lundi 15 mai 2023

Psychogeographie indoor (127)

 


« Si près de la dispersion et de l’été, j’aime, ces refuges que je dois oublier, les fixer (d’accord, ils ne sont pas à notre gré) : et que ne se fasse, sans une équivalence pour quelques-uns et moi, le mental adieu. » (Stéphane Mallarmé - La Musique et les Lettres)


16 septembre 2022.- Nuages et fraîcheur (19°C). Labeur, fatigue, vaguement malade. Comme tout est dans tout chez Joseph Joubert je tombe sur ceci : « Il y a un degré de mauvaise santé qui rend heureux ». Reste à savoir si je suis vraiment heureux ?

Pour les quatre jours sans labeur qui viennent, j’hésite encore entre plusieurs volumes, Une Belle Journée d’Henry Céard, les Carnets d’un voyageur traqué de Gérard Bauër, Images malgré tout de Georges Didi-Huberman…

Projet : écrire un livre de voyage sans sortir de chez moi.


17 septembre 2022.- Nuages noirâtres et vent frisquet, quelque chose de mauvais flotte dans l'air (16°C). (Avant le déjeuner.) Vous qui arpentez les pages de ce vague journal valétudinaire savez déjà mon attachement pour la figure désuète de Gérard Bauër, ce délicat chroniqueur de choses étiolées qui officiait dans le Figaro sous le pseudonyme de Guermantes. (Accessoirement Bauër, était aussi le petit-fils caché d'Alexandre Dumas.) Histoire d'enfoncer un peu plus le clou de mon intérêt, j'ai entamé ce matin ses Carnets d'un voyageur traqué. Cette somme diaristique aura été écrite entre 1942 et 1944 en Suisse, à Cran Montana, Sion et Lausanne, où Bauër s'était réfugié se sentant menacé par les persécutions antisémites en vigueur dans la France maréchaliste. Petit éditeur Georg, mais joli travail — il fallait retrouver les carnets de Bauër —. Belle introduction en forme de biographie par un certain Pierre-François Mettan où l'on apprend une foultitude de choses. Iconographie, notes de bas de pages nombreuses et éclairantes, bref, du beau boulot. Quant au reste, disons le fond, les notes de Bauër, il n'y a rien à redire. Il y a certes un petit goût télégraphiste et laconique, mais l'on devine un type qui ne se trompe pas. Défense assez précoce de De Gaulle, dégoût devant la saloperie hitlérienne (je souligne, Bauër est plus élégant que moi), découragement face à la complaisance de ses confrères (le replet Beraud qui le traite de demi-juif et de demi-nègre en prend pour son grade), désolation lorsqu'il apprend le suicide de Zweig (qui en Européen venu du Monde d'hier vivait un exil tout juste un peu plus tropical que le sien). Au tiers de ma lecture, il me semble que je tiens un bon livre entre les mains.

(Après la sieste.) Plaisir personnel et pas forcement partageable : La voix de Gérard Bauër entendue sur le site de France Culture. André Maurois, André Chamson, Claude Mauriac et Roland Manuel devisent cordialement avec lui dans une sorte de primo Masque et la Plume où il est question de Théatrrrre, de Knock, de Gide attablé à la Brasserie Lip et de sa mine excellente, de Valentine Tessier et de Chopin, des faits divers et de leurs indicibles vertiges. Bauër fait l'éloge de Félix Fénéon et de ses Nouvelles en trois lignes, le fils Mauriac lui réponds en gardant le petit doigt sur la couture de la morale que les petites affaires de Fénéon n'est sont pas bien sérieuses. La discussion reste aimable et la voix de Bauër -— une voix de salon proustien qui offre la particularité d'être à la fois nasale et rocailleuse — ne s'offusque de rien et reste toute pleine d'une heureuse affectation. Tout cela est délicieux, n'intéresse que moi, et prouve une nouvelle fois qu'il ne faut pas mésestimer la grande importance du désuet en ce (mon) bas monde.


18 septembre 2022.- Beau temps frais (16°C). (Avant la sieste.) Le soleil est toujours là, mais il est trop bas. Mes plantes et fleurs commencent à piquer du nez et je rencontre beaucoup de difficulté pour trouver un coin de soleil où je pourrais poser ma chaise de lecture. La saison veut cela, je vais bientôt devoir poursuivre mes pérégrinations lectorales en indoor. Mon teint risque d'en pâtir, quant à mes phrases n'en parlons pas…

(Après la sieste.) Les Carnets de Gérard Bauër donnent l'impression d'avoir été écrits par un honnête homme. Tout du moins un homme qui ne se trompe pas politiquement, un homme qui pense que c'est la cruauté et le mauvais goût qui ont conduit Hitler au crime, qui en entendant un discours du détestable Göring à la radio constate que les gens qui hurlent en promettant le bonheur ont souvent les pieds dans le sang… Pourtant aucune haine chez Bauër, pour qui ce sentiment est surtout un esclavage de l'esprit : « Comme je souhaite être parfaitement libre, je m'applique à ne pas haïr ». En lisant tout ça, on pense souvent au formidable Journal de Maurice Garçon (voir mes livraisons précédentes) qui à la même époque écrivait des choses assez limitrophes et concordantes (même si parfois un peu moins lucides). En dehors de la grande marche du Monde, de l’Histoire avec sa grande hache, de l’occupation et de ses concessions, de la guerre et de ses horreurs, il y a dans les notes de Bauër la vie de l’exilé, ses multiples rencontres, ses discussions qui sont comme une levure intellectuelle. Il y a aussi parfois le souvenir des temps anciens, une sorte de nostalgie jamais chancie par le temps (belles pages sur l'Affaire Dreyfus). Quant au quotidien, à l'empilement des jours, il n'est pas moins présent. Les problèmes de santé sont là. Un cœur défaillant que l'on opère et une vie que l'ont craint de perdre sur une table d'opération comme ça au petit matin. Bauër raconte ses soucis sans narcissisme avec une pudeur tout juste teintée d'inquiétude. Belle noblesse d'esprit.


19 septembre 2022.- Ciel dégagé, vent frais (16°C). (Matin.) On inhume la reine et c'est comme si on inhumait le 20° siècle tout entier.

(Après la sieste.) Toujours dans les Carnets de Gérard Bauër, leur élégance et leur goût télégraphiste. Une courte villégiature dans le Tessin où loin de la rigueur lémanique ce ne sont que cyprès, églises à flanc de coteau et familière douceur des choses. (L'Italie fasciste est pourtant là juste à côté, on pourrait presque la toucher.) Belles pages pleines de chaleur. Après le Tessin c'est Bienne, Lausanne et Crans-Montana, qui paraissent bien pâles, ce sont de multiples rencontres intellectuelles, le train-train de l'exilé, les ennuis de santé, l'inquiétude pour les proches restés en France qui monte. Ce sont aussi les bruissements du monde, les discours d'instituteur surexcité d'Hitler, l'Armée Rouge qui avance, Mussolini qui est destitué, Hambourg qui est bombardée… En somme les villégiatures, l'exil et la grande marche du monde… Et puis la nostalgie, toujours la nostalgie, le flot des souvenirs qui ne lâchent pas Bauër aussi facilement que ça : « Il faut bien noter qu'il y dans les pommes frites, une saveur parisienne qui m'émeut (comme la saveur de la madeleine dans Proust lui rappelait Combray). Ces frites que je mangeais rue de Sèvres, lorsque je dînais avec dix sous (deux sous de pain, trois sous de frites, une côtelette de cinq sous). »

(Soir.) On inhume toujours la reine.


20 septembre 2022.- Fond de l'air un peu frais, soleil présent, mais trop bas avec des airs estivaux tardifs. Pour bien faire et bénéficier d'un peu plus de lumière il faudrait qu'un fou écocide coupe les arbres et avec eux les ombres qui m'entourent. Il faudrait aussi que les bâtiments environnants s'effondrent autour de moi, mais pas sur moi. Voilà des éventualités qui me semblent assez hypothétiques (17°C). (Matin.) Fini les Carnets de Gérard Bauër. Les lignes qui suivent me semblent parfaitement caractériser ce grand oiseau nostalgique, les écrivains ne sont souvent pas mieux servis que par eux-mêmes : « Me servira-t-il d'avoir aimé ? Prolongerai-je dans quelques charmantes mémoires le souvenir de ce que j'ai donné à quelques êtres choisis. Ce que j'ai écrit le fut pour gagner ma vie, en servitude aux obligations du journalisme et des éditeurs. Mon vrai roman, le meilleur accent de moi-même, l'invention, les dialogues : tout cela fut parlé — ou murmuré, prodigué dans l'élan du cœur, la coquetterie, l'abandon, et même parfois aussi, l'indifférence… Un enfant eût-il calmé cette appréhension si vive que j'ai de disparaître de toute mémoire ? »

(Après midi.) tout de même un peu soleil sur ma chaise de lecture. Conditions lectorales moyennes, pas de voisins encombrants, mais une bétonnière semi-lointaine. Retour dans le Journal de Crépu. Souvent pas mal, esprit curieux, il donne des envies de lecture ce qui est très bien et déjà ça.

En parlant de lecture, je relis une troisième fois « mon » livre. Encore des erreurs, des interlignes non voulus, des phrases bancales et des fôtes dignes de Flaubert à l'âge de cinq ans.


22 septembre 2022.- Beau temps assez Indian Summer (21°C). Lever 5H45, labeur, déjeuner, sieste… Commencé le Stendhal, Casanova, Tolstoï de Stefan Zweig. Bel avant-propos où Zweig distingue les écrivains de l'introspectif et les écrivains de l'extrospectif. D'un côté Casanova pour l'autobiographie naïve, Stendhal qui atteint un stade supérieur en observant les mécanismes de son propre moteur, de l'autre côté Shakespeare avec sa façon de fondre sa personnalité dans l'objectivité au point de la rendre invisible… Tout cela est assez bien vu.

Nouvelles acquisitions : L'Anachronique - Eric Holder, Hop ! Ma croisière en Amazonie - Redmond O'Hanlon, La chose écrite - Jean Dutourd, La Jeunesse de Théophile - Marcel Jouhandeau.


23 septembre 2022.- Ciel maussade, remonté des températures extérieures, vague douceur torve, l'automne (23°C). Petit train-train du quotidien, labeur et compagnie, grande puissance de l'inutile. Picoré dans le Journal de Renard (qui fait la bamboche avec Marcel Schwob) dans quelques aphorismes du réputé Karl Krauss (Pro domo et mundo, assez faiblard, vieillot dans le mauvais sens) et dans le Stendhal de Zweig (pour l'instant très bien).


24 septembre 2022.- Passages pluvieux (20°C). Il n'y a rien qui ne me rend plus heureux que la lecture d'un bon livre et comme aujourd'hui j'ai lu le merveilleux Stendhal de Zweig j'ai été heureux toute la journée. Ce n'est pas à proprement parler une biographie comment peuvent l'être les Fouchet, Magellan ou Marie-Antoinette du même Zweig non c'est plutôt une analyse tous azimuts de l’œuvre de l'ami Beyle qui s'appuie sur les soubassements de sa vie pour mieux faire saillir son génie égocentrique héroïque. Rien de plus éblouissant que ces pages où Zweig tournicote aimablement autour du moi stendhalien tout en constatant que la vie de l'ami Beyle est partout, dans son Journal, évidemment, mais aussi dans ses romans qui ne sont que la transmutation de son propre égo, de cet orgueil plein de fine réserve qui ne sera sensible que pour les initiés, ses « être privilégiés » dispersés comme autant de pierres précieuses gisantes au milieu du conglomérat, ses « happy few » (« l’heureux petit nombre » de Larbaud), dotés d'organes spirituels et nerfs plus subtils qui le comprennent par instinct de cœur.

Stendhal ne se donne à rien ni à personne, il ne laisse que des traces, des écrits parfois, qui ne seront compris que quarante ans après sa mort (il ne vendra que dix exemplaires de De l'amour), des traces où il ne fait que se raconter et le plus souvent à lui-même, des traces qui ne sont qu'au service exclusif de son moi, des traces qui sont l’œuvre d'un dilettante absolu pour qui l'écriture n'était qu'une infime part et en tous les cas presque rien face aux intermittences du (de son) cœur. Ainsi Stendhal plaçait-il la vie bien au-dessus de l'art d'écrire qui n'était pour lui rien d'autre qu'une amusante fonction de son moi, un tonique contre l'ennui. Zweig porte avec une précision d'équilibriste tout cela à la lumière, les arpents dilettantes de l'ami Beyle, ses aventures réelles et ses rêveries factices qu'il met dans ses romans, le fait que pour lui écrire est avant tout un délassement amusant, qu'il ne faut pas prendre la chose au sérieux et que cela n'a rien de vraiment fatiguant. Évidemment avec un tel état d'esprit certains écrivent des lignes inconséquentes (c'est le cas de celles que vous êtes en train de lire) d'autres sont des génies et Stendhal était un génie.


