samedi 25 novembre 2023

Psychogeographie indoor (132)

 



Les casinos sont vides
comme ton cœur
et les restaurants de fruits de mer
ont des aquariums violets sous la pluie

 

31 janvier 2023.- Éclaircies (6°C). Lombalgie, radiographie de la colonne. Résultat : net pincement discal l5-S1 accompagné d'une arthrose facilement carabinée. Tout cela est certainement entraîné par le labeur. On ne se fait pas mal au dos en tournant les pages d'un livre (en dehors du labeur c'est mon activité principale). En parlant de livre, acquis pour moins de 10 € les deux premiers volumes du Journal de Bernard Delvaille. Ouvert le premier au hasard et suis tombé sur de sombres histoires de pissotières. J'espère qu'il ne sera pas question que de ça. Le second volume sent le tabac froid…


2 février 2023.- Radoucissement (10°C). Cioran aurait aimé sans aucune restriction la naïveté si il avait pu la distinguer de la bêtise. Je suis sur la même ligne, mais je remplacerai la naïveté par la candeur et la bêtise par le pelucheux.

Jamais vraiment bête, naïf je ne sais pas, candide certainement, un peu, je fais un petit tour chez Valéry (Paul). Il parle du mouvement et de sa capacité à rendre la sensibilité plus vive : « Après un choc, on n’ose bouger. C’est un nexus étrange où les idées, les mouvements, la variation de la sensibilité se brouillent curieusement. »


3 février 2023.- Beau temps relativement doux, quelque chose de printanier (10°C). Lectures picorantes : Delvaille, Brauquier, Renard, Valéry… Rien à redire, c'est très bien. De surcroît, mon canapé est confortable.


4 février 2023.- Ciel changeant, continuité relâchée (11°C). Mes cheveux poussent, je prends des airs hirsutes, des airs anachorète, des airs un peu grecs. En attendant de me diriger vers une officine de coupeur de cheveux, pour ne pas dire un coiffeur, je lis Sunset Limited de James Lee Burke. Rien de vraiment tiré par les cheveux, mais pas grand-chose à en dire. Burke écrit toujours un peu le même livre, son territoire m'est connu. As usual, je m'ennuie tout d'abord un peu me disant que la répétition sur le motif à parfois quelques limites. Puis, petit à petit, pour ainsi dire insidieusement, un certain charme s'installe. Je me retrouve sur un chemin de terre en bord de bayou, dans un bouge cajun entre une prostituée toxicomane et deux types turpides. Les senteurs de junk food montent dans l'air tiède, les bières à col long sont fraîches, tout cela est un peu vaudou.


5 février 2023.- Le gris domine (9°C). En dehors de la Louisiane de ses paysages et de sa nourriture calorique ce qu'il y a de mieux chez James Lee Burke ce sont les portraits qui sont parfois dignes d'Albert Dubout, celui-ci par exemple : « Une de ses jambes était amputée au ras du bassin, l’autre au dessus du genou. Il était énorme et son ventre se pressait en couches tremblotantes contre le tissu de son jean démesuré couleur d’encre noire. Il avait la peau aussi rose et lisse que celle d’un bébé, mais autour de son cou un couple de goitres pendouillait comme un collier d’œufs de cane.»


6 février 2023.- Ciel gris suicide, indicible maussaderie (6°C). Je chemine tranquillement dans la Lousiane burkenienne. La tiédeur est là, les paysages sont jolis, la nourriture est bonne, mon canapé est confortable mais l'intrigue poussive, très poussive… Ce midi sur France Culture Charles Dantzig parlait de Jules Huret et de sa fameuse Enquête sur l’évolution littéraire. Paru en 1891 c'est un spicilège de portraits et d'entretiens qui tournicote aimablement autour du gratin de l'avant-dernier fin de siècle. (Mallarmé, Lemaitre, Barrès, Gourmont, Joséphin Péladan, ce bon Raoul Ponchon…) C'est aussi et surtout le seul ouvrage où l'on peut se délecter d'un entretien avec le très mal embouché Verlaine. Évidemment, c’est génial : « Comme je lui demandais une définition du symbolisme, il me dit :

Vous savez, moi, j’ai du bon sens ; je n’ai peut-être que cela, mais j’en ai. Le symbolisme ?… comprends pas… Ça doit être un mot allemand… hein ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ça n’est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme ; qu’est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres Boches pensent des sentiments humains ! Moi je suis Français, vous m’entendez bien, un chauvin de Français, — avant tout. Je ne vois rien dans mon instinct qui me force à chercher le pourquoi du pourquoi de mes larmes ; quand je suis malheureux, j’écris des vers tristes, c’est tout, sans autre règle que l’instinct que je crois avoir de la belle écriture, comme ils disent !

Sa figure s’assombrit, sa parole devint lente et grave.

N’empêche, continua-t-il, qu’on doit voir tout de même sous mes vers le… Gulf Stream de mon existence, où il y a des courants d’eau glacée et des courants d’eau bouillante, des débris, oui, des sables, bien sûr, des fleurs, peut-être… »

(Du même Huret, lire les épatants Voyages en Amérique.)


8 février 2023.- Beau temps froid (-3°C→6°C). Labeur. Toujours vaguement malade, lombalgie, tenace et divers problèmes de tuyauterie pas follement croquignolets. Un peu picoré dans l'enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret. Belle réponse de Raoul Ponchon : « Mon cher Huret, Vous feriez bien mieux d’aller voir des filles plutôt que de me raser avec votre interview. D’abord, tout ce que je pourrais vous dire, vous le savez déjà. C’est que mes amis seuls et moi avons du génie. Et encore, mes amis ?… » Cordialement vôtre, Raoul Ponchon. »

À l'alternat, lu un chapitre légèrement sanguinolent de James Lee Burke. Ce sera tout pour aujourd'hui.


9 février 2023.- Soleil frisquet, comme si c'était possible ! (7°C). Première lecture en extérieur de l'année, dans les frimas, les pieds à l'ombre, mais la tête au soleil. Ma chaise de jardin est toujours confortable…

Je m'éternise chez James Lee Burke entre un tueur nain qui mange les testicules de ses victimes et un vieux cow-boy sadique qui a la drôle de particularité d’avoir une carotte qui lui pousse dans la tête. Autrement chez Jules Juret Gourmont dézingue France et Zola tout en prédisant que la littérature prochaine sera mystique et d'un catholicisme un peu spécial, une héritière qui régnera sur l'art tout entier. Il cite aussi Francis Poictevin « brodeur de si fines étoles ». Un éloge en cinq mots.


10 février 2023.- Soleil pour ainsi dire polaire (-5C°-> 5°C). Le labeur m'ayant contraint à passer l'essentiel de la journée dans un entrepôt où la température ne dépassait pas les trois degrés, j'ai tout du Lapon congelé. Mes pieds sont froids, mes mains sont froides et je crois que mon cerveau est bien froid lui aussi. Bon une fois rentré dans mon petit intérieur, toute cette froideur derrière moi, j’ai tout de même repris quelques menues lectures. Sous un plaid et parfaitement chaussetté, je suis retourné chez James Lee Burke (qui est raisonnablement tiède). J'ai ensuite feuilleté un volume du très toqué Francis Poitcvin (Double) pour mieux finir dans l'enquête de Jules Huret où Henry Céard était convié à émettre quelques avis sur la production littéraire de ce bon vieux 19e siècle. Rien sur Francis Poitcvin, mais cet avis sur Stendhal, qui est finement raisonné, mais que l'on n'est pas obligé de partager : « Il faudrait discuter un peu sur Stendhal et ses qualités. C’est un psychologue, oui, mais un mystificateur. Ce qu’on nomme sa psychologie résulte seulement de l’effort qu’il fait pour échapper à son instinct et à sa sensation. Voilà son intérêt ; il ne consiste pas dans la réalité de ce qu’il nous raconte, mais dans le travail de mensonge qu’il apporte dans ses analyses. Il faut tenir compte de cette nuance. La plume à la main, il se dupe lui-même et essaie de duper ses lecteurs, et je crois que tout son agrément vient de l’excès de son artifice. Sans doute, il est merveilleux, ce jeu d’esprit joué sur l’échiquier mental d’Helvétius et de Condillac, mais il faut le prendre pour ce qu’il vaut et s’en délecter, par virtuosité d’esprit, mais sans y attacher de souveraine importance. »


11 février 2023.- Weather mostly sunny (7°C). Quarante minutes de lecture en outdoor, juste le temps pour que mes pieds se refroidissent. Repli sur mon petit intérieur (ce n'est pas une image fœtale) où j'ai fini la lecture du Sunset Limited de James Lee Burke. Rien de vraiment affligeant, mais c'est le dixième ouvrage mettant en scène le très bougon Dave Robicheaux et comme c'est un peu toujours la même chose avec lui je commence à sentir une certaine lassitude pointer au milieu des marais louisianais. Par contre, je ne me lasse pas du Journal de Bernard Delvaille dans lequel je suis retourné avec pas mal de satisfaction au coin du bec… Naples et le Vésuse ce volcan qui ressemble à un gros chien malheureux qui jadis aura fait de grosses bêtises, Pompéi, Sorrente et Capri que Delvaille trouve sublime (alors qu'il se méfie généralement du sublime)… La Toscane et l'Ombrie, Florence et Sienne, Urbino et Cortone… Hyde Park et les bancs de la Serpentine, Eton et Richmond… Autant de lieux traversés et racontés par un esprit raffiné qui ne concède rien à l'affliction et tout à un certain bonheur stendhalien d'exister.


12 février 2023.- Le soleil brille sur les branches mortes (8°C). Cet après-midi je n'ai pas pu vraiment profiter de mon temps de soleil disponible, car ma voisine la plus limitrophe telle une musaraigne en manque de vitamines D a pris l'idée de s’extraire de sa tanière tout en entamant l'une de ses habituelles conversations téléphoniques. Comme ses avis pénétrants sur tout et sur rien ne m'intéressent que très vaguement et que, de surcroît, ils barbifient assez largement mes velléités de lecture, je me suis vu contraint de rejoindre mon petit intérieur où tel un ours courroucé j’ai fini la lecture du Journal de Bernard Delvaille. (On pourra dire que la musaraigne domine l'ours, c'est dans l'air du temps.) À l'abri je suis parvenu à mes fins et j'ai bien fait puisque ce Journal-là est en définitive globalement merveilleux. Delvaille ne comprend rien aux nouvelles formes de civilisations, au Rap et au trucmuche qui le hérissent, il déteste la bureautique, la domotique, l'informatique et le téléphone portable. Il s'étonne même que l'on puisse téléphoner depuis un avion et que celui-ci ne tombe pas aussitôt. Rien pour les nouvelles technologies et rien pour la nouveauté en règle générale, mais tout pour le plaisir hédoniste de baguenauder à travers l'Europe entre vieux tableaux, vieux écrivains et joies de la table. Tout pour une autre civilisation, tout pour Londres et surtout tout pour l'Italie. Un pays qui l'enchante et qui n'est qu'une source de joies diverses et variées. Quoi de plus beau que le brouillard qui tombe sur la place du Duomo de Parme ? Quoi de plus extraordinaire que la vue du belvédère de Tragara à Capri ? La mer baignée de soleil, d'un bleu indéfinissable, quelque chose de sublime, mais pas un sublime humain, un sublime organisé par les Dieux… Son Journal s'achève à Venise en même temps que s'achève le XXe siècle. J'ai lu le troisième Tome (qui me semblait intuitivement le plus intéressant) je lirai les deux autres. Delvaille a-t-il écrit un quatrième Tome avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés en 2006 ? Sera-t-il publié ?

« Venise, ville des êtres solitaires, qui caressent de la main, tel un visage, le parapet des ponts, se donnant ainsi l’illusion de suspendre le temps. Ainsi va notre vie, dans le silence et dans les songes, en attente des cendres. Ici s’achève le XXe siècle »


13 février 2023.- Soleil, grande amplitude thermique (-5°C -> 14°C). Pas de voisine tintamarresque, quinze minutes de soleil en plus.

