« Jeudi 24 mars. Je crois que je vais mieux mais la chasteté commence à m’être assez difficile et je bande beaucoup la nuit… » (Julien Green – Journal Intégral)
24 janvier 2024.– Ciel couvert, hausse des températures (14°C). Pour Valéry (Paul) on ne se comprend pas soi-même si on comprend les autres… Et on cesse de comprendre les autres si on se comprend tout à fait soi-même… C'est évident. Pour Cioran on cesse d'être écrivain dès qu'on ne s'intéresse plus à sa propre vie, « le détachement de soi ruine un talent. Quand on détruit la matière première de l'inspiration, on ne s'abaissera pas ensuite à aller puiser dans l'ersatz »… C’est tout aussi évident. Quant à moi, je ne pense pas grand-chose de tout ça, l’autre a renoncé à être moi.
25 janvier 2024.– Temps étonnamment printanier, on se demande bien pourquoi (15°C). Cervicales coincées, rien pour moi… Après mes heures de labeur dans la colonie pénitentiaire néo-libérale, je feuillette les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch (que l'on dit apocryphes, mais c'est un autre problème) et je tombe sur ces lignes (c'est Kafka qui parle) : « On aspire toujours à ce que l’on n’a pas. Le progrès technique commun à tous les peuples les dépouille de plus en plus de leurs caractères propres de peuples. C’est pour cela qu’ils deviennent nationalistes. Le nationalisme moderne est une réaction de défense contre l’emprise brutale de la civilisation. » Kafka ou pas, c'est assez bien vu.
26 janvier 2024.– Aquasité quasi palpable, vague douceur (15°C). Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote joliment autour du très oublié Jean de Boschère. Voilà un type diablement intriguant, un type qui n'était pas l'ami de n'importe qui (Suarès, Michaux, Paulhan, Follain…) un type qui aura laissé derrière lui une œuvre — picturale, littéraire — qui laisse comme un goût de malaise sur la pointe de la langue (il y est question de situations extrêmes, d'impossibles rapports). Pour Macé, de Boschère est un rebelle solitaire certainement retranché du reste des hommes, mais avant tout retranché d'une partie de lui-même, celle qui se trouve « le plus directement en contact avec ses organes sensoriels ». Il y a certainement tout ça chez ce type à la tête toute bizarre, mais il y a aussi quelque chose de Brueghel ou de Goya (celui des Désastres).
27 janvier 2024.– Beau temps peu nuageux (7°C).
(Matin.) Sur la toile vu un numéro d'Apostrophes où Bernard-Henri Lévy, Gabriel Matzneff, Maurice Bardèche et Roger Grenier discutaient doctement autour de la « figure de l'intellectuel »… Aujourd'hui on ne pourrait plus rassembler un tel aréopage sur un plateau de télévision. Les opinions des protagonistes si divergentes, l'affaire virerait assurément à la faiblesse de raisonnement et au quasi-pugilat. Ainsi, nous ne progressons pas… (Dans cette joute où Bardèche et Lévy s'envoient quelques bouquets de fleurs vénéneuses, mes suffrages vont à Roger Grenier. Quant à Matzneff, tout en lunettes noires, il est déjà terriblement antipathique.) Après ce moment télévisé en léger différé, j'ai fini L'Esprit des lieux d'Alain Monnier. Certainement pas un très grand livre, cependant Monnier sait se laisser submerger par la force des lieux qu'il aura traversés : le camp de Rivesaltes, la Chapelle des Cormes, la Karl-Marx-Allee, la Villa Médicis, le Mont Valérien.
(Après-midi.) Le quasi beau temps presque là et mon semblant de jardin toujours à l'ombre, pris mes coudes à mes genoux et suis sorti dans les extérieurs où, après avoir visité mes morts au cimetière, j'ai trouvé un banc public raisonnablement ensoleillé et bien à même de recueillir mon modeste séant. Là, dans un semblant de tiédeur ouatée, entamé le premier volume du Journal intégral de Julien Green. Je crois avoir déjà évoqué mes inquiétudes devant cette publication non caviardée qui ferait passer le Journal de Matthieu Galey pour le Manuel des Castors juniors. Bon, pour l'instant, au bout d'une quinzaine de pages, rien de vraiment inquiétant.