25 septembre 2022.- Humidité patibulaire (16°C). Toujours avec Zweig qui cette fois-ci s'attaque à Casanova…

Le vrai manuscrit des Mémoires de Casanova n'étant réapparu qu'en 1960 sous le titre Mémoires de ma vie, ce dont parle Zweig n'est qu'une retraduction en français d'une traduction en allemand et non pas du texte original écrit en français (ou plutôt un genre d'italien écrit en français). Il ne juge donc pas le style ou les qualités littéraires intrinsèques de Casanova, mais tout en n’ignorant pas le génie qui transparaît dans ce qui lui est donné à lire, il dépeint plutôt une vie, un caractère, les pulsions et passions d'un être totalement libre, ses aventures extraordinaires, son absolu manque de scrupule et de morale, sa géniale grivoiserie de fripon. Pour Zweig Casanova ne se raconte pas par volonté de faire œuvre ou par rage de la confession, non il se raconte pour l'allégresse et l'insouciance, pour se souvenir de ce qu'il fut et pour ne pas mourir d'ennui dans la bibliothèque du château de Dux où il finit sa vie loin de ses exploits passés. C'est comme Stendhal un dilettante achevé et universel qui ne se pense jamais faire quelque chose à fond, qui répugne au sérieux et se laisse emporter à son ivresse de vivre (ou dans ses Mémoires à son ivresse d'avoir vécu) : « Cœur, poumons, foie, sang, cerveau, muscles et, bien entendu, cordons séminaux, tout cela est développé chez Casanova de la manière la plus forte et la plus normale ; c’est seulement au point psychique où d’habitude les qualités et convictions morales se condensent en cette formation mystérieuse qu’est le caractère, qu’on est surpris de trouver chez Casanova un vide complet, un espace sans air, l’inexistant, le néant. Avec tous les acides et toutes les lessives, les lancettes et les microscopes on ne peut même pas déceler — dans cet organisme par ailleurs absolument sain — un rudiment de la substance appelée conscience, de cette chose spirituelle supérieure au moi qui contrôle et règle le monde des sens. Même sous une forme simplement esquissée, le « système » moral fait complètement défaut dans cette chair ferme et sensuelle. Par là s’explique tout le secret de la légèreté et du génie de Casanova : il n’a, l’heureux homme, que de la sensualité, et pas d’âme. N’étant attaché à personne ni à rien, ne visant aucun objectif et ne se laissant entraver par aucun scrupule, il peut suivre une autre cadence que tous les hommes qui marchent vers un but, sur qui pèse la morale, qui sont attachés à une dignité sociale et chargés de scrupules moraux : de là son élan unique, son incomparable élasticité ! »


26 septembre 2022.- Temps maussade et tout fait conforme avec la saison censée nous occuper (14°C). Malade, estomac en charpie, œsophage brûlant, rien pour moi. Toujours dans les Trois poètes de leur vie de Zweig. Après Stendhal et Casanova, il y est question de Tolstoï et là je sautille un peu moins. C'est certainement une histoire de goût, mais le génie du père Léon me barbe assez, je ne suis jamais parvenu à finir ces deux replets romans romans, ces deux puddings calorifiques que sont Anna Karénine et Guerre et Paix. Et quant au Tolstoï terminal, l'anarchiste chrétien, le vieux barde politique, il m'assomme correctement. Reste à savoir pourquoi Zweig met Stendhal, Casanova et Tolstoï dans le même panier. Sa réponse est simple, pour lui ce sont trois écrivains qui auront échafaudé leurs œuvres respectives sur les sous-bassement de leur propre intimité. Une évidence pour les deux premiers, moins pour le troisième que l'on perçoit surtout comme un global constatant le monde bien plus qu'il ne se constate lui-même. Évidemment, Zweig prouve que cette perception est parfaitement biaisée en expliquant parfaitement que Tolstoï est aussi et surtout un type qui transbahute son intimité dans ses grandes affaires romanesques, un type qui se projette dans ses personnages, ces autres lui-même que sont Nechludoff, Besuchoff, Pierre ou Levine… C'est certainement bien vu et me donne l'envie de regrimper sur les grandes affaires de Tolstoï par de nouvelles voies, une nouvelle approche.


27 septembre 2022.- Nuages, vent aigrelet et humidité sournoise, nous y voilà ! (15°C). La température de mon petit intérieur baissant sensiblement la tentation de le rendre un petit peu plus tiède en mettant quelques chauffages en route est grande. Je ne suis pas sans savoir pertinemment que ce faisant le risque est grand de me voir embastillé par les brigades du climat, mais si la température venait à descendre sous les dix-huit degrés dans ma cuisine sachez que je prendrais cette terrible initiative. Non que je sois courageux et bravache envers la doxa dominante et les sirènes de l'air du temps, non tout simplement parce que je ne voudrais pas avoir froid aux pieds plus que de raison. Que voulez-vous, il y a des priorités dans l'existence. (Du côté des livres.) Zweig raconte parfaitement la fin de Tolstoï et c’est parfaitement émouvant. Cependant, cela ne m’a pas donné plus que ça l’envie de plonger dans l’univers du père Léon. Je pense être définitivement rétif devant sa volonté de faire des choses réelles et palpables ; allergique à sa volonté de vouloir jouer sur la grande marche du monde, très enquiquiné par ses engagements pré révolutionnaires qui quoiqu'on puisse en dire auront été les innocentes prémisses du pire, que de lourdeur dans tout ça… Ce n'est pas que je sois si antitolstoïen que ça, non est fait, je pense, que la vie est très courte pour que l'on s'y ennui avec des livres au potentiel assommant. En parlant d'anti dans son Journal Michel Crépu avoue ne pas trop aimer Gide tout en aimant beaucoup son Voyage au Congo. Moi aussi je n'aime pas trop Gide (chez lui c'est l'amidon qui fait office de lourdeur) et comme Crépu j'aime pourtant beaucoup son Voyage au Congo. Tout est compliqué… non en fait, tout est simple ! Dans ce livre Gide oublie de se contempler lui-même, il met tout son potentiel ailleurs, dans la description de ce qu'il voit. Gageons que s'il n'avait écrit que des livres de voyage il y aurait eu moins d'antigidisme en ce bas monde.


28 septembre 2022.- Pluie saumâtre (17°C). Renard diary. Renard et Schwob dînent chez le très brindezingue Camille Flammarion. Drôle d'aventure. Pour commencer, on leur enlève des assiettes où ils n'ont rien mangé. La sole au vin blanc n'arrive pas jusqu'à eux. Un peu courroucés, ils font des provisions de pain et de pommes vertes. Des gens se battent pour du fromage tandis que le poète Clovis Hugues fait le chien-loup tout en poussant des hurlements. Le chansonnier Xanrof casse des accords stupides au piano. L'éditeur Eugène Fasquelle exécute une danse du ventre. Un acteur, Florent, imitateur à ses heures, est rasé comme une fesse, et cependant, il a trouvé le moyen de se faire une raie. Paul Ginisty le directeur de l'Odéon a les cheveux huileux et sur le front quelque chose que Schwob prend pour une souris et Renard pour un derrière de crapaud. Quant à Georges Courteline, il plastronne et raconte une mauvaise blague où il est question d'une paire de chaussettes sales et de deux ivrognes qui dégueulent des morceaux de rognons. Tout cela est charmant.


30 septembre 2022.- Ciel fluctuant, fraîcheur tenace (13°C). Lever 5h45, labeur (toujours patibulaire), sieste (douce et nécessaire), allocution de Vladimir Poutine qui déclare à peu de choses près la guerre à l'Univers tout entier (je soupire).

(Lectures.) Picoré tous azimuts, dans les Cahiers de Cioran (qui voit les nuages frôler son cerveau), dans les aphorismes de Karl Krauss (bâillements, je passe à côté), dans ceux de Kafka (Réflexions sur le péché, la souffrance, l'espérance et le vrai chemin. Je ne passe pas à côté) : « Le vrai chemin passe par-dessus une corde qui n'est pas tendue en hauteur, mais presque au ras du sol. Elle semble plus faite pour faire trébucher que pour être franchie ». Fini par quelques pages du Journal de Michel Crépu (Soljenitsyne est-il plus ou moins périmé ?) et une belle chronique de Vialatte consacrée aux Carnets de Buzatti (Buzatti qui rappelle toujours Kafka et pourtant, parait-il, il ne l'a jamais lu) : . « … C'est ce qui distingue un écrivain d'un homme de lettres ; un artiste d'un fabricant. Coupez les mains à un vrai peintre, il prend le pinceau avec ses pieds. Coupez ses pieds, il peint avec ses dents. »


1er octobre 2022.- Pluie frisquette, grande appétence automnale (13°C). (Crise énergétique.) Sans chauffage la température de mon petit indoor rejoint à pas de loup celle du vaste outdoor. J'ai donc les pieds transis et il me faut user de savants subterfuges pour me réchauffer ne serais ce qu'un petit peu. Ainsi, je porte chaussettes et bonnet, je vie et lit sous un plaid, j'improvise une bouillotte arte povera avec une vielle bouteille d'Evian pleine d'eau chaude, tout un tas de stratagèmes… (Lecture.) 33 jours court récit écrit à chaud (et retrouvé comme par miracle en 1992) où Léon Werth raconte l'exode de 1940. C'est sec et précis avec quelque chose de profondément humain qui évite un tant soit peu la mignardise et le surplus littéraire. Il y aussi une sorte d'humour gris — cet humour gris que l'on peut parfois rencontrer chez quelqu'un comme Henri Calet — qui n'est jamais tenté par la caricature et le ton goguenard. Beau livre : « Sur la route, précédés et suivis d’un petit détachement de soldats allemands, passent deux tirailleurs sénégalais prisonniers. On dirait deux beaux princes noirs qu’escortent leurs lourds esclaves blancs ». Du même Léon Werth on me recommande la lecture de Déposition son Journal d’occupation, l’autopsie de juin 40, ou presque. J’envisage tout cela très bien.


2 octobre 2022.- Belles ensoleillées, douceur amniotique fluant sur les êtres, la végétation, l'essence des choses (23°C). J'ai trouvé dans mon petit jardin un coin de soleil minuscule que j'ignorais jusqu'à présent. J'y ai posé ma chaise et j'ai lu pendant plus de deux heures sans pull-over ni chandail. En somme, une sorte de miracle. (J'ai tout de même gardé mes chaussettes, il vaut savoir ne pas prendre trop de risques.) Qu'ai-je lu ? Tout d'abord, j'ai fini la petite affaire de Léon Werth, il ne me restait qu'une dizaine de pages à boulotter et elles étaient très bien, du même tonneau empathique que celles que j'avais pu lire hier. Ensuite je suis retourné dans le Journal de Michel Crépu que je compte bien terminer d'ici demain après-midi. Point d'appogiature, guère de surplus littéraire, non plutôt une force simple, un style qui se contente du minimum pour ne pas dire un style qui ne se prive pas de rester télégraphiste. La colline diaristique de Crépu est avant tout là pour donner des envies de lecture (la partie analyse ma moins convaincue), l'envie de lire ou relire Linda Lé, Soljenitsyne ou même Annie Ernaux, l'envie de lire Jean de Pange, Mihail Sebastian et Gitta Sereny. Donner des envies ce n'est pas rien, c'est un beau contrat.

Du côté de l'outdoor, plus matinalement, tour chez les bouquinistes. Pêche mince, mais de qualité. Ramené le troisième Tome du Journal de Bernard Delvaille et le Voyage sentimental de François Fejtö. Le tout pour moins de dix euros, une aubaine.


