lundi 15 mai 2023

Psychogeographie indoor (127)

 


« Si près de la dispersion et de l’été, j’aime, ces refuges que je dois oublier, les fixer (d’accord, ils ne sont pas à notre gré) : et que ne se fasse, sans une équivalence pour quelques-uns et moi, le mental adieu. » (Stéphane Mallarmé - La Musique et les Lettres)


16 septembre 2022.- Nuages et fraîcheur (19°C). Labeur, fatigue, vaguement malade. Comme tout est dans tout chez Joseph Joubert je tombe sur ceci : « Il y a un degré de mauvaise santé qui rend heureux ». Reste à savoir si je suis vraiment heureux ?

Pour les quatre jours sans labeur qui viennent, j’hésite encore entre plusieurs volumes, Une Belle Journée d’Henry Céard, les Carnets d’un voyageur traqué de Gérard Bauër, Images malgré tout de Georges Didi-Huberman…

Projet : écrire un livre de voyage sans sortir de chez moi.


17 septembre 2022.- Nuages noirâtres et vent frisquet, quelque chose de mauvais flotte dans l'air (16°C). (Avant le déjeuner.) Vous qui arpentez les pages de ce vague journal valétudinaire savez déjà mon attachement pour la figure désuète de Gérard Bauër, ce délicat chroniqueur de choses étiolées qui officiait dans le Figaro sous le pseudonyme de Guermantes. (Accessoirement Bauër, était aussi le petit-fils caché d'Alexandre Dumas.) Histoire d'enfoncer un peu plus le clou de mon intérêt, j'ai entamé ce matin ses Carnets d'un voyageur traqué. Cette somme diaristique aura été écrite entre 1942 et 1944 en Suisse, à Cran Montana, Sion et Lausanne, où Bauër s'était réfugié se sentant menacé par les persécutions antisémites en vigueur dans la France maréchaliste. Petit éditeur Georg, mais joli travail — il fallait retrouver les carnets de Bauër —. Belle introduction en forme de biographie par un certain Pierre-François Mettan où l'on apprend une foultitude de choses. Iconographie, notes de bas de pages nombreuses et éclairantes, bref, du beau boulot. Quant au reste, disons le fond, les notes de Bauër, il n'y a rien à redire. Il y a certes un petit goût télégraphiste et laconique, mais l'on devine un type qui ne se trompe pas. Défense assez précoce de De Gaulle, dégoût devant la saloperie hitlérienne (je souligne, Bauër est plus élégant que moi), découragement face à la complaisance de ses confrères (le replet Beraud qui le traite de demi-juif et de demi-nègre en prend pour son grade), désolation lorsqu'il apprend le suicide de Zweig (qui en Européen venu du Monde d'hier vivait un exil tout juste un peu plus tropical que le sien). Au tiers de ma lecture, il me semble que je tiens un bon livre entre les mains.

(Après la sieste.) Plaisir personnel et pas forcement partageable : La voix de Gérard Bauër entendue sur le site de France Culture. André Maurois, André Chamson, Claude Mauriac et Roland Manuel devisent cordialement avec lui dans une sorte de primo Masque et la Plume où il est question de Théatrrrre, de Knock, de Gide attablé à la Brasserie Lip et de sa mine excellente, de Valentine Tessier et de Chopin, des faits divers et de leurs indicibles vertiges. Bauër fait l'éloge de Félix Fénéon et de ses Nouvelles en trois lignes, le fils Mauriac lui réponds en gardant le petit doigt sur la couture de la morale que les petites affaires de Fénéon n'est sont pas bien sérieuses. La discussion reste aimable et la voix de Bauër -— une voix de salon proustien qui offre la particularité d'être à la fois nasale et rocailleuse — ne s'offusque de rien et reste toute pleine d'une heureuse affectation. Tout cela est délicieux, n'intéresse que moi, et prouve une nouvelle fois qu'il ne faut pas mésestimer la grande importance du désuet en ce (mon) bas monde.