Il y a quelques années j'ai visité la Pologne, du nord au sud, de Varsovie à Cracovie tout en faisant une étape que je pensais nécessaire par Auschwitz et Birkenau. Un voyage forcement un peu touristique, mais pas tellement dans les vestiges des deux camps que l'on sait qui me sont apparu comme des lieux de mémoire assez préservés par la disneylandisation. Dans Nein, Nein, Nein ! livre que j'ai entamé ce matin Jerry Stahl raconte peu ou prou le même voyage sauf que lui voit du problématique là où je voyais du préservé. Son récit, cette Shoah en autocar qui pourrait de prime abord laissez craindre une sorte de reportage gonzo croquignolet n'est vraiment pas si mal que ça. C'est assez touchant, parfois drôle et souvent féroce. Il y a bien une cafétéria dans le camp d'Auschwitz j'ai du passer à côté sans la voir.


14 février 2023.- Soleil et douceur (16°C). (Outdoor.) Habile stratagème ! Je déplace ma chaise toutes les dix minutes et au bout d'une heure j'aurai gagné pas loin de cinq minutes de soleil. C'est toujours ça de pris sur l'hiver ! Retour dans l'enquête de Jules Huret qui rencontre Octave Mirbeau. Quand le premier demande au second ce qu'est pour lui la littérature, le second prend une poignée de feuille morte l'éparpille machinalement dans l'air et affirme doctement : « La littérature ? Demandez plutôt aux hêtres ce qu'ils en pensent ! »

(Indoor.) Comme tout est décidément dans tout — et même le pire — par des biais détournés Jerry Stahl m'a mené jusqu'à la fiche Tripadvisor de la cafétéria du Musée d'État d'Auschwitz-Birkenau. Les avis partagés sont assez étonnants on ne sait pas si on doit s'esclaffer ou s'offusquer en les lisant. Par exemple, il y a un type qui trouve le cadre du restaurant assez mignon, un autre que l'accueil est aussi froid qu'il y a 75 ans et d'autres — des autochtones — que le prix de la tasse de café est trois fois plus cher que celui pratiqué sur la place du Marché de Cracovie. Tout cela me semble assez bien résumer l'esprit du livre de Stahl qui malgré une traduction a priori un peu aléatoire m'aura globalement très bien convenu. (Bon il y a des raccourcis un peu faciles entre Hitler et Trump, un côté gonzo toxico déglingué parfois agaçant, mais c'est tout de même drôle, bien informé sur le sujet et le plus souvent poignant que glucidique.)


16 février 2023.- soleil voilé (12°C). Lettres de Château de Michel Déon. Sur Larbaud : « Barnabooth, lui, est un Larbaud agrandi, mythifié, supraterrestre, délivré des misères de la trivialité. » C'est bien vu.


18 février 2023.- Une certaine douceur (15°C). Malade depuis plus de quinze jours. L'estomac et ses affidés, certainement quelque chose d'ulcéreux. Je vais un peu mieux, les diverses pharmacopées font sans doute effet. Le pire, la saveur des eaux plates, cette diète que je dois m'imposer. Rien de vraiment sautillant dans tout ça. Lettres de châteaux de Michel Déon. Ces lettres sont des remerciements. Déon les a écrites à l'âge de 88 ans en 2008. Elles sont adressées à Apollinaire, Braque, Stendhal, Larbaud ou Morand. Rien de fulminant, la sagesse et le bon ton du grand âge sont de mise. C'est tout de même bien agréable, un peu comme un robinet d’eau tiède qui remplirait une baignoire où l’on n’aurait aucune peine à vouloir se prélasser (il faut faire l’éloge du robinet d’eau tiède). Cela et aussi quelques pointes d'émotion qui piquent ça est là, dans les histoires de q d’ Apollinaire dans le Journal inutile du vieux Morand, un type pourtant difficilement aimable (c'est moi qui souligne). Rien ne se perdant jamais tout à fait le vieux Déon (il n'y a pas que Morand pour être vieux), m'a donné l'envie de relire un peu les Contrerimes du jeune Toulet. Dans le sens de l'obsolescence non programmée, c'est toujours très bien :


Trottoir de l’Élysé’-Palace
Dans la nuit en velours
Où nos cœurs nous semblaient si lourds
Et notre chair si lasse ;

Dôme d’étoiles, noble toit,
Sur nos âmes brisées,
Taxautos des Champs-Élysées,
Soyez témoins ; et toi,

Sous-sol dont les vapeurs vineuses
Encensaient nos adieux –
Tandis que lui perlaient aux yeux
Ses larmes vénéneuses.

Rien (ou presque) : Dans ce monde nouveau qui avance par petits entrechats pleins d'éthique même la transsexualité ne transgresse plus rien. Nous allons bien nous embêter.


19 février 2023.- Ciel couvert (10°C). Un jeune gandin s’ennuie dans son village, il veut connaître le vaste monde, s'engage dans un paquebot transatlantique où il officie comme steward. Quelque part dans le Pacifique l'un de ses camarades un brin facétieux le jette à l'eau d'un large coup d'épaule. Voilà notre jeune gandin barbotant au large d'une île inconnue. Il est sauvé du naufrage par une nuée d'inquiétants oiseaux de fer qui le dépose sur un canot sans conducteur. Par ce moyen diablement automatique il est conduit sur l'île inconnue où il est examiné par des entités sonores et invisible et bientôt chapeauté par des robots régisseurs un peu sinistres, mais très polis. Il rencontre une psychologue diaphane qui pour mieux l'adapter à son nouveau milieu l'oriente vers divers travaux d'horlogerie. Sa vie est alors régulée par ce qui pourrait bien être une forme d'intelligence artificielle avant l'heure légale. Autour de lui tout semble flotter dans une sorte de bonheur uniforme et les hommes et les femmes qui l'entourent sont d'une placidité heureuse et sans problème. Pour vivre loin des anicroches dans cette société, cette communauté îlienne, il suffit que notre jeune gandin ne pose pas de questions non prévues, qu'il ne sorte pas des routes et des programmes imposés par une mystérieuse et omnisciente machinerie que l'on imagine aisément binaire. Ceux qui posent des questions inattendues et qui se risquent à mettre un pied en dehors de tout ça se voient irrémédiablement rattrapés puis trucidés à coups de becs et de griffes par les fameux oiseaux métalliques que j'ai évoqués plus haut. Or, comme rien n'est jamais simple, un jour notre jeune gandin dérègle un peu tout : les robots, l'intelligence artificielle, les oiseaux mécaniques. Il parle d'amour, les robots s'échauffent, l'intelligence artificielle ne sait plus quoi résonner et les oiseaux trucideurs ne répondent plus aux commandes de leurs modérateurs détraqués. Notre jeune gandin s'échappe en compagnie de la jeune psychologue diaphane du début dont il est tombé amoureux. Revenu dans son pays il découvre que le bonheur était là (et dans les tartes aux cerises du dimanche). Voilà résumée à gros traits patauds l'intrigue de L'Île aux oiseaux de fer, court roman d'André Dhôtel que j'ai lu dans la matinée. Cette dystopie autour du machinisme en marche et de ses inévitables effets est un peu à part dans l’œuvre du brumeux Ardennais. Cela ne l'empêche pas d'être admirable et d'une prescience étonnante à l'heure des drones de Chatgpt et autres fariboles transhumanistes. (C'est l'amour et la douceur qui nous sauveront du pire). (To be reworking)


20 février 2023.- Météo splendide, quasi printanière (17°C). Toujours malade. Joies du Gaviscon et de l'Ésoméprazole, de l'eau plate et de la diète.

Lu le Nietzsche de Zweig. Pas une biographie, pas une analyse philologique, mais quelque chose de plus intime, de plus bruissant, aussi. Des histoires de corps. Le corps de Nietzsche, cette physiologie si particulière qui lui fait ressentir la présence du monde par tous ses organes. Son rapport à la maladie, à la convalescence, cette autre naissance. La découverte du sud le soleil que Nietzsche sent passer en lui, encore une naissance. Nietzsche était un homme de naissances multiples. (Belle élégance de Zweig qui comme avec Stendhal parle en amoureux.)

Entamé Rue Involontaire de Sigismund Krzyzanowski (grand oublié soviétique).


21 février 2023.- Les nuages auront succédé à la brume et du soleil prévu par la météorologie nationale je n'aurais vu que quelques rares rayons (15°C). Fait un tour par le cimetière. Mes morts sont toujours là…


Ce vague journal de lecture m'ennuie de plus en plus, c'est presque devenu une corvée que de le tenir. Peut-être faudrait-il que je sache changer d'objet, que je substitue aux livres que je lis le vide qui m'entoure.

Selon quelques-uns de mes informateurs Sigismund Krzyzanowski serait l'un des génies littéraires les plus oubliés du XXe siècle… Un type qui, encombré par les lourdeurs de la Russie stalinienne, n'aura rien publié de son vivant. Il aura cependant écrit des carnets, des récits et romans plus de trois mille pages que l'on redécouvre petit à petit au fil de leur édition avec un bonheur qui semble égal. À son sujet on parle de Kafka, de Borges, d'histoires un peu toquées arrosées par la vodka. Ce matin j'ai lu Rue involontaire un recueil de sept lettres et deux textes découverts dans les archives du KGB. Les lettres sont envoyés au hasard avec ses timbres qui pour les Russes faisaient office de monnaie. Dans le dernier texte l'intelligence des personnages se réfugie dans un chapeau qui passe d'une tête l'autre. Il y a certes de la fantaisie, un certain cocasse avec quelque chose de réchauffé par la vodka, mais bon Kafka et Borges sont tout de même loin. Plus conséquent et certainement avec plus de chair à tripoter : Graham Greene. Je suis plongé dans Les chemins de l'évasion l'un de ses trois livres de mémoires. Pas d'anecdotes croquignolettes, de choses indicibles et dites, de tourments intérieurs étalés, non c'est une affaire totalement expurgée de l'intime. Greene ne parle que de ses romans et de la façon dont ses propres expériences auront influé sur eux. Pour lui la vie n'est qu'une accumulation de matériel, elle n'est pas toujours facile, pas sans fatigue, sans souffrances et même sans peur, mais elle n'est que ça (tout du moins dans ses souvenirs).


24 février 2023.- Le vent se lève, l'air refroidi les nuages se forment, tout change (14°C). Pour en revenir à la physiologie et au roman, ces quelques lignes de Valéry (Paul) qui est tout de même un champion : « Comprendre quelqu’un, c’est avoir aussi une idée de sa physiologie et de sa sensibilité et des habitudes de son organisme – lesquelles sont singulières, très puissantes et très cachées. Le secret de bien des conduites est dans la politique de préservation des habitudes physiologiques : besoins parfois bizarres, et, quoique besoins acquis, plus forts parfois que des besoins naturels, véritables parasites de la vie neuro-viscérale, inventeurs de dissimulation et de manœuvres extraordinaires. Rien ne dessine plus une « personnalité ». Mais c’est encore un aspect que le roman connaît assez peu. Même Balzac. Il est vrai que ce sujet va vite à l’ignoble, à l’immonde et au comique. Pratiques inconcevables, qui tiennent de la superstition, du tic, de la magie, et qui deviennent obligatoires, sortes d’intoxications de l’habitude et de monstruosités dans l’ordre des actions. Il y a une tératologie des fonctionnements. »


Physiologie toujours (enfin presque), dans les Cahiers de Cioran : « On est écrivain parce qu’on n’a pas pu être orateur… D’après mes théories, les bègues devraient tous être des génies…»


25 février 2023.- Vagues éclaircies cependant la balance penche tout de même dans le nuageux (9°C) (Matin.) Moins malade, coiffeur et toujours dans les souvenirs de Graham Grenne. Un côté arrière-cuisine un peu popote. Intéressant, mais pas plus que ça. Meilleur lorsque qu’enfin l'intime ne se cache plus et en entre en collision avec les grandes affaires du Monde. L'espionnage à demi avoué, le blitz, un voyage en Malaisie, quatre hivers au Vietnam à suivre les « opérations françaises », quelques semaines dans la Pologne stalinienne de 1956, une colonie de lépreux dans les derniers jours du Congo Belge. (Faut-il encore rappeler ici combien le Congo Belge fut terrible ?)

(Après-midi.) Retour de bouquinistes, nouvelles acquisitions : Amazonia – Patrick Deville, Autobiographie d’un lecteur – Pierre Dumayet, À la légère – Michel Déon, Le Carnet vert – François Gorin.


26 février 2023.- Vent violent, ciel dégagé, température glaciale (3°C). Lecture en extérieur impossible, c'est dommage.