To be continued

lundi 10 avril 2023

Psychogeographie indoor (126)

 


« Il faut feuilleter les mauvais livres, éplucher les bons. » (Jules Renard)


25 août 2022.- Orage tardif (34°C). Quand j'ouvre les yeux tout s'élève un peu, quand je les ferme c'est moi qui m'élève. Alors, je préfère les garder fermés, mes yeux. Ainsi je vol presque. La matière aérienne n'est plus enténébrée, la lumière s'allonge en minces filets et ma légèreté n'est jamais agrippée par un quelconque principe de réalité, puisque les yeux fermés, la réalité n'existe pas. Alors, je rêve, je suis droit, dressé, debout, vertical, je n'ai plus besoin des forces de la terre. Je ne suis pas matière, je suis une force simple, un arbre déraciné prêt à l'envol.

Nouvelles acquisitions : Un monde à part - Gustaw Herling, Estampillé Moscou - Sigismund Krzyzanowski.

26 août 2022.- Nuages et tiédeur tropicale (28°C). Estourbi par le labeur je ne suis plus qu'un vague sac de chair peuplé d'os et de stimuli nociceptifs. L'entrain est donc modéré et même les Cahiers de l'ami Cioran ne sont pas parvenus à me fournir un apaisement ne serait-ce que demi-antalgique. Il faut dire que le bougre s'évertue à n'écrire que des choses qui font mal tout en remuant des plaies. Des choses qui suscitent même des plaies ! Pour lui un livre doit constituer un danger. En a le droit de ne pas tout à fait tamponner cet avis pour le moins définitif, ce désarroi qui se veut fécond, surtout lorsque la douleur vous saisie un peu partout avec ses grandes pattes frémissantes.

27 août 2022.- Temps nuageux tout juste piqué par quelques éclaircies (28°C). « Fargue m’avait donné une photographie manquée, sur laquelle deux vues différentes se mêlaient. Levet debout au bord d’un trottoir, à Paris ; et Levet assit sur le plancher de la chambre de sa mère, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère assise, et la regardant (la position dans laquelle il est mort). J’avais noté la ressemblance de la mère et du fils.» (Valery Larbaud, Journal).

Je lis l'Express de Bénarès de Frédéric Vitoux. Étant d'une nature nostalgique comme le consul de La Plata tout en étant plus levétien qu'une lorgnette pointée sur les Îles Laquedives, je suis ravi par cet ouvrage qui apporte un peu plus de lumière sur l'astre mort Henry Jean-Marie Levet. Vitoux raconte sa découverte et son émerveillement devant les Cartes postales, puis il se pose quelques questions : qui est Levet ? Un vice-consul momifié, un gentil garçon apprenti journaliste, un dandy sans âge perdu dans ses pensées, un zigoto à casquette assis sur un tabouret de bar ? Certainement tout ça, mais peut-être bien autre chose aussi. Un poète au devenir très conséquent, tué dan l’œuf par la maladie, et encore plus par une famille qui brûlera l'essentiel de ses écrits ? Pour avoir de plus amples réponses à ses propres questions, Vitoux se rend à Montbrison, la ville de naissance de Levet. Il y retrouve la grande maison de la famille Levet transformée en succursale bancaire. Quant au tombeau de la même famille, il n'est plus que brisures et ruines et semble appelé à une disparition prochaine. Personne ne semble connaître Levet. Tout cela est un peu triste, mais c'est ainsi. (Des événements extra lectoraux venant d'attraper mon inspiration en plein vol, je ne poursuis pas mon compte rendu.)

28 août 2022.- Moiteur pernicieuse (29°C). Matin : deux chapitres de Vitoux qui pointait les côtés croquignoles et éphèbophiles de l'ami Levet. Après midi : long barbecue familial. Un peu trop forcé sur le vin. Je suis fluctuant.

29 août 2022.- Soleil voilé (30°C). Fini et très aimé l'Express de Bénarès. Vitoux ne part de presque rien — quelques courts échos chez Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, d'autres plus larges chez Francis Jourdain — pour échafauder son tombeau, son affaire mémorielle, mais au fil des pages la figure de Levet devient moins indistincte, plus précise et nette. Du vice-consul médaillé en costume d'apparat (la seule photographie connue de Levet avec celle que j'évoquais avant-hier), on passe au Dandy détaché, une sorte d'autre Valentin le Désossé qui hantait les cabarets de Montmartre, puis comme tout est cyclique on revient au vice-consul un peu guindé. Il y a le Levet poète impécunieux perdu dans une vie de Patachon, le noctambule aux tenues extravagantes qui zigzaguait entre le Rat mort de la Place Pigalle et le Cyrano de la Place Blanche, un drôle de loustic qui n'écrira que quelques notules à tendances un poil humoristiques, puis il y a le Levet malade et rempli de désirs d'ailleurs, d'exotisme et d'aventures, le Levet des cartes postales et des costumes de vice-consul, le Levet qui se voit mourir et qui ne pense pas une seule seconde laisser derrière lui une quelconque trace de son passage sur terre. Comme il se trompait ce Levet-là, car ses Cartes postales, ces dix courtes merveilles, auront une influence considérable sur des gens aussi divers que Valery Larbaud, Blaise Cendrars, Saint-John Perse ou Louis Brauquier.

(Dans le livre de Vitoux il y a aussi un très beau portrait du Montmartre de la charnière 19°/20° siècle, une époque qui il faut bien le dire était épatante [Ce n'est pas le cas de toutes les époques, la notre est nulle par exemple]. Il y a aussi quelques arpents autobiographiques assez émouvants).

30 août 2022.- J'attends la pluie (29°C). N'ayant qu'un jour de libre avant de reprendre le saumâtre chemin du labeur aujourd'hui je n'ai pas pris l'initiative d'entamer un nouveau livre. Ainsi, je me suis contenté de picorer dans un désordre tout à fait aléatoire. (Y a-t-il des désordres non aléatoires ?) J'ai picoré dans le Journal de Jules Renard (qui dînait chez Alphonse Daudet), j'ai aussi picoré dans le numéro de la NRF paru à l'occasion de la mort de Valery Larbaud (N.º57, hommage à Valery Larbaud, septembre 1957), où par une drôle de capillarité j'ai retrouvé Francis Jourdain le grand ami de Levet. Au milieu des Cocteau, Supervielle, Saint John Perse, Jean Follain et autres Marcel Arland, sa contribution n'est pas la pire. Elle est même très émouvante. Il rappelle la candeur de Larbaud, son intelligence non altérée par sa pureté de cœur, sa modestie et sa façon d'être compliqué sans aucune affectation. Et puis il y a les livres, surtout les livres… Non repus, j'ai poursuivis, mes lectures fragmentées en picorant dans Cigogne et porc-épic un petit recueil de « dramolets » extrait des microgrammes de Robert Walser. Évidemment, c'est léger, charmant parfois un peu sombre, le porc-épic est mignon tandis que la cigogne pleure et on sent très bien où Walser se voit venir : « Je vais aller m’asseoir sur le banc de pierre de cette ancienne demeure. Il n’y a personne ici à qui je puisse dire combien je suis fatigué. Je suis poète : mon métier consiste à serrer des sentiments dans de pauvres alignements de syllabes qu’on appelle des vers. Mes vers, à en croire le haussement d’épaule et le regard glacial de ceux qui les lisent, sont assez mauvais, mais je ne m’en lamente pas du tout. On ne peut rien y changer. Ce ne sont pas mes jérémiades, si poignantes soient-elles, qui feront de moi un meilleur artiste. Je me fais violence et je continue d’écrire. Beaucoup de poètes agissent ainsi ; une quantité de motifs, certains parfaitement ignobles, le leur commandent. Seul l’ennui, peut-être, me pousse à écrire sur certains sujets qui, lorsqu’ils me regardent à travers les mots, me pénètrent de tristesse ou d’autre chose, de beaucoup plus grave. Le monde passe avec indifférence, se moque de demi-talents comme je semble en être un. Il accueille ce qu’il devrait repousser avec énergie. Il me considère toutefois, bien que je ne le sois qu’insuffisamment hélas, comme un fou ; sans oser me l’avouer en face. Cela vient à mes oreilles par-derrière, de biais, ou comme un chuchotement d’en haut. Le monde me le laisse deviner. Ah, si j’avais un métier qui me permît de gagner mon pain plus honnêtement que ce demi-métier dans lequel je suis enfoncé aux trois quarts. » Quant à la vision de sa propre fin, il se trompe peut être un peu, quoique ? « Au moment de me dissoudre, je pousserai un cri. Qu’il résonne, terrible, par les millions de vallées, par les millions de montagnes ! La nuit pleurera. La terre roulera plus furieuse, et les hommes sentiront que les poètes ne meurent pas seuls. »

31 août 2022.- Ciel à moitié nuageux (27°C). Labeur, douleurs, le train-train.

Reçu mon livre que j'ai feuilleté au petit bonheur. Résultat c'est encore la foire aux coquillettes (je l'avais pourtant relu deux fois, c'est désespérant). Comme je suis certainement un peu masochiste, j'ai déjà commencé la fabrication d'un autre livre — un spicilège rassemblant quelques-unes de mes fines appréciations musicales — le ton y sera assurément plus joyeux. Tout étant dans tout je finirai pas ces quelques mots pêchés par hasard dans les Cahiers de Ciroan, un hasard tout à fait concomitant : « Il m’est impossible de préciser mon sentiment à l’égard de mes livres. Ils sont miens et pourtant… Je suis obligé d’y penser et de les juger, puisqu’on m’en parle ; mais combien plus libre, plus moi-même ne serais-je pas s’ils n’existaient point, et que le temps employé à les écrire, je l’eusse consacré à me détacher joyeusement du monde et de moi-même ! »

1er septembre 2022.- Ciel changeant (25°C). Et voilà les mois en bre, et avec eux le retour du voisinage, du bruit et des conditions lectorales altérées. Rien de vraiment réjouissant.

Oh, the days dwindle down to a precious few September, November And these few precious days I’ll spend with you These precious days I’ll spend with you.

3 septembre 2022.- Temps typique des étés finissants. Un reste de chaleur, une pluie imminente et quelque chose d'adipeux flotte dans l'air (28°C). J'entame Lecture de Michel Crépu. C'est un faux vrai Journal Littéraire charpenté à partir des papiers que Crépu avait donné à La Revue des Deux Mondes entre 2002 et 2009. J'écris faux vrai, car dans la préface Crépu signal que pour lui l'espace d'une revue n'étant pas le même que celui d'un livre. Il a donc monté sa petite affaire en coupant ici ou en approfondissant ailleurs, cherchant des angles, des reflets, une vie propre dégagée de l'éphémère et du périodique (la revue passe la revue un livre c'est autre chose). C'est un point de vu que je ne partage pas vraiment, pour moi un Journal se doit d'être fidèle au morne agrégat du quotidien. Il faut certes se relire un peu, mais il faut quasiment tout garder, les copeaux et les faiblesses, les passages encombrants. Il faut tout garder, car au milieu de tout ça, un tout ça parfois gênant, les perles et autres moments de grâce n'en sont plus que visibles.

Autres acquisitions : James Lee Burke - Cadillac Jukebox, Gustaw Herling - Un monde à part, Pierre Bergounioux - Carnet de notes.

4 septembre 2022.- Beau temps, tiédeur raisonnable (29°C). Hier soir vie sociale largement alcoolisée. Ce matin je lis Cadillac Jukebox de James Lee Burke. C'est le neuvième roman mettant en scène le très bourru et récurrent Dave Robicheaux et je dois dire qu'au bout de deux petites heures de lecture je suis assez déçu (et pas qu'en bien). Effets délétères de l'alcool ingurgité hier soir ? Lassitude lectorale ? J’ai trouvé les pages que j'ai lus assez vaporeuses et frôlant le dispensable avec l'impression de lire une sorte de caricature de James Lee Burke. Tous les éléments sont là — le bayou, la nature hostile ou cajoleuse, la junk food et la touffeur de La Nouvelle-Orléans, des rednecks et des noirs asservis, un riche blanc manipulateur —, mais ça ne prend pas, rien ne s'imbrique vraiment et l'impression de lire une sorte de Pork Salad insipide domine. Je suis certainement très injuste — ma propre physiologie envapée biaise certainement mon jugement — reste que ce volume me semble une sorte de rabâchage sans vraie inspiration. J'imagine (j'espère) que Burke sera renouveler sa série Robicheaux par la suite.

Sur le front de mes activités éditoriales, rien de vraiment tonitruant. J'ai vendu deux de mes livres ce qui m'aura rapporté une dizaine d'euros. Le pécule est fort modeste, mais il est là.