29 janvier 2024.– Beau temps assez hors de saison pour espérer être vraiment honnête (15°C).
(Matin.) Lecture dans l'outdoor à moins d'un kilomètre de mon canapé. C'est peu et beaucoup tout à la fois… La publication du Journal intégral de Julien Green est un événement. S'accrochant au reste que l'on connaissait déjà, le surplombant parfois, on peut y trouver, tout du moins pour la partie 1919-1940, la vie sexuelle du jeune chrétien fraîchement converti décrite avec moult détails intimes, des mots sans fard, des termes crus et ce qu'il faut bien définir comme de la pornographie. Nous voilà donc loin de l'ancienne version qui, avec un ton de culpabilité chrétienne, laissait deviner plus qu'elle n'étalait les histoires de Q. Green y apparaissait comme un garçon sensible, plus sentimental et tenaillé qu'émoustillé, et il y avait un certain mystère dans tout ça. Gagnons-nous quelque chose dans cette publication non expurgée de l'intime ? Pour l'instant, je n’ai lu que les entrées des années 1919 à 1924 : la lubricité et l'homopornographie ne sont pas encore de mise. Nous sommes avec un jeune gandin terriblement sérieux (on est très sérieux quand on a 19 ans). Un garçon qui n'aime pas le monde et que le monde n'aime pas, un garçon qui ne se plaint pas vraiment, qui aime sa solitude et ne se complaît jamais dans des attitudes d'incompris. Disons qu'il se pose des questions religieuses, philosophiques, sexuelles peut-être déjà tout de même un petit peu.
(Après-midi.) Lecture toujours dans l’immensité de l’outdoor (l’outdoor est immense, tellement immense qu’il est infini). Pris une direction opposée à celle de ce matin. Sur mon chemin, croisé une fille dont je fus vaguement amoureux il y a quelques années. Nous nous sommes reconnus. Elle ne m’attendait pas, elle attendait le bus, qui est venu. Après cette rencontre qui m’a laissé un tantinet songeur, posé mon séant sur un banc convenablement lumineux où j’ai poursuivi le gros pavé de Green. Les premiers élans sexuels surgissent et peut-être avec eux le début des problèmes. Ce que j’avais jusqu'à présent lu de ce Journal dans sa version expurgée savait très bien rester à l’ombre des membres turgescents, il ne faudrait pas qu’à présent il soit entièrement caché par eux. Lors de mes pérégrinations au cœur de l'outdoor, dégotté trois nouveaux volumes dans les boîtes à livres environnantes : un Nina Berberova (grande habituée des boîtes à livres), un Leiris (que j’ai déjà lu) et un Gracq de chez Corti pas complètement découpé (son ancien propriétaire a dû le laisser choir en cours de lecture).