Greene me tombe des mains. Ses nombreuses pages sur la révolte des Mau Mau sont par exemple soporifiques en diable. Ce n'est pas que le sujet soit si inintéressant que ça — un sujet quoiqu'il puisse être est toujours intéressant en soi —, mais Greene à beau malaxer des informations, de la matière historique, cela ne prend pas, il n'en fait pas grand-chose, il n'y a pas la moindre trace d'un quelconque bonheur d'écriture dans tout ça et on s'ennuie ferme.


To be continued.

dimanche 15 octobre 2023

Psychogeographie indoor (131)

 

« L'alcool, quel qu'il soit, et le sperme constituent un cocktail que très peu de barmen consentent à nous servir. » (Bernard Delvaille).

9 janvier 2023.- Un coup de vent, plus de nuages, mais la température aura baissé (8°C). Au mitan des mois en R, insensiblement les jours s'allongent, le soleil réchauffe les branches toutes nues tandis que plus bas les feuilles mortes pourrissent dans un contentement penaud.

(Matin.) Holder, Chroniques. Ça tangue, zigzague un peu comme une ivresse et ça nous mène tout de même là où ça veut bien nous mener… vers de l'humain, du doucement humain à défaut d'être du terriblement humain. La haute pointe du Médoc, Le Verdon et Soulac, une rencontre avec Jean Rolin débarqué de son vraquier, les vidanges et ses vendangeuses et vendangeurs, des typesses et types qui zigzaguent eux aussi… L'inverse dans une sorte de parfaite antonymie Renaud Camus et son Journal, Vue d’œil. Pas trop d'humanité en zigzag, mais de la politique comme s'il en pleuvait à gros grains rectilignes. On s'ennuie vaguement, on s'accroche aux rares pages où le châtelain évoque ses lectures. Les écrivains sont toujours trahis par la politique.

(Midi) J'ai fait des chips avec les épluchures des patates d'hier. Avec un Muscadet Sèvre et Maine (vin de petite réputation, mais qui peut apporter quelques menues satisfactions) c’était assez agréable, potable pour ainsi dire.

(Soir.) Quelques repères biographiques autour de l'oiseau Ogor Plotvitch : Naissance en 1953 sur l'île de Krk où il passe une petite enfance tranquille avant de déménager sur le continent dans la ville d'Opatija cette drôle de station climatique pleine de nostalgie austro-hongroise (il y a une petite sirène, le climat est doux). Sa jeunesse venant on le retrouve à Pula une citée Istrienne un peu antique et pleine de joueurs de water-polo puis à Rijeka où il officie comme clerc de notaire dans une officine titiste. Licencié pour de sombres raisons productivistes, il préférait « ne pas » effectuer les tâches que l'on voulait bien lui assigner, il se réfugie à l'ouest, à Trieste où il compte marcher dans les pas d'un écrivain irlandais un peu compliqué. C'est là que nous perdons sa trace.

10 janvier 2023.- Gris poussif (9°C). On me demande de cesser mes préambules météorologiques qui seraient, parait-il, fatigants. Par bravoure je ne vais pas le faire et dès demain je compte même indiquer la pression atmosphérique et le sens du vent au début de mes faibles notules journalières.

Vaccin quatrième dose. Je n'ai toujours que deux bras, mais l'un, le piqué, me fait un peu mal. Toujours à l'alternat entre Vialatte, Holder et Camus. L'un est très attentif aux loups, l'autre à ses voisins quant à celui qui n'est ni l'un ni l'autre je crois que je vais le laisser choir car au bout de quarante courtes pages il m'épuise déjà. Pour le reste et s'agissant de la partie la plus désœuvrée de mon existence j'ai passé l'essentiel de ma journée à essayer le nouveau module d'intelligence artificielle nommé ChatGPT. C'est de prime abord assez bluffant et très amusant. L'application est si bien faite qu'elle peut écrire un article, un poème ou une histoire qui tient parfaitement à partir de quelques simples mots. Les articles sont cohérents, les poèmes pelucheux, les histoires mignardes et tout semble presque parfait. Cependant on se lasse vite de tout ça… On se lasse vite et on est même effrayé, car dès qu'il est question de politique, de choses sociétales ou philosophiques, de transgression des normes en vigueur, l'intelligence artificielle distille une espèce de novlangue pleine de puritanisme. En somme, le langage du néo-libéralisme triomphant énoncé par un disciple de HAl 9000.

12 janvier 2023.- Ciel gris bleu assez indéfinissable, mais rien de sautillant (11°C). Fatigue. Mon corps évoluant dans l'espace avec une peine assez tangible je me contente de très peu de mouvements, l'immobilité sera mon but.

Retour dans le Journal de Renard. Le 23 janvier 1895, tête en ciment, cervelle en plâtre il est dans l'incapacité d'écrire la moindre ligne, il crache nègre, rends du noir comme une seiche… « J'attends l'inspiration, comme une pompe. Imiter la nature, je veux bien, mais qu'elle commence ! » Pour rester dans le diaristique j'ouvre les Cahiers de l'ami Cioran et je tombe sur ces mots : « Un journal (Tagebuch) empêche peut-être de travailler ; en revanche il rend service, il remplace utilement un ami. C'est déjà quelque chose que de pouvoir se passer d'un confident. »

13 janvier 2023.- Nuages, nuages, nuages… (12°C). Langeur et délitement, rien pour moi. Sans inspiration je passe mon tour (et je le laisse bien volontiers ma place à ChatGPT et à l'intelligence artificielle, qui n'a pas d'états d'âme, elle) :

Le chiendent envahit le jardin

Et s'accroche à mes hémorroïdes
Tandis que je me tords de douleur
Je songe à cette casserole oubliée
Sur le feu depuis trop longtemps
Un lapin effrayé traverse la pelouse
Et vient se blottir contre moi
Il semble comprendre ma peine
Et me réconforte de sa présence
La tapette à mouches reste inutile
Car les insectes ne viennent plus
Ils ont fui cet endroit maudit
Où la souffrance est reine.

14 janvier 2023.- Vent aigrelet soufflant sous un ciel grisâtre, grande maussaderie de l'ensemble (5°C). Fini L'Anachronique d'Éric Holder, je recommande cette lecture. Enchaîné avec Cap Horn un recueil de nouvelles par le « grand écrivain » chilien Francisco Coloane. On me souffle qu'il aurait quelque chose d'un Stevenson austral. Certainement parce que ses histoires se déroulent en grande partie en Patagonie et que cette terre en dehors de convenir parfaitement à l'immense tristesse de Cendrars est indubitablement très austral. D'autre part parce que ses histoires ne sont jamais loin de la navigation, de la grand-voile et des moussaillons, ce qui n'est jamais très loin de Stevenson non plus. Bon, un Stevenson plus bourru qu'Écossais, plus démonstratif et utilitariste, moins fin en somme (c'est ce que laissent transparaître les trois histoires que j'ai lues aujourd'hui).

Pour le faire le compte tout en abordant des rivages qui n'ont rien à voir avec ce que j'ai pu lire dans le reste de ma journée j'ai survolé le fameux entretien entre Michel Onfray et Michel Houellebecq. Ce n'est pas si terrible que ce qu'on en dit dans le Landerneau, il n'y a pas de quoi hululer devant le post fascisme non plus. Les deux disent beaucoup de bêtises… L'un des Michel est très antipathique et calculateur tandis que l'autre me semble plus sincère et en tous les cas plus drôle. Je vous laisse placer les Michel à leur place, je pense que vous ne vous tromperez pas.

15 janvier 2023.- Matinée pluvieuse puis une nette amélioration, un ciel dégagé, un soleil qui darde et quelque chose de printanier. Cela ne va pas durer, on annonce une tempête (10°C). Hier trahie par deux trois nouvelles essentiellement maritimes j'évoquais Stevenson en parlant de Coloane. Or à tout bien réfléchir, il me semble bien plus proche de Jack London. Ses histoires de cow-boys de chiens de troupeaux sont plutôt de cette patte là. Évidemment en largement plus austral. Pour tout vous dire, c'est assez bien, très dépaysant, ça vous donne des envies de pampa, de Patagonie et de Terre de Feu : « Dans la journée, notre sensation d’être sur terre est quelque peu sommaire. Mais la nuit, sous un ciel brillant où l’on distingue clairement les astres, nous avons l’impression d’habiter une île perdue dans l’espace ; la terre s’estompe, nous cheminons les yeux fixés sur la Voie lactée, et le cœur et l’esprit s’élèvent vers le cosmos, puis redescendent pour, un jour, disparaître sous quatre pelletées de terre. »

16 janvier 2023.- Temps à demi hivernal (6°C). Vaguement malade, de surcroît conditions lectorales déplorables. Toujours le voisinage, des travaux limitrophes, j'ai la tête comme une casserole. Néanmoins et malgré tout cela après Coloane et ses trucideurs de bébés phoques je reste exotique puisque j'entreprends la lecture de Je connais des îles lointaines, un gros pavé qui ressemble l'ensemble de l’œuvre poétique de Louis Brauquier. La préface d'Olivier Frébourg est très éclairante, on devrait lire plus souvent les préfaces.

17 janvier 2023.- Un certain refroidissement (5°C). Lectures. 1/ Une chronique admirable d’Alexandre Vialatte où il était question du crocodile, du boa et de l'astrobale, de rhubarbe et de cabestan, de Paulhan et de la peinture abstraite, de Braque et de l'oxyde d'aluminium, de Klee et du cornet nasal d'un caniche, de Pollock et du cortex cérébral, d'Arp et du neurone moteur de la moelle épinière. 2/ Et l'au-delà de Suez premier recueil de Louis Brauquier paru à Aix-en-Provence en 1922. Marseille, le grand large, les ailleurs… Écrit à l'âge de 19 ans, c'est déjà très beau et plein de promesses : « Et nous suivons du doigt avec la mappemonde/ La route de nos voiles rousses vers les ports/ Où nous serons aimés par des créoles blondes. » 3/ Simple journée d'été spicilège recueillant une dizaine de nouvelles fomentées par le trop précocement décédé Frédéric Berthet. Soleil et Côte d'Azur, jeunes adultes en espadrilles blanches, alcoolémie légère et pleine de bulles d'air. La nouvelle titre est ce qu'il y a de mieux. Elle est même magnifique et très émouvante sans en faire trop et pleine de ce que l'on pourrait définir comme de la prescience en creux (le protagoniste principal, pour ne pas dire le héros, ivre titube, tombe et s'assomme un peu. Ce sera le destin de Berthet que de tituber, tomber et s'assommer, mais pas qu'un peu, lui). Le reste du recueil même s'il tangue un peu moins bien est relativement épatant. Il y a du charme un peu rohmerien, quelques pointes de Tchekhov et le sentiment curieux et pas si désagréable que ça, que l'ensemble aurait été très bien traduit de l'anglais, ou plutôt de l'américain (disons que quelque chose de Fitzgerald flotte aussi) : « Les années passèrent, c’est-à-dire qu’il fallut diviser par quatre le nombre des saisons. De tout ce temps, aucun mort ne fut à déplorer, quoique régulièrement, à la fin d’une journée un peu plus silencieuse, on crut pouvoir penser qu’une période s’achevait, et elle s’achevait en effet : ainsi sommes-nous chassés lentement. »

19 janvier 2023.- Quelques flocons (3°C). Gamin plus ou moins détecté comme ayant quelques menus problèmes d'attention, certaines bonnes âmes crurent bon de décréter que tous les mercredis après-midi je devais voir un psychologue. Lors de ma première séance avec lui je me retrouvais donc devant un type aux vagues airs socialisants. Il fumait la pipe et me posa des questions d'apparences badines, mais qui me semblèrent tout à fait sournoises. Outre cet interrogatoire qui taisait son noN, il me demanda aussi de dessiner une maison et un arbre. Comme j'étais bien plus malin que lui je le fis en tenant compte de ses possibles futures interprétations, scribouillant un arbre harmonieux positionnant les fenêtres, la cheminée de la maison et l'horizon là où je pensais qu'un mouflet équilibré, en somme un connard, les auraient positionnés. Évidemment, ce fut notre seule séance.

Acquis les trois volumes rassemblant les mémoires de Claude Roy, un ensemble qui me semble intéressant.

20 janvier 2023.- Froideur (2°C). Lever 5h43, labeur, sieste, ouvert l'Herbe des talus de Jacques Réda (vagabond en Solex), David Crosby est mort, c'est triste.