5 septembre 2022.- Vent tiède, humidité latente, quelque chose de tropical flotte dans l'air (31°C). Trouvé une certaine coalescence avec le roman de James Lee Burke. Ce n'est toujours pas foudroyant, mais l'intrigue prend enfin forme (ou est-ce mon intérêt qui se fait plus saillant ?). D'autre part, loin du bayou, je relis toujours le Journal de Jules Renard. Le 11 mars 1891, il rend une visite à Marcel Schowb chez lequel il ne voit que des livres anglais ou allemands, des brochures de justiciers et un certain goût pour la criminalité.

6 septembre 2022.- Nuages, on annonce des orages (25°C). Fini le Robicheaux de Burke. Intrigue embrouillée, style emphatique, cependant je n'aurais pas vraiment perdu deux jours à lire tout ça, car j'en garde étonnement comme une pointe de satisfaction couarde. Lecture de Michel Crépu. Très bien. Le but d'un Journal littéraire étant avant toute autre chose de donner des envies chez le lecteur, ici le contrat est rempli. Crépu nous (me) donne l'envie de lire ou relire Chateaubriand, Henri de Régnier, Varlam Chalamov, Fleur Jaeggy, Balzac, Marcelle Sauvageot… il nous (me) donne même l'envie de lire Anatole France, c'est vous dire…

Sinon toujours dans le Journal de Renard. Le 20 mars 1891 visite de Marcel Schowb qui reste jusqu'à deux heures du matin : « il m'a semblé qu'avec ses doigts fins il prenait ma cervelle », et puis ceci : « C'est mauvais, cette habitude que nous avons de refouler les larmes quand il faudrait les laisser couler. Des fois, elles remontent sans que nous sachions pourquoi, et nous nous trompons : nous pleurons à côté. » Nouvelles acquisitions, deux volumes chez POL : La traversée de Bondoufle - Jean Rolin, V13 - Emmanuel Carrère.

7 septembre 2022.- Temps orageux en fin de journée (26°C). Grosse fatigue (le labeur), inspiration frôlant l'adynamique. Dans le Figaro (fameux journal de droite), beau papier de Michel Houellebecq qui constate le besoin de fiction chez l’homme : « La raison fondamentale de la littérature romanesque c'est que l'homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué beaucoup trop riche pour l'existence qu'il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n'est pas seulement un plaisir : c'est un besoin. »

8 septembre 2022.- Ciel maussade (24°C). La reine est morte.

9 septembre 2022.- Ciel couvert dans un genre assez été agonisant (24°C). Labeur. Sieste. Un peu du Journal de Crépu qui dit du bien et du mal du Journal Inutile du vieux Morand. Du bien parce que les phrases de Morand sont souvent délicieuses, du mal parce que Morand est loin d'être délicieux.(Je pense globalement la même chose.)

Pour le reste, la reine est toujours morte.

10 septembre 2022.- Temps gris et frais, les tiédeurs semblent derrière nous (22°C). Dans son Journal littéraire, Michel Crépu ne sait pas quoi lire. Il regarde ses livres, les uns après les autres sans pouvoir fixer son envie sur l'un des nombreux volumes de sa bibliothèque. C'est ainsi — l'abondance, un trop grand choix — engendre parfois une sorte de torpeur de l'envie qui pourrait presque virer au problématique. Cette torpeur de l'envie — cet infarctus de l'appétence chez le boulimique de lecture — j'ai bien failli l'éprouver ce matin au moment de choisir un nouveau volume bien à même de remplir ma journée. Rassurez-vous mon court vertige face à l'abondance (ma bibliothèque est bien fournie, il me faudrait plus d'une vie pour la lire), n'aura duré qu'un court instant puisque sans tâtonner vraiment mon choix s'est vite orienté vers le nouvel opus à tendance psychogéographique de l'ami Jean Rolin. J'aime beaucoup Rolin (cela va commencer à se savoir) et je dois dire qu'à nouveau il ne me déçoit pas. Dans cette Traversée de Bondoufle (qui est peut une suite circulaire au plus rectiligne Pont de Bezons), il fait le tour de Paris en cheminent par ses limites et cette frange incertaine où se frôlent le périurbain et le pré-campagnard, entre EPHAD et centres équestres, plateformes logistiques et terrains de golf, décharges sauvages et installations militaires, petits aérodromes et grands aéroports, camps roms et zones pavillonnaires. En dehors de la psychogéographie et de ses côtés littérature Google maps (c'est un compliment), le livre de Rolin fait aussi un éloge des friches, du déglingué et du valétudinaire. Il n'oublie pas les paysages (ceux de Van Gogh), les bestioles (les oiseaux, les chiens et les lapins) et même s'il ne rencontre finalement que très peu d'êtres humains lors de son périple il les croise toujours avec un humour et une humanité que l'on pouvait trouver chez un type comme Henri Calet. En définitive, bon livre (as usual).

11 septembre 2022.- Beau temps plus printanier qu'automnal (24°C) (Matin) Fini le livre de Jean Rolin qui aura toujours pour lui une belle propension à traquer le merveilleux là où il se trouve, à Ormuz, Peleliu, Savannah, Gonnesses, Bondoufle ou Lisses… Devant un super tanker, sur le front de mer de Dar es Salam, dans les traces de Flannery O'Connor à Savannah, où ici le long d'un chemin vicinal longeant Disneyland Paris. Amour de la nature là où elle peut bien pousser, des bestioles là où elles peuvent bien vivre, des hommes aussi. Génie de la topographie, des noms de villes, de lieux qui chantent et sifflent (à ce sujet relire Nom de pays : le nom de Proust). (Après midi) Conditions lectorales quasi impossibles. À droite à moins d'un mètre cinquante de mon entité corporelle une voisine s'escrimant avec un râteau pendant plus de trois heures consécutives. (Dans quel but sournois ? Arracher trois mauvaises herbes, une par heure ?) Au-dessus de cette même entité corporelle (toujours la mienne) de son système auditif de son périlymphe de la cochlée et de ses cellules sensorielles ciliées, l'enceinte connectée de ma cow-girl déjà ici largement évoquée émettant une tintamarresque tracklist pas trop country and western (de la chanson française un peu glutineuse, fort heureusement pas de Rap.) Devant tant d'embarras, j'ai donc été contraint d'aborder le V13 d'Emmanuel Carrère avec deux boules Quies que j'ai adroitement enfilées dans chacune de mes oreilles. C'est un livre dont je me demande si j'ai bien fait de commencer la lecture tant il semble tout avoir pour faucher mon potentiel sautillant en plein vol. Carrère envoyé spécial pour l'Obs raconte par le détail les procès des trop fameux attentats du 13 novembre 2015 et après une quarantaine de pages dodelinant entre horreur absolue et humanité bravache j'éprouve de larges et notables pincements au cœur et à l'estomac, un goût de cendre me tourne dans la bouche et j'ai déjà versé trois ou quatre incontestables larmes. J'ai l'air malin avec ma voisine et son râteau, mes oreilles bouchées et mes yeux rougis. On est toujours trahi pas sa propre physiologie.

12 septembre 2022.- Subreptice retour de tiédeur qui serait causé par les restes d'un ouragan lointain. On parle de plume de chaleur, c'est très joli (32°C). (Matin) Visite médicale, rien de grave, je vais survivre. (Après-midi) Conditions lectorales toujours déplorables. Dans une étonnante inversion polarité cette fois-ci c'est ma voisine de gauche qui écoutait de la musique sur une enceinte nomade (du flamenco !) tandis que ma voisine du dessus, la trop fameuse cow-girl, tentait de faire le plus de bruit possible avec une somme d'ustensiles assez hétéroclites (perceuse, aspirateur, meubles déplacés, portes claquées). Néanmoins grâce aux établissements Quiès je suis toujours plongé dans le V13 de Carrère. Très bon livre, vraiment. Très bon livre parce que Carrère est diablement informé, très bon livre, car s'il est bien évidemment du côté des victimes, il tente aussi de comprendre un peu les coupables. Ses adolescents mal dans leur peau, ces idéalistes et ces « guignols » qui virent aux fous furieux. Très bon livre parce que Carrère ne se met pas trop en avant et ne nous assomme pas avec son égo (ce qui est parfois son défaut).

Pour en revenir aux Boules Quiès, il faut savoir que Marcel Proust fut l'un des premiers utilisateurs de ces petites protections auditives en cire. Il les mentionne plusieurs fois dans sa correspondance, le 6 septembre 1920 : « ayant mis des boules pour ne pas entendre mes voisins et essayer de dormir, je n’ai pu les retirer complètement et cela me fait très mal », le 9 septembre 1920 : « J’ai eu un commencement d’otite par suite du bouchage d’oreilles par ces boules que je mets pour dormir et qui sont très difficiles à retirer », le 18 septembre 1920 : « Mes boules Quiès comme tu l’avais prévu se sont incomplètement retirées de mes oreilles ».

13 septembre 2022.- Temps maussade et tiède (32°C). (Matin) Godard est mort et moi-même je ne mes sens pas très bien. Je l'aimais quand il marchait sur ses mains, je l'aimais vieux et chevrotant avec l'assurance du margoulin de haut vol, même dans la connerie suisse pro chinoise aussi je crois que je l'aimais tout de même un peu. En fait, je l'aimais depuis mes 15 ou 16 ans, pas loin de quarante ans où il fut très important, ouvrant portes, fenêtres et écoutilles pour moi. Truffaut est mort, Chabrol est mort, Rohmer est mort et il est mort lui aussi et me voilà perdu dans un siècle que je ne comprends pas, un siècle où l'on ne lève plus les yeux vers le ciel et les écrans, un siècle où on baisse les yeux vers le virtuel. Nous ne regarderons bientôt plus que nos pieds. (Après-midi) La fin de V13 est un peu languissante. On sent que Carrère tire un peu à la ligne, qu'il a fait le tour de son sujet et qu'il voudrait peut-être se mettre un peu plus en scène pour faire le compte. Il ne le fait pas et connaissant son égo c'est tout à son honneur. (Mes courtes réserves ne sont rien, le livre de Carrère est dans son ensemble épatant. Les dossiers et le factuel, le récit des attentats, le portrait des divers protagonistes — parties civiles, avocats, juges, victimes, bourreaux — tout cela est saisi avec une humanité jamais pelucheuse, une humanité non dupe.)

14 septembre 2022.- Orages (24°C). Lever 5H00, labeur, rien lu, Godard est toujours mort.

15 septembre 2022.- Temps à demi orageux (26°C). Labeur, exaspération globale, incapable de lire plus de trois lignes, tout me tombe des yeux. Cependant, cette ligne de Cioran aura fait ma journée : « 29 septembre Enfin je respire : le mauvais temps. »


To be continued.


lundi 6 mars 2023

Psychogeographie indoor (125)



« Le nez ?… Ma foi, la lecture, après tout, ce n’est qu’un va-et-vient du nez, qui chemine de gauche à droite et vole de droite à gauche… L’auteur mène ce nez, qui ne suit pas toujours... » (Paul Valéry)


2 août 2022.- La chaleur ne démord pas (33°C). Je dormais, je flotte, je me réveille à peine. Encore quelques pages du Journal de Renard. Retenté les Inscriptions de Scutenaire. Quatre pages auront suffi, je n'aime pas ça, je trouve même ça très mauvais. Je me trompe certainement. Peut-être une autre fois ? Relu La Félure de Fitzgerald. Pas le recueil, non simplement le court texte du même nom. Il est très bien, mais finalement il vaut surtout quelque chose pour sa fameuse première phrase : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition.», qui est magnifique, il faut le répéter. Fitzgerald aurait pu se contenter de cette phrase, c'est certainement ce qu'il fait, inconsciemment, ou pas.

3 août 2022.- La température ne descend pas (37°C). Chaleur et labeur, couple infernal. Humeur légumineuse, je n'y suis pas. Court retour chez Cioran et Renard. Les Cahiers du premier, le Journal du second. En l'occurrence, drôle d'écho entre les deux : « Le cri est ce qui s'accorde le mieux avec ma nature, mais j'ai perdu l'habitude de crier. Aux antipodes du lyrisme. Mes seules accointances avec la poésie sont dues à mon désir de pleurer, pourtant lui-même assez rare et de moins en moins exaltant » (Cioran) « La honte de pleurer qui donne l'effronterie de rire. » (Renard).

4 août 2022.- La température montera-t-elle jusqu'à l'ébullition ? (38°C). Trop chaud. Léthargie sur canapé.

