'anus. Il y a de la lumière antique, Avignon, Orange, Carpentras, Cavaillon. De belles couleurs et quelque chose de la lavande qui flotte dans l'air… Il y a tout ça, néanmoins j'achoppe… Certainement un manque d'envie lectorale. Je ne suis pas très motivé ces temps-ci. Au niveau de mon extérieur le plus immédiat, cela ne s'arrange pas. Mes nouveaux voisins font des mesures. J'imagine du tohu-bohu pour bientôt.

8 juillet 2023. - Chaleur caniculaire (33°C). Au risque de m'égarer sur les chemins du coït inopiné, j'ai fait un petit tour de vélo — enfin plutôt un grand — avec ma voisine de gauche. Voilà qui ne manque pas de sel, laisse augurer du croquignolet pour la suite, et prouve que la pratique du cyclisme mène à tout… Dans L'ombre infinie de César de Lawrence Durrell, il n'y a pas trop de vélo et encore moins de coïts inopinés. Il y est plutôt question de Marseille et de sa création par de vieux Grecs. On y voit aussi de grands taureaux ibériques tomber comme des soleils tombent dans l'océan. La tauromachie est une drôle d'affaire et je me demande si elle n'est pas pire que le cyclisme. Je refais mes valises. Demain départ pour la Bourgogne et Beaune.

14 juillet 2023. - Chaleur patibulaire (34°C). Cinq jours en Bourgogne. Bien mangé et bien bu. Beaune et son centre historique, les fameux hospices, quelques caves, la Route des vins. À l'exception de deux ou trois Japonais et de quelques Américains, flux touristique raisonnable. Je n'avais pas fréquenté ces lieux depuis plus de cinquante ans, ils n'ont finalement pas trop changé (enfin, en dehors des trop nombreux rond-points). Sur le chemin du retour, fait un détour par la Saône-et-Loire, Tournus et le village du livre de Cuisery (acquis un volume de Mandiargues pour 2 €), la Seille et ses silures, autant de lieux jadis fréquentés par ma prime enfance.

Par ailleurs, toujours en Provence avec l'ami Durrell. Coq à l'âne touristico-historique (dans le bon sens). Le petit doigt de pied supplémentaire de Cléopâtre, son homosexualité. L'homosexualité de César. Le couple qu'il forme avec Cléopâtre. Un couple inversé où en somme tout redevient normal. (Durrell a une vision de l'homosexualité très marrante. Une vision qui, comme de bien entendu, ne passe plus la rampe aujourd'hui).

Mauvaise plaisanterie, Kundera est mort (on chérira sa période tchèque, moins l'autre).

15 juillet 2023. - Chaleur, encore (35°C). Un peu triste, le livre de Durrell me passe au-dessus de la tête tout en me tombant des mains (c'est un tour de force). J'ai même sauté une large palanquée de pages, ce qui m'est très rare (surtout avec Durrell que j'aime généralement assez). Les nombreux passages consacrés à l'histoire romaine de la Provence me semblent tout ce qu'il y a de plus enquiquinants. Reste la géographie, quelques évocations in vivo de la nature, une belle description des Baux-de-Provence et la mélancolie indiscutable d'un touriste saisi par l'introspection. (Je suis certainement injuste, il faut dire que mon appétence lectorale frôle le plat).

16 juillet 2023. - Lendemain d'orage, on respire (25°C). Petit tour de vélo. Découvert deux chemins qui sauront satisfaire mes velléités bucoliques, je n'en doute pas. Après mon Durrell en demi-teinte, je n'ai pas pris le risque d'entamer un nouveau volume capable de me décevoir et je me suis rabattu sur la Chose écrite du père Dutourd. Il dit un peu de mal de Rachilde et de son roman scandaleux Monsieur Vénus, trouve que Larbaud a très mal traduit Ainsi va toute chair de Samuel Butler, fait l'éloge de Jules Laforgue et de l'Abbé Jules… Rien de décevant, rassurez-vous.

Tristesse, Jane Birkin est morte. Elle avait inventé une langue, ce curieux sabir franco-anglais qui aura bercé notre enfance.

17 juillet 2023. - Tiédeur (31°C). Vélo en panne, voisins envahissants, reprise du labeur demain après trois semaines de congés, je suis maussade. Reste Dutourd et ses courtes notules éclairant Alexandre Dumas, Rivarol ou Jean Lorrain. Un léger anxiolytique.

20 juillet 2024. - Chaleur un peu putride, il faut bien le dire (29°C). De ces journées où rien ne va, où les ennuis s'accumulent sur nos épaules jusqu'à nous enfoncer sous terre. Celle-ci aura frôlé le cataclysmique...

22 juillet 2023. - La température extérieure semble descendre (29°C). Hier soir, vie sociale. Alcoolémie raisonnable, néanmoins ce matin quelques embruns.

