« Il faut feuilleter les mauvais livres, éplucher les bons. » (Jules Renard)
25 août 2022.- Orage tardif (34°C). Quand j'ouvre les yeux tout s'élève un peu, quand je les ferme c'est moi qui m'élève. Alors, je préfère les garder fermés, mes yeux. Ainsi je vol presque. La matière aérienne n'est plus enténébrée, la lumière s'allonge en minces filets et ma légèreté n'est jamais agrippée par un quelconque principe de réalité, puisque les yeux fermés, la réalité n'existe pas. Alors, je rêve, je suis droit, dressé, debout, vertical, je n'ai plus besoin des forces de la terre. Je ne suis pas matière, je suis une force simple, un arbre déraciné prêt à l'envol.
Nouvelles acquisitions : Un monde à part - Gustaw Herling, Estampillé Moscou - Sigismund Krzyzanowski.
26 août 2022.- Nuages et tiédeur tropicale (28°C). Estourbi par le labeur je ne suis plus qu'un vague sac de chair peuplé d'os et de stimuli nociceptifs. L'entrain est donc modéré et même les Cahiers de l'ami Cioran ne sont pas parvenus à me fournir un apaisement ne serait-ce que demi-antalgique. Il faut dire que le bougre s'évertue à n'écrire que des choses qui font mal tout en remuant des plaies. Des choses qui suscitent même des plaies ! Pour lui un livre doit constituer un danger. En a le droit de ne pas tout à fait tamponner cet avis pour le moins définitif, ce désarroi qui se veut fécond, surtout lorsque la douleur vous saisie un peu partout avec ses grandes pattes frémissantes.
27 août 2022.- Temps nuageux tout juste piqué par quelques éclaircies (28°C). « Fargue m’avait donné une photographie manquée, sur laquelle deux vues différentes se mêlaient. Levet debout au bord d’un trottoir, à Paris ; et Levet assit sur le plancher de la chambre de sa mère, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère assise, et la regardant (la position dans laquelle il est mort). J’avais noté la ressemblance de la mère et du fils.» (Valery Larbaud, Journal).
Je lis l'Express de Bénarès de Frédéric Vitoux. Étant d'une nature nostalgique comme le consul de La Plata tout en étant plus levétien qu'une lorgnette pointée sur les Îles Laquedives, je suis ravi par cet ouvrage qui apporte un peu plus de lumière sur l'astre mort Henry Jean-Marie Levet. Vitoux raconte sa découverte et son émerveillement devant les Cartes postales, puis il se pose quelques questions : qui est Levet ? Un vice-consul momifié, un gentil garçon apprenti journaliste, un dandy sans âge perdu dans ses pensées, un zigoto à casquette assis sur un tabouret de bar ? Certainement tout ça, mais peut-être bien autre chose aussi. Un poète au devenir très conséquent, tué dan l’œuf par la maladie, et encore plus par une famille qui brûlera l'essentiel de ses écrits ? Pour avoir de plus amples réponses à ses propres questions, Vitoux se rend à Montbrison, la ville de naissance de Levet. Il y retrouve la grande maison de la famille Levet transformée en succursale bancaire. Quant au tombeau de la même famille, il n'est plus que brisures et ruines et semble appelé à une disparition prochaine. Personne ne semble connaître Levet. Tout cela est un peu triste, mais c'est ainsi. (Des événements extra lectoraux venant d'attraper mon inspiration en plein vol, je ne poursuis pas mon compte rendu.)
28 août 2022.- Moiteur pernicieuse (29°C). Matin : deux chapitres de Vitoux qui pointait les côtés croquignoles et éphèbophiles de l'ami Levet. Après midi : long barbecue familial. Un peu trop forcé sur le vin. Je suis fluctuant.