5 août 2022.- Des nuages, en espérant la pluie (34°C). Humeur massacrante. Comme par capillarité dans les Cahiers de l'animal Cioran ceci : « Tout m’ennuie, sauf quand il s’agit de détruire ce monde . »

6 août 2022.- Il a plu hier soir, mais la fraîcheur apportée n'aura pas duré longtemps, la température remonte déjà (31°C). Affres de l'existence, ce midi je comptais boire un modeste Médoc, un cru bourgeois millésimé 1996. Je ne sais pas si c'est une bonne année, en tous les cas le bouchon n'aura pas tenu face au morne agrégat des ans. Il s'est instantanément décomposé devant les premiers assauts de mon ouvre-bouteille et j'ai un instant cru frôler le pire, c'est-à-dire avoir à faire à une piquette acide, une sorte de vinaigre arrosé de liège. Je ne me suis pas résigné pour autant, humant d’une narine méfiante le goulot tout juste libéré de son bouchon déficient je constaté que les arômes qui s'en échappaient n'étaient pas si désagréable que ça, alors j'ai pris mon courage à deux mains et décidé de filtrer le contenu de ma vieille bouteille tout en me disant que de toutes les façons, qui ne tente rien n'a rien. Bien m'en a pris puisque ce que j'ai tiré de mes manipulations post viticoles c'est avéré tout à fait comestible et presque pas bouchonné du tout. Ainsi va la vie… En parlant de vie, c'est tout autre chose, il faut savoir que celle Marie de Heredia fut loin d'être bouchonnée. Je crois me souvenir avoir déjà parlé ici de cette croquignolette, mais je vais tout de même rabâcher ma petite histoire afin de mieux planter mon tire-bouchon. Marie de Heredia était l'une des filles du grand poète parnassien José-Maria de Heredia, un type un peu cubain sur les bords et grand maître du sonnet, elle était aussi la femme du très monoclé Henri de Regnier qu'elle épousa à l'insu de son plein gré à l'âge de 20 ans. Ce dernier était fou d'elle, mais elle le trompait avec un peu tout le monde : Edmond Jaloux, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot — soit le Club des longues moustaches tout entier —, elle le trompait aussi avec Jean de Tinan, Henri Bernstein, Gabriele D’ Annunzio et elle le trompait même avec la très délurée Georgie Raoul-Duval. On avouera que cela fait beaucoup de monde. Bon elle le trompait surtout avec Pierre Louÿs, son amant de cœur, un grand ami de la famille, qui lui donnera un fils, Pierre que bon prince Henri de Régnier reconnaîtra comme le sien. Tout étant dans tout aujourd'hui après avoir bu un bon quart de mon vieux Médoc, j'ai entamé Les Chroniques d'un Patachon un ouvrage non de Marie de Heredia — qui écrivait sous le pseudonyme de Gérard d'Houville — mais de Pierre son fameux fils illégitime évoqué plus haut. Ce Pierre de Régnier qui fera suer son vrai-faux père plus qu’à son tour et que l'on surnommera Tigre sous les falbalas des années folles. Le livre compile un choix de Chroniques données à l'hebdomadaire Gringoire entre 1930 et 1935 et il est très bien édité par Jean-Cristophe Napias. Les chats ne faisant pas des chiens Pierre de Régnier était comme ses vrais progéniteurs un drôle de croquignolet, un noctambule invétéré, un adepte forcené de tous les alcools imaginables. Dans ses chroniques, qui sont autant de jolis papiers, il raconte ses soirées et ses nuits, ses réveils tardifs, sa passion pour le jeu et les courses hippiques. Il rencontre Josephine Baker, Maurice Chevalier, Édith Piaf, Michel Simon, Mistinguett, Mayol… Il est le grand ami de Roland Toutain (l'André Jurieux de La Règle du Jeu). Je n'ai pour l'instant lu qu'une petite soixante de pages que j'ai trouvées très cocasses et pleines d'un humour gris-bleu ; un humour de petit matin. Tout cela me semble très bien et pas bouchonné du tout.

7 août 2022.- La chaleur est toujours là, mais elle est un peu atténuée par un léger vent de nord-est (34°C). Pierre de Régnier ne parle pas que de ses sorties nocturnes et de sa vie de Patachon. C'est rassurant, car on évite ainsi une sorte de primo Simon Liberati avec du vomi séché au coin des lèvres. Non Tigre, appelons-le ainsi puisque c'est son surnom, excède largement le noctambule qui écrit, c'est un excellent chroniqueur qui certes évoque quelques nuits un peu fofolles, mais qui ne se limite pas à celles-ci. Il écrit aussi bien sur le Music-hall le théâtre ou le cinéma, il écrit même très bien sur le sport, sur la Coupe Davis et les Mousquetaires, sur le football ou la boxe. Ses papiers partent certainement toujours d'un point de vue un peu mondain, mais il le dépasse bien vite grâce à un style parfaitement léger et un humour qui n'est jamais du second degré, mais plutôt une demi-ironie qui laisse passer quelque chose de tendre. Tigre est de surcroît un très bon portraitiste (Mayol, Mistinguett, Mayol, Joséphine Baker, Nijinski, Serge Lifar). Pour vous donner une idée de son style, voilà un court extrait totalement aérien : « Adolescent surnaturel et asiatique, aux yeux verticaux comme ceux des chats, dans un visage mongol à la sculpture déjà cubique, Nijinski, par ses gestes d’une grâce plus gracieuse que celle des femmes, et par le seul ressort de ses cuisses prodigieuses, bondissait dans l’espace à des hauteurs incroyables et ne retombait pas tout de suite ; il restait suspendu en l’air, au gré plaintif et prolongé du rythme de la valse et se posait quand il voulait, au ralenti, plus silencieux qu’une balle, à la fois chat et oiseau ; de temps en temps, par le jeu de ses bonds successifs, il ne semblait pas s’envoler ainsi que l’indiquaient ses bras qui s’envolaient lentement, mais il donnait absolument l’impression de vivre perpétuellement dans les airs, ignorant les lois de la pesanteur, et de condescendre à toucher terre de temps en temps, pour avoir l’air de danser. »

8 août 2022.- La température baisse un peu, tout est donc possible ? (30°C). Les conditions lectorales n'auront jamais été aussi bonnes qu'en ce début août. Aucun bruit parasite, des environs immédiats semblant débarrassés de toute présence humaine. S'il n'y avait pas cette chaleur persistante qui me m'empêche de me propulser totalement vers mon petit extérieur — qui est bien torride — ce pourrait être presque le bonheur. Bon j'ai tout de même trouvé un minuscule coin d'ombre pour continuer la lecture des Chroniques de Pierre de Régnier. Elles sont décidément très bien et pleines de fraîcheur. La fraîcheur qui me manque au moment où j'écris ces lignes. Tigre fait la nouba, picole au Fouquet’s et au Ciro’s, se rend à quelques premières qui lui permettent d’admirer Fernandel, Arletty ou Michel Simon, in vivo. Au Vel’ d'Hiv, ce sont les Six Jours et Pelissier y fait des siennes. Au Parc des Princes, il assiste à un match de Rugby opposant la France à l’Allemagne. C'est la preuve que les Allemands ont un jour joué à ce jeu-là (ce dont on aurait pu douter à juste raison). Le 6 février 1934, c’est le fameux soulèvement dont tout le monde se souvient. Notre bambocheur constate et se tient à l’écart. Il faut toujours se tenir à l’écart de ce genre de choses.

Demain, reprise du labeur, perspective qui m’accable au plus haut point.


9 août 2022.- Chaleur persistante (33°C). Labeur. Une ligne du Journal de Renard, Rien de plus.

10 août 2022.- L'ultra tiédeur est là, posée (34°C). Labeur. Perclus de vives douleurs diverses et variées, j’effectue une légère sieste réparatrice puis j’ouvre à la va-vite Le Monde comme volonté et comme représentation du père Schopenhauer. Comme tout est toujours dans tout et que le hasard fait bien les choses, je tombe sur ces quelques mots qui assemblés entre eux forment des phrases et même une pensée : « toutes nos douleurs viennent de la perte d'une semblable illusion ; et ainsi nos biens et nos maux viennent d'une connaissance incomplète ; voilà pourquoi la douleur et les gémissements sont étrangers au sage, et pourquoi rien ne saurait ébranler son ataraxie. » C’est bien joli, mais je suis dubitatif, quelle est donc cette « connaissance incomplète » dont parle l’ami Arthur ? Et cette « semblable illusion », hein ? Pour tout vous dire, j’ai l’impression qu’il fait partie de ces types qui n’ont jamais soulevé un moellon ou poussé une brouette bien remplie. Quant à l’ataraxie, vaste programme ! (Le travail physique entraîne de vives douleurs diverses et variées, vous devriez l’essayer.)

11 août 2022.- Soleil patibulaire. La météorologie nationale annonce une large dégradation orageuse pour ce Week-end, ne serait-il pas plutôt judicieux de parler d'amélioration orageuse ? (37°C). Cher lecteur hypothétique. Dans la grande série « j'ai testé » aujourd'hui j'ai testé « la crise de colique néphrétique ». Croyez-moi, c'est bien la petite affaire pas follement sympathique décrite ici où là. Pour tout vous dire, je n'avais jamais éprouvé une telle douleur physique et je dois avouer que n'étant pas totalement masochiste je n'ai pas trouvé ça super sautillant du tout. Bon je ne vais pas vous embêter plus que ça avec mes histoires de petits tuyaux bouchés. D'ailleurs, je retourne de ce pas dans la direction de mes WC en espérant pisser mon caillou. Dans ces conditions je n'ai rien lu.

12 août 2022.- La température ne descend pas plus que la pluie ne tombe et voilà que j'éprouve de curieuses envies des envies de mousson et d'Antarctique, comme si les deux étaient possibles tout à la fois (36°C). Du côté de mon propre intérieur, je vais un peu mieux. À l'aide de quelques pharmacopées, je suis parvenu à pisser mon caillou. Pour le peu que j'ai pu en entrapercevoir avant qu'il ne se noie dans les abîmes de mes WC le bougre ressemblait plus à une pauvre petite mine de critérium qu'aux beaux minéraux célébrés par Francis Ponge ou Roger Caillois. Ce fut une courte déception, pas le moindre plouf, aucune possibilité de ricochet, mais je n'ai plus trop mal. C'est toujours ça.

Rien à voir, ou si peu, je dois avouer avoir eu un peu de mal avec les dernières livraisons de Patrick Modiano, lui reprochant de se contrefaire lui-même, de pousser sa fameuse petite musique dans les faibles canyons de la caricature. C'était certainement une erreur, car en lisant aujourd'hui Memory Lane un très court roman de notre Nobel bègue préféré datant de 1981, j'y ai retrouvé ce que je n'ai certainement pas compris dans ses romans récents. Tout était déjà là, les silhouettes interlopes qui nagent dans la brume mémorielle, les non-dits et le temps qui fuit, la nostalgie et les remords. En 1981 Modiano ne se caricaturait pas déjà, il cherchait déjà sa propre quintessence. Le roman est beau comme une esquisse, les illustrations de Pierre Le Tan sont magnifiques.

Patrick Leigh Fermor n'est pas que le merveilleux auteur du Temps des offrandes et de La Route interrompue. Par exemple pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut un membre très actif des services secrets britanniques. Cet après-midi j'ai largement croqué dans son Enlever un général. Le titre ne trahit pas le propos puisqu’en l'occurrence Fermor raconte le rapt d'un général allemand qu'il commit avec quelques maquisards crétois en 1944. Récit parfaitement enlevé, humour et humanité latente. C'est pour l'instant vraiment très bien.

13 août 2022.- Soleil persistant, beau temps catastrophique (34°C). Vaseux, fatigué, pas trop inspiré. Mon état physiologique altéré biaise certainement mon jugement, mais j'ai été un peu déçu par la bouquin de Fermor. C'est en définitive un vrai tout petit livre qui s'il s'occupe assez bien de son sujet — raconter l’enlèvement du général allemand Heinrich Kreipe, commandant des forces d’occupation de l’île de Crète, et son exfiltration vers l’Égypte — ne donne pas dans le « surplus littéraire ». C'est dommage, car Fermor a prouvé par ailleurs qu'il était un écrivain qui pouvait excéder ses sujets. Ici il y a bien quelques belles pages sur le panthéisme crétois, sur les rossignols et les cochons de lait, mais Paddy semble se contenter de sa « grande petite histoire ». De surcroît, il ne se penche pas vraiment sur les conséquences un peu tragiques de son acte héroïque (le rapt du général Kreipe entraînera de terribles représailles envers la population civile crétoise, et son bénéfice stratégique fut nul en dehors du symbolique).

