vendredi 21 novembre 2025

Psychogeographie indoor (152)

 


« J’aurais pu écrire toute la nuit et le jour et la nuit, et enfin m’envoler. »

19 octobre 2024.– Quasi beau temps dans le genre à quoi bon (18°C). Problème de santé depuis une semaine, je ne m'étendrai pas… Qu'est-ce que l'élégance ? L'élégance, c'est Jean-Pierre Montal et son bref roman La face nord. L'élégance, parce qu'une histoire qui tourne autour de Charles Boyer et Irene Dunne, de Deborah Kerr et de Cary Grant, en somme une histoire qui tourne autour des deux Elle et Lui, ne saurait être que potentiellement élégante. L'élégance, aussi parce que l'histoire d'amour particulière racontée par Jean-Pierre Montal ne vire jamais au graveleux, aux lourdeurs quantifiables. L'élégance parce qu'il sait se laisser bouleverser par une nuque à la peau un peu flétrie. L'élégance parce que l'amour pince et la vie aussi. L'élégance et une certaine finesse de touche, quelque chose d'un peu sec et de structuré qui n'empêche jamais l'élan des émotions. Quand tout cela se frôle et prend forme aussi bien, on peut dire que la réussite n'est pas loin. Enchaîné avec Échec et mat au paradis de Sébastien Lapaque. La rencontre improbable de Stefan Zweig et Georges Bernanos au Brésil. Une exofiction de plus ? Peut-être. En attendant, Lapaque connaît très bien les trois sujets : Zweig, Bernanos et le Brésil.

20 octobre 2024.– Beau temps un peu indian summer, mais le soleil est dores et déjà trop bas (19°C). Lapaque. La partie réelle, historique est intéressante et bien documentée, ce qui est inventé : les dialogues entre Zweig et Bernanos sonnent faux.

Quelques pages de Montaigne tournant autour des bestioles : « Touchant la repentance et recognoissance des fautes, on recite d’un Elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de cholere, en print un dueil si extreme, qu’il ne voulut onques puis manger, et se laissa mourir. »

21 octobre 2024.– Vague de beau temps (21°C). Toujours des soucis de santé, comme on dit… Un peu avancé dans l'affaire brésilienne de Lapaque. Ce n'est pas mal, sans plus. Mort de Christine Boisson. Souvenirs d’Identification d'une femme, d’Extérieur nuit. Ses plus beaux films, où elle transportait une sorte de singularité androgyne pas si courante.

22 octobre 2024.– Pluie fine (15°C). Fini Échec et mat au paradis de Lapaque. Refus de la fiction, mais ça ne transcende rien. Pas de vraie forme, mais seulement une suite d'informations sur Zweig et Bernanos au Brésil qui, empilées les unes sur les autres, n'échafaudent pas grand-chose et certainement pas le petit autel littéraire que Lapaque visait. C'est dommage, il y avait de la matière, mais c'est assez raté.

24 octobre 2024.– Temps doux et variable (29°C). Labeur. Le corps se repose, l'ombre dévoile ce que le jour oublie.

26 octobre 2024.– Ciel couvert, pluie faible (17°C). Hier soir, vie sociale, rien bu, ce qui ne favorise pas les interactions… Lectures. Élisa de Jacques Chauviré. Moins de quatre-vingts pages et rien à redire, c’est magnifique. Un mouflet de six ans tombe amoureux de sa nourrice. Son corps chaud, la bise du soir, ses seins qu’il voudrait effleurer. À cet âge, on est souvent amoureux, pincé intuitivement ; ce sont des sentiments que l’on peut trimballer toute une vie. Chauviré est délicat, doux sans être jamais doucereux. Les dernières pages, sorte de pied de nez bouleversant, sont dignes de Tchekhov (autre grand médecin compatissant). Perdu pour la France de Patrick Eudeline. Livre de souvenirs qui fait parfaitement le boulot. La jeunesse dudit Eudeline : Saint-Stanislas et le scoutisme, les années 60 qui avancent au rythme des cheveux qui poussent, le rock comme illumination claudélienne, le punk, un premier fixe avec Tina Aumont. Tout cela est raconté, et même canalisé – on aurait pu craindre un certain laisser-aller –, de façon tout à fait concluante. Eudeline reste l’un de nos dandys préférés, et on en redemanderait presque.