21 janvier 2023.- Beau temps mais un vent sibérien à décorner les cocus renforçant vers le frisquet le côté température ressentie (2°C). Pour de mauvaises raisons liées à mon saumâtre emploi bassement rémunéré, je ne suis pas trop d'humeur. Beaucoup de peine à vouloir entrer dans l’Herbe des talus de Jacques Réda. Cela me semble pourtant très bien, ces atours « mélangés », ce début secoué par les souvenirs d'enfance, la suite dans une belle xénophilie entre Londres, Vienne, Prague, Rome ou Budapest… Rien de vraiment affligeant, mais j'achoppe. Les paragraphes se dérobent à mon regard, mes vagues soucis reviennent sans cesse en remugles patibulaires et ma concentration ne se fixe pas sur l'objet lecture préférant se perdre dans une sorte de frustration incontrôlée, une sourde colère, qui qui me pèse sur les épaules pour mieux m'enfoncer, je ne sais où ? Maudits tracas du quotidien, maudit labeur… Ne travaillez décidément jamais !

22 janvier 2023.- Nuages congelés (1°C). L'herbe des talus date d'une époque où la France provinciale n'était pas encore considérée comme périphérique, il y avait des quincailleries et des épiceries et juché sur son Solex Réda ne rencontre guère de ronds-points. Belle évocation de l'Écosse, d'Inverness et de l'ile de Skye, toutefois je passe globalement à côté de ce livre (certainement pour les raisons énoncées hier).

Air du temps. À la télévision entendu une sorte de neurobiologiste expliquer qu'en gros Mozart n'avait pas de talent et qu'il avait seulement beaucoup et précocement travaillé. Pire, pour elle, considérer que les gens ont du talent, voire du génie, conduirait tout droit au racisme. Trois minutes plus tard, elle tournicotait autour du genre et des inégalités. Dieu que tout cela est fatiguant. N'est-il pas plus simple de dire que certains sont doués pour certaines choses. Quel est le mal dans tout ça ?

23 janvier 2023.- L’hiver, toujours (3°C). Ce matin visite médicale. Mon médecin, le même depuis trente ans, est chenu comme un vieux cep de vigne. Il doit avoir plus de 75 ans. La relève se fait attendre…

Comme tout est dans tout et que ce tout offre des enchaînements, des continuités parfaites, dans le Journal de Bernard Delvaille je lis ceci : « Lu Le Sens de la marche, que Jacques Réda vient de m'envoyer. J'ai toujours aimé Réda, mais je m'en lasse un peu. Son style me semble devenu appliqué, laborieux. Ah ! l'immense liberté de la prose de Cingria ! » Nous sommes en 1990 et Delvaille voyage toujours beaucoup. Belle description de la Riviera, de Villefranche, Beaulieu, Saint-Jean-Cap-Ferrat et Eze. Désamour de Bordeaux, de Toulouse et d'Aurillac. Éloge de Montpellier (où il pourrait vivre). Charme de Vic-Sur-Cère avec ses toits en ardoise au pied de petites montagnes de sapins et de pâturages. Charme des lignes ferroviaires secondaires… Existent-elles seulement encore ? Je ne crois pas… Fini ma relecture des Illuminations. C'est tout de même très bien. Ce Rimbaud savait manier sa balle : « Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge - (son cœur ambre et spunck), - pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire. À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. - Mais plus alors. »

24 janvier 2023.- Nuages (3°C). Malade, estomac en charpie, prise de sang et autres joyeusetés…

Toujours avec Bernard Delvaille esprit raffiné baguenaudant entre Londres, Vienne, Trieste, Amsterdam et Venise. Enfin, Venise surtout… Venise et le Le Caffè Florian (le plus ancien café de la place Saint-Marc où se réunissait « Le Club des longues moustaches »). San Michele et ses tombes, cette odeur de décomposition qui se mêle à celle de la résine chaude, Murano et ses couleurs, ce jaune, ce rouge foncé, cet ocre, Burano ses verres et sa grand-place, le Ghetto et ses maison bien hautes, les plus hautes de Venise (quand on vous persécute, on s'élève vers le ciel), les zones obscures de l'autre côté du Canal Grande, les musées, les mouettes, les chats fourbes, le clapotis de l'eau, tout cela est un enchantement : « Pendant tout mon séjour, la lune a été haut dans le ciel. Je reste seul, quelques instants, face au ciel étoilé. Je songe au passé, au bonheur de vivre, à la mort. » Delvaille est mort ici même à Venise quinze ans plus tard.

26 janvier 2023.- Encore des nuages (3°C). Désœuvré et d'une appétence pour ainsi dire légumineuse je butine néanmoins dans quelques Variétés de l'ami Paul (Valéry). Cette chose qui suit par exemple : « Comme la bouche est curieusement sensible, donne un mélange de fortes pressions, de tractions contrariées, d’obstacles et de corps durs interposés, de goûts et saveurs, de touchers humides et de glissements, de présences étranges, – de même la sensation d’ensemble de tout le corps et les mouvements de l’attention dans le corps, comme celui de la langue qui tâtonne et travaille dans son antre. »

27 janvier 2023.- La nuit tombe, j'ai froid aux pieds.

28 janvier 2023.- Froideur, bise légère, morne plaine (3°C). Au moment où l'on annonce une sorte de court métrage d'essence vaguement pornographique mettant en scène un Michel Houellebecq tout autant délité qu'alité je relis son Lovercraft. Cette courte approche du toqué de Providence est peut-être l'un de ses meilleurs textes et en tous les cas elle offre de nombreuses satisfactions au lecteur féru de Fantastique (ou pas, je ne suis pas du tout féru de Fantastique). Rien de fulminent, mais un certaine finesse pour parler d'un type qui malgré ses atours de gentleman discret réservé et bien éduqué ne semblait être venue au monde que pour dépasser les bornes. Un type à la vie réduite au minimum, un type dont toutes les « forces vives auront été transférées vers dans son acception générique littérature et vers le rêve. ». Un puritain loin des affaires sexuelles pour qui le Monde et pourquoi pas l'autre dans son acception générique était l'ennemi. Un ennemi rampant, purulent et pullulant qui le conduisait vers un racisme terrifiant, une névrose. C'est ce que l'on retrouve couché sur le papier dans ses histoires toquées où l'on croise des êtres hésitant entre l'amibe et le pithécanthrope, entre le suintant et le gélatineux. Des êtres qui se débattent entre les larges et fantastiques linéaments de l'âme morbide, de la désintégration et de la décadence… Dans les premières pages, Houellebecq offre une sorte de bréviaire qui excède peut-être Lovercraft lui même : « La vie est douloureuse et décevante. Inutile, par conséquent, d’écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n’avons guère envie d’en apprendre davantage. L’humanité telle qu’elle est ne nous inspire plus qu’une curiosité mitigée. Toutes ces « notations » d’une si prodigieuse finesse, ces « situations », ces anecdotes… Tout cela en fait, le livre une fois refermé, ne fait que nous confirmer dans une légère sensation d’écœurement déjà suffisamment alimentée par n’importe quelle journée de “vie réelle”. » Ou encore : « Quand on aime la vie, on ne lit pas. On ne va guère au cinéma non plus, d’ailleurs. Quoi qu’on en dise, l’accès à l’univers artistique est plus ou moins réservé à ceux qui en ont un peu marre. »

(Comme rien ne se perd jamais tout à fait, à l’intérieur du Lovercraft de Houellebecq j’ai retrouvé le ticket de caisse apportant la preuve de mon acquisition, le 17 février 2000 à 12h40 dans l’Hypermarché Continent de Francheville dans le Rhône. Constat en 2000 Houellebecq était déjà disponible en Hypermarché). Moins toqué que tout ce qui précède et d’une élégance certainement plus lustrée je suis toujours dans le Journal de Bernard Delvaille. Tiens, il n’aime pas le Danube de Claudio Magris (livre que j’aime beaucoup). Il lui trouve des airs de livre de professeur. C’est certainement un peu vrai, mais il y a de pires professeurs.

29 janvier 2023.- Les nuages sont toujours là (4°C). Hier soir vie sociale. As usual drink a little too much… Ce matin j'apprends la mort de Tom Verlaine. Les yeux humides, presque des larmes, non de vraies larmes deux ou trois. On ne devrait pas pleurer pour les gens que l'on ne connaît pas vraiment... les vedettes. La dernière fois c'était pour Alex Chilton. Mais bon Tom Verlaine était mon guitariste préféré, Marquee Moon l'un des mes trois ou quatre albums préférés, Torn Curtain avec ses ressacs de guitares mercuriales l'un des mes moments musicaux préférés, une chanson, enfin une chanson je ne sais pas, plutôt un morceau comme on dit, où il y était question de larmes, des larmes retenues, jamais versées… alors bon je peux bien les verser ces larmes-là, non ?

Villes moyennes endormies, éclairées de réverbères orange, enseignes de Night-Club perdu en rase campagne, lumières d'un Castorama entre Chalon-sur-Saône, Mâcon et Bourg-en-Bresse. Delvaille voyage en train et ses annotations ne sont que des sensations où les couleurs se mêlent à la vitesse où la lueur bleutée des écrans de télévision provinciaux flotte sur les fleurs et l'herbe des talus en bord de voies. Le train arrêté, la destination atteinte, ce sont les odeurs, les variations de température qui prennent le pas. Le souffle doux du vent sur la Piazza Navona, le ressac et les senteurs de Venise. Autant d'impressions de voyages qui ne concèdent pas grand-chose à la vie intime. Elle est en filigrane, elle y est bien : « Mon journal ne vaudra que pour les voyages et les notes de lectures. Le reste est au plus profond de mon cœur. »

30 janvier 2023.- Deux vagues éclaircies, un peu plus de lumière (5°C). J'aime de plus en plus le Journal de Bernard Delvaille. Pour tout vous dire, je le trouve même délicieux. C'est une source de raffinements et de délicatesses (j’utilise le pluriel à dessein). De surcroît, il me donne de nombreuses envies de lectures. La Mélodie d'Albion de Peter Ackroyd, Les Pierres de florence de Mary McCarthy, Le pays des sirènes de Douglas Norman, La Vie ardente de Pier Antonio Quarantotti Gambini, Le Vain Travail de voir divers pays de Larbaud, Le Parfum des îles Borromées de René Boylesve, L'Altana ou la vie vénitienne de Henri de Régnier. Comme avec la dématérialisation tout est devenu plus simple et trouvable, j'ai déjà acquis numériquement les deux derniers titres cités. Je n'aurais pas le loisir de sentir la douce odeur de noisette chancie qu'ils doivent distiller en version palpable, mais c'est toujours ça. Dans une sorte d'élan clubiste et moustachu, j'ai déjà entamé le Régnier. Pas de senteurs de noisettes chancies, le numérique ne sent rien, mais tout de même du désuet, du charmant du mordoré… On baguenaude dans une Venise fin -début de siècle au milieu des ruelles, des canaux et du souvenir d'une belle palanquée de vieux peintres. Rien à redire, c'est très bien.


To be continued.

mardi 5 septembre 2023

Psychogeographie indoor (130)

 


« Puis vient une sorte de calme et j'entends, par-dessus mes oreilles, le faible bruit du monde... Et la vie de nouveau, le soleil par les interstices et par le nez, par la peau, aussi. » (Ogor Plotvitch – Un drôle d’oiseau)

18 décembre 2022.- Ciel dégagé ce qui n'empêche pas les frimas, bien au contraire (1°C). Il y a trente ans pour moi Jean Dutourd c'était l'ennemi. L'un des pires représentants de la droite pipe veston, le type des Grosses têtes. En somme, quelque chose de l'horreur absolue. Aujourd'hui, peut-être suis-je plus résigné et indolent, je n'éprouve aucun scrupule à le lire, le trouvant plus qu'à mon tour épatant. Ainsi vont les goûts et les intérêts. Il y a trente je ne voyais que le Dutourd terminal, le Dutourd en roue libre, le Dutourd gaulliste persistant au charme un peu lourdaud. Ce n'était pas l'écrivain dans sa globalité, son œuvre était derrière lui et je pense qu'il s'en fichait, préférant s'amuser avec un ton goguenard plus qu'autre chose. Dans l'Âme sensible, nous sommes à une distance respectable de la tribune des Grosses têtes, la sensibilité, l'esprit vif, mais pas pour rien, sont à l’œuvre. On pourrait dire que ce n'est pas un livre sur Stendhal, mais un livre de Dutourd écrivant sur Mérimée écrivant sur Stendhal. On pourrait dire cela, mais ce serait verser dans une sorte d'enchâssement un peu trop malin. Non L'Âme sensible malgré son apparence gigogne est un livre consacré à Stendhal et si Mérimée est bien là, c'est avant tout comme robinet… Un robinet ouvert par Dutourd et qui laisse couler l'ami Beyle, l'appétence stendhalienne… Le ton est léger, agréable, jamais docte et sans aucune prétention de spécialiste — les spécialistes, les universitaires restent à la porte du bal et critique les costumes des invités —. Dutourd lui est au milieu du bal… avec son regard malicieux, oui c'est bien lui.