Pour en revenir au « surplus littéraire », j’enchaîne sans attendre avec le Bleu de la nuit de Joan Didion. C'est n'est pas vraiment la suite de l'Année de la pensée magique (voir mes livraisons précédentes), mais plutôt le même livre qui se poursuit. Après avoir « fait » avec la mort de son mari John Gregory Dunne, Joan Didion « fait » avec la mort de sa fille Quintana. Pudeur, larmes contenues, c'est encore un livre magnifique et parfaitement incarné par une écriture à l'os des émotions (la traduction doit être bonne).

14 août 2022.- Des nuages, du vent, un orage, de la pluie, enfin (24°C). L'adoption, la maladie, la vieillesse et la mort. Des blocs de glace sur l'East River, la couleur des rideaux dans Les unités de soins palliatifs. Des tueurs californiens, des peurs enfantines, le temps qui passe et des images et des phrases qui reviennent. Le Bleu de la nuit n'est pas qu'un bouleversant tombeau élevé à la mémoire de Quintana Roo Dunne c'est aussi une belle œuvre littéraire qui déborde de beaucoup le simple témoignage. C'est même peut-être une grande œuvre littéraire tout court. Un livre où les mots repris, répétés, ressassés et où les phrases apparemment disparates forment une sorte de mosaïque qui ne trahit jamais le flux de la mémoire et de sentiments. En somme un livre où la forme incarne parfaitement le fond et où le fond et la forme sont émouvants à l'unisson.

15 août 2022.- Les orages derrière nous la température regrimpe, lentement, sûrement comme une bestiole sournoise (27°C). Lu dans la journée, Une saison avec Bernard Frank de Martine de Rabaudy (ex pilier du Masque et la Plume). C'est tout petit, certainement assez « grande presse », cependant c'est tout de même très bien. J'y ai appris deux trois choses sur les affaires intimes du chat Frank qui mon ravi (je connaissais tout le reste, j'aime beaucoup le chat Frank). Comme tout est dans tout, hier soir au Masque et la Plume, éloge mérité d'Éric Holder.

Demain labeur, sans entrain.

16 août 2022.- La chaleur se réinstalle (30°C). Labeur, fatigue. Rien d'autre.

17 août 2022.- Orages (23°C). Je relis les « épreuves » de la petite affaire que je compte bientôt faire publier. Relire les autres n'a rien de vraiment dérangeant, mais se relire soi-même quel exercice pénible ! Se relire soi-même c'est souvent être un onaniste immodeste qui se retrouve assez vite honteux et le rouge au front devant une flopée de phrases toutes plus valétudinaires les unes que les autres. Et ne parlons pas des coquilles pullulantes, des virgules et points baladeurs, des idées flasques et des mots penauds… Bref, rien de sautillant.

18 août 2022.- Nuages, les fortes tiédeurs semblent derrière nous. Chose étonnante et preuve que le corps de l'être humain s'habitue finalement assez doucettement au milieu qui l'entoure, aujourd'hui je me suis surpris à frissonner plus d'une fois. Je n'irais pas jusqu'à verser dans une sourde nostalgie des chaleurs et du sudoripare, mais il faudrait peut-être que les variations climatiques sachent surgir de façon moins brutale et en tous les cas plus progressive (23°C). Se relire c'est partir à la pêche avec une modestie maussade et très peu d'illusions. Cependant, le butin est souvent replet, la pèche est bonne, la besace pleine de coquilles et de syntaxe bancale. C'est aussi un exercice de flagellation où, à moins d'être vaguement masochiste, les satisfactions sont rares. Tout cela pour vous dire que je me relis encore et que j'avance chichement dans ma petite entreprise. Se relire soi-même c'est aussi du temps mâché que l'on n’utilise pas pour lire les autres. Bon malgré cela, aujourd'hui j'ai tout de même lu d'autres lignes que les miennes. J'ai picoré dans le Journal de Renard que je reboulotte à petits coups de bec joyeux. J'ai aussi lu à l'alternat une soixantaine de pages de l'Equatoria de Patrick Deville. Il me semble que c'est le deuxième volume d'Abracadabra, cet immense projet littéraire que je me suis promis de lire entièrement. La Deville touch — ce drôle de mélange de grandes et petites histoires, de roman voyageur penchant dans le sens de Jean Rolin — est bien là. Dans Equatoria nous sommes en Afrique et nous nous promenons dans les vieux pas de Stanley, Livingstone et Brazza. Autant d'explorateurs qui basculent du bon ou du mauvais côté de l'histoire. Le mauvais pour Stanley, le bon pour Brazza (mais c'est plus compliqué).

(J'écris ces lignes, un peu pataudes, assis sur l'une de mes chaises de jardin et dans un vent que je trouve frisquet. Mes bégonias me regardent en faisant la gueule, je pense qu'elles aussi n'ont pas bien supporté le brusque changement de température.)

19 août 2022.- Nuages espacés, vent léger et température raisonnable, enfin un temps de juste mesure (26°C). Souffrotant, nez qui pique et céphalées, le Covid encore ? Il faut savoir ne pas trop se relire, car au bout d'un moment on ne se supporte plus soi-même. C'est ce que je me suis dit en relisant une flopée de phrases écrites il y a plus de dix ans. Pour tout vous dire elles mon tellement courroucé, ces phrases avec leur petit ton sentencieux et leur syntaxe bancale, que j'ai même eu la tentation de les réécrire en partie ou complètement. Je ne l'ai pas fait, car si l'on ne supporte plus ce que l'on fut jadis, il faut certainement savoir ne pas se trahir non plus. (Réécrire les phrases d'un Journal, sombre perspective. Imagine-t-on Kafka, Renard ou le survivant des Goncourt, réécrivant les pages de leur petite affaire intime ?) Puisqu'il est question d'écriture et de lecture dans son Equatoria — qui est très bien — Patrick Deville rappelle comment des rodomonts aussi différents que Malraux, Hugo ou Hemingway auront émis l'idée que la lecture et l'écriture pouvaient un peu à voir avec la vie des hommes et la grande marche du monde. Vieille idée qui conduira beaucoup d'intellectuels à s'échouer sur les rivages du pire. Ainsi l'Afrique post coloniale comptera elle pléthore d'écrivains et poètes qui vireront au ministre corrompu, au président ubuesque ou au dictateur possiblement sanguinaire.

Conclusion, il ne faut pas trop se relire et encore moins vouloir changer le monde.

21 août 2022.- Temps nuageux et presque frais, ce qui après les deux mois torrides que nous venons de subir confine à l'exotisme (24°C). Le livre de Deville n'est pas qu'un formidable patchwork cousu avec des petits bouts d'exploration et de colonisation de l'Afrique c'est aussi l'histoire d'un corps celui de Pierre Savorgnan de Brazza. Un corps vivant qui se déplace de Rome à Paris, des rives du fleuve Ogooué au pays Téké, de l’Afrique-Équatoriale française à la casbah d'Alger… Un corps mort que l'on déterre trois fois pour le trimbaler un peu partout et qui finit dans un mausolée de Brazzaville (la bien nommée).

En 1901 dans la revue l'Ermitage André Gide admire Jules Renard sans condition : « Je ne crois pas avoir encore eu l'occasion de dire combien j'admire Jules Renard. Je l'admire comme s'il était mort, tant je suis étonné qu'on écrive si bien aujourd’hui. Je le relis comme un classique… » En 1926 ce n’est plus la même musique, Renard est vraiment mort et Gide dans son Journal peut lui reprocher de sacrifier aux démons de l’analogie : « Il n’y a pas pire ennemi de la pensée que l’analogie : Un pré rasé de frais. Quoi de plus fatigant que cette manie de certains littérateurs, qui ne peuvent voir un objet sans penser aussitôt à un autre. » Comme Renard est tout de même le plus roux et le plus malin des deux, il n’a même pas besoin d’être vivant pour lui répondre et se venger par anticipation. À la date du 12 août 1890 dans son Journal à lui qui est tout de même légèrement plus sautillant que celui de l'imberbe Gide on peut lire ceci : « Peut-être Mérimée est-il l’écrivain qui restera le plus longtemps. En effet, il se sert moins que tout autre de l’image, cette cause de vieillesse de style. La postérité appartiendra aux écrivains secs, aux constipés. » (Évidemment, vous allez me dire que Renard était lui-même un adepte du « style blanc » et vous aurez certainement raison de me le dire. Cependant, je pense qu’il visait davantage la concision que la constipation).

22 août 2022.- Ciel changeant, vent léger (24°C). Me relisant en tout bien tout honneur je constate que jadis ma misanthropie me rendait presque mélancolique tout en donnant à mes phrases des atours spleenétiques et tristounets. Aujourd'hui, ma misanthropie est certes toujours un peu présente, mais je pense qu'elle me rend pour ainsi dire jovial et laisse en tous les cas transpirer un petit ton capricant dans mes phrases. C'est certainement un progrès.

Les températures extérieures enfin raisonnables la lecture en plein air redevient enfin possible. Je ne vais pas m'en plaindre. De surcroît le voisinage éloigné dans de lointaines villégiatures je pourrais presque dire que ce matin et cet après-midi les conditions lectorales frôlaient quelque chose de l'optimal. J'ai pu finir l'Equatoria de Deville sur ma chaise de jardin, un peu à l'ombre, et dans une légère brise offrant une climatisation toute naturelle. Equatoria voilà un livre qui porte bien son nom puisqu'on y traverse l'Afrique équatoriale d'ouest en est, de l'île de São Tomé à celle de Zanzibar, tout en passant par les deux Congo(s), le vieux Tanganyika et tout un tas de territoires plus exotiques les uns que les autres. Beau voyage au demeurant, beau livre où l'on retrouve toutes les qualités de Patrick Deville. Sa façon de coudre entre eux une petite flopée de destins individuels pour mieux raccommoder l'Histoire. Ses airs voyageurs, son humour aussi, l'humour d'un type qui voit très bien la grande marche du Monde, mais qui ne la laisse pas tomber sur ses pieds. (Hier je parlais de Brazza et de l'histoire de son corps. Dans Equatoria il est aussi question du corps du Ché. Un corps que le Ché lui-même avait su grimer lors de ses nombreuses cavales. Un corps qui finira comme un sac d'os trimballé sur les patins d'un hélicoptère de l'armée bolivienne, un corps qui sera photographié sous toutes les coutures dans une indécence pré mondialisée.)

Rien à voir, ou si peu, après l'Afrique et les grands espaces de Deville. Je suis enfermé dans la chambre de Marcel Proust puisque je lis Notre cher Marcel est mort ce soir d'Henri Raczymow. C'est un texte mi-court, une centaine de pages, qui raconte les derniers jours du fameux reclus asthmatique. Bouillottes, fumigations, boules Quiès, morphine, envalpine, aspirine, spartéine, opium, pointes d'asperges et bouteilles d'Evian, les cocktails du père Proust devaient êtres assez durs à ingurgiter. Quant à son humeur, n'en parlons pas ! Pauvre Celeste ! (Pour rester entre parenthèses, le livre de Raczymow raconte aussi l’histoire d'un corps.)

23 août 2022.- La chaleur repointe le bout de son groin suintant. Nous n'en sortirons décidément pas (30°C). Maussade avec des raisons pour l'être. Je me relis toujours et c'est un exercice quasiment insupportable. Je ne peux plus me voir en écrit — et presque en peinture —. Néanmoins malgré mon peu d'entrain j'ai tout de même fini le petit livre d'Henri Raczymow qui s'est révélé, à défaut d'être alpestre, pas si mal que ça. On y apprend deux trois choses sur l'animal Proust (les bières frappées du Ritz) et la fin est vraiment émouvante avec cette barbe qui pousse, ces fumigations qui flottent, cette sonnette qui tinte Céleste Albaret et cette volonté fatale de ne pas se faire soigner.