27 octobre 2024.– Ciel changeant (19°C). Syd et Nancy, le trou des Halles, les grammes d’héroïne, l'Open Market et le Rose Bonbon, une veillée de Noël en amoureux à Zermatt, la quiétude bourgeoise et la clochardisation. Le livre d’Eudeline fourmille d’anecdotes croquignolettes, mais il les dépasse le plus souvent. Disons qu’il fait surtout avec une certaine nostalgie ; constate un monde englouti, mais jamais dans l’aigreur recuite ou le ressentiment ricanant. Non, nous sommes dans quelque chose d’émouvant, de touchant.

28 octobre 2024.– Beau temps doux (22°C). Forme physique toujours aléatoire. Néanmoins, pratiqué une dizaine de kilomètres de dérive pédestre. Chemin faisant, commencé Les Enchanteurs, le nouvel opus de l'affreux James Ellroy. Freddy Otash, le deus ex machina qu’il a choisi et plus ou moins réinventé depuis deux ou trois livres, pourrait lasser le lecteur – rien du Grand Nulle Part ou du Dahlia Noir – on sent bien qu’Ellroy a déjà presque tout dit, mais au bout d'une vingtaine de pages tournant autour du cadavre de Marilyn, je dois bien dire qu’un certain charme vénéneux opère. Un goût de sucrerie sardonique aussi. Comme l'affaire fait tout de même pas loin de six cents pages, le risque de se voir gâter l'âme et les dents est grand.

De retour dans mon petit intérieur, j'ouvre les pensées de Montaigne et tombe sur ceci : « L'ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n'est pas une entière ignorance : pour l'être, il faut qu'elle s'ignore soi-même. » Rien de commun avec Ellroy, Kenneth Anger ou les flacons de seconal de Marilyn… Néanmoins, vous avez deux heures.

30 octobre 2024.– Le ciel se couvre (14°C). Labeur et rien d'autre. Ah si, quelques drôleries de Chevillard. Son Autofictif n’est toujours pas si mal que ça.

31 octobre 2024.– Brume (14°C). Labeur. Soulevé plus de mille babioles électroniques fabriquées en Chine. Rien de bien passionnant. Back home, joué avec la petite félidé de la voisine, puis entamé une large sieste réparatrice. À mon réveil, picoré à l'alternat entre les Cahiers de Cioran et la correspondance de Flaubert. Je constate que ces deux-là n'auront jamais subi les affres du salariat. C’était toujours ça de pris sur le pire.

1er novembre 2024.– Les brumes matinales levées, un beau temps pas forcément de saison (17°C). La forme revient, je vais un peu mieux, avec moins de douleurs cervicales notamment. Cela me permet de lever la tête vers le ciel et de la baisser vers mes pieds en alternance, ce qui, il faut le dire, me confère des airs de grand pinson lymphatique. Ce matin, courte randonnée pédestre. Quelques bancs publics invitaient à la lecture en plein air, mais ils se sont vite retrouvés trop ombreux. Malgré tout, poursuivi mes aventures lectorales avec le nouveau pavé de James Ellroy, il m'a rapidement rendu tanguant, un peu nauséeux et sur mon quant-à-moi. Rien de plus normal puisque ce tas de pages évoque Marseille après une grève des poubelles. En chemin, récupéré Connemara de Nicolas Mathieu dans une boîte à livres. C’est probablement ce que la littérature peut offrir de pire en mieux, mais n'ayant jamais lu une ligne de l'auteur en question, j’exorcise sans doute tel un diacre tatillon… De retour dans mon petit intérieur, enchaîné avec quelques chevillarderies autofictives ; il y a pire.

2 novembre 2024.– Brumes tenaces (11°C). Ellroy recycle son univers et ses thèmes ad nauseam, tandis que ses phrases tournent et assomment avec la régularité systolique de petits coups de taser. Cela pourrait être fascinant, comme un jazzman free et strident revenant sans cesse sur le même motif, mais c’est seulement un peu fatiguant, et bien plus souvent ennuyeux qu'autre chose. Par ailleurs, il ne laisse aucune chance à ses personnages, n'en sauve aucun et verse dans une sorte de ricanement surplombant qui ne fait rien pour relever l'ensemble. Il me reste trois cents pages à lire ; j'espère qu'elles seront d'un autre tonneau. J'ai des doutes.