30 janvier 2024.– Soleil voilé, nuages en formation (14°C). Bulldozers, pelleteuses et bétonneuses : les travaux reprennent autour de mon entité corporelle. La France d'Emmanuel Macron est ainsi : les chantiers succèdent aux chantiers et pourtant rien ne bouge. C'est un tour de magie, ou un sortilège… Dans ces conditions, la fuite s'impose. C'est ce que j'ai fait en me dirigeant vers l'outdoor. Je n'ai pas pris mon volume du Journal intégral du catho lubrique Green avec moi, il est bien trop replet, mais sa version numérique que j'ai savamment installée sur mon téléphone intelligent. C'est donc dans ce format que l'on dit Epub que je poursuis ma lecture (je sais, c'est un sacrilège, mais c'est tout de même bien pratique…). En 1929, Green éprouve un véhément besoin de changer de vie et d'être libre… Ne trouvant guère d'issue en dehors de l'ascétisme, il n'est pas bien avancé… Reste le plaisir. C'est à cette époque, plus précisément le 20 septembre 1929 (pourquoi cette date ?), que son Journal commence à garder les traces dudit plaisir. Il avoue avoir fait le tour des pissotières de son quartier, raconte ses nombreuses masturbations et ses éjaculats consécutifs, tout comme ses aventures avec des marins basanés aux petites couilles. Tout cela amuse le lecteur pendant quelques pages, mais il s'ennuie assez vite devant cette partie glutineuse de l'iceberg qui surgit inconsidérément. C'est toujours la transgression qui vieillit le plus vite et, comme de bien entendu, ce sont ces parties inédites (et sexuelles) qui sont finalement les moins intéressantes. Le reste, ce qui était déjà dans le Journal de Green, est toujours très bien. Ce côté coupable qui s'invite dans à peu près toutes les pages (ce non-dit qui se passait bien de la loupe du dit), de beaux portraits littéraires, la cape de Gide, la voix étonnamment haut perchée de Bernanos, les afféteries de Cocteau, la jalousie de Crevel, tout un monde, voyez-vous : « En arrivant, Cocteau nous montre un oiseau malade qu'il a trouvé dans les Champs-Élysées. Colette le prend, l'examine et va lui tordre le cou dans le jardin. »
1er février 2024.– Averses (10°C). Labeur. Morne agrégat du quotidien. Lire Otto Weininger (suicide), Ingeborg Bachmann (suicide ou accident), Georg Trakl (suicide ou overdose), Ödön von Horváth (tué par une branche d'arbre devant le théâtre Marigny)…
2 février 2024. – Quelques belles soleillées (12°C). Green, Diary. Visite de Gide qui pousse des grognements en écoutant quelques préludes de Chopin. Il évoque ensuite sa correspondance amoureuse avec un garçon de 16 ans puis il décrit les délices de l'ex-piscine Rochechouart, un endroit assez obscur où se passaient des choses très agréables avec des gitons de 13 à 18 ans. Bref, en 1929, Gide est déjà un vieux dégoûtant qui pousse des grognements.
3 février 2024.– Beau temps frais (7°C). Le soleil commence à descendre dans mon semblant de jardin (qui est aussi mon salon de lecture). Pas plus de vingt minutes, c'est toujours ça, mais ce n'est néanmoins pas grand-chose pour moi qui voudrais atteindre les saintes extases lectorales en toute tiédeur. Je me suis donc rabattu une fois de plus vers les extérieurs. Ce fameux outdoor qui ne semble pas avoir de limites et dans lequel les petits coins ensoleillés sont aussi nombreux que les petits coins à l'ombre. Manque de pot, le banc ensoleillé le plus proche de mon domicile, celui que mon auguste séant use le plus, était déjà occupé par un genre de squatteur, en l'occurrence un autre lecteur ayant eu la même idée que moi. Ne voulant déclencher aucune hostilité avec ledit lecteur et bien que ce soit l'un de mes spots de lecture habituelle et que je pourrais revendiquer de facto une préemption toute naturelle des lieux, j'ai passé silencieusement mon chemin et, après deux-trois minutes d'errance quasi psychogéographique, j'ai trouvé un autre banc à quelques centaines de mètres de là. Bon, ce nouveau banc était certainement moins bien orienté : il a fallu me positionner de trois quarts pour ressentir les effets bénéfiques de la petite étoile que l'on nomme soleil, mais il m'a tout de même permis de lire une cinquantaine de pages du Journal de Julien Green dans un vague halo de tiédeur. En parlant de tiédeur et même de chaleur, on pourrait dire que la version non expurgée de ce qui est certainement le magnum opus de Green forme une toute autre œuvre. Les pines et les culs percés y font florès. Les tapettes de tous poils louvoient autour des pissotières. On se branle et s'entre-branle beaucoup et, pour tout vous dire, cette affaire vire à l'obsession du Q. Il n'y a aucune page où le futur académicien ne se défoule pas en se libérant de son moi corseté par la bienséance catholique. On pourrait trouver cela croquignolet et même parfois un peu assommant. Reste qu'en définitive, le texte que nous lisons a quelque chose de plus fascinant qu'autre chose.