(En parlant de relecture dans son livre, Raczymow décrit un Proust très emmouscaillé par sa relecture des épreuves de Guermantes. N'en pouvant plus de traquer bourdes et erreurs lui-même la NRF décide de lui adjoindre un jeune relecteur d'obédience dadaïste, un certain André Breton. Ce freluquet à beau être recommandé par Gaston Gallimard, il n'en laissera pas moins passer un nombre appréciable de coquilles. Un accent circonflexe sur Sodome, un Bergson à la place de Bergotte ! Tout cela exaspère Proust au plus haut point.)

Fini la journée en relisant Une plaisanterie, pas celle de Kundera, mais celle de Tcheckhov. Cinq pages qui résument parfaitement tout l'art du natif de Taganrog. Délicatesse, ironies, pincement doux-amer, c'est une merveille (et certainement ce que j'aurai lu de mieux aujourd'hui).

Ah, oui j'oubliais, ce matin j'ai aussi refait un tour dans le Journal de Jules Renard. Ces deux trois petites choses autour de Remy de Gourmont me semblent parfaites : « On a la sensation, en lisant Sixtine, de tremper le bout de ses doigts dans du velours où il y aurait des épingles. Le velours, il s'étale. Les épingles, elles piquent. »


To be continued.

 

lundi 23 janvier 2023

Psychogeographie indoor (124)

 


« Un journal (Tagebuch) empêche peut-être de travailler ; en revanche il rend service, il remplace utilement un ami. C’est déjà quelque chose que de pouvoir se passer de confident » (Emil Cioran - Cahiers)


30 juin 2022.- Orages conséquents (28°C->15°C). Je ne suis plus cinéphile depuis longtemps. L'ai-je été un jour ? Oui certainement pendant quelques années où jeune et encore vibrionnant jamais me perdre dans quelques salles obscures avec les frissons et le contentement un peu idiot de celui qui sait. Aujourd'hui je ne sais plus, je ne cherche même plus à savoir, je n'ai plus mis les pieds dans un cinéma depuis plus de vingt-cinq ans. Je ne regarde pas plus deux ou trois films par ans à la télévision. J'ai quitté le cinéma comme un amoureux déçu quitte un être qu'il aura beaucoup aimé. Déçu par son sérieux papale, par sa volonté d'être cet art qui se targue d'être global, alors que pour le pire il n'est plus qu'un vague succédané du roman et pour le meilleur un spectacle de foire tout juste amélioré. Déçu parce que les gens qui aiment les films, les supposés nouveaux cinéphiles, les aiment de plus en plus pour leur capacité à être conforme avec l'esprit du temps. Déçu parce que la sociologie et les balises morales ont remplacé ce qui faisait tout le prix d'un art où la façon dont on montrait les choses comptait bien plus que les choses elles même… Bref, je ne suis plus cinéphile, mais l'histoire de la cinéphilie m'intéresse comme peut m'intéresser l'histoire de tous les mouvements culturels du 20e siècle. Ainsi bien après mon divorce cinéphilique j'ai lu la formidable Histoire des Cahiers du Cinéma écrite par Antoine de Baecque, j'ai aussi lu ses biographies de Jean-Luc Godard, François Truffaut et Éric Rohmer. Sur la cinéphilie des années 50 ou la Nouvelle vague ces livres me paraissent tout à fait éclairants. Tout y était abordé avec moult détails, mais peut-être pas assez concernant cette branche théorique un peu raide que fut le macmahonisme. Comme tout se tient par la barbiche en ce bas monde, ce matin dans ma boite aux lettres il y avait l'Histoire du Mac-Mahonisme écrite par Christophe Fouchet. Je ne cacherai pas un certain copinage, Christophe Fouchet est un ami virtuel et néanmoins impalpable depuis plus de vingt ans, reste que son livre me semble tout à fait passionnant. J'ai déjà boulotté une centaine de pages et je n'ai rien à redire… C'est précis clair et didactique, parfaitement documenté et laissant la parole aux protagonistes (belle préface de Michel Mourlet), tout en étayant quelques amorces théoriques qui n'assomment pas le lecteur. Bref, on pourrait presque aimer le cinéma à nouveau après avoir lu tout ça.


2 juillet 2022.- Ciel dégagé, température raisonnable (26°C). Évidemment, lorsque l'on parle du macmahonisme est assez vite en terrain glissant. C'est un mouvement — peut-on parler de mouvement ? — disons plutôt une branche où bourgeonne une cinéphilie censément un peu droitière. L'ami Fouchet ne cache rien, mais il ne juge jamais, et même si c'est une certaine tendance, disons une certaine couleur pas forcement très à gauche qui est bien là, elle se contente de n'être politique que dans ses points de vues esthétiques et jamais vraiment ailleurs (l'ailleurs viendra peut-être plus tard chez un type comme Michel Marmin). Donc pas d'ailleurs idéologique, mais un rappel détaillé des textes, des tendances qui auront fait du macmahonisme une partie très influente de la cinéphilie. Le livre s'achève sûr du plus récent, l'ami Fouchet dégage certaines filiations et parle très bien du Dictionnaire du Cinéma de Jacques Lourcelles (ouvrage conséquent s'il en est), des merveilleux papiers écrits dans Libé(ration) par Louis Skorecki (et de son très bel article écrit conte la nouvelle cinéphilie et paru les Cahiers du Cinéma en 1978). Il y a de grandes figures en premier plan (Michel Mourlet, Pierre Rissient, Jacques Lourcelles…) d’autres plus discrètes en second plan (Bertrand Tavernier, Alfred Eibel…) Il y a aussi un peu d’émotion parce que beaucoup de ces gens ne sont plus là… Au risque de me répéter, c'est net, précis et écrit sans esbroufe. Je recommande chaudement cette lecture.


3 juillet 2022.- Ciel se couvrant tardivement (31°C). Je lis Mon siècle de Bernard Frank. C'est un replet spicilège de chroniques données entre 1952 et 1960. On retrouve le fameux et historique papier Grognards et hussards, deux trois choses sur Benjamin Constant, un joli dézingage de Maurice Sachs, un presque éloge de Drieu la Rochelle. On passe de l'Observateur aux Temps modernes, d'Arts aux Cahiers des Saisons (ce sont des revues, je précise pour les béotiens). Il est beaucoup question de la rivalité Sartre/Camus et de l'actualité littéraire mid early fifties. Forcement l'obsolète rôde et domine, mais on s'en fiche tout à fait, car Frank est déjà ce gros matou patelin et gourmand, (ce qui ne l'empêche pas d'être perspicace).


4 juillet 2022.- Ciel se dégageant au fil de la journée (26°C). Still in Frank’s papers. Marcel Aymé is not extolled, Nimier not really either… Je fais mes valises, demain départ pour Chamonix et ses grandes montagnes.


12 juillet 2022.- Amorce caniculaire (31°C). Retour de Chamonix où je n’avais pas reposé les pieds depuis 1982 ou 1983. En quarante ans, oui quarante ans, le flux touristique semble avoir enflé proportionnellement à la fonte des glaciers. Celui des Bossons n’est plus en bord de route, celui d’Argentière n’est plus que le vague résultat d’une suite de chutes de séracs terreux quant à la langue de la Mer de Glace, elle ne ne lèche plus grand-chose, Beaucoup de changements donc, mais les montagnes sont toujours là avec leur petit air immuable. Comme je suis encore doucement sportif et pas encore réellement grabataire, je suis remonté dessus avec une appétence confusément nostalgique pour y effectuer quelques menues randonnées (j’ai triché un peu en usant de divers télésièges, télécabines et autres téléphériques bien à même d’aplatir les dénivelés proposés). La vue sur le Massif du Mont-Blanc en haut du Brévent est splendide, à Vallorcine une quiétude tout à fait helvétique est encore de mise (magnifique Col des Posettes). Le petit train rouge chemine toujours en fond de vallée, pour un peu on en oublierait le réchauffement climatique. Mes valises défaites entamé Nos vies en flammes de David Joy. Crise des opioïdes, misère des Appalaches, origines du trumpisme. On m’a dit beaucoup de bien de ce livre-là. Pour l’instant je suis assez déçu, ça ne décolle pas vraiment au-dessus du polar de base.


13 juillet 2022.- Grosse chaleur (33°C). Seringues dans les bras, les cuisses, la gorge, mobile homes décatis, overdoses au petit matin, David Joy est assez sinistre, cependant il y a quelque chose chez lui, un regard empathique qui pourrait excéder le simple cadre du roman policier. C'est peut-être ce que certains ont vu dans Nos vies en flammes (notamment Philippe Garnier dans Libé(ration)). Plus germanopratin je suis aussi dans le Siècle de Bernard Frank. Ses premiers et longs papiers pour les Temps modernes sont très bien. Par ailleurs dans le domaine du sport télévisé, étape du Tour de France homérique .


14 juillet 2022.- Journée torride (36°C). La chaleur est telle que ce soir je n'irais pas au bal. Poursuivi le polar de David Joy, sans vrai entrain mais avec distraction.


15 juillet 2022.- Ciel bleu blanc gris, chaleur patibulaire (33°C). Transcender le social pour le faire passer du côté du roman c'est certainement le but de David Joy. Malheureusement dans Nos vies en flammes cela ne fonctionne pas vraiment, rien ne décolle et même si le social, la vie des poor white trash mans, forme bien un terreau, il n'y a pas d'incarnation par un style, une écriture qui pourrait être autre chose qu'un véhicule concédant à l'efficacité de l'intrigue. Joy ne semble rien faire de la palette de couleurs qu'il s'était mise à disposition lui-même, il se contente d'une peinture naturaliste un peu faiblarde, d'une teinte sociale un peu concernée au milieu d'une histoire où il n'y a guère de dépassement par l'écriture. Loin des white trash et de la crise des opioïdes, Pascal Pia grande ombre tutélaire s'il en est. Demain je commencerai la lecture du petit livre que Roger Grenier lui a consacré (Pascal Pia, ou, Le droit au néant). J'aime beaucoup Roger Grenier, j'imagine un joli tombeau (Pia était son ami).


16 juillet 2022.- Chaleur raisonnable (30°C). Drôle de croquignolet que Pascal Pia. À 15 ans il rencontre Pierre Louÿs et Apollinaire, fricote avec le non moins croquignolet Fernand Fleuret, traficote un peu de coco, croise Artaud et publie deux trois poèmes qu’il renie aussitôt. Quelques années plus tard il est le grand ami du margoulin Malraux (le primo Malraux était très margoulin), et comme par capillarité il devient lui aussi un peu margoulin. Le voilà spécialiste de l’ombreux et du licencieux. Il déterre une flopée de textes plus cochons les uns que les autres, devient un grand érudit de la chose. À l’alternat c’est aussi un faussaire capable de tout et même du meilleur dans le pire. Il invente des inédits de Rimbaud, découvre un facteur rural qui se nomme Paul Valéry et lui fait écrire une petite cargaison de poèmes qu’il édite en tirage de luxe, ce qui selon les uns, provoque la fureur du vrai Valéry et, selon les autres, le fait bien rire. Sa réputation enfle un peu, mais il n’en fait rien préférant rester dans l’ombre. On le retrouve en Algérie où il fait rencontre d'un certain Camus qui sera très important pour lui. La guerre puis l’occupation bien plantée il devient résistant (l’ombre toujours), puis gaulliste pur et dur avant de ne plus se laisser embobiner par les sornettes des divers engagements. Il est le rédacteur en chef de Combat passant 20 heures sur 24 au marbre, puis feuilletoniste littéraire et alimentaire pour l’hebdomadaire Carrefour. Il refuse d’écrire plus qu’il ne le faut et en bon nihiliste il meurt en réclamant que l’on brûle tous ses écrits et que l’on oublie même son passage sur terre. Voilà ce dont parle Pascal Pia, ou, Le droit au néant. Un beau livre d’ami qui ne respecte pas les consignes, un tombeau qui trahit et qui rend hommage à celui qu’il trahit. Roger Grenier est le Max Brod de Pascal Pia.