3 novembre 2024.– Les brumes levées, du soleil entre 13 h et 17 h. Courte « fenêtre », la nuit tombant bien vite en cette saison (15°C). Chez Ellroy, les détails se répètent, partent dans un sens pour mieux revenir dans l'autre et se répéter encore, formant par force d'accumulation une sorte de ritournelle, un peu tordue, un peu malsaine. C'est peut-être la qualité de l'ensemble, cette musique-là. Le reste – l'histoire, la perversité de Marilyn, les jeux de baise, les mordeurs psychopathes – n'est peut-être qu'un prétexte (en latin, le praetextus, c'est ce qui borde, orne).

4 novembre 2024.– Deux heures de beau temps entre le lever des brumes et le coucher du soleil, c’est peu, mais c’est toujours ça de pris (14°C). Au-delà du glutineux et des phrases-mitraillettes, Ellroy assemble finalement assez bien son puzzle, ce prétexte que j’évoquais hier, qui devient a large picture bigger than life.

La nuit tombant trop tôt et mon inspiration frôlant le létal, vous me pardonnerez ces quelques faibles considérations.

5 novembre 2024.– Soleil et brouillard (6°C→17°C). Miracle, rédemption : la fin de ses Enchanteurs approchant, Ellroy lève son museau canin de la fange et sauve un personnage ! Mieux, il en sauve plusieurs ! Son histoire s'élève alors au-dessus du nauséeux, et on se demande si ce n'est pas mieux ainsi. Tout étant dans tout, lors de ma courte randonnée post-digestive (environ six kilomètres), cet après-midi j’ai récupéré La pesanteur et la grâce de Simone Weil dans une boîte à livres. L’ouvrant au hasard, je tombe sur ceci : « La grâce, c'est la loi du mouvement descendant. S'abaisser, c'est monter à l'égard de la pesanteur morale. La pesanteur morale nous fait tomber vers le haut. »

Cette nuit, élections américaines. Quel que soit le résultat, le pire est à craindre.

7 novembre 2024.– Bruine (13°C). Labeur. Élan vital embourbé, je regarde le plafond. Nothing else.

8 novembre 2024.– Vague beau temps (16°C). Encore une journée gâchée par le labeur. Quelques notes autofictives de Chevillard oscillant entre le très bien et le moyen. Entamé la monumentale biographie de Kafka par Reiner Stach. Lire Saint-Nazaire de Patrick Deville.

9 novembre 2024.– Ciel à moitié nuageux (16°C). La nuit tombant si tôt en cette saison, guère de velléités extérieures. Je me contente de mon canapé, d’un plaid et du ronronnement des quelques chats qui veulent bien me rendre visite. Lectures : Deville, Saint-Nazaire. Ouvrage distinct du vaste projet Abracadabra (voir mes livraisons précédentes), mais qui reprend l’essentiel de ses principes. Soit une suite de récits composites, de digressions moussant autour d’un lieu, d’un pays, voire d’un continent tout entier et de son histoire. Ici, Deville se contente de Saint-Nazaire et de ses environs, région qu’il connaît assez bien puisqu’il y est né un jour de 1957. Point de grandes aventures, d’exotisme extraterritorial, mais plutôt quelques courtes dérives au milieu des chantiers navals, sur le pont de Saint-Nazaire dont il se souvient de la construction et de ses premiers piliers qu’il vit émerger des eaux avec une force surnaturelle. Il y a aussi les paquebots et leur destin : le Normandie et sa destruction, le France et son démembrement, l’accident du Queen Mary II. Comme tout est appelé à être détruit, il y a aussi la destruction de Saint-Nazaire par les bombes alliées et de sourds échos avec l’Ukraine et les temps qui nous occupent. Il y a donc tout ça : l’histoire, la destruction, l’amour des superstructures architecturales, et il y a le MEET, cette institution pour les écrivains en résidence dans laquelle Deville s’implique. Cela nous donne à lire quelques beaux portraits d’écrivains. Saint-Nazaire est un lieu d’où l’on part, mais où l’on peut arriver, séjourner, ne serait-ce qu’un temps. Lu le préambule du Kafka de Stach. Premier constat ; Kafka aurait raté sa vie tout en réussissant son œuvre à l’insu de son plein gré.