18 septembre 2022.- Beau temps frais (16°C). (Avant la sieste.) Le soleil est toujours là, mais il est trop bas. Mes plantes et fleurs commencent à piquer du nez et je rencontre beaucoup de difficulté pour trouver un coin de soleil où je pourrais poser ma chaise de lecture. La saison veut cela, je vais bientôt devoir poursuivre mes pérégrinations lectorales en indoor. Mon teint risque d'en pâtir, quant à mes phrases n'en parlons pas…

(Après la sieste.) Les Carnets de Gérard Bauër donnent l'impression d'avoir été écrits par un honnête homme. Tout du moins un homme qui ne se trompe pas politiquement, un homme qui pense que c'est la cruauté et le mauvais goût qui ont conduit Hitler au crime, qui en entendant un discours du détestable Göring à la radio constate que les gens qui hurlent en promettant le bonheur ont souvent les pieds dans le sang… Pourtant aucune haine chez Bauër, pour qui ce sentiment est surtout un esclavage de l'esprit : « Comme je souhaite être parfaitement libre, je m'applique à ne pas haïr ». En lisant tout ça, on pense souvent au formidable Journal de Maurice Garçon (voir mes livraisons précédentes) qui à la même époque écrivait des choses assez limitrophes et concordantes (même si parfois un peu moins lucides). En dehors de la grande marche du Monde, de l’Histoire avec sa grande hache, de l’occupation et de ses concessions, de la guerre et de ses horreurs, il y a dans les notes de Bauër la vie de l’exilé, ses multiples rencontres, ses discussions qui sont comme une levure intellectuelle. Il y a aussi parfois le souvenir des temps anciens, une sorte de nostalgie jamais chancie par le temps (belles pages sur l'Affaire Dreyfus). Quant au quotidien, à l'empilement des jours, il n'est pas moins présent. Les problèmes de santé sont là. Un cœur défaillant que l'on opère et une vie que l'ont craint de perdre sur une table d'opération comme ça au petit matin. Bauër raconte ses soucis sans narcissisme avec une pudeur tout juste teintée d'inquiétude. Belle noblesse d'esprit.


19 septembre 2022.- Ciel dégagé, vent frais (16°C). (Matin.) On inhume la reine et c'est comme si on inhumait le 20° siècle tout entier.

(Après la sieste.) Toujours dans les Carnets de Gérard Bauër, leur élégance et leur goût télégraphiste. Une courte villégiature dans le Tessin où loin de la rigueur lémanique ce ne sont que cyprès, églises à flanc de coteau et familière douceur des choses. (L'Italie fasciste est pourtant là juste à côté, on pourrait presque la toucher.) Belles pages pleines de chaleur. Après le Tessin c'est Bienne, Lausanne et Crans-Montana, qui paraissent bien pâles, ce sont de multiples rencontres intellectuelles, le train-train de l'exilé, les ennuis de santé, l'inquiétude pour les proches restés en France qui monte. Ce sont aussi les bruissements du monde, les discours d'instituteur surexcité d'Hitler, l'Armée Rouge qui avance, Mussolini qui est destitué, Hambourg qui est bombardée… En somme les villégiatures, l'exil et la grande marche du monde… Et puis la nostalgie, toujours la nostalgie, le flot des souvenirs qui ne lâchent pas Bauër aussi facilement que ça : « Il faut bien noter qu'il y dans les pommes frites, une saveur parisienne qui m'émeut (comme la saveur de la madeleine dans Proust lui rappelait Combray). Ces frites que je mangeais rue de Sèvres, lorsque je dînais avec dix sous (deux sous de pain, trois sous de frites, une côtelette de cinq sous). »

(Soir.) On inhume toujours la reine.


20 septembre 2022.- Fond de l'air un peu frais, soleil présent, mais trop bas avec des airs estivaux tardifs. Pour bien faire et bénéficier d'un peu plus de lumière il faudrait qu'un fou écocide coupe les arbres et avec eux les ombres qui m'entourent. Il faudrait aussi que les bâtiments environnants s'effondrent autour de moi, mais pas sur moi. Voilà des éventualités qui me semblent assez hypothétiques (17°C). (Matin.) Fini les Carnets de Gérard Bauër. Les lignes qui suivent me semblent parfaitement caractériser ce grand oiseau nostalgique, les écrivains ne sont souvent pas mieux servis que par eux-mêmes : « Me servira-t-il d'avoir aimé ? Prolongerai-je dans quelques charmantes mémoires le souvenir de ce que j'ai donné à quelques êtres choisis. Ce que j'ai écrit le fut pour gagner ma vie, en servitude aux obligations du journalisme et des éditeurs. Mon vrai roman, le meilleur accent de moi-même, l'invention, les dialogues : tout cela fut parlé — ou murmuré, prodigué dans l'élan du cœur, la coquetterie, l'abandon, et même parfois aussi, l'indifférence… Un enfant eût-il calmé cette appréhension si vive que j'ai de disparaître de toute mémoire ? »