29 août 2022.- Soleil voilé (30°C). Fini et très aimé l'Express de Bénarès. Vitoux ne part de presque rien — quelques courts échos chez Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, d'autres plus larges chez Francis Jourdain — pour échafauder son tombeau, son affaire mémorielle, mais au fil des pages la figure de Levet devient moins indistincte, plus précise et nette. Du vice-consul médaillé en costume d'apparat (la seule photographie connue de Levet avec celle que j'évoquais avant-hier), on passe au Dandy détaché, une sorte d'autre Valentin le Désossé qui hantait les cabarets de Montmartre, puis comme tout est cyclique on revient au vice-consul un peu guindé. Il y a le Levet poète impécunieux perdu dans une vie de Patachon, le noctambule aux tenues extravagantes qui zigzaguait entre le Rat mort de la Place Pigalle et le Cyrano de la Place Blanche, un drôle de loustic qui n'écrira que quelques notules à tendances un poil humoristiques, puis il y a le Levet malade et rempli de désirs d'ailleurs, d'exotisme et d'aventures, le Levet des cartes postales et des costumes de vice-consul, le Levet qui se voit mourir et qui ne pense pas une seule seconde laisser derrière lui une quelconque trace de son passage sur terre. Comme il se trompait ce Levet-là, car ses Cartes postales, ces dix courtes merveilles, auront une influence considérable sur des gens aussi divers que Valery Larbaud, Blaise Cendrars, Saint-John Perse ou Louis Brauquier.
(Dans le livre de Vitoux il y a aussi un très beau portrait du Montmartre de la charnière 19°/20° siècle, une époque qui il faut bien le dire était épatante [Ce n'est pas le cas de toutes les époques, la notre est nulle par exemple]. Il y a aussi quelques arpents autobiographiques assez émouvants).
30 août 2022.- J'attends la pluie (29°C). N'ayant qu'un jour de libre avant de reprendre le saumâtre chemin du labeur aujourd'hui je n'ai pas pris l'initiative d'entamer un nouveau livre. Ainsi, je me suis contenté de picorer dans un désordre tout à fait aléatoire. (Y a-t-il des désordres non aléatoires ?) J'ai picoré dans le Journal de Jules Renard (qui dînait chez Alphonse Daudet), j'ai aussi picoré dans le numéro de la NRF paru à l'occasion de la mort de Valery Larbaud (N.º57, hommage à Valery Larbaud, septembre 1957), où par une drôle de capillarité j'ai retrouvé Francis Jourdain le grand ami de Levet. Au milieu des Cocteau, Supervielle, Saint John Perse, Jean Follain et autres Marcel Arland, sa contribution n'est pas la pire. Elle est même très émouvante. Il rappelle la candeur de Larbaud, son intelligence non altérée par sa pureté de cœur, sa modestie et sa façon d'être compliqué sans aucune affectation. Et puis il y a les livres, surtout les livres… Non repus, j'ai poursuivis, mes lectures fragmentées en picorant dans Cigogne et porc-épic un petit recueil de « dramolets » extrait des microgrammes de Robert Walser. Évidemment, c'est léger, charmant parfois un peu sombre, le porc-épic est mignon tandis que la cigogne pleure et on sent très bien où Walser se voit venir : « Je vais aller m’asseoir sur le banc de pierre de cette ancienne demeure. Il n’y a personne ici à qui je puisse dire combien je suis fatigué. Je suis poète : mon métier consiste à serrer des sentiments dans de pauvres alignements de syllabes qu’on appelle des vers. Mes vers, à en croire le haussement d’épaule et le regard glacial de ceux qui les lisent, sont assez mauvais, mais je ne m’en lamente pas du tout. On ne peut rien y changer. Ce ne sont pas mes jérémiades, si poignantes soient-elles, qui feront de moi un meilleur artiste. Je me fais violence et je continue d’écrire. Beaucoup de poètes agissent ainsi ; une quantité de motifs, certains parfaitement ignobles, le leur commandent. Seul l’ennui, peut-être, me pousse à écrire sur certains sujets qui, lorsqu’ils me regardent à travers les mots, me pénètrent de tristesse ou d’autre chose, de beaucoup plus grave. Le monde passe avec indifférence, se moque de demi-talents comme je semble en être un. Il accueille ce qu’il devrait repousser avec énergie. Il me considère toutefois, bien que je ne le sois qu’insuffisamment hélas, comme un fou ; sans oser me l’avouer en face. Cela vient à mes oreilles par-derrière, de biais, ou comme un chuchotement d’en haut. Le monde me le laisse deviner. Ah, si j’avais un métier qui me permît de gagner mon pain plus honnêtement que ce demi-métier dans lequel je suis enfoncé aux trois quarts. » Quant à la vision de sa propre fin, il se trompe peut être un peu, quoique ? « Au moment de me dissoudre, je pousserai un cri. Qu’il résonne, terrible, par les millions de vallées, par les millions de montagnes ! La nuit pleurera. La terre roulera plus furieuse, et les hommes sentiront que les poètes ne meurent pas seuls. »
31 août 2022.- Ciel à moitié nuageux (27°C). Labeur, douleurs, le train-train.