Coupe du Monde de balle au pied. Match homérique, victoire méritée des Argentins, mais il y a tout de même de la déception. Comportement lamentable de notre président de la République, qui visiblement aime beaucoup se frotter à de jeunes corps en sueur.

19 décembre 2022.- Coup de vent et hausse sensible des températures extérieures (14°C). Noria des camionnettes amazoniennes, Noël approche.

Chez Dutourd éloge su style, éloge du premier jet. Il ne faut pas écouter les annotateurs, critiques, les professeurs de littérature et les messieurs de la Sorbonne. Non, le travail, le labeur, la transpiration sur le texte, la relecture à foison ne sont pas tout. Il n'est pas forcement nécessaire qu'un texte sente l'huile ou que l'on y entende les sourds échos des coups de gueule flaubertiens. L'essentiel est ailleurs. Il suffit de lire Stendhal pour s'en convaincre… Voilà un olibrius qui ne repeint jamais dix fois sur le même tableau, non, il préfère peindre dix tableaux, le meilleur est le dernier, mais pas toujours « le premier jet est décourageant. Il prouve que le talent existe, qu'à la rigueur, il pourrait se suffire à lui-même, sans travail. »

Pour le reste, le livre de Dutourd est formidable (pour ne pas dire épatant), il bruisse de mille choses que l'on pourrait citer. Il y a même de l'intime, du personnel qui transparaît pudiquement ; sans ostentation. « Flaubert polit les détails à l'infini et fait une littérature de myope. Ses livres ressemblent aux peintures léchées, qui brillent trop, par plaques, et dont l'ensemble, à force de modifications imperceptibles est devenu morne. Le grand art consiste à préserver, au milieu des corrections, ce premier jet, qui est proprement le style, c'est-à-dire la respiration de l'auteur, le battement de son sang, la forme inimitable de sa pensée lorsqu'elle naît. Stendhal montre souverainement la façon d'y parvenir. »

20 décembre 2022.- Le vent est violent et la température molle, comme si c'était possible (15°C).[Matin]

« Wish I had lipstick on my shirt Instead of piss stains on my shoes »

 Friday Night, Saturday Morning  c’était le Friday on my Mind  des Easybeats, mais abordé par sa face raide et blafarde. Cette lymphatique musique de train fantôme… Les « joies » du vendredi soir : descendre une multitude de pintes dans la boite du coin, regarder les filles, mais pas plus… Les « joies » du samedi matin : rentrer seul, attendre un taxi, une tourte à la viande dans la main, un pied dans une flaque de vomi… Bref, Terry Hall (qui est mort) était un sacré « écrivain de chansons. »

[Avant la sieste] L'Âme sensible n'est pas qu'un merveilleux livre sur Stendhal. Dutourd y a mis beaucoup de lui-même. C'est son enfance qui revient — cet âge qu'il n'aime pas, on s'ennuie dans les églises —, ses débuts dans la vie — sera-t-il peintre ou écrivain ? Il sera écrivain, car l'investissement matériel est moindre, une plume, un bloc note et le tour est joué — ses années de guerre, de résistance où arrêté par la milice il craint le pire avant de s'évader en sifflotant presque. Tout cela est évoqué sans en faire trop, mais c'est bien là sous nos yeux : « L'image des bonheurs passés ressuscite avec des couleurs éclatantes qui sont celles de la vie même. Je me souviens que, quand j'étais jeune, je m'enfuyais parfois au milieu d'un plaisir ou d'un bonheur, je n'hésitais pas à le couper net afin d'en savourer tranquillement les détails dans la solitude. En d'autres termes, le souvenir des choses me faisait plus plaisir que la chose elle-même, qui passait trop vite, qui m’entraînait dans un tourbillon où je ne me contrôlais plus. C'était là, certainement, un trait d'homme d'imagination ou d'artiste. »

[Après la sieste] En dehors de quelques pages virant au meeting gaulliste (le livre ayant été écrit en 1958, c'est certainement quelques scories de l'époque idoine) le livre de Dutourd ne se lasse pas d'être formidable. C'est bien simple si vous n'êtes pas stendhalien, vous le deviendrez après l"avoir lu… Comme tout est dans tout L'Âme sensible m'a donné l'envie de lire ni plus ni moins que le vieux Alain, vous savez ce philosophe poussiéreux, Chartier ce Valéry en pire ! Dutourd le cite trois ou quatre fois — Alain a écrit une petite chose sur Stendhal — et je dois dire que ce qui m'est parvenu m'a paru tout à fait engageant.

21 décembre 2022.- Weather mostly cloudy (13°C). Aujourd'hui c’était le solstice d'hiver. C'était aussi la journée mondiale de l'orgasme. Alors, j'ai fait du riz.

Il y a 20531 jours, le 5 octobre 1966, Emil Cioran ne célèbre aucune journée mondiale de quoi que ce soit. Non, simplement, le soir venu, durant sa promenade habituelle autour du Luxembourg, il ne cesse pas de fredonner des airs espagnols. Tellement fort que tout le monde se retourne derrière lui. Le voilà dans l'une de ses crises où l'exaltation l'emporte sur la dépression : « On devait, de l'extérieur, me prendre pour un fou ou, vraisemblablement, pour un heureux (non de la terre mais de Dieu sait quoi). Et en un certain sens, je l'étais, heureux. » (Cahiers)

23 décembre 2022.- Averses (14°C). Réveil précoce, labeur, sieste et pas grand chose d'autre. Incapable de lire quoi que ce soit. Alain, Cingria, la moindre ligne se dérobe à mon regard… Quant au monde c'est l'excitation consumériste de Noël et agapes. La pire période de l'année.

24 décembre 2022.- Grisaille et douceur (15°C). Vaguement malade, je me prépare sans entrain pour les bombances. Hier fusillade à Paris. Un illuminé tue trois Kurdes et c'est une sorte de guerre civile turco-kurde qui se téléporte sur les bords de la Place de la Nation.

Bernard Delvaille, Journal, année 1986. Beaucoup de voyages, encore… Londres où le délire sexuel des années 50 a laissé place au manque de risque ou d'enthousiasme (ce sont les fameuses années SIDA), Florence cette ville tout en toits de tuiles, de façades de pierre jaune, de statues autour desquels tournent une flopée de jeunes gandins presque tous pieds nus dans des mocassins ou des sandalettes, Sils Maria dans les pas de Nietzsche…

26 décembre 2022.- Temps doux et nuageux (15°C). Vaporeuse journée post agapes. Je lis Syd Barrett le rock et autres trucs de Jean-Michel Espitallier. Pas vraiment mauvais, pas foudroyant non plus. Pas si mauvais parce que l'on apprend tout de même deux trois choses sur l'elfe cyclothymique Barrett. Pas foudroyant — et même un peu pénible —parce que l'auteur quitte un peu trop souvent les rivages du factuel pour tenter de s'élever vers quelque chose qui se voudrait littéraire et qui n'apporte rien de vraiment intéressant à l'ensemble… De surcroît et pour tout dire, c'est assez mal écrit, notamment le début qui frôle le pire ( le tout manque certainement d'un coup d’œil éditorial).

27 décembre 2022.- Beau temps plus froid (7°C). (Matin) Jean-Michel Espitallier compare Syd Barrett et Arthur Rimbaud et je ne suis pas certain que cela soit si bien vu que ça. Il y a certes le retrait, la disparition des deux, mais l'un disparaît en s'enfermant jusqu'à ce que mort s'ensuive dans un pavillon de banlieue tandis que l'autre disparaît en s'enfuyant dans les « ailleurs ». L'un est incontestablement toqué et rien ne dit que l'autre le soit vraiment (tout dit même l'inverse tant le Rimbaud en retrait semblait avoir la tête bien arrimée sur les épaules). Il y a du conscient chez l’un pas trop chez l’autre. C’est une comparaison qui ne tient pas, ou alors pas longtemps… Quant à l’importance des deux loustics, elle n’est certainement pas la même. L’un, le plus érythréen, est crucial, l’autre, l’adepte des nursery tunes, n’est qu’un imprévu magnifique et c’est déjà beaucoup… Le reste du livre n’est pas plus convaincant que cette mise en parallèle un peu pataude. Les considérations sur la culture rock, les piques amusées dans le dos de Bono, Phil Collins ou Yes tout cela frôle la facilité et le faiblard. Bref, et là j’écris comme les donneurs d’avis sur Amazon, j’ai perdu mon temps en lisant ce livre. Comment commencer une nouvelle lecture après un ouvrage qui m’aura plus agacé qu’enchanté ? C’est bien simple ne voulant pas être déçu en pire une nouvelle fois j’ai bien failli entreprendre la lecture de La Recherche du temps perdu.. Ni plus, ni moins… Bon je n’ai finalement relu que les trois première pages qui sont très bien (un type se souvient qu’enfant il se couchait très tôt, il y avait des raies de lumières sous les portes) avant de changer d’avis. L’entreprise est trop périlleuse en termes de temps et de planning. Pour rester ne serai ce qu’un petit peu enchanté je suis alors retourné dans les Chroniques d’Éric Holder, elles déçoivent rarement. Holder c’est un Vialatte mâtiné de Tchekhov et de Calet, un écrivain : « " Vous-même… Dans la vie ? “ Ils étaient présents, attentifs. Ils avaient cette qualité d’écouter tout en n’exigeant rien. Mais que pouvais-je répondre ? Que je tournais autour d’un diamant dur, lequel, sans cesse se dérobant, fait qu’on ne trouve pas les mots ? Que c’est justement pour ça qu’on écrit ? Que j’écrivais ? Oh, bon sang, ne jamais dire à quelqu’un qu’on fait des livres, inventer n’importe quoi… Soudain, j’eus un geste qui dut les déconcerter. J’avais un journal dans les mains.Je me cachai derrière. Les écrivains arrivaient sur le quai.Ils parlaient haut, ils avaient des valises coûteuses. »

(Après la vaisselle) Quand il ne regard pas le plafond avec des airs courroucés tout en prononçant le nom d’Hannah Arendt à l’unisson Alain Finkielkraut est de temps à autre intéressant. Aujourd’hui dans son émission il parlait de Philip Roth avec Alice Ferney et Éric Neuhoff (l’homme à la cravate tricotée). Rien à redire, il y en à certains qui ne devraient jamais parler que de ce et ceux qu’ils aiment.

(Après la sieste) Ça ne paie pas de mine la chronique chez Holder, trois-quatre pages, pas plus, mais c’est très bien, c’est la juste mesure. Delvaille, Journal. Voilà un type qui ne semble vivre que lorsqu’il se déplace. Les amours, les livres tout cela est certes important, mais l’essentiel est ailleurs, l’essentiel c’est de bouger.

Pour faire bonne mesure et en revenir au début de ma journée, relu Le Bateau ivre, rien de vraiment barrettien plutôt un sublime préambule larbaldien : « J’ai heurté, savez-vous ? D’incroyables florides. »

28 décembre 2022.- Météo indéfinissable, douce, fraîche, semi-nuageuse ou pas, on s'y perd (10°C). Labeur, fatigue, rien lu.


Noël et ses agapes passées,
j'ai mangé une pizza que l'on dit fermière,
lorgnant tranquillement l'année qui vient,
qui viendra,
qui sera bientôt là.
puis j'ai fini les bouteilles.