(Après midi.) tout de même un peu soleil sur ma chaise de lecture. Conditions lectorales moyennes, pas de voisins encombrants, mais une bétonnière semi-lointaine. Retour dans le Journal de Crépu. Souvent pas mal, esprit curieux, il donne des envies de lecture ce qui est très bien et déjà ça.

En parlant de lecture, je relis une troisième fois « mon » livre. Encore des erreurs, des interlignes non voulus, des phrases bancales et des fôtes dignes de Flaubert à l'âge de cinq ans.


22 septembre 2022.- Beau temps assez Indian Summer (21°C). Lever 5H45, labeur, déjeuner, sieste… Commencé le Stendhal, Casanova, Tolstoï de Stefan Zweig. Bel avant-propos où Zweig distingue les écrivains de l'introspectif et les écrivains de l'extrospectif. D'un côté Casanova pour l'autobiographie naïve, Stendhal qui atteint un stade supérieur en observant les mécanismes de son propre moteur, de l'autre côté Shakespeare avec sa façon de fondre sa personnalité dans l'objectivité au point de la rendre invisible… Tout cela est assez bien vu.

Nouvelles acquisitions : L'Anachronique - Eric Holder, Hop ! Ma croisière en Amazonie - Redmond O'Hanlon, La chose écrite - Jean Dutourd, La Jeunesse de Théophile - Marcel Jouhandeau.


23 septembre 2022.- Ciel maussade, remonté des températures extérieures, vague douceur torve, l'automne (23°C). Petit train-train du quotidien, labeur et compagnie, grande puissance de l'inutile. Picoré dans le Journal de Renard (qui fait la bamboche avec Marcel Schwob) dans quelques aphorismes du réputé Karl Krauss (Pro domo et mundo, assez faiblard, vieillot dans le mauvais sens) et dans le Stendhal de Zweig (pour l'instant très bien).


24 septembre 2022.- Passages pluvieux (20°C). Il n'y a rien qui ne me rend plus heureux que la lecture d'un bon livre et comme aujourd'hui j'ai lu le merveilleux Stendhal de Zweig j'ai été heureux toute la journée. Ce n'est pas à proprement parler une biographie comment peuvent l'être les Fouchet, Magellan ou Marie-Antoinette du même Zweig non c'est plutôt une analyse tous azimuts de l’œuvre de l'ami Beyle qui s'appuie sur les soubassements de sa vie pour mieux faire saillir son génie égocentrique héroïque. Rien de plus éblouissant que ces pages où Zweig tournicote aimablement autour du moi stendhalien tout en constatant que la vie de l'ami Beyle est partout, dans son Journal, évidemment, mais aussi dans ses romans qui ne sont que la transmutation de son propre égo, de cet orgueil plein de fine réserve qui ne sera sensible que pour les initiés, ses « être privilégiés » dispersés comme autant de pierres précieuses gisantes au milieu du conglomérat, ses « happy few » (« l’heureux petit nombre » de Larbaud), dotés d'organes spirituels et nerfs plus subtils qui le comprennent par instinct de cœur.