Reçu mon livre que j'ai feuilleté au petit bonheur. Résultat c'est encore la foire aux coquillettes (je l'avais pourtant relu deux fois, c'est désespérant). Comme je suis certainement un peu masochiste, j'ai déjà commencé la fabrication d'un autre livre — un spicilège rassemblant quelques-unes de mes fines appréciations musicales — le ton y sera assurément plus joyeux. Tout étant dans tout je finirai pas ces quelques mots pêchés par hasard dans les Cahiers de Ciroan, un hasard tout à fait concomitant : « Il m’est impossible de préciser mon sentiment à l’égard de mes livres. Ils sont miens et pourtant… Je suis obligé d’y penser et de les juger, puisqu’on m’en parle ; mais combien plus libre, plus moi-même ne serais-je pas s’ils n’existaient point, et que le temps employé à les écrire, je l’eusse consacré à me détacher joyeusement du monde et de moi-même ! »
1er septembre 2022.- Ciel changeant (25°C). Et voilà les mois en bre, et avec eux le retour du voisinage, du bruit et des conditions lectorales altérées. Rien de vraiment réjouissant.
Oh, the days dwindle down to a precious few September, November And these few precious days I’ll spend with you These precious days I’ll spend with you.
3 septembre 2022.- Temps typique des étés finissants. Un reste de chaleur, une pluie imminente et quelque chose d'adipeux flotte dans l'air (28°C). J'entame Lecture de Michel Crépu. C'est un faux vrai Journal Littéraire charpenté à partir des papiers que Crépu avait donné à La Revue des Deux Mondes entre 2002 et 2009. J'écris faux vrai, car dans la préface Crépu signal que pour lui l'espace d'une revue n'étant pas le même que celui d'un livre. Il a donc monté sa petite affaire en coupant ici ou en approfondissant ailleurs, cherchant des angles, des reflets, une vie propre dégagée de l'éphémère et du périodique (la revue passe la revue un livre c'est autre chose). C'est un point de vu que je ne partage pas vraiment, pour moi un Journal se doit d'être fidèle au morne agrégat du quotidien. Il faut certes se relire un peu, mais il faut quasiment tout garder, les copeaux et les faiblesses, les passages encombrants. Il faut tout garder, car au milieu de tout ça, un tout ça parfois gênant, les perles et autres moments de grâce n'en sont plus que visibles.
Autres acquisitions : James Lee Burke - Cadillac Jukebox, Gustaw Herling - Un monde à part, Pierre Bergounioux - Carnet de notes.
4 septembre 2022.- Beau temps, tiédeur raisonnable (29°C). Hier soir vie sociale largement alcoolisée. Ce matin je lis Cadillac Jukebox de James Lee Burke. C'est le neuvième roman mettant en scène le très bourru et récurrent Dave Robicheaux et je dois dire qu'au bout de deux petites heures de lecture je suis assez déçu (et pas qu'en bien). Effets délétères de l'alcool ingurgité hier soir ? Lassitude lectorale ? J’ai trouvé les pages que j'ai lus assez vaporeuses et frôlant le dispensable avec l'impression de lire une sorte de caricature de James Lee Burke. Tous les éléments sont là — le bayou, la nature hostile ou cajoleuse, la junk food et la touffeur de La Nouvelle-Orléans, des rednecks et des noirs asservis, un riche blanc manipulateur —, mais ça ne prend pas, rien ne s'imbrique vraiment et l'impression de lire une sorte de Pork Salad insipide domine. Je suis certainement très injuste — ma propre physiologie envapée biaise certainement mon jugement — reste que ce volume me semble une sorte de rabâchage sans vraie inspiration. J'imagine (j'espère) que Burke sera renouveler sa série Robicheaux par la suite.
Sur le front de mes activités éditoriales, rien de vraiment tonitruant. J'ai vendu deux de mes livres ce qui m'aura rapporté une dizaine d'euros. Le pécule est fort modeste, mais il est là.
5 septembre 2022.- Vent tiède, humidité latente, quelque chose de tropical flotte dans l'air (31°C). Trouvé une certaine coalescence avec le roman de James Lee Burke. Ce n'est toujours pas foudroyant, mais l'intrigue prend enfin forme (ou est-ce mon intérêt qui se fait plus saillant ?). D'autre part, loin du bayou, je relis toujours le Journal de Jules Renard. Le 11 mars 1891, il rend une visite à Marcel Schowb chez lequel il ne voit que des livres anglais ou allemands, des brochures de justiciers et un certain goût pour la criminalité.
6 septembre 2022.- Nuages, on annonce des orages (25°C). Fini le Robicheaux de Burke. Intrigue embrouillée, style emphatique, cependant je n'aurais pas vraiment perdu deux jours à lire tout ça, car j'en garde étonnement comme une pointe de satisfaction couarde. Lecture de Michel Crépu. Très bien. Le but d'un Journal littéraire étant avant toute autre chose de donner des envies chez le lecteur, ici le contrat est rempli. Crépu nous (me) donne l'envie de lire ou relire Chateaubriand, Henri de Régnier, Varlam Chalamov, Fleur Jaeggy, Balzac, Marcelle Sauvageot… il nous (me) donne même l'envie de lire Anatole France, c'est vous dire…
Sinon toujours dans le Journal de Renard. Le 20 mars 1891 visite de Marcel Schowb qui reste jusqu'à deux heures du matin : « il m'a semblé qu'avec ses doigts fins il prenait ma cervelle », et puis ceci : « C'est mauvais, cette habitude que nous avons de refouler les larmes quand il faudrait les laisser couler. Des fois, elles remontent sans que nous sachions pourquoi, et nous nous trompons : nous pleurons à côté. » Nouvelles acquisitions, deux volumes chez POL : La traversée de Bondoufle - Jean Rolin, V13 - Emmanuel Carrère.
7 septembre 2022.- Temps orageux en fin de journée (26°C). Grosse fatigue (le labeur), inspiration frôlant l'adynamique. Dans le Figaro (fameux journal de droite), beau papier de Michel Houellebecq qui constate le besoin de fiction chez l’homme : « La raison fondamentale de la littérature romanesque c'est que l'homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué beaucoup trop riche pour l'existence qu'il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n'est pas seulement un plaisir : c'est un besoin. »
8 septembre 2022.- Ciel maussade (24°C). La reine est morte.
9 septembre 2022.- Ciel couvert dans un genre assez été agonisant (24°C). Labeur. Sieste. Un peu du Journal de Crépu qui dit du bien et du mal du Journal Inutile du vieux Morand. Du bien parce que les phrases de Morand sont souvent délicieuses, du mal parce que Morand est loin d'être délicieux.(Je pense globalement la même chose.)
Pour le reste, la reine est toujours morte.
10 septembre 2022.- Temps gris et frais, les tiédeurs semblent derrière nous (22°C). Dans son Journal littéraire, Michel Crépu ne sait pas quoi lire. Il regarde ses livres, les uns après les autres sans pouvoir fixer son envie sur l'un des nombreux volumes de sa bibliothèque. C'est ainsi — l'abondance, un trop grand choix — engendre parfois une sorte de torpeur de l'envie qui pourrait presque virer au problématique. Cette torpeur de l'envie — cet infarctus de l'appétence chez le boulimique de lecture — j'ai bien failli l'éprouver ce matin au moment de choisir un nouveau volume bien à même de remplir ma journée. Rassurez-vous mon court vertige face à l'abondance (ma bibliothèque est bien fournie, il me faudrait plus d'une vie pour la lire), n'aura duré qu'un court instant puisque sans tâtonner vraiment mon choix s'est vite orienté vers le nouvel opus à tendance psychogéographique de l'ami Jean Rolin. J'aime beaucoup Rolin (cela va commencer à se savoir) et je dois dire qu'à nouveau il ne me déçoit pas. Dans cette Traversée de Bondoufle (qui est peut une suite circulaire au plus rectiligne Pont de Bezons), il fait le tour de Paris en cheminent par ses limites et cette frange incertaine où se frôlent le périurbain et le pré-campagnard, entre EPHAD et centres équestres, plateformes logistiques et terrains de golf, décharges sauvages et installations militaires, petits aérodromes et grands aéroports, camps roms et zones pavillonnaires. En dehors de la psychogéographie et de ses côtés littérature Google maps (c'est un compliment), le livre de Rolin fait aussi un éloge des friches, du déglingué et du valétudinaire. Il n'oublie pas les paysages (ceux de Van Gogh), les bestioles (les oiseaux, les chiens et les lapins) et même s'il ne rencontre finalement que très peu d'êtres humains lors de son périple il les croise toujours avec un humour et une humanité que l'on pouvait trouver chez un type comme Henri Calet. En définitive, bon livre (as usual).
11 septembre 2022.- Beau temps plus printanier qu'automnal (24°C) (Matin) Fini le livre de Jean Rolin qui aura toujours pour lui une belle propension à traquer le merveilleux là où il se trouve, à Ormuz, Peleliu, Savannah, Gonnesses, Bondoufle ou Lisses… Devant un super tanker, sur le front de mer de Dar es Salam, dans les traces de Flannery O'Connor à Savannah, où ici le long d'un chemin vicinal longeant Disneyland Paris. Amour de la nature là où elle peut bien pousser, des bestioles là où elles peuvent bien vivre, des hommes aussi. Génie de la topographie, des noms de villes, de lieux qui chantent et sifflent (à ce sujet relire Nom de pays : le nom de Proust). (Après midi) Conditions lectorales quasi impossibles. À droite à moins d'un mètre cinquante de mon entité corporelle une voisine s'escrimant avec un râteau pendant plus de trois heures consécutives. (Dans quel but sournois ? Arracher trois mauvaises herbes, une par heure ?) Au-dessus de cette même entité corporelle (toujours la mienne) de son système auditif de son périlymphe de la cochlée et de ses cellules sensorielles ciliées, l'enceinte connectée de ma cow-girl déjà ici largement évoquée émettant une tintamarresque tracklist pas trop country and western (de la chanson française un peu glutineuse, fort heureusement pas de Rap.) Devant tant d'embarras, j'ai donc été contraint d'aborder le V13 d'Emmanuel Carrère avec deux boules Quies que j'ai adroitement enfilées dans chacune de mes oreilles. C'est un livre dont je me demande si j'ai bien fait de commencer la lecture tant il semble tout avoir pour faucher mon potentiel sautillant en plein vol. Carrère envoyé spécial pour l'Obs raconte par le détail les procès des trop fameux attentats du 13 novembre 2015 et après une quarantaine de pages dodelinant entre horreur absolue et humanité bravache j'éprouve de larges et notables pincements au cœur et à l'estomac, un goût de cendre me tourne dans la bouche et j'ai déjà versé trois ou quatre incontestables larmes. J'ai l'air malin avec ma voisine et son râteau, mes oreilles bouchées et mes yeux rougis. On est toujours trahi pas sa propre physiologie.
12 septembre 2022.- Subreptice retour de tiédeur qui serait causé par les restes d'un ouragan lointain. On parle de plume de chaleur, c'est très joli (32°C). (Matin) Visite médicale, rien de grave, je vais survivre. (Après-midi) Conditions lectorales toujours déplorables. Dans une étonnante inversion polarité cette fois-ci c'est ma voisine de gauche qui écoutait de la musique sur une enceinte nomade (du flamenco !) tandis que ma voisine du dessus, la trop fameuse cow-girl, tentait de faire le plus de bruit possible avec une somme d'ustensiles assez hétéroclites (perceuse, aspirateur, meubles déplacés, portes claquées). Néanmoins grâce aux établissements Quiès je suis toujours plongé dans le V13 de Carrère. Très bon livre, vraiment. Très bon livre parce que Carrère est diablement informé, très bon livre, car s'il est bien évidemment du côté des victimes, il tente aussi de comprendre un peu les coupables. Ses adolescents mal dans leur peau, ces idéalistes et ces « guignols » qui virent aux fous furieux. Très bon livre parce que Carrère ne se met pas trop en avant et ne nous assomme pas avec son égo (ce qui est parfois son défaut).
Pour en revenir aux Boules Quiès, il faut savoir que Marcel Proust fut l'un des premiers utilisateurs de ces petites protections auditives en cire. Il les mentionne plusieurs fois dans sa correspondance, le 6 septembre 1920 : « ayant mis des boules pour ne pas entendre mes voisins et essayer de dormir, je n’ai pu les retirer complètement et cela me fait très mal », le 9 septembre 1920 : « J’ai eu un commencement d’otite par suite du bouchage d’oreilles par ces boules que je mets pour dormir et qui sont très difficiles à retirer », le 18 septembre 1920 : « Mes boules Quiès comme tu l’avais prévu se sont incomplètement retirées de mes oreilles ».
13 septembre 2022.- Temps maussade et tiède (32°C). (Matin) Godard est mort et moi-même je ne mes sens pas très bien. Je l'aimais quand il marchait sur ses mains, je l'aimais vieux et chevrotant avec l'assurance du margoulin de haut vol, même dans la connerie suisse pro chinoise aussi je crois que je l'aimais tout de même un peu. En fait, je l'aimais depuis mes 15 ou 16 ans, pas loin de quarante ans où il fut très important, ouvrant portes, fenêtres et écoutilles pour moi. Truffaut est mort, Chabrol est mort, Rohmer est mort et il est mort lui aussi et me voilà perdu dans un siècle que je ne comprends pas, un siècle où l'on ne lève plus les yeux vers le ciel et les écrans, un siècle où on baisse les yeux vers le virtuel. Nous ne regarderons bientôt plus que nos pieds. (Après-midi) La fin de V13 est un peu languissante. On sent que Carrère tire un peu à la ligne, qu'il a fait le tour de son sujet et qu'il voudrait peut-être se mettre un peu plus en scène pour faire le compte. Il ne le fait pas et connaissant son égo c'est tout à son honneur. (Mes courtes réserves ne sont rien, le livre de Carrère est dans son ensemble épatant. Les dossiers et le factuel, le récit des attentats, le portrait des divers protagonistes — parties civiles, avocats, juges, victimes, bourreaux — tout cela est saisi avec une humanité jamais pelucheuse, une humanité non dupe.)
14 septembre 2022.- Orages (24°C). Lever 5H00, labeur, rien lu, Godard est toujours mort.
15 septembre 2022.- Temps à demi orageux (26°C). Labeur, exaspération globale, incapable de lire plus de trois lignes, tout me tombe des yeux. Cependant, cette ligne de Cioran aura fait ma journée : « 29 septembre Enfin je respire : le mauvais temps. »
To be continued.
1 commentaire:
En peu de lignes, le chagrin de voir disparaitre cette génération du cinéma Godard Truffaut est bien exprimé dans sa concision.Mais la mortde Godard atteint tres fort.ses rougesAlfa, ses bleusPierrot le fou, l'ombre sur le visage d'anna karina ,tout ça va nous manquer longtempscomme dessparticules denotremoi profond. elementaire.merci.L'esemble de votre blog est rassurant.
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