30 décembre 2022.- Il pleut (13°C). Pelé est mort ce qui m'a rendu bien triste. Cependant, certainement par un indéfectible atavisme pour les perdants magnifiques, ma mythologie personnelle lui a toujours préféré son âme damnée : Garrincha… Garrincha et sa démarche chaplinesque, résultat d’une méchante polio acquise dès l’enfance. Garrincha et ses guibolles hors normes qui transformaient le valétudinaire en poésie. Garrincha et sa gestuelle miraculeuse, quelque part entre le ridicule et le sublime, une sorte de suave équilibre. Garrincha ce créateur d’arabesques, de mouvements incongrus alimentant la stupéfaction de l’adversaire plus partenaire inconscient de l’œuvre en mouvement qu’autre chose. Pelé lui plus lisse n’était que sensualité et intelligence, rien de sybarite, quelque chose de plus rectiligne, de plus moderne, un type sain de corps et d’esprit qui restera fidèle en amour et finira couvert d’honneurs… une sorte de collaborateur de la normalité. Garrincha lui brûlait sa vie comme ses adversaires, baisait toutes les filles qui pouvaient lui tourner autour (il était paraît-il doté d’un sexe surdimensionné et il l’utilisait), fumais et buvais plus que de raison. Après des années d'extrême détresse et de delirium tremens il est mort à Rio do Janeiro le 20 janvier 1983 à 49 ans. Lors de ses obsèques, des milliers de pauvres hères descendus des favelas suivront son cercueil juché sur un rutilant camion de pompiers. Garrincha n'aura jamais joué au cosmos de New York.

31 décembre 2022.- Beau temps, douceur indécente (18°C). (Matin) Tiens Éric Holder m'a donné l'envie de lire Dezső Kosztolány. Les choses sont bien faites j'ai deux ou trois livres de lui dans ma pile de livres en attente, Alouette, Néron, le poète sanglant, Anna la douce… Kosztolány est un écrivain hongrois de la première moitié du 20e siècle (il est mort en 1936). Pour Holder c'est un peu l'équivalent magyar de Fernando Pessoa, il le place même plus haut. Pour le reste en dehors des recommandations énamourées autour des lexies et unités phonologiques hongroises L'Anachronique est un recueil parfait. On y baguenaude avec plein d'attention parmi les gens de peu, au milieu de causes imparfaites et amicales, dans un bonheur qui est aussi conjugal, mais qui n'exclut pas une certaine pente tragique et éthylique. Vous avez dit Calet ?

(Après-midi) Je suis dans La gloire des petites choses nouvelle affaire que Denis Grozdanovitch aura fomentée à partir de ses fameux carnets de lecture. Le titre mal choisi (par qui ? L'éditeur ?) pourrait laisser deviner un soupçon de peluchisme delermiste, ce n'est pas vraiment le cas. Grozdanovitch s'attache certes aux petites choses, mais il le fait sans réelle mignardise avec son habituel savoir-faire de passeur, un savoir-faire d'ancien tennisman (les sportifs devraient écrire plus souvent). Le menu est assez à mon goût : indolence, lutte en sourdine contre le monde moderne avec pour alliés Dhôtel, Schulz, Nietszche, Hofmannnsthal, Haldas (sur ce dernier et sa fameuse petite graine poétique, j'ai de sérieux doutes. Grozdanovitch sera-t-il me convaincre ? Suspens…)

1er janvier 2023- « L’homme se réveille en janvier lentement au milieu des jardins déserts, l’esprit encore tout embrumé des vapeurs de la Saint-Sylvestre ; ses idées flottent, sa femme lui apporte de l’aspirine, ses enfants marchent sur la pointe des pieds. Les champs sont nus jusqu’à l’horizon… » (Alexandre Vialatte, Un abécédaire)

2 janvier 2023.- De larges bourrasques tempétueuses puis un calme plat et quelques gouttes filiformes (13°C). L'année commence et les haillons des camionnettes amazoniennes dégueulent toujours leurs innombrables colis sur fond de tintamarre autotuné. Rien n'a donc bougé, tout semble immuable.

Même si de l'ensemble dégage un propos, des idées qui se tiennent entre elles et un tout cohérent (pour résumer à gros traits. La continuité des moments infimes, le small is beautiful), le livre de Grozdanovitch est surtout délectable pour les multiples envies de lectures qu'il peut donner : Walker Hamilton, J.A Baker, Robert Marteau, Hortense Flexner… Toutes choses étant c'est aussi — et forcément — une belle armoire à citations. Celle-ci -— d'un André de Richaud assez terminal — par exemple :

Moi toute ma vie, je suis resté blanc et muet,

comme un phare de jour, en attendant l’heure
où je serais bien debout dans une éternité
à caresser les visages endormis dans les fenêtres
.

Je ne lâche pas Holder aussi facilement que ça. Aujourd’hui il tournait autour de la Lozère de ses Causses et de sa petite coterie d’écrivains dont je tarais le nom d’une part parce que je suis faignant, d’autre part parce que ma mine vient de se casser.

3 décembre 2023.- Belles soleillées (12°C). Il y a une chose que l'on peut dire sur les chroniques d'Éric Holder, c'est qu'elles sont parfaitement ciselées, peaufinées. Pourtant, l'on n'y sent jamais l'effort. Tout coule comme un ruisseau.

Bernard Delavaille, Journal 1989. Bicentaine de la révolution en sourdine, quelques symposiums d'écrivains où invité il prend un malin plaisir à ne pas prendre la parole. Visite de Montpellier qui le séduit. Le Jardin des plantes, le vieux quartier universitaire, la Place de la Canourgue ; tout cela est d'une haute tenue d'architecture et de civilisation (moins les Jardins du Peyrou que Delvaille n'aime pas).

N'ayant finalement pas trouvé le courage de relire La recherche du temps perdu de qui vous savez je relis par petites bouchées gourmandes Les illuminations de qui vous savez aussi. Évidemment, c'est merveilleux. On y trouve des choses comme celle-ci : « Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. »

4 décembre 2023.- Temps maussade comme une bonne sœur sans cornette (10°C). Dans ses récents vœux à la Nation notre président aurait prononcé le mot travail dix-sept fois. En dix-neuf minutes c'est beaucoup cela tient de la trépanation avec un marteau et un clou. Tout cela pour vous dire que je rentre du travail et que je n'y ai trouvé que des inconvénients et aucune satisfaction personnelle. Le clou a dû rater sa cible. Reste les livres... Picoré dans les Illuminations du dépeigné de Charleville-Mézières, dans la correspondance de Proust et chez Charles-Albert, vous savez ce turco-suisse tourneboulant : « Une locution de chez nous, qu'on aime beaucoup dans les milieux avertis en France, est celle-ci : “L'air est cru”, « il fait un peu cru ce matin ». En effet, pourquoi pas ? C'est une façon métaphorique de s'exprimer, et à ce titre elle est non seulement licite, mais agréable, imitable, utilisable en poésie et aussi en prose. On dit bien : l'air est sec, l'air est léger, l'air est torride, l'air est moite. Ce sont des qualités qui ne sont pas de la nature même de l'air, mais d'éléments différents, dont on lui prête l'image. Je me rappelle avoir entendu un enfant de Reims qui disait de certaines prunes : “Ces prunes ont un goût fier.” Ce propos fit pour de longs temps mon extase. Ce n'était qu'une métaphore. Pourquoi n'avons-nous pas le droit d'user de métaphores ? »

5 janvier 2022.- Fade to grey (11°C). Le Dimanche 9 octobre 1966 au milieu de l'après-midi, le cafard d'Emil Cioran s'élève jusqu'au ciel. Rien d'autre… Ah si ! Rimbaud, toujours : « J ’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse ».

6 janvier 2022.- Grisaille et bruine pataude, pour un peu on préférerait de vrais frimas, quelque chose d'hivernal mais pas en pire (12°C). Deux chroniques du petit petit père Vialatte, le sandwich de Maigret, le suicide et ses formes, deux merveilles (la seconde étant un genre de chef-d’œuvre). Demain je compte entamer les Histoires confidentielles de Pierre Herbart.

7 janvier 2022.- Du vent (9°C). Ce semblant de Journal est de plus en plus relâché, j'essaie de dénouer ma mine.

Histoires confidentielles de Pierre Herbart. Ce recueil rassemblant quelques courtes nouvelles est considéré comme son dernier livre (même si pour l'essentiel il aura été écrit précocement). Première histoire magnifique, sombres échos avec le Navire de bois de Hans Henny Jahnn. Équipage enivré, bateau à la dérive, moussaillons craignant d'être pris pour femmes, désirs tordus, déréliction sous les embruns. La conclusion est splendide (deux moussaillons s'échappent en plongeant nu du bateau où ils officiaient. Réunis sur la plage ils le regarde de loin en se tenant par la main). Picoré dans le Journal de l'affreux Renaud Camus. Vu d’œil, joli titre, je crois qu'il est question de l'année 2012. Le côté politique et assommant est totalement passé au-dessus de ma tête de brute lymphatique. Restent quelques lectures, des noms d'auteurs cités ici ou là ; l'histoire d'un corps, ses vagues jouissances, son vieillissement, c'est toujours ça.

Nombreuses nouvelles acquisitions : David Van Reybrouck - Le Fléau, Wallace Stegner - Vue cavalière, Mario Rigoni Stern - En attendant l'aube, Akira Yoshimura - Le convoi de l'eau, Francisco Coloane – Naufrages.

8 janvier 2023.- Temps doux et maussade (13°C). Les histoires de Pierre Herbart ne sont jamais totalement inventées, son existence passe en contrebande, Jean Cocteau ou Jean Desbordes aussi. Tout semble se déployer en ombres chinoises derrière un mince rideau, le mince rideau de la vie vécue… Ses hésitations entre garçons et filles, sa fascination assez héréditaire pour la déchéance (comme son père il finira à demi clochard, bon pour la fosse commune). On pourrait trouver cette façon de faire un peu datée, pas vraiment franche du collier de la sincérité, ce n'est qu'une forme de délicatesse. On pourrait aussi trouver que la transgression de Herbart danse sur du vieillot, qu'aujourd'hui elle n'est plus ce qu'elle fut jadis (en dehors des questions de différences d'âge aujourd'hui la transgression est passée du côté du dominant et Herbart n'était pas un dominant, tout du moins sociétalement). Avec nos yeux d'homme ordinaire du 21e siècle on pourrait dire beaucoup de choses sur Pierre Herbart, avec notre intuition de lecteur non dupé par le moderne finalement on ne dira pas grand chose, et en tous les cas pas grand chose de mal. Pourquoi ? Tout simplement parce que chez lui rien n'achoppe vraiment sur des questions d'air du temps, parce qu'il écrit svelte et sans graisse, parce que sa sympathie pour les déclassés, les échoués et les ensablés passe parfaitement la rampe. On ne dira pas grand-chose de mal et on dira par contre qu'un écrivain c'est souvent, un type qui sait ne pas trop ricaner et qui en tous les cas garde en lui un certain taux de candeur.


To be continued.





mercredi 26 juillet 2023

Psychogeographie indoor (129)



« Qu'une époque manque d'hommes de génie, ce n'est pas grave. L'humanité connaît souvent de ces éclipses. En revanche, il est désolant de constater la décadence de la mauvaise littérature. Une civilisation ne tient que par la bonne qualité des choses médiocres. » (Jean Dutourd – La chose écrite).


14 novembre 2022.- Brume et pluie grise (12°C). Constat, je suis morose et je ne sais plus écrire. Solution ? la recette de l’ami Beyle, le style télégraphiste, peut-être ?… Nouvelle lecture, Blanc du fils Tesson. Cette traversée des Alpes à ski de Menton à Trieste me remontera-t-elle le moral comme une grande tape virile dans le dos ? « En réalité le sommet ne rehausse jamais la valeur de l'être. L'homme ne se refait pas. Quand il atteint les altitudes splendides, il y transporte sa misère ».


15 novembre 2022.- Grisaille marmoriforme, petite pluie cauteleuse, nuit précoce (14°C). Le Blanc de Tesson est assez répétitif, les chapitres sont courts et le motif souvent le même… Ski, escalade, col, refuge, avalanche, descente, on frôle la litanie lactescente… Restent les digressions, les avis sur les temps actuels, la crise du Covid vue de haut, un certain art de l'évitement que je tamponne assez : « Le banc possède son symbole inversé : la trottinette pour adulte. Elle préempte l’espace public au nom de l’intérêt personnel. Mobile, hideuse, individuelle : moderne ».

Histoire de rester décevant pas très téméraire et dans une littérature a priori dépourvue du moindre péril, j’enchaîne avec Sans preuve et sans aveu le nouvel opus du justicier lymphatique Jaenada.


17 novembre 2022.- Fond de l'air torve (14°C). Labeur, lombalgie, céphalées, rien pour moi… Deux chapitres de Jaenada, avec ses airs d'ours bien léché perdu dans le magasin de porcelaine de la justice, on (je) l'aime assez.

Question du jour : faut-il lire Grégoire Bouillier ? (On me souffle que non).


18 novembre 2012.- Ciel changeant (12°C). Court retour dans le Journal inutile du vieux Morand. Toujours bilieux en pire. Les juifs et les huguenots en prennent pour leur grade (mais pourquoi les huguenots ?). Deux chapitres du plus sympathique Philippe Jaenada, est il meilleur écrivain ?


19 novembre 2022.- Beau temps frais (8°C). Je poursuis ma faiblarde entreprise diaristique par vague habitude… le cœur n'y est plus, l'envie encore moins, quant à l'inspiration… Fini le bouquin de Jaenada. Pas de grandes visées littéraires, mais une contre-enquête assez convaincante autour d'une saumâtre erreur judiciaire. Les arguments déployés, la précision des faits rapportés, l'analyse des différents dossiers, tout cela permet d'innocenter le principalis subiectum (un certain Alain Laprie, accusé d'avoir trucidé sa veille tante) qui de coupable idéal devient la victime fortement tangible d'un système qui ne tourne plus rond et vire à l'inconséquence pour ainsi dire létale. (Je me trompe peut-être le livre de Jaenada sera une vraie réussite à la condition que son sujet Alain Laprie soit libéré et innocenté, ce qui ne semble pas a priori si simple que ça.)

Un homme vraiment libre c'est François Fejtő. En 1935 après un an d'emprisonnement il entreprend un long voyage à travers l'Europe centrale dans les miettes madréporiques de l'Empire austro-hongrois. Son Voyage sentimental — livre tiré de son périple que j'ai entamé aujourd'hui — raconte tout cela, ses dérives entre Fiume et Dubrovnik, sa jeunesse à Zagreb… Pour un peu on se croirai chez Josseph Roth…

(Avant son malheureux trépas à l'âge de 98 ans Fejtő fut le grand spécialiste de l'empire austro-hongrois, de l'histoire des pays du bloc de l'est assommés puis chloroformes par « l'hydre communiste », une témoin du xxe siècle et selon la quatrième de couverture du livre que je tiens en mains un personnage éminent de la gauche européenne. [Lire Requiem pour un empire défunt]).


20 novembre 2022.- Ciel se couvrant (10°C). Un peu déçu par le Voyage sentimental de François Fetjö. Pour l'instant c'est davantage un livre de souvenirs consacré à ses jeunes années de Hongrois perdu au milieu des Croates à Zagreb qu'un vrai livre de voyage. Il y a certes de la délicatesse, mais elle ne contrebalance pas un genre d'ennui. qui laisse trop de place à la « grande marche du monde » et certainement pas assez de place pour l'introspection et le bruissement intime.

Ouverture de la Coupe du Monde de Football qui s'annonce sinistre...et climatisé.


21 novembre 2022.- Pluie intermittente (7°C). Fetjö explique qu'il est incapable d'identifier les arbres ignorant en dehors de l'orme du tilleul et du simple sapin leurs noms. Cela entraîne chez lui une indisputable mélancolie, l'indisputable mélancolie de celui qui passe sa vie entière à côté de la nature et qui de ce fait passe aussi à coté d’un certain goût du bonheur à vouloir connaître toutes les choses, tous les domaines. Mon frère connaissait le nom de tous les arbres, il connaissait aussi le nom de toutes les galaxies répertoriées et c'est moi qui suis mélancolique.


22 novembre 2022.- Nuages (10°C). Dans la seconde partie de son Voyage sentimental Fetjö laisse de côté les souvenirs de sa propre enfance pour mieux raconter un vrai voyage, une sorte de proto croisière en Dalmatie où il navigue allégrement de Split à Korčula tout en passant par Dubrovnik, Herceg Novi, Kotor et ses bouches, Cetinje et et la Sepentine… Autant de lieux un peu charmeurs et chargés d'histoire(s), autant de lieux visités avant lui par Pierre Loti ou Valery Larbaud, autant de lieux que j'ai visités moi aussi (et même deux fois). Fetjö tombe amoureux de Dubrovnik (la fameuse Raguse) tel un adolescent refoulé soudainement éblouie par le charme, la vivacité des couleurs, la chaleureuse ambiance des rues d'une cité à l'obsolescence merveilleuse. Tourneboulé par la grâce des jeunes filles qu'il croise, par les odeurs de treille et de fromage le voilà bientôt sorti de son existence casanière capable d'éprouver les joies du regard, du palais et du toucher. Il y a de belles pages sur le bleu de l'Adriatique, sur la première fois où il aura vu cette mer (voir une mer pour la première fois et toujours émouvant — et même un lac), il y a aussi d'autres belles pages sur la route de la Serpentine, sur Kotor (la fameuse Cattaro) et Cetinje cette capitale champêtre déjà décrépite en bien et qui l'était toujours il y a cinq ans lorsque je l'ai visité…

Pour rester voyageur j’enchaîne mes petites aventures lectorales avec Roman fleuve un livre de Philibert Humm où il est question de remonter la Seine à bord d'un petit canoë valétudinaire. C'est pour l'instant -— je n'ai lu qu'une trentaine de pages — parfaitement drôle dans un esprit très Vialatte, Jérome. K Jerome, si vous voyez ce que je veux dire.


24 novembre 2022.- Temps nuageux (12°C). Journée saisie par le labeur et le Championnat du monde de balle au pied. Rien lu. Mort de Wilko Johnson, sorte d'antonyme très raide de Woody Guthrie. Inventeur de la guitare mitraillette et du moulinet psychotique. Une grande perte.


25 novembre 2022.- Petite onde maussade, baisse des températures (7°C). Je regarde la pluie tomber et c'est toute ma peau qui la voit tomber. Lu un chapitre bien drôle de Philibert Humm. Championnat du Monde oblige regardé trois match de balle au pied sur mon modeste téléviseur. Aucun effort intellectuel à fournir, rien à redire ce fut presque parfait… Pour rester dans le sport tout en restant bien drôle je me souviens de ces lignes de l’ami Paul ((Valéry) : « Je viens de prononcer le mot sport. C’est que je rapporte tout ce que je pense de l’art à l’idée d’exercice, que je trouve la plus belle idée du monde. » N'est-ce pas tordant ?


26 novembre 2022.- Ciel bistre, froideur en amorce (6°C). Trop mangé, trop bu, conséquence : sieste prolongée. Entre mes heureux écarts nutritifs et le temps passé devant le Championnat du monde de balle au pied à la télévision, rien pour le cogito, rien pour moi… Avant tout ça tout de même lu quelques pages de la petite affaire fluviale du dénommé Humm. Voilà une chose qui aurait pu être écrite en 1929 ou en 1953 tant elle cabote tranquillement dans les eaux d’une insouciance drolatique qui oublie – ou qui fait mine d’oublier – tout des affres et lourdeurs du contemporain : « … une partie de foot-ball. Ce jeu anglais largement répandu à travers le monde met aux prises deux équipes, chacune devant introduire avec les pieds un ballon dans l’en-but adverse. »


27 novembre 2022.- Il « fait » gris (10°C). Entre les méandres de la Seine, les silures, les intempéries, les satyres autochtones, les mutineries et les petits vins bus au débotté le petit canoë de Humm tangue sévèrement… Finalement, il y a de la vraie aventure dans tout ça.

Balle au pied : réjouissante victoire des Marocains qui battent des Belges vieillissants.


28 novembre 2022.- Il pleuvait, j'ai fait des pâtes, des pâtes à rien, des pâtes de cocu (8°C). Pour pouvoir espérer écrire il faut vivre ne serait ce qu'un minimum de choses, or je ne vis rien. Je ne suis qu'un isotope d'origine végétale tout juste effleuré par la longue marche du quotidien… Je pourrais certes écrire autour de ce vide là, mais cela me semble à court terme me mener tout droit dans une impasse. Allez aligner des mots, des phrases, une ponctuation, allez articuler une pensée avec si peu ! Un type qui aura vécu des choses c'est l'écrivain italien Mario Rigoni Stern. La guerre (contre les russes), une débâcle, l'enfermement dans un camp de prisonniers. Des choses qu'il raconte comme s'il était un Malaparte tenu par la sèche humanité de Primo Levi (je résume à gros traits et pour simplifier. Je suis très feignant). Dans Le Sergent dans la neige son premier et plus connu récit que je viens d'entamer nous sommes sur le front russe du côté italien sur les bords du Don… Le froid, la saleté, la mort et la camaraderie sont là comme un sombre terreau sur lequel Rigoni Stern fait fleurir autant de fleurs… Son livre est humain, terriblement humain : « Tout est de la même couleur. Les paupières se ferment toutes seules, la gorge est pleine de cailloux qui s'entrechoquent. Nous sommes sans jambes, sans bras, sans tête ; nous ne sommes que sommeil et fatigue et gorge remplie de cailloux. »


29 novembre 2022.- Temps nuageux (9°C). Le corps expéditionnaire italien déployé sur le front russe comptait 200 000 hommes seuls 20 000 en sont revenu vivants. Le Sergent dans la Neige est le livre de cette drôle et tragique affaire là. De cette large bataille qui se transforme en retraite puis en bien réelle débâcle Mario Rigoni Stern aura tiré un récit qui ne s'attache à rien d'autre qu'à l'humain. L'humain dans le froid, au milieu des bestioles, des rats qui rodent, des cochons et volatiles que l'on mange, dans le sang qui coagule sous les flocons, dans la boue et sous la mitraille d'un ennemi qui n'en est pas vraiment un puisqu'il est comme nous, pareil à nous… Il y a des pages bouleversantes dans tout ça, un style modeste et majestueux à la fois qui ne laisse jamais enfler par une quelconque morale. De Mario Rigoni Stern, ce montagnard vicentin perdu en bord de Don, Primo Levi disait que le fait qu'il soit vivant après vécu tout ce qu'il avait vécu tenait du miracle. Miracle d'une survie, miracle d'avoir pu retranscrire tout ça avec une hauteur campée aux antipodes de la violence.


2 décembre 2022.- Le froid est là, posé (3°C). Je croyais le tragique un peu loin de moi à présent. Mais que voulez-vous tout cela semble cyclique, il revient, les mauvaises nouvelles s'amoncellent au-dessus de ma tête. Qu'ai je fait pour mériter tout ça ? Par ailleurs court retour dans les Cahiers de Cioran qui rencontre Beckett : « Rencontré ce soir vers 23 heures Beckett. Nous sommes entrés dans un bar. Nous avons parlé de choses et d’autres, de théâtre et puis de nos familles respectives. Il m’a demandé si je travaillais. Je lui dis que non, je lui explique l’influence néfaste qu’a le bouddhisme, que je ne cesse de fréquenter, sur mes activités d’écrivain. Toute la philosophie hindoue exerce sur moi des effets anesthésiques. Et puis je lui dis que j’en suis arrivé à tirer les conséquences de mes théories, que je me suis convaincu moi-même de ce que j’ai écrit, et que je suis devenu mon disciple. Et que si je voulais redevenir écrivain il me faudrait faire le chemin inverse de celui que j’ai parcouru. »


3 décembre 2022.- Le plafond nuageux touche l’horizon, la brume est aigrelette, décembre est là (4°C). Fatigue, malade, le Covid ? Encore ?

Qu'est-ce qu’un écrivain ? Principalement, tout le temps et tant mieux, un type qui parle de lui-même, par la bande et des biais détournés, des chemins plus ou moins bucoliques en bord d'abyme, mais c'est ça un écrivain (vous pouvez penser, constater et penser, que mon avis est bien péremptoire, que l'écrivain est un type qui doit se coltiner le monde, je ne vous en voudrai pas d'avoir tort, je ne suis pas susceptible). Je lis Je suis vivant et vous êtes morts la biographie de Philip K.Dick écrite par Emmanuel Carrère. Elle est très bien… très formée et informée à la fois, très impliquée autour de son sujet joliment « atteint du casque » et assez consciente que ce dernier n'inventait presque jamais, rien, que les choses un peu incongrues qu'il racontait n'était nichées que dans son cerveau. Un cerveau rare tourneboulé prescient, toujours d'une lucidité autre… K.Dick n'inventait rien il faisait des rapports directement depuis son cerveau. Beau livre en tous les cas.