17 juillet 2022.- Tiédeur mais pas cette canicule terrible que l'on nous annonçait depuis une semaine, il y a de l'air (30°C). Encouragé par quelques inconscients j'ai décidé de rassembler mes Psychogéographies Indoor en volume. Outre le fait que ma modestie en prend un sacré coup, le projet est assurément fou, anapurnesque, himalayesque, que dis-je ! c'est un Nix Olympica ! Il me faut trier, compiler, relire, corriger, éditer plus de mille pages assez badines et foutraques, dix ans de diary plus ou moins sautillant avec des moments un peu gênants et d'autres un peu plus conséquents (certainement à l'insu de mon plein gré). Constat en dix ans entre mes premiers épanchements et mes plus récents épanchements j'ai beaucoup évolué. Disons que je ne pense plus vraiment et que ce sont mes phrases qui pensent toutes seules. Disons que j'ai découvert le secret d'une certaine fainéantise. En parlant de fainéantise — de fausse fainéantise —, je suis toujours un peu plongé dans le Siècle de Bernard Frank. Rondeurs vachardes et madrées, excommunication de Robbe-Grillet — qui le mérite tout de même — bel éloge en creux de Sagan, sans donner l'impression de copiner tout en faisant le moindre effort. Toute une époque aussi, la fin des années 50. La domination des intellectuels de gauche, Sartre, Camus, les hussards… Le temps des revues et de la grande presse : Les Temps modernes, La NRF, la Parisienne…


18 juillet 2022.- Oui elle est là, la canicule (37°C). La perspective de reprendre le labeur demain après trois semaines d'heureuse non-activité me rend bien maussade. Si à cela j'ajoute le brouhaha du voisinage et la chaleur qui enfle pour un peu je ne sautillerais plus du tout. Malgré tout cela lu quelques papiers de Bernard Frank. Il donne toujours l'impression d'être en rondeur, mais lorsqu'il s'attaque à Camus ou Anatole France, c'est un vrai champ de bataille. Camus et un gros rouge courant, un dix ou onze degrés, Anatole France est mou, gélatineux, plat, sans vertèbres, sans carcasse.


19 juillet 2022.- Vraie chaleur (38°C). Reprise du labeur. Cuit bouilli, rien lu.


21 juillet 2022.- Tiédeur persistante malgré un vent du Nord léger (33°C). Toujours avec Bernard Frank et son Siècle. Exécution de Henri Guillemin, cet admirable historien affamé qui surgit des bois (Frank est drôle, mais un peu injuste, Guillemin est souvent très bien), descente en règle de Maurice Druon ce type bouffi de vanité qui n'est pas un écrivain, mais qui fait seulement partie du paysage littéraire. Évidemment, tout cela est un peu violent, les joutes intellectuelles des années 50 avaient de l'allure. Aujourd'hui tout se passe sur les plateaux des chaînes d'informations en continu ou dans le marigot des réseaux sociaux, la violence est peut-être pire, mais elle ne porte pas, elle est insignifiante.

Sinon pour le reste belle étape du Tour de France pleine de fair-play. Le cyclisme est peut-être le dernier sport encore un peu chevaleresque.


22 juillet 2022.- Ciel couvert, pluie imminente (35°C). Je ne travaille plus que trois jours par semaine. C'est encore trop. Les douleurs diverses et avariées me saisissent toujours avec leurs grandes pattes frémissantes. Ne plus travailler du tout serait certainement la solution pour m'éloigner de ces pincements saumâtres, mais c'est une solution problématique, car il me faut bien manger. En attendant de trouver une solution plus conforme à mes aspirations, je suis écroulé sur mon canapé, regardant le plafond avec le regard vide d'un Ubu hébété. Dans ces conditions, rien lu, ou presque. Ah si ! Une petite chose de Dominique Noguez : Pensées bleues. 48 aphorismes tranquilles avec de belles illustrations de Pierre Le-Tan. Noguez et Le-Tan sont partis trop tôt, c'est dommage ils avaient du talent: « Le glaçon tinte dans le verre comme un grelot de cristal au cou du whisky ».


23 juillet 2022.- Deux orages hier soir, la température redevient plus raisonnable, pour un peu on sautillerait comme un rajasthanais (28°C). Déjeuné copieux, trop mangé, trop bu. Une large sieste dans les courants d'air — petit goût de moucharabieh —, tiède torpeur, rêves exotiques. À mon réveil, pour rester ton sur ton, retour dans les papiers du chat Frank. Il donne toujours l'impression de se réveiller, de s'étirer, d'en faire le minium tout en gardant pour lui une tranquille marge de sécurité face aux divers sujets dont il parle… Fausse impression, évidemment. L'art de Frank, grand maître de la chronique, est immense, c'est un art du ronronnement, de la fausse digression, de l'érudition gourmande et matoise. C'est aussi un art de la griffure. Frank, comme tous les félins, est un faux lymphatique. Je ne connaissais pas ses critiques cinématographiques données à l'Express en 1959. Une dizaine de notules qui visent en plein cœur de la cible tout en faisant semblant de viser ailleurs. Elles sont rassemblées dans Mon Siècle et elles sont très amusantes. Notre chat ne rivalise pas avec ses savants confrères des Cahiers du Cinéma, mais il est certainement plus intuitif. Célébration de Certains l'aiment chaud, coup de griffe sur la joue gauche du cinéma américain engagé (Le Monde, la chair, et le Diable), belles circonvolutions matoises autour de Bergman qu'il donne l'impression d'aimer (ce n'est pas tout à fait certain), doutes devant la critique cinématographique qui ne fait rien d'autre que d'imiter la méthode qu’employait Diderot dans ses salons : « Il y a une naïveté en face du cinéma qui s’est perdu à force de bavardages. Il serait nécessaire de réapprendre à “voir dans le noir”, et pour que vous n’ayez pas l’impression d’avoir gâché votre temps, pour que vous ne sortiez pas du Studio Publicis les mains vides, je vais vous donner un tuyau : regardez l’actrice Ingrid Thulin. Bergman est un prodigieux “animalier” de femmes. » Par ailleurs — allez savoir pourquoi ? —, j'ai pris la drôle d'idée de relire le Journal de Renard que j'avais lu il y a une dizaine d'années. L'entreprise est périlleuse, je verrais bien si nous avons changé, lui et moi.


24 juillet 2022.- Tiédeur lassante (35°C). Je relis le Journal de Jules Renard tout en finissant le Siècle de Bernard Frank et comme tout est dans tout en ce bas monde, par une étrange capillarité, le second parle très bien du premier. De sa façon de concasser la réalité « en phrases sèches qui étaient de noirs cercueils ». De ces évènements dérisoires, de ces dialogues rapportés, de ces traits d’esprit et de réflexions sur l’humanité qui ne sont que les réflexions d’un homme qui haïssait son époque « qui était fait pour une autre vie », mais qui supportait tout ça avec dignité tout en gardant les mâchoires serrées : « Après chaque ligne de son Journal, on se dit que Renard va s’arrêter de respirer. Ce n’était pas une impression : il mourut à quarante-six ans presque au milieu d’une phrase. »


25 juillet 2022.- Cette chaleur qui ne tombe pas est décidément trop prégnante pour être honnête (35°C). Acquis trois courts opuscules de Pierre Le-Tan. Quelques collectionneurs, Paris de ma jeunesse et Memory Lane (avec Patrick Modiano). Pour simplifier les choses, j'ai commencé par lire le premier. C'est tout petit, c'est très bien, un peu snob, plein de curiosité affectée, jet-set et Germanopratin, mais on s'en fiche. Le-Tan — qui est parti trop tôt, je le répète — parle de quelques collectionneurs, qu'il aura rencontrés ici et là. Des types un peu étranges capables d'amasser une somme de choses pour le moins disparates. Des poupées, des papiers froissés, des têtes humaines qui se révèlent être le modelage en cire de criminels morts sur lesquels on a greffé leurs propres cheveux, une boîte à mégots bricolée par Picasso, des tableaux de petits maîtres, des choses et d'autres… Le-Tan était lui-même un grand collectionneur, il aura beaucoup acheté et aussi beaucoup vendu. Dans son petit livre, il parle aussi de sa collection et constate que finalement ce n'est pas tant le fait de posséder un objet qui est important, mais plutôt le fait de le trouver. Il aimait les ventes de collections, les ensembles ayant appartenu à une personne. Quand il vendait quelques pièces par nécessité — il faut bien manger — il le faisait sans regret. Bref, il était bien plus dénicheur qu'empileur (même s'il empilait tout de même beaucoup).

N.B. Le petit monde de Le-Tan ressemble à une nouvelle de Borges où des personnages de Proust évolueraient dans une brume modianesque. Il y a de ça.

À l’alternat, ma relecture du Journal de Renard se passe très bien. Pour preuve lors de ma première visite, j’étais passé à côté de ceci : « Le plus artiste ne sera pas de s'atteler à quelque gros œuvre, comme la fabrication d'un roman, par exemple où l'esprit tout entier devra se plier aux exigences d'un sujet absorbant qu'il s'est imposé ; mais le plus artiste sera d'écrire, par petits bonds, sur cent sujets qui surgiront à l'improviste, d'émietter pour ainsi dire sa pensée. De la sorte, rien n'est forcé. Tout a le charme du non voulu, du naturel. On ne provoque pas : on attend. »


26 juillet 2022.- Un peu de vent, un peu d'air, les températures baissent enfin (28°C). Réorganisé ma bibliothèque. Rajouté trois planches. J'ai ainsi pu de ranger une cinquante de volumes qui végétaient empilés. Mine de rien, tout ça, c'est du boulot.

Poursuivi ma relecture du Journal de Renard. Enfin fini le deuxième Tome des Papiers collés de Perros. Magnifique, mais un brin déprimant. Perros n'est pas tout le temps un joyeux drille. Cependant, il écrit des choses comme celle-ci : « La mauvaise littérature : vous allez dans un hôpital. Vous vous apercevrez qu'il manque des lits, des infirmières, que les malades sont mal traités, etc. Au lieu de vous scandaliser sur place, d'aller voir le maire, d'ameuter les journaux, etc., vous écrivez un texte que vous envoyez ) votre éditeur. Texte qui risque de vous rendre célèbre pour votre “humanité”.

La bonne : être malade. »


27 juillet 2022.- Température enfin raisonnable (27°C). Lever 5h00. Labeur, épuisé, deux pages du Journal de Jules Renard. Pas plus.


28 juillet 2022.- La tiédeur enfle à nouveau (32°C). Labeur. Guère d'entrain. Renard, encore. Travaillé ma psychogeographie en intérieur, fais la vaisselle, arrosé mes plantes. Rien d'autre.


29 juillet 2022.- Quelques nuages en approche, la pluie est espérée (28°C). Court retour dans les Cahiers de Cioran. Les lignes qui suivent auront fait ma journée : « L’homme qui me déprime le plus, c’est le satisfait de soi. Je n’entre pas dans ses raisons, sa réussite ne m’en paraît pas une, la vanité qu’il en tire me semble ridicule ou démente, même si elle est considérée comme légitime par tous. C’est que pour moi toute réussite extérieure est pire qu’un échec, et je prends en pitié quiconque s’élève selon le monde ». Nouvelles acquisitions : Ferveur de Borges – Jacques Réda, Mes inscriptions (1945-1963) – Louis Scutenaire, Un autre Monde – Michka Assayas, L’ambition de Vermeer – Daniel Arasse.


31 juillet 2022.- Toujours cette chaleur patibulaire (33°C). Retour d'un long week-end semi-montagnard et tout à fait champêtre. Vu beaucoup de vaches, rien lu, trop bu.


1er août 2022.- La température monte, toujours, encore (35°C). Voilà août que je n'aime pas, que je n'ai jamais aimé et que je n'aimerai jamais. Un peu morose, sans grande envie, assez légumineux. Nonobstant lu Un autre monde de Michka Assayas. Petit livre qui en vaut de supposés biens plus grands. Peut-être le meilleur de son auteur. Assayas se souvient de ses jeunes années, de sa découverte de la musique, de son amour pour certains groupes plus prog rock que moins, de l'irruption du punk qui pour lui aura tout de l'expérience intime, de ses débuts de journaliste où il défendra une petite palanquée de groupes gris regardés de biais par la doxa journalistique… Il se souvient de tout ça puis il raconte comment il a reconstruit des liens de plus en plus distendus avec son fils en faisant de la musique avec lui. Assayas est un piètre musicien, un bassiste plus art brut que Pastorius, et cela nous donne à lire quelques pages fort drôles qui frôlent le burlesque. Cela lui permet aussi de réfléchir sur son rapport à la musique, sur le fait qu'il écrit dessus depuis des décennies sans y connaître finalement grand-chose (le rythme, le solfège, la technique). Le livre est parfaitement tenu, sincère, sans mauvaise nostalgie et il est souvent plus émouvant qu'autre chose. Les dernières pages, où Assayas évoque la mort de son ami le cinéaste Laurent Perrin, sont magnifiques.



To be contiued.