Stendhal ne se donne à rien ni à personne, il ne laisse que des traces, des écrits parfois, qui ne seront compris que quarante ans après sa mort (il ne vendra que dix exemplaires de De l'amour), des traces où il ne fait que se raconter et le plus souvent à lui-même, des traces qui ne sont qu'au service exclusif de son moi, des traces qui sont l’œuvre d'un dilettante absolu pour qui l'écriture n'était qu'une infime part et en tous les cas presque rien face aux intermittences du (de son) cœur. Ainsi Stendhal plaçait-il la vie bien au-dessus de l'art d'écrire qui n'était pour lui rien d'autre qu'une amusante fonction de son moi, un tonique contre l'ennui. Zweig porte avec une précision d'équilibriste tout cela à la lumière, les arpents dilettantes de l'ami Beyle, ses aventures réelles et ses rêveries factices qu'il met dans ses romans, le fait que pour lui écrire est avant tout un délassement amusant, qu'il ne faut pas prendre la chose au sérieux et que cela n'a rien de vraiment fatiguant. Évidemment avec un tel état d'esprit certains écrivent des lignes inconséquentes (c'est le cas de celles que vous êtes en train de lire) d'autres sont des génies et Stendhal était un génie.


25 septembre 2022.- Humidité patibulaire (16°C). Toujours avec Zweig qui cette fois-ci s'attaque à Casanova…

Le vrai manuscrit des Mémoires de Casanova n'étant réapparu qu'en 1960 sous le titre Mémoires de ma vie, ce dont parle Zweig n'est qu'une retraduction en français d'une traduction en allemand et non pas du texte original écrit en français (ou plutôt un genre d'italien écrit en français). Il ne juge donc pas le style ou les qualités littéraires intrinsèques de Casanova, mais tout en n’ignorant pas le génie qui transparaît dans ce qui lui est donné à lire, il dépeint plutôt une vie, un caractère, les pulsions et passions d'un être totalement libre, ses aventures extraordinaires, son absolu manque de scrupule et de morale, sa géniale grivoiserie de fripon. Pour Zweig Casanova ne se raconte pas par volonté de faire œuvre ou par rage de la confession, non il se raconte pour l'allégresse et l'insouciance, pour se souvenir de ce qu'il fut et pour ne pas mourir d'ennui dans la bibliothèque du château de Dux où il finit sa vie loin de ses exploits passés. C'est comme Stendhal un dilettante achevé et universel qui ne se pense jamais faire quelque chose à fond, qui répugne au sérieux et se laisse emporter à son ivresse de vivre (ou dans ses Mémoires à son ivresse d'avoir vécu) : « Cœur, poumons, foie, sang, cerveau, muscles et, bien entendu, cordons séminaux, tout cela est développé chez Casanova de la manière la plus forte et la plus normale ; c’est seulement au point psychique où d’habitude les qualités et convictions morales se condensent en cette formation mystérieuse qu’est le caractère, qu’on est surpris de trouver chez Casanova un vide complet, un espace sans air, l’inexistant, le néant. Avec tous les acides et toutes les lessives, les lancettes et les microscopes on ne peut même pas déceler — dans cet organisme par ailleurs absolument sain — un rudiment de la substance appelée conscience, de cette chose spirituelle supérieure au moi qui contrôle et règle le monde des sens. Même sous une forme simplement esquissée, le « système » moral fait complètement défaut dans cette chair ferme et sensuelle. Par là s’explique tout le secret de la légèreté et du génie de Casanova : il n’a, l’heureux homme, que de la sensualité, et pas d’âme. N’étant attaché à personne ni à rien, ne visant aucun objectif et ne se laissant entraver par aucun scrupule, il peut suivre une autre cadence que tous les hommes qui marchent vers un but, sur qui pèse la morale, qui sont attachés à une dignité sociale et chargés de scrupules moraux : de là son élan unique, son incomparable élasticité ! »


26 septembre 2022.- Temps maussade et tout fait conforme avec la saison censée nous occuper (14°C). Malade, estomac en charpie, œsophage brûlant, rien pour moi. Toujours dans les Trois poètes de leur vie de Zweig. Après Stendhal et Casanova, il y est question de Tolstoï et là je sautille un peu moins. C'est certainement une histoire de goût, mais le génie du père Léon me barbe assez, je ne suis jamais parvenu à finir ces deux replets romans romans, ces deux puddings calorifiques que sont Anna Karénine et Guerre et Paix. Et quant au Tolstoï terminal, l'anarchiste chrétien, le vieux barde politique, il m'assomme correctement. Reste à savoir pourquoi Zweig met Stendhal, Casanova et Tolstoï dans le même panier. Sa réponse est simple, pour lui ce sont trois écrivains qui auront échafaudé leurs œuvres respectives sur les sous-bassement de leur propre intimité. Une évidence pour les deux premiers, moins pour le troisième que l'on perçoit surtout comme un global constatant le monde bien plus qu'il ne se constate lui-même. Évidemment, Zweig prouve que cette perception est parfaitement biaisée en expliquant parfaitement que Tolstoï est aussi et surtout un type qui transbahute son intimité dans ses grandes affaires romanesques, un type qui se projette dans ses personnages, ces autres lui-même que sont Nechludoff, Besuchoff, Pierre ou Levine… C'est certainement bien vu et me donne l'envie de regrimper sur les grandes affaires de Tolstoï par de nouvelles voies, une nouvelle approche.