4 décembre 2022.- Brouillard (5°C). Selon les spécialistes la bio-DICK de Carrère serait trop romancée pour espérer être tout à fait honnête (on parle même de fumisterie). Quant à moi qui ne suis spécialiste de rien — et même pas de moi même — je n'y trouve guère de griefs à trouver. Les arpents fumistes et margoulins, le côté romancé de la chose seraient plutôt à mettre du côté positif de la balance. En somme, la forme rejoint le fond et le livre n'en est que plus dickien. Carrère mouline la vie de son sujet avec ses romans azimutés, recopie des scènes et des dialogues entiers qu'il reverse dans sa supposée affaire biographique et au fil des pages on ne distingue bientôt plus ce qui relève d'une quelconque vérité, de la fiction ou de quelque chose de bien plus mystérieux encore… Le livre devient alors schizoïde lui aussi et nous laisse flottants entre deux eaux mercuriales. Et si ce que nous lisons était en définitive un autre livre ? Un roman retrouvé de Philip K.Dick à l'intrigue tout à fait sournoise. (Cette intrigue la voila : K.Dick écrit l'histoire d'un écrivain qui écrit sa propre biographie). Et si Emmanuel Carrère n'existait pas ? Et s’il n'était qu'un personnage niché dans le cerveau de K.Dick ? Une invention ?


5 décembre 2022.- Beau temps frais (6°C). Encore des questions. Et si Philip K.Dick existait encore 1993 ? Et si cette année-là il avait écrit un livre censément écrit par un autre type qu’il aurait inventé ; un certain Emmanuel Carrère ? Un livre qui parlerait de Philip K.Dick et donc de lui-même ? Plus vertigineux encore — et en tous las cas encore plus compliqué — et si je n'existais pas moi-même ? Et si ce que vous êtes en train de lire n'était écrit que par nul autre qu'un Philip K.Dick prenant un malin plaisir à écrire sur moi écrivant sur Emmanuel Carrère écrivant sur Philip K.Dick ? Et si vous qui me lisez n'existiez pas non plus ? Je n'ai pas de lecteur. Je parle avec moi-même. Ou tout du moins, Philip K.Dick me fait parler avec moi-même, c'est dire avec lui-même. Qui suis-je ? Suis-je vivant ?

Le livre d'Emmanul Carrère (s'il existe) est comme les lignes qui précèdent, plein de chausse-trapes en gigogne… Un peu bricolé, un peu fumiste, mais intriguant… pour le moins.


6 décembre 2012.- Froideur (1°C). Fini la bio-DICK de Carrère. Alors oui elle est échafaudée à la diable puisant certainement beaucoup chez les autres (les biographies anglo-saxonnes), recopiant des pages entières de Dick pour faire avancer l'ensemble dans un genre de romanesque un peu tordu et azimuté. Malgré cela il y a de l'intérêt. Le plus gros défaut ? Peut-être l'absence du surmoi carrèrien, cette singularité onaniste qui poindra dans ses livres suivants.


7 décembre 2022.- Nuages (4°C). Labeur, lombalgie, rien pour moi… Pour en revenir à Emmannuel Carrère dans les Cahiers de l'ami Cioran je lis ceci : « Un écrivain qui parle d'autre chose que de soi commet un abus. »


8 décembre 2022.- Brume et frimas (4°C). Fatigue, retour de chagrin, rien lu.


10 décembre 2022.- Ciel gelé, quelques flocons (1°C). Lu Un an dans la forêt petit bouquin que François Sureau à écrit sur les relations entre Blaise Cendrars et Élisabeth Prévost. Rien de fulmiginant (je viens d'inventer ce mot) cependant l'intérêt est certain. Intérêt tout d'abord parce que l'on apprend des choses sur notre manchot helvétique préféré, intérêt ensuite parce que dans ce court récit Sureau trouve l'espace pour émietter quelques parcelles de lui-même (sa jeunesse, ses années de légionnaire).

Pour rester tout à fait helvétique et avec Cendrars j'entame d'Outremer à Indigo. C'est un assemblage de cinq nouvelles pas follement cité lorsqu'il est question de la bibliographie du bonhomme. N'empêche, je le sens d'ores et déjà très bien et j'imagine que son beau titre n'y est pas pour rien.


11 décembre 2022.- Appétence sibérienne (-2°C). Vie sociale, repas dominical. Quelques pages chaloupées de l'ami Cendrars. Rien d'autre.


12 décembre 2022.- Froideur patibulaire, tout est gelé (-1°C). Les histoires du vieux bouc Cendrars sont exotiques et drôles, on croirait des affabulations de Bernard Lavilliers où l'on rencontrerait des loups-garous tropicaux, des boas constrictors qui gobent des vaches et des vieux marchands juifs, des crocodiles ancestraux qui font de larges siestes dans la vase avant de tenter de vous croquer tout cru… Cendrars qui est censé raconter des histoires vraies invente à qui mieux mieux dans une sorte de préambule magique à sa fameuse tétralogie qui surviendra bientôt. Je veux parler de ses mythobiographies que sont l'Homme foudroyé, Bourlinguer, La Main Coupée et Le Lotissement du Ciel.


13 décembre 2022.- Il neige, l'immaculé se gâche (-1°C). Lever 5h00, trois kilomètres à pied dans la neige fraîche, labeur, trois kilomètres à pied dans la neige fondue, sieste, quatre lignes de Cendrars. Soir, Championnat du Monde de balle au pied : victoire des Argentins fiers et fourbes.


14 décembre 2022.- Flaques et redoux (4°C). Pour Alexandre Vialatte Cendrars dorait des éléphants dans un monde exalté. Il dorait des éléphants, des vrais et des faux, des monstrueux, des incroyables… Pour Kléber Haedens, Cendrars avait la main pleine d'oiseaux et de diamants bleus. Cendrars, lui-même, se voyait comme un poulpe lâchant son nuage d'encre… Tout cela pour vous dire que je barbote toujours entre l'outremer et l’indigo de l’ami Blaise.


15 décembre 2022.- Pluie glacée (3°C). [Matin] Fini la fabulation romancée de Cendrars qui malgré quelques rares pages d'ennui mordoré m'a globalement ravi. Cela dit — et c'est certainement ce qui implique le soupçon d'ennui mordoré — le meilleur de Cendrars, son génie singulier n'est pas niché là (dans cette période faux reportages en couleurs). Je dirai plutôt — au risque de me tromper — qu'il est à l’œuvre dans sa fameuse tétralogie terminale, cet Everest que des esprits calés ont cru bon de caractériser comme mythobiographie… D'ailleurs, à ce titre et afin de revérifier tout cela par moi-même, il faudrait certainement que je relise derechef L'Homme foudroyé, La Main coupée et Bourlinguer… Il faudrait aussi que je trouve le temps de lire enfin Le Lotissement du ciel chose que je n'ai jamais faite. On me sifflote que des quatre enchantements biographiques cendrarsiens ce serait le plus léger, le plus aérien… Forcement dans le ciel… En attendant de revenir chez le sublime manchot suisse je barbote dans le troisième tome du Journal de Bernard Delvaille. Rien de manchot, rien de suisse… Pourtant, il y a tout de même du ton sur ton, Delvaille ayant écrit sur Cendrars et… Cingria.

[Après-midi] Bernard Delvaille ressemble à un personnage de Valery Larbaud égaré dans un roman rapide de Paul Morand (ou l'inverse, je suis sournois). Valery Larbaud parce qu'il est délicat attentif aux éléments aux odeurs, dans une certaine synesthésie… Paul Morand, parce qu'il y a aussi de la vitesse chez lui, un cosmopolitisme par vifs sauts de puces. Ainsi en quarante pages passons-nous de Paris à Montréal, de Québec à Quiberon, de Londres à Venise. Le reste qui est très bien est une question d'élégance. L'élégance d'un type cultivé, d'un grand lecteur qui peut avouer s'ennuyer chez Maurice Blanchot et ne rien comprendre à Wittgenstein.

[Soir] J'enfile mon costume d'Ogor Plotvitch — cet hétéronyme de moi-même dont vous ignoriez tout jusqu'à présent — et j'écris ces quelques lignes :


j'attends,

j'attends sous le soleil sibyllin,

dans le clairon des rafales.

J'attends et des langueurs me viennent,

j'ai l'existence sur le bout des lèvres.


16 décembre 2022.- Grésille (3°C). [Matin] Dans son Journal Bernard Delvaille, n'évoque jamais vraiment frontalement ses affaires sexuelles que l'on imagine aisément pas si simples et pour l'instant ce n'est pas un vrai problème. Ce serait même plutôt une qualité, l'intimité n'étant pas qu'une question d'hormones et de désir renflé. Donc rien de faussement indicible de soumis au goulet des envies, mais un type qui laisse deviner ses penchants, mais qui ne nous assomme pas avec. C'est la différence entre les inclinations et le goût et Delvaille, dans son Journal, est un homme de goût, un esprit cultivé, comme on dit.

(Pour un peu plus encore enfoncer le clou de ce que je viens d'écrire et pour en revenir à la chose diaristique, la crudité, le « tout dit » c'est ce qui gâche un peu le Journal de Mathieu Galey, c'est aussi ce qui gâche un peu la récente réédition de celui de Julien Green) [Après-midi] « Deauville, 15 avril. Au Tréport. Je couche au Dormy House, à Etretat. Puis, en taxi, jusqu'à Deauville. Le Normandy est quasi désert. Les cuisines étant en réfection, je dîne, fort mal, au restaurant des Ambassadeurs. Puis, au Casino. Trois musiciens jouent des airs lents et désuets. Il y a de grosses corbeilles d'hortensias roses. Je vois la mer, dans une brume obscure, et je lui parle. »


On voyage vraiment beaucoup dans le Journal de Delvaille. Des voyages courts, d'autres plus lointains. Il y a La Rochelle, Orléans, Malakoff, Trouville, Strasbourg, Bruxelles, Marseille, Aix-en-Provence, Rouen, Cabourg ou Vichy (dans les traces de Larbaud). Il y a aussi Ostende, Amsterdam, Cologne ou Berlin. Il y a un voyage en URSS (comme on disait à l'époque) où il est invité pour une sorte de symposium poétique soviétique. Belles pages sur la Place Rouge, sur le musée de l'Hermitage (qui déçoit un peu), sur la déglingue collectiviste… De ce voyage en URSS Delvaille ne retiendra pourtant pas grand-chose… Ah, si ça : « la mollesse automnale de l'air sur les jardins et la beauté, la nuit, des quais de la Neva, avec les réverbères. Ça, c'est beau. »

[Soir] En deux ans, j'ai écrit une sorte de tout petit roman par courtes strates de cinq minutes sur ma chaise de jardin face au soleil et après la sieste. J'ai fini de le retranscrire aujourd'hui sur mon ordinateur. C'est un peu aérien, un peu walserien, un peu bachelardien, je ne sais pas si c'est si bien que ça.


17 décembre 2022.- Beau temps sibérien (-1°C). Réveil tardif. Très fluctuant. Buée sur mes fenêtres. Rien à faire dans les frimas. Je resterai calfeutré chez moi (je ne suis pas sorti depuis trois jours).

Quelqu'un qui sort souvent de chez lui c'est Bernard Delvaille (dans une vidéo qui traîne sur Internet on le voit discuter avec Olivier Barrot, il lui dit que quitte à rester enfermer entre quatre murs autant être mort dans un cercueil). Il est toujours par monts et par vaux, c'est le Portugal, Cintra et son château comme un jouet, le Cap Roca, la pointe la plus occidentale de l'Europe (pensé à Dominique de Roux), Lisbonne et ses ruelles, son tramway… Pour un peu on croirait chez Pessoa il ne manque qu’un chapeau mou (j'ai visité tout ça, je sors parfois de ma chambre). C'est aussi Menton, Nice et Monte-Carlo (il est un peu question de Nietzsche, le plus méditerranéen des philosophes)… Corfou pour un énième congrès de poètes en goguette… La Cornouailles qui me semble très bien et que je devrais visiter un jour… Delvaille aime les chambres d'hôtel, les soupers au débotté, les trains (pas les TGV qui ne lui permettent pas de voir les fleurs sur les buttes en bord de voie ferrée). Tout cela est larbaldien, très larbaldien , diablement larbaldien.

Cet après-midi après la sieste je suis sorti jusqu'à ma boite aux lettres où j'ai récupéré LÂme sensible du bougon Dutourd. C'est parait-il son meilleur livre, je l'entamerai demain.


To be continued