10 novembre 2024.– Entre le lever tardif du soleil et son coucher précoce, vague impression de beau temps (12°C). Sur la fin de son Saint-Nazaire, Deville est rattrapé par les ailleurs. Le voilà embarqué sur un paquebot, voguant vers l'extrême-orient. Que voulez-vous, on ne se refait pas. Ce faisant, il explique aussi le projet Abracadabra à ses lecteurs (douze livres racontant l'histoire du monde de 1860 à nos jours), il faut savoir les prendre par la main.

Stach : Kafka-bio. La condition de Kafka, son engagement acharné dans l'écriture, cette tâche obscure et nécessaire, qui l'opprime pour mieux le dépasser. L'injonction intérieure, presque mystique, qui le pousse à écrire sans relâche malgré le côté vain et accablant de l'entreprise. Sensation paradoxale où le travail littéraire est à la fois un refuge et une source d'angoisse. Évidemment, quand tout vire à une sorte d'impératif, de rituel sacré, tout devient compliqué : la vie, surtout…

Entamé le second tome du Journal de Bernard Delvaille (déjà lu le premier et le troisième). Il couvre les années 1963 à 1977. La quarantaine d'un type qui laisse derrière lui les états d'âme juvéniles et cherche une sorte de plénitude, physique, sexuelle, intellectuelle. La trouvera-t-il ?

11 novembre 2024.– Grande avancée hivernale (7°C). Kafka-bio. Kafka, célibataire tragique, condamné à regarder sa chambre vide depuis l'angle de son lit pendant de longues semaines. Condamné à toujours dire au revoir devant la porte de son immeuble, à ne jamais monter les escaliers « coude à coude » avec quiconque. Condamné à se « frapper le front du plat de la main »… Le célibat n'est pour lui qu'une adaptation forcée, où il finit par imiter certaines figures solitaires rencontrées dans l'enfance. C'est un « état » qui cristallise des regrets auxquels il s'accroche avec la conscience aiguë de celui qui sait parfaitement ce qui lui manque… Reste à savoir ce que serait Kafka sans le célibat et son corollaire, la solitude, cette masse « épaisse, sombre et compacte ». (Plus prosaïquement, le travail de Stach est formidable, ultra-documenté et, de surcroît, il écrit bien.) Par ailleurs, lu quelques pages de Delvaille. Déjà ce ton, ces garçons rencontrés au débotté avec une délicatesse certaine (nous ne sommes pas dans le journal non expurgé de Julien Green), ce goût pour la pluie et les néons, pour la musique de Chopin…

13 novembre 2024.– Météo résolument de saison, nous y sommes (4°C). Renouvelé mon matériel informatique — ordinateur, écran — qui, comme moi, commençait à dater. Immanquablement, ce sont des choses qui prennent beaucoup de temps sur les activités sérieuses : la lecture, la sieste et le jeu avec les chats du voisinage. Néanmoins…

I. Kafka et la sexualité, toute une histoire : il se plaît à compliquer les choses, à les rendre conflictuelles, à ne pas pouvoir séparer ses élans affectifs, ses tendances tendres, des aspects plus physiques et purement sexuels. Ainsi perçoit-il chaque relation charnelle comme une sorte d’interaction humaine complète où il ne saurait être question de dissoudre l’affect dans la chair. Évidemment, lorsqu’il fréquente assidûment des prostituées, lorsqu’il voit en elles autre chose qu’un simple exutoire de désir, tout devient excessivement compliqué. Et ne parlons pas de ses nombreuses fiançailles, d’un éventuel mariage… Rien d’étonnant alors à le voir saisi par une somme de tourments existentiels bien plus replète que celle de la majorité de ses contemporains, qui, eux, privilégient un sexe « hygiénique ». Rien d’étonnant aussi à ce qu’il veuille alors passer parfois par la fenêtre…

II. Kafka et la manie épistolaire. Il utilise sa correspondance comme un autre journal intime, cherchant à structurer et charpenter ses pensées. C’est un moyen d’introspection et de construction de lui-même. Un substrat qui laisse des traces, à l’opposé du téléphone naissant. Reste que ses lettres sont souvent des soliloques qui tournent à la solitude et à l’incompréhension, car le destinataire, finalement, y est très peu présent.

D’autre part, ceci dans le journal de Delvaille : « De deux choses l’une : ou bien l’on explique et l’on décrit les circonstances de ce que l’on écrit dans un journal, ou bien l’on passe outre, et l’on se contente de noter des impressions, mais alors elles paraissent amputées et, plus tard, risquent, ainsi sans attaches, de ne plus rien représenter. » Décidément, tout est compliqué pour ceux qui parlent d’eux-mêmes.

14 novembre 2024.– Beau temps hivernal (4°C). Encore malade. Reins, colique néphrétique, diverticulite ? Rien pour moi.

Entre 12 h 30 et 12 h 35, le speaker de France Culture, toujours aussi désabusé, aura prononcé la locution nominale « extrême droite » dix fois. Faut-il en déduire que le pire est en route ?

Reiner Stach. Kafka et l'échec. Les difficultés croissantes qu'il rencontre en travaillant sur des textes longs virent à l'épuisement progressif de son réservoir d'imagination et à la raréfaction d'éléments « adaptés » à son écriture. Au fil du temps, cet épuisement se traduit par des répétitions, des digressions, et une fragmentation de l'écriture, où des bouts isolés deviennent autonomes et se détachent du récit principal. La densité narrative diminue, et l'action perd en mécanique, jusqu'à ce que le flux narratif s'affaiblisse, ne laissant plus passer que de minces filets d'histoire derrière une sorte de « bruine ». Kafka est conscient de tous ces risques dès le début de l'écriture d'Amerika et il est certainement lucide face aux obstacles qui affectent sa machine interne et sa capacité à mener à terme de grandes œuvres (cf. Le Château).

15 novembre 2024.– Ciel voilé (8°C). Matin. Guère d’attrait pour l’extérieur. Rien visité d’autre que la pharmacie située à moins de deux cents mètres de mon canapé, sur lequel j’ai avancé cahin-caha dans l’ascension du Kafka de Reiner Stach tout en restant quasi immobile, ce qui relève du petit tour de force. Bon, mon ton badin me trahit un peu, car cette montagne éditoriale demande un certain investissement. Il faut avoir du temps devant soi pour l’appréhender vraiment. Ne pas travailler, être malade ou avoir quelques congés me semble presque indispensable. Quant aux affres du labeur ou aux distractions de l’extérieur, n’en parlons pas : ces deux choses sont totalement incompatibles avec une telle lecture.

Dans les pages que je viens de lire, Stach abordait le supposé désintérêt de Kafka pour la politique. Bien évidemment, tout est plus compliqué qu’il n’y paraît de prime abord. Pour Stach, il est difficile de savoir si l’indifférence de Kafka était délibérée, relevant d’une forme de retrait volontaire, ou plus simplement d’une incapacité à intégrer les grandes affaires du monde dans son univers personnel, déjà saturé par une somme d’angoisse non négligeable. Il se demande si cette distance apparente n’était pas, en définitive, la preuve que pour Kafka, ce qui comptait avant tout, c’était ce qui transcendait les réalités politiques. En somme, ce bon vieil « universel ». Ainsi, l’absence directe des grands événements historiques dans ses écrits personnels — le fameux « L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine. » — pourrait être vue non pas comme une preuve de désinvolture, mais plutôt comme une tentative de concentrer toute son attention sur une dissection, une introspection implacable de l’âme humaine face à une société qui, à ses yeux, se déshumanise de plus en plus.

Après-midi. Kafka et la « création » littéraire. Pour lui, la première idée d’un texte naît d’un état proche du rêve. Tout se complique lorsqu’il faut travailler dans un artisanat conscient, fait de technique et de calcul. Il y voit une rupture avec la jouissance initiale, une concession et un exercice de rigueur. C’est certainement pourquoi il éprouve tant de difficulté à vouloir allonger et prolonger ses récits. Entre le moment du rêve initial et la nécessaire irruption du côté fabriqué de l’affaire, ce n’est pas le manque d’idées qui le freine, mais plutôt son incapacité à trouver des « constructions » bien à même de montrer l’intensité et la cohérence de son texte tout en conservant la fraîcheur de l’idée originelle. Comme il cherche aussi une sorte de perfection formelle — chez lui, rien ne tombe jamais au hasard, pas plus les couleurs que les gestes — tout devient encore plus embarrassant, compliqué, harassant et difficilement réalisable sur la longueur d'un récit sans revenir sans cesse sur le métier.

Mort de Shel Talmy, producteur des Kinks, Easybeats et autres Who. Tout s’en va. Et les sixties, aussi.

16 novembre 2024.– Vagues soleillées (6°C). Tenté une sortie vers les extérieurs. Résultat : mes bancs de lecture habituels étaient quasiment tous à l’ombre, ou alors seulement pincés par un soleil bas et faiblard. Expérience assez peu concluante. En cette saison, mon canapé m’a tout l’air d’être le lieu idéal pour poursuivre mes promenades lectorales. C’est donc allongé mollement sur celui-ci que j’ai poursuivi la bio-Stach-Kafka. Livre qui, il faut en convenir, se révèle tout à fait épatant. C’est certainement une biographie, mais c’est aussi bien plus que cela. Un livre d’histoire, un essai de littérature comparée et même parfois — allons‑y — un roman qui tait son genre.

Aujourd’hui, Stach parlait du travail de bureau chez l’ami Kafka. Contrairement à une idée reçue, ce travail-là n’était pas pour lui un puits d’aliénation. Il l’aimait presque et, en tout cas, s’y révélait totalement compétent. Disons qu’il l’utilisait plutôt comme une source, parmi d’autres, dans laquelle il puisait une partie de son inspiration. Une source et une sorte de prisme lui permettant de mieux percevoir l’absurdité ontologique propre à la société moderne : « Si nous ne possédions rien d’autre que ces notes, nous en saurions tout aussi peu sur les activités professionnelles de Kafka que sur celles de ses éminents collègues, les employés de bureau Italo Svevo, Constantin Cavafy et Fernando Pessoa. Kafka était tout sauf une victime de la bureaucratie. »

17 novembre 2024.– Brouillard (8°C). Lisant Reiner Stach, je pense aux rapports entre Kafka et Walser. On considère que le second aura été influencé par le premier ; on a peut-être tort — « on » se trompe souvent. Ce n’est pas si tangible que ça, et c’est même peut-être l’inverse. Walser est apparu plus tôt sur la scène littéraire, et il est bien possible que ce soit lui qui ait influencé le primo Kafka (celui de Contemplation). S’agissant des passerelles entre les deux, c’est certainement leur postérité qui trouble le jugement de ceux qui sont censés savoir. La gloire posthume qui fit de Kafka un influenceur en chef pour toute la seconde moitié du XXᵉ siècle, et la mort de Walser sous la neige, un soir de Noël, qui le fit basculer du côté du culte tragique, alors que chez lui tout est bien plus doux et compliqué à la fois.

Il y a certainement quelques teintes communes entre les deux, un climat intellectuel partagé, un même goût pour l’ironie, mais leurs caractères respectifs me semblent assez distincts. Walser est plus léger, parfois badin, naïf et plein d’un humour qu’il faut éplucher. Kafka est plus paraboliste, plus lourd et trituré par l’angoisse. (Ce sont là certainement quelques banalités, mais il est parfois utile de les rappeler.)

En parlant d’influence, Kafka cherchait à suivre les pas de Kleist, Kierkegaard, Flaubert ou Dostoïevski, qu’il considérait comme des parents spirituels. Il voyait en eux des figures qui, tout comme lui, couplaient leur existence au système sanguin de l’Histoire. Walser est assez loin de tout ça. Disons qu’il était ailleurs.

18 novembre 2024.– Brouillard, toujours (9°C). Cédant aux sirènes du consumérisme le plus échevelé qui soit, j’ai acquis une friteuse sans huile pour la somme rondelette de 19,99 €. Il faut savoir faire des choix dans la vie, investir pour le futur, s’engager tête baissée. Je n’ai pas encore utilisé ce nouvel appareil, mais cela ne saurait tarder. En attendant, je barbote toujours sur la replète biographie de Kafka par Reiner Stach. Dans les quelques pages que j’ai lues cet après-midi, il n’était pas vraiment question de petit électroménager d’extraction chinoise, mais plutôt de l’ascétisme chez l’ami Franz. Figurez-vous que ce dernier, malgré un certain manque de volonté qu'il se reprochait parfois, avait adopté une discipline de vie stricte dès ses années de formation. Très jeune, il avait déjà renoncé à divers conforts : pas de chauffage, de viande, d’alcool ni de médicaments (on l’imagine mal manger des frites). Il suivait un régime alimentaire strict à base de fruits et de noix, pratiquait une mastication minutieuse, et faisait de longues marches lorsqu’il ne sautillait pas au gymnase ou à la piscine. Loin du fitness des temps modernes qui nous entourent, ces différentes pratiques lui permettaient de mieux se déplacer intérieurement, tout en renforçant la capacité — ou l’illusion — qu’il avait de contrôler son propre corps. Ce faisant, il rejetait aussi les interventions extérieures, les médecins et autres spécialistes. Ce qu’il cherchait, c’était une vie simple et sobre, une vie minimaliste, que son entourage moquait, alors que pour lui, c’était une forme de sobriété cruciale, volant bien plus haut qu’une austérité purement pataude. Bref, ce qu’il souhaitait surtout, c’était « maigrir dans tous les sens du terme ».

On l’aura compris, malgré les trucs et bidules qu’il pratiquait pour mieux se trouver, Kafka était un peu toqué. Ses angoisses d’hypersensible, ses sautes d’humeur incontrôlables, ses fantasmes et ses rêves envahissants, même à l’état de veille, tout cela était difficile à partager avec autrui. Alors, gardant son intensité psychique en lui, isolé magnifique, il se révélait un parfait employé de bureau : professionnel, concis et surtout très efficace.

19 novembre 2024.– Temps sinistre (8°C). Toujours vaguement malade, guère d’humeur. Reste Kafka, toujours : là où la modernité cherche à maximiser le plaisir avec le minimum de contraintes, Kafka s'efforce de minimiser le plaisir pour maximiser sa maîtrise de soi. Au-delà de la fabrique, du bureau et des bons camarades, ce qui fait que Kafka ne passe pas par la fenêtre, c'est la littérature : une fatalité dont il ne peut se détourner, une fatalité et une sorte de théologie négative qu’il substitue à la foi religieuse et qui le sauve.

23 novembre 2024.– Beau temps froid suivi d’un retour d’une certaine douceur accompagnée de nuages (-2°C → 9°C). Abandonné la bio de Kafka depuis trois jours (le labeur). Un peu de mal à vouloir y entrer à nouveau. Je suis tout de même parvenu à mes fins en retrouvant l’ami Franz au sommet d’une montagne. Lorsqu’il gravit une montagne, voyez-vous, une fois le sommet atteint, il se dérobe sous le poids du doute et de l’aspiration à l’absolu. J’ai envie de dire : moi aussi. « Vu de la littérature mon destin est très simple. Mon sens de la représentation de ma vie intérieure onirique a repoussé tout le reste dans l’accessoire et ce reste s’est atrophié d’une façon effrayante et n’en finit pas de s’atrophier. Rien d’autre ne pourra jamais me satisfaire. Mais la force dont je dispose pour cette représentation est totalement imprévisible, peut-être a-t-elle déjà disparu à jamais, peut-être me reviendra-t-elle tout de même encore une fois, les circonstances de ma vie ne lui sont certes pas favorables. C’est ainsi que je vacille, je m’élance sans arrêt au sommet de la montagne, mais à peine si je peux un instant me maintenir en haut. D’autres vacillent eux aussi, mais dans des régions basses, avec de plus grandes forces ; menacent-ils de tomber, le parent les rattrape qui marche auprès d’eux dans ce but. Mais moi je vacille là-haut, ce n’est pas la mort hélas, ce sont les éternels tourments du mourir. »

24 novembre 2024.– Le vent souffle, les nuages tombent, la température enfle. En l’occurrence, le mieux est l’allié du pire (15°C). Hier soir, vie sociale. Bu raisonnablement. Un peu d’ennui malgré tout. Ce matin, fini le premier tome de la bio de Kafka de Stach. C’est bien la somme monumentale annoncée. Travail irréprochable en tous points, un modèle. Il me reste les deux autres tomes à lire. Je ne vais pas les attaquer dans la foulée. Il faut que les neuf cents premières pages décantent. En attendant, je suis retourné dans le journal Delvaille. Il voyage beaucoup : Dublin, Barcelone, Nantes, Londres, Copenhague… en moins de trois mois. Rencontre des écrivains, frôle des garçons, et parfois fait plus que les frôler. Chez lui, tout est toujours délicat et frémissant, plein de goût et jamais saisi par la moindre graisse. En somme, c’est un type civilisé. Oserais-je dire que ce genre de caractère se rencontre de moins en moins ?

To be continued.


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