27 septembre 2022.- Nuages, vent aigrelet et humidité sournoise, nous y voilà ! (15°C). La température de mon petit intérieur baissant sensiblement la tentation de le rendre un petit peu plus tiède en mettant quelques chauffages en route est grande. Je ne suis pas sans savoir pertinemment que ce faisant le risque est grand de me voir embastillé par les brigades du climat, mais si la température venait à descendre sous les dix-huit degrés dans ma cuisine sachez que je prendrais cette terrible initiative. Non que je sois courageux et bravache envers la doxa dominante et les sirènes de l'air du temps, non tout simplement parce que je ne voudrais pas avoir froid aux pieds plus que de raison. Que voulez-vous, il y a des priorités dans l'existence. (Du côté des livres.) Zweig raconte parfaitement la fin de Tolstoï et c’est parfaitement émouvant. Cependant, cela ne m’a pas donné plus que ça l’envie de plonger dans l’univers du père Léon. Je pense être définitivement rétif devant sa volonté de faire des choses réelles et palpables ; allergique à sa volonté de vouloir jouer sur la grande marche du monde, très enquiquiné par ses engagements pré révolutionnaires qui quoiqu'on puisse en dire auront été les innocentes prémisses du pire, que de lourdeur dans tout ça… Ce n'est pas que je sois si antitolstoïen que ça, non est fait, je pense, que la vie est très courte pour que l'on s'y ennui avec des livres au potentiel assommant. En parlant d'anti dans son Journal Michel Crépu avoue ne pas trop aimer Gide tout en aimant beaucoup son Voyage au Congo. Moi aussi je n'aime pas trop Gide (chez lui c'est l'amidon qui fait office de lourdeur) et comme Crépu j'aime pourtant beaucoup son Voyage au Congo. Tout est compliqué… non en fait, tout est simple ! Dans ce livre Gide oublie de se contempler lui-même, il met tout son potentiel ailleurs, dans la description de ce qu'il voit. Gageons que s'il n'avait écrit que des livres de voyage il y aurait eu moins d'antigidisme en ce bas monde.


28 septembre 2022.- Pluie saumâtre (17°C). Renard diary. Renard et Schwob dînent chez le très brindezingue Camille Flammarion. Drôle d'aventure. Pour commencer, on leur enlève des assiettes où ils n'ont rien mangé. La sole au vin blanc n'arrive pas jusqu'à eux. Un peu courroucés, ils font des provisions de pain et de pommes vertes. Des gens se battent pour du fromage tandis que le poète Clovis Hugues fait le chien-loup tout en poussant des hurlements. Le chansonnier Xanrof casse des accords stupides au piano. L'éditeur Eugène Fasquelle exécute une danse du ventre. Un acteur, Florent, imitateur à ses heures, est rasé comme une fesse, et cependant, il a trouvé le moyen de se faire une raie. Paul Ginisty le directeur de l'Odéon a les cheveux huileux et sur le front quelque chose que Schwob prend pour une souris et Renard pour un derrière de crapaud. Quant à Georges Courteline, il plastronne et raconte une mauvaise blague où il est question d'une paire de chaussettes sales et de deux ivrognes qui dégueulent des morceaux de rognons. Tout cela est charmant.


30 septembre 2022.- Ciel fluctuant, fraîcheur tenace (13°C). Lever 5h45, labeur (toujours patibulaire), sieste (douce et nécessaire), allocution de Vladimir Poutine qui déclare à peu de choses près la guerre à l'Univers tout entier (je soupire).