Mort de Wayne Kramer, première guitare chez MC5. Grande perte sonique.
4 février 2024.– La brume s'est levée sur les coups de seize heures, c'était trop tard (7°C). Bien mangé. Cuisses de poulet aux morilles et petits pois. Vin raisonnable, un Madiran. Petite sieste corrélative puis retour dans les Œuvres complètes de Georges Perros dans le gros volume Quarto des établissements Gallimard. Le livre est bien trop replet : il pèse sur l'estomac du lecteur qui voudrait l'entreprendre couché sur son canapé après une sieste. Quant à sa typographie, n'en parlons pas, elle est plus que problématique et frôle l'incompréhensible. Néanmoins, ce que j'ai lu cet après-midi, un entretien formidable avec Jean Roudaut et Michel Deguy datant de 1975, n'était disponible que dans le numéro hommage de la revue Ubac consacré à Perros. Il m'aurait fallu beaucoup de courage pour trouver ce texte en dehors du commerce numérique. Donc, finalement merci Gallimard… Dans cet entretien, Perros explique comment il essaie d'appauvrir le langage, comment il est un homme de fragments, comment il est toujours posé entre deux trains « qui roulent, qui roulent et qui se croisent, comme ça… » Il s’étonne aussi que des gens osent le publier. Aujourd’hui, il ne le serait certainement pas (c’est moi qui souligne). Ce matin, avant tout ça, les cuisses de poulet, la sieste et Perros, j’étais encore plongé dans le Journal de Green. J’avance à un rythme assez soutenu dans cette lecture… L’amour assez fleur bleue de Green pour Robert de Saint Jean a quelque chose de charmant (bien qu’il soit question de sucer le second nommé et de jouir entre ses fesses). Moins charmante, la misogynie de Green. En dehors de sa sœur Anne, peu de femmes sont épargnées. Il y a notamment un portrait assez peu ragoûtant d’Anna de Noailles. En parlant de portrait, il y a également ces lignes consacrées à Jean-Louis Vaudoyer et à ses amis moustachus (que j’aime tout de même assez). Là, on sent les moqueries du jeune freluquet monter : « Vu Vaudoyer […]. Ces longues moustaches, cette élégance fanée, ce ton 1910. L’âge, la fatigue, le dépit d’être resté en arrière, tout cela soufflette ce vieux bellâtre et lui tire les joues et les yeux par en bas. Je me rappelle un mot assez drôle de Zimmer à propos des moustaches de Régnier et de Vaudoyer. “Ils arrivent en courant de 1905, et c’est le vent de la course qui leur brosse les moustaches en arrière”, disait-il à peu près. Quant au nom de Vaudoyer, il me fait songer à un verbe péjoratif :… toute la journée à se vaudoyer dans un fauteuil, ou alors à un verbe qui signifierait assouplir :… ses souliers me pincent les pieds, mais ils vont se vaudoyer, j’espère. » Ruine. […]
5 février 2024.– Temps maussade en partie sauvé par deux belles éclaircies. Baisse des températures (6°C). Dans le but d'une future publication, je relis et corrige plus ou moins mollement les années 2015 à 2020 de ce vague journal valétudinaire. Force est de constater que ce n'est pas vraiment ma meilleure période et que l'inspiration ne brandille pas au coin de toutes les pages. À cette époque qui n'est pas si lointaine, je devais être encore trop saisi par le labeur à plein temps pour espérer m'en libérer complètement. En résulte un effort diaristique qui ne foudroie pas grand-chose et qui, le plus souvent, ressemble à une grosse armoire à citations plus qu'à toute autre chose… Pour en revenir au présent de mes épanchements journaliers, ceux que vous êtes en train de lire, ils me semblent désormais plus étayés et en tous cas plus primesautiers…
Pour le reste, ces moutons qui devraient m'occuper, grande présence de Gide dans le Journal de Green. Il est là tout en cape avec cet œil lubrique perpétuellement posé sur les petits garçons du voisinage. Comme tout est toujours plus compliqué qu'il n'y paraît, Green le fréquente beaucoup, mais cela ne l'empêche pas de le dézinguer en italique. Pour lui, sa littérature est d'une grande pauvreté ; c'est un type qui aura grappillé tout le long de sa carrière. Grappillé dans les vignes de Blake, de Nietzsche et de Stendhal, grappillé dans la correspondance de Flaubert (sa fameuse phrase sur les bons sentiments en littérature). Que restera-t-il de lui ? « Un accent, un ton nasillard, une façon guindée de redire ce qui avait été dit avant lui. » Green n'aura donc pas caché qu’entre ses histoires de Q, il aura aussi dissimulé quelques avis au lance-flammes. La parution de son Journal inédit en apporte la preuve. Moins acrimonieux, un voyage en Allemagne primo-hitlérienne, les bords de l'Elbe, son amour de fripon rosissant pour Robert de Saint Jean.
En dehors du Journal de Green, toujours avec l’humain, le terriblement humain Perros. Un entretien pour France Culture, bouleversant parce que c’est la dernière fois où l’on aura pu entendre sa voix (il sera opéré d'un cancer du larynx quelques mois plus tard). Cette voix, je l'ai lue, mais c'est comme si je l'avais entendue. Perros explique que pour lui, un écrivain, c'est Proust ou Balzac : « quelque chose d'infernal ». Que lui ne fait que des fragments, des petites choses, des bouts, des trous : « Je vis dans des trous. Je vis dans des flaques d’eau. Je suis plein de flaques. Je suis rempli de flaques, c’est comme quand la mer se retire… »
En complément, quelques lettres de Flaubert et la découverte de Gabriel Bounoure chez Gérard Macé.
6 février 2024.– Large couverture nuageuse (8°C). Demain retour au labeur ce qui me rend morose. C'est toujours ainsi après quatre jours de non-labeur j'anticipe trop les efforts et sacrifices qu'il me faudra faire pendant trois jours (je ne travaille plus que trois jours par semaine) et je ressasse, je ressasse. Rien de bénéfique dans tout ça. Nouvelles lunettes. Je vois mieux de près, moins bien de loin. De surcroît, elles me bouffent le nez. Pas une franche réussite. Lu le Journal intégral de Green jusqu'au début de l'année 1932. Je le reprendrai plus tard. Il faut que je fasse un break, que je reprenne mon souffle et que je me dessaoule de ces pages licencieuses qui feraient passer les pires meilleurs moments de Guillaume Dustan ou de Renaud Camus pour d'aimables piperies. Fini l'entretien de Perros avec Jean Daive. Il est aussi en grande partie disponible sur le site de France Culture, mais le lire était certainement mieux. Cela m'a permis d'éviter les nombreuses appogiatures de Jean Daive, ses essais radiophoniques, ce mélange de récitatifs et de musique où la voix de Perros n'est qu'un élément parmi d'autres (peut-être les limites de la radio de création inventée par Jean Tardieu et ici poursuivie). Là, à l'état brut, sans tout ce fatras artiste, la parole de Perros est merveilleuse, fluide et entraînante, gaie pour tout dire… D'ailleurs, puisque tout est dans tout, Perros fait l'éloge de la gaieté. La gaieté c'est une chose étrange, ça n'est pas le comique, encore moins l'humour… « C’est un peu ce que je trouve chez Kafka. Cette espèce de sous-jubilation du texte qui est toujours ainsi parce qu’on le mobilise à des fins vraiment absurdes. Et c’est très bien, c’est très gai. Je trouve, quand je lis Kafka… Je ris, je souris, je suis content, il me fait plaisir, il me donne à vivre…»
8 février 2024.– Pluie fine (15°C). Labeur. Perros un peu, deux pages et ça : « D’une manière générale vivre donne envie de se saouler. »
10 février 2024.– Grosse pluie patibulaire (10°C). Vertèbres cervicales en charpie, toux persistante. La forme est paralympique. J'entame le Tome 5 du Manifeste incertain de Frédéric Pajak. Après Walter Benjamin, Gobineau et Pessoa, il s'attaque à Van Gogh et c'est bien évidemment magnifique. Le récit est cette fois-ci un peu différent. Il n'y a pas vraiment de digressions autobiographiques, la vie de Pajak n'est pour ainsi dire pas évoquée (tout du moins pour l'instant, je n'ai lu que les cent vingt premières pages) et nous sommes plongés dans une biographie que l'on pourrait penser plus classique. Reste que Pajak n'avait peut-être pas besoin de se raconter ici, puisque Van Gogh c'est lui (les dessins à l'encre de Chine sont toujours aussi beaux).
Rien (ou presque). Emily Dickinson, Kafka ou Van Gogh (et beaucoup d'autres) n'auraient jamais été découverts sans passeurs. Les génies ne sortent pas toujours de leur lampe et il est fort à parier que sans ces intermédiaires nécessaires bon nombre seraient restés ignorés (combien de Kafkas ignorés ? Combien n'auront pas rencontré un Max Brod ?) La découverte tardive de Van Gogh tient par exemple de l'obstination de sa belle-sœur Johanna (et certainement aussi un peu de l'accidentel et donc du miracle).
11 février 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (10°C). La noirceur du Borinage, l’errance mystique puis la lumière, l'éblouissement d'Arles, un éblouissement nietzschéen qui laisse Van Gogh encore plus toqué qu'il ne l'était, cet éblouissement qui fera son œuvre, ces horizons vides, cet embrasement vibrant de l'air qui formera son destin… Les tableaux à foison que personne n'achète, Gauguin, l'oreille coupée, l'asile. La mort qui n'a plus qu'à lui tomber dessus et qui lui tombe dessus à Auvers-sur-Oise. Tout cela est très connu et Pajak le raconte très bien, sans afféteries, sans pathos non plus, mais avec une solidarité d'artiste. Émoustillé par le Journal intégral de Julien Green, j'ai fait l'acquisition de Passé pas mort, le livre de souvenirs écrit par Robert de Saint Jean. Dans la préface on y apprend que celui-ci aurait eu un dialogue avec Green pendant plus de cinquante ans et que ledit dialogue malgré de nombreuses déclarations d'amour communes n'aura jamais été au-delà d'une relation platonique. Évidemment, quand on se souvient des petites couilles de Robert parfaitement décrites par Julien, tout cela est très amusant. Le platonisme a bon dos.
12 février 2024.– Ciel cyclothymique laissant passer deux belles éclaircies (10°C). Ma condition physique étant ce qu'elle se trouve être, consacré l'essentiel de ma journée à des choses d'essence médicale. Il y a certainement pire pour un lundi (la mort par exemple est pire), mais il y a certainement mieux. Néanmoins, malgré tout ça, mes récurrents problèmes de tuyauterie et d'engrenages, lu Astachev à Paris de Nina Berberova (madone des boîtes à livres). Dans une ville sombre et quasi pétersbourgeoise, un jeune exilé russe vend des assurances-vie avec une pointe de cynisme au creux de la conviction. On l'entend expliquer à ses éventuels futurs clients (ses potentielles victimes) que l’inévitable va venir (l’inévitable vient toujours) et qu’il faut que ceux-ci sachent s’organiser d’avance de façon la plus avantageuse et la plus commode possible pour tout le monde. Cette chose faite, notre jeune Russe rend ensuite visite à ses mamouchkas (sa mère et sa belle-mère), puis il fraye dans un bordel et fricote avec une caissière de cinéma. Entre mort, cynisme et décrépitude, toute cette histoire finira mal. Voilà pour l’intrigue que je résume à gros petons patauds. Ce petit roman ou cette longue nouvelle n’est pas si mauvaise que ça. J’ai certainement lu mieux mais bien souvent pire. Disons que c’est terriblement russe. C’est-à-dire que tout est terrible et… russe. Pour le terrible, l’intrigue en elle-même sent le gaz de suicidé ; pour le reste, la France est russe, Paris est russe, l’atmosphère et la lumière sont russes, les patronymes et les diminutifs que l’on mélange sont russes, la dureté des relations, les sentiments qui oublient de pincer et la violence d’âme, tout cela est russe. Berberova ne donne pas dans la créolisation, elle donne dans la téléportation (des choses et affaires russes). Sinon, inébranlablement assis sur l’une des chaises des salles d’attente de ma journée, picoré dans le début des entretiens entre Léautaud et Robert Mallet (le mordoré étant compatible avec les nouvelles technologies, j’ai téléchargé ce gros toutim sur mon téléphone intelligent). Comme les chiens ne font pas toujours des chats, j’ai pu y lire ceci :
RM : Vous étiez donc
allés à Courbevoie, et je crois qu’à ce moment-là, votre père
vivait avec une femme beaucoup plus jeune que lui.
PL : Il avait
ramassé, rue des Martyrs, une espèce de petite catin, n’est-ce
pas [Louise], et il a payé ça cher dans sa vieillesse, le père
Léautaud ! Chaque matin, il descendait au café, avant le déjeuner.
À cette époque, il avait treize chiens. Il descendait la rue des
Martyrs avec ses chiens et tenant à la main un fouet dont il ne se
servait pas pour les chiens. Quand une femme passait qui lui
plaisait, il l’attrapait par derrière en passant le fouet autour
d’elle.
RM : Les femmes supportaient ça ?
PL : Vous
savez, il était très bel homme.
13 février 2024.– Beau temps, goût printanier, je ne vais pas me plaindre de ce réchauffement climatique-là (14°C). Ce matin, lecture dans le vaste horizon de l'outdoor. Conditions assez bonnes, météo quasi parfaite, quelques toutous relativement silencieux, deux corbeaux, trois joggers et un bourgeois bohème accompagné de son coach sportif. Je vous laisse deviner qui des deux faisait le pigeon. En parlant de pigeon, assis sur mon banc, plongé à l’alternat dans les entretiens de Léautaud et dans le Journal de Green. Le premier racontant son enfance avec des mots et un ton plutôt croquignolets, le second étant toujours plus ou moins cochon. Sur le chemin du retour, passant devant l'une des boîtes à livres de mon quartier, échangé L'Âge d'homme de Leiris contre un volume des Essais de Montaigne. Je ne perds rien au change puisque le Leiris était un doublon et que, feuilletant le gros pavé du vieux Montaigne, je tombe d'ores et déjà sur des choses comme celle-ci : « Ils s'en prennent à leur ombre et poussent cette tempête en lieu où personne n'est châtié ni intéressé, que du tintamarre de leur voix tel qu'il n'en peut, mais. J'accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie… »
Cet après-midi, détour par le cimetière où, après avoir salué mes morts, j'ai continué ma lecture alternée des deux zigotos Léautaud et Green (finalement, Green est assez zigoto). (Hier, au bout de la rue où est situé le cimetière évoqué plus haut, à moins de cinq cents mètres de celui-ci, on a retrouvé le cadavre d'une femme. Elle gisait ligotée et en partie calcinée dans les sous-sols d'une grande villa en rénovation. Le féminicide semble certain.)
To be continued.
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