J'aime assez, et même pour tout vous dire, beaucoup Jean-Louis Ezine. Ses apparitions radiophoniques sporadiques qui sont l'une des dernières raisons de vouloir encore écouter ce vieux machin qu'est le Masque et la Plume, ses rares écrits et son dilettantisme bas-normand. Ce matin, j'ai commencé Les Taiseux, un récit plus que moins autobiographique publié en 2009. C'est très beau, écrit dans un style touffu qui n'oublie pas de brandiller. Il y est question d'enfance, d'un autre lui-même qui aurait pu exister... L'enfance est une drôle d'affaire, celle d'Ezine ne semble pas échapper à la règle. Parallèlement, picoré quelques diamants chez Cingria. Il parle de la sieste, des phases de demi-sommeil et de demi-éveil avec un savoir-faire de pratiquant. Il parle aussi du réel en magicien, avec les yeux mi-clos : « Eh ! oui, car tout le possible existe sans qu’il soit besoin qu’il se réalise. La réalité n’est pas l’existence ou elle ne l’est que par l’acte, et ce dernier, s’il ne se produit pas, n’est que suspendu. Est-ce que l’on comprend cela que s’il se réalise – s’il est agi – il n’est pas plus existant qu’autrement, et que le fait le plus étonnant […] bien qu’ordinaire [est] d’être arrêté, défini, limité, déterminé dans le déchaînement possible de tout le possible ? On voudrait du surnaturel : déjà on l’a. Ce qui serait naturel serait cet état sans miracle bien plus ordinaire, bien plus banal, dans l’immensité éperdue de l’existence sans acte, de n’être pas limité, soit de vivre la continuité : de faire monter la mer ou se casser les arbres rien qu’en appréhendant d’y penser. Le naturel, en d’autres termes […] est bien plus surnaturel, étant humain, que ce qui est appelé par l’homme surnaturel, dont il aurait une très grande peur, vite, en tout cas, la satiété, s’il se produisait continuellement. »

Belle étape du Tour de France. Dernières envolées pinotiennes, larmes aux yeux.

23 juillet 2023. - Le soleil se voile, pas la tiédeur (35°C). Par manque de talent, par manque d'inspiration, surtout par fainéantise, je n'écris plus grand-chose. Disons que mon cogito est à sec, qu'il reste en berne et semble satisfait de lui-même. Ce n'est pas le cas de tout le monde, par exemple Jean-Louis Ezine. Son livre, ses Taiseux, est une merveille d'inspiration qui ne sent pas l'effort, qui coule souterrainement dans les soubassements de son existence. Cette enfance, cette jeunesse, l'enfance et la jeunesse d'un « bâtard » né d'une ombre qu'il ne rencontrera pas plus de dix secondes (il y a des relations père-fils plus longues). Pour tout dire, le livre d'Ezine est à la fois un genre de sonate filiale et une enquête qu'il fait sur lui-même... On pense aux brumes modianesques, puis on les oublie. Le ton d'Ezine est unique, c'est son livre, tout le monde porte un livre en lui... Dans l'Équipe, en digne successeur de Philippe Brunel, Alexandre Roos fait l'éloge du romantisme pinotien. Beau papier.

24 juillet 2023. - Orages (24°C). Maussade, toujours des tracas d'ordre domestique. Fini Les Taiseux de l'animal Ezine. Les filiations incertaines — un père qui se révèle, un grand-père qui pourrait être un soldat anglais ou alors un prisonnier allemand — les patins de feutre qu'il fallait chausser pour visiter Aragon, Emmanuel Berl mourant qui discute avec Patrick Modiano tandis que Mireille chantonne dans le fond, Cioran reclus et inspirateur du nouvel hymne roumain. Je dois avouer que tout cela est très bien et que le livre est très bien (et beaucoup plus émouvant que ce que j'en dis).

Pour rester dans l'émotion, une série : Fringe avec Anna Torv.

25 juillet 2023. - Bourrasques et averses, chute drastique des températures (21°C). Toujours prisonnier d'une gangue de morosité que je ne parviens pas à briser. Quelques sautillements chez Dutourd et Georges Fourest.

27 juillet 2023. - Zigzag des températures qui repartent à la hausse (30°C). Mon vélo est toujours en panne et je me sens tiède, très tiède… De surcroît, le travail m'épuise, me laissant incapable de mettre un pied devant l'autre. Il me faudra subir cela deux ans de plus ? Merci le post-libéralisme avancé ! Guère lu, seulement trois pages des Cahiers de Cioran, sensible au météorologique, lui aussi : « Hier soir, en écoutant au téléphone le bulletin météorologique, j’ai ressenti une forte émotion à l’endroit où il était question de “pluies éparses”. Ce qui prouve bien que la poésie est en nous et non dans l’expression, encore qu’éparses ait de quoi susciter une imperceptible vibration. »

28 juillet 2023. - Rares averses (29°C). Pas au mieux, dans une forme frôlant le paralympique. Rien lu. Demain, j'entamerai L'affreux Pastis de la rue des Merles, magnum opus du très réputé Carlo Emilio Gadda. Vu mon état actuel, je prends quelques risques (le risque de m'ennuyer, de m'endormir, de ne rien comprendre, de m'agacer devant une « traduction trahison »…).

29 juillet 2023. - Sourde aquosité (25°C). Ce que j'écris n'intéresse pas grand monde, et même pas moi. J'imagine que ma finalement trop longue aventure diaristique arrivera bientôt à son terme. En attendant, je me suis méfié de Gadda et de son traducteur, et je l'ai lâchement laissé tomber pour m'aventurer sur du moins risqué. Je veux parler du premier Belvédère d'André Pieyre de Mandiargues. Un mélange, comme on dit, des textes un peu hétéroclites, louvoyant entre littérature, critique d'art et récits de voyage. La langue de Mandiargues a beau sonner comme si elle était un peu étrangère — rythme capricant, syntaxe en corolle, adjectifs en queue-de-cochon —, elle est tout de même précise, limpide et frôlant quelque chose de vitreux (dans le sens du quartz hyalin). Il y a un bel éloge de Larbaud et Cingria, une ode un peu trop respectueuse à Breton (nous sommes en 1958, c'est le ton de l'époque, le cadavre de Staline n'est pas encore entièrement décomposé), un voyage dans les Pouilles qui donne envie de les revisiter… Sinon, et pour le reste, court détour dans les Maximes de Chamfort. Le bougre déçoit rarement… : « La Société n'est pas, comme on le croit d'ordinaire, le développement de la Nature, mais bien sa décomposition et sa refonte entière. C'est un second édifice, bâti avec les décombres du premier. On en retrouve les débris, avec un plaisir mêlé de surprise. »

30 juillet 2023. - Ciel dégagé, température raisonnable (25°C). J'ai passé l'essentiel de la journée dans mon semblant de jardin. Taille des haies, rempotage de deux trois choses plus ou moins végétales. Tout de même fini le premier Belvédère de Mandiargues. Texte très intrigant sur le Parc des Monstres de Bomarzo (un lieu à visiter, c'est proche de Rome). Toujours dans la Chose écrite de Dutourd. Au menu Kipling, la Vie de Rossini de Stendhal, Pierre Louÿs, Gobineau, Tristan Bernard, Maurice Sachs, Conan Doyle… Pas grand chose à redire, Dutourd, qui n'a rien d'un trissotin et s'évite professeur, reste un passeur épatant. Pour faire bonne mesure, quelques Maximes de Chamfort ; épatant lui aussi.

31 juillet 2023. - Journée convenablement ensoleillée (29°C). (Matin.) Regards de Cingria. Un déjeuner chez Fernand Léger. Accord parfait entre une blanquette et un Pouilly raisonnablement sec « sentant la pierre et le dégringolement des vipères dans les sarments ». (La blanquette est un peu grise, un peu paysanne, mais merveilleuse.) Au moment du café, les portes du salon s'ouvrent et voilà des jaunes qui luttent avec de prodigieux noirs, des ondulations et des virages de couleurs. Le teint de Léger lui-même est framboisé, « son front est celui d'un dieu heureux à moustaches de cuivre ». (Son chimpanzé Mistigri distrait l'assistance c'est lui qui ouvre les portes)… Quelques pages plus tard, Léger, ses couleurs et son singe savant sont derrière nous. Cingria, rentré dans son petit intérieur, compare le neuf et le moderne — les deux n'ont rien à voir : il y a un usuel du neuf qui existe, qui n'est pas le moderne — ensuite il pleut dehors, il pleut tellement que Cingria se rassote d'aquosité : « Chez moi — car je n'ai pas ce confort — je tremble d'humidité. Je fume et j'oublie de tirer, donc tout le temps mes cigarettes s'éteignent et tout le temps je fais craquer des allumettes soufrées dont la plupart avortent. Quand je sors, n'en pouvant plus, je m'étonne de vivre. »

Les Mémorables de MMG. Le monocle de Radiguet, son cheveu gros et rebelle, son poil adolescent en haut de la joue, la kleptomanie de Rigaud, le long manteau de ratine blanc de Larbaud. (Après-midi.) Brève randonnée vers la pagode située à moins de trois kilomètres de mon domicile. Grande quiétude des lieux.

1er août 2023. - Courtes averses, ciel fluctuant (25°C). Dal mezzo dell'estate vediamo l'inverno. Voilà août que je n'aime pas ; août c'est toujours le début de la fin.

Lu cent pages de Cingria en deux jours et c'était comme une aventure, une errance bercée par une prose étrangère à laquelle on s’habitue. Elle se révèle, on apprend à la comprendre, les merveilles tombent : « Mon air du mois c'est moi qui le fais tandis que je lance du vent de poumons d'astres et d'âme à travers des dents qui mâchent qui sont mes consonnes. Car le ciel est tarot. Et puis souvent je me déplace et le mois diminue ou augmente, selon les degrés. »

3 août 2023.- Vague beau temps (25°C). Humeur stagnante, lassitude, guère de velléités, j'attends. Un soupçon de Chamfort et Cioran, le ton sur ton est de mise.

4 août 2023.- Chute des températures (19°C). Labeur et grande fatigue corrélative. Tout mouvement relevant du domaine de la torture je ne bouge pas et devient pour ainsi dire un homme de pierre.

Malgré tout, lu quelques lignes de Valéry (Paul), qui lui sait faire quelque chose de ses fatigues :

« Qu’il est rare de penser à fond sans soupirer. À l’extrême de toute pensée est un soupir. »

5 août 2023. - Temps nuageux avec de courtes éclaircies (23 °C). La température enfin raisonnable rend la lecture en extérieur à nouveau possible. Ainsi, cet après-midi, ai-je rejoint une chaise de jardin qui m'attendait avec des airs pas trop languissants. Séant posé, un semblant de fraîcheur frôlant ma belle tête de brute sélénite, j'ai largement boulotté Un diable au Paradis de l'érotomane en chef Henry Miller. C'est vraiment très bien, loin du Miller parfois un peu assommant des « romans profonds » ; ici, nous sommes posés devant le Miller chroniqueur de lui-même. Dans ces quelques deux cents pages, il raconte comment il a recueilli chez lui — à Big Sur — un certain Conrad Téricand, astrologue de son état et pauvre hère, qui se révélera plus problématique que moins. L'expérience durera trois mois, le type aux jambes recouvertes de gale se comporte comme un enfant gâté ; il vire au doppelgänger poisseux à l'Albert Cossery, en pire. Le ton est parfait, drôle et presque émouvant, car il y a tout de même un peu de tragique qui rôde dans toute cette histoire. Il y a aussi Big Sur, l'océan, la nature, le côté relâché de Miller qui le fait écrire comme s'il pensait en français, comme s'il était un peu fou et crétin. C'est un petit livre qui vaut certainement beaucoup de ses supposés plus grands. Par ailleurs, mes nouveaux voisins ont commencé leurs travaux d'embellissement. Va-et-vient et grands coups de burin en catimini. Tout cela empêche un tantinet mes velléités de lecture, je vais tenter de m'y faire.

6 août 2023. - Météo quasi automnale, tout semble déréglé (19 °C). Mon nouveau voisin sort de sa rutilante Audi et se présente : — Bonjour, moi c'est Maxence, je suis kiné et ma femme est avocate. Je lui réponds : — Bonjour, moi c'est Philippe, je ne suis pas grand-chose, mon vélo est en panne et ma femme est enterrée dans le jardin.

Du côté de mes lectures, l'invité de Miller vire au quasi méphistophélique, au vieux hibou guindé, au gros pédant mélancolique. Il faut pour s'en débarrasser, ce ne sera pas une chose aussi simple que ça. En définitive, livre parfaitement délassant et pas si futile que ça. Il y a certains pincements.

Championnat du monde de cyclisme. Le petit-fils de Raymond Poulidor l'emporte dans une sorte de tourniquet écossais. Course homérique.

7 août 2023. - Ça fluctue (23 °C). Déposé mon vélo chez le réparateur. Les nouveaux voisins — ceux situés à gauche de ma chaise de jardin — manient toujours le burin (j'imagine qu'ils font tomber des cloisons, l'éboulement n'est pas loin). Hésitant entre plusieurs livres, je n'ai pas fait de choix et me suis contenté de picorer dans du déjà entamé. Ainsi suis-je retourné dans le Dictionnaire égoïste de l'entité écrivante Charles Dantzig. Toujours un peu pédant, souvent agaçant, mais l'olibrius a ses moments. Celui-ci, par exemple, il doit être question de Nietzsche : « Nietzsche est si bouillonnant d'idées et d'intelligence (de là sa souffrance, il devait n'en plus pouvoir, de concevoir une idée en croisant le moindre moineau) qu'il serait illusoire de chercher en lui une construction, une progression, une cohérence, un artisanat. C'est un oiseau coloré de la jungle, à moustache, qui chante seul en haut d'un grand arbre. » Jamais agaçant et aucunement pédant (c'est même l'inverse), j'ai aussi picoré dans La Chose écrite du père Dutourd. Voilà un ouvrage qu'il faut savoir savourer à petits coups de becs joyeux. Il ne déçoit pas.


To be continued.