(Lectures.) Picoré tous azimuts, dans les Cahiers de Cioran (qui voit les nuages frôler son cerveau), dans les aphorismes de Karl Krauss (bâillements, je passe à côté), dans ceux de Kafka (Réflexions sur le péché, la souffrance, l'espérance et le vrai chemin. Je ne passe pas à côté) : « Le vrai chemin passe par-dessus une corde qui n'est pas tendue en hauteur, mais presque au ras du sol. Elle semble plus faite pour faire trébucher que pour être franchie ». Fini par quelques pages du Journal de Michel Crépu (Soljenitsyne est-il plus ou moins périmé ?) et une belle chronique de Vialatte consacrée aux Carnets de Buzatti (Buzatti qui rappelle toujours Kafka et pourtant, parait-il, il ne l'a jamais lu) : . « … C'est ce qui distingue un écrivain d'un homme de lettres ; un artiste d'un fabricant. Coupez les mains à un vrai peintre, il prend le pinceau avec ses pieds. Coupez ses pieds, il peint avec ses dents. »


1er octobre 2022.- Pluie frisquette, grande appétence automnale (13°C). (Crise énergétique.) Sans chauffage la température de mon petit indoor rejoint à pas de loup celle du vaste outdoor. J'ai donc les pieds transis et il me faut user de savants subterfuges pour me réchauffer ne serait-ce qu'un petit peu. Ainsi, je porte chaussettes et bonnet, je vis et lis sous un plaid, j'improvise une bouillotte arte povera avec une vielle bouteille d'Evian pleine d'eau chaude, tout un tas de stratagèmes… (Lecture.) 33 jours court récit écrit à chaud (et retrouvé comme par miracle en 1992) où Léon Werth raconte l'exode de 1940. C'est sec et précis avec quelque chose de profondément humain qui évite un tant soit peu la mignardise et le surplus littéraire. Il y aussi une sorte d'humour gris — cet humour gris que l'on peut parfois rencontrer chez quelqu'un comme Henri Calet — qui n'est jamais tenté par la caricature et le ton goguenard. Beau livre : « Sur la route, précédés et suivis d’un petit détachement de soldats allemands, passent deux tirailleurs sénégalais prisonniers. On dirait deux beaux princes noirs qu’escortent leurs lourds esclaves blancs ». Du même Léon Werth on me recommande la lecture de Déposition son Journal d’occupation, l’autopsie de juin 40, ou presque. J’envisage tout cela très bien.


2 octobre 2022.- Belles ensoleillées, douceur amniotique fluant sur les êtres, la végétation, l'essence des choses (23°C). J'ai trouvé dans mon petit jardin un coin de soleil minuscule que j'ignorais jusqu'à présent. J'y ai posé ma chaise et j'ai lu pendant plus de deux heures sans pull-over ni chandail. En somme, une sorte de miracle. (J'ai tout de même gardé mes chaussettes, il vaut savoir ne pas prendre trop de risques.) Qu'ai-je lu ? Tout d'abord, j'ai fini la petite affaire de Léon Werth, il ne me restait qu'une dizaine de pages à boulotter et elles étaient très bien, du même tonneau empathique que celles que j'avais pu lire hier. Ensuite je suis retourné dans le Journal de Michel Crépu que je compte bien terminer d'ici demain après-midi. Point d'appogiature, guère de surplus littéraire, non plutôt une force simple, un style qui se contente du minimum pour ne pas dire un style qui ne se prive pas de rester télégraphiste. La colline diaristique de Crépu est avant tout là pour donner des envies de lecture (la partie analyse ma moins convaincue), l'envie de lire ou relire Linda Lé, Soljenitsyne ou même Annie Ernaux, l'envie de lire Jean de Pange, Mihail Sebastian et Gitta Sereny. Donner des envies ce n'est pas rien, c'est un beau contrat.

Du côté de l'outdoor, plus matinalement, tour chez les bouquinistes. Pêche mince, mais de qualité. Ramené le troisième Tome du Journal de Bernard Delvaille et le Voyage sentimental de François Fejtö. Le tout pour moins de dix euros, une aubaine.


To be continued

Aucun commentaire: