« Le nez ?… Ma foi, la lecture, après tout, ce n’est qu’un va-et-vient du nez, qui chemine de gauche à droite et vole de droite à gauche… L’auteur mène ce nez, qui ne suit pas toujours... » (Paul Valéry)
2 août 2022.- La chaleur ne démord pas (33°C). Je dormais, je flotte, je me réveille à peine. Encore quelques pages du Journal de Renard. Retenté les Inscriptions de Scutenaire. Quatre pages auront suffi, je n'aime pas ça, je trouve même ça très mauvais. Je me trompe certainement. Peut-être une autre fois ? Relu La Félure de Fitzgerald. Pas le recueil, non simplement le court texte du même nom. Il est très bien, mais finalement il vaut surtout quelque chose pour sa fameuse première phrase : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition.», qui est magnifique, il faut le répéter. Fitzgerald aurait pu se contenter de cette phrase, c'est certainement ce qu'il fait, inconsciemment, ou pas.
3 août 2022.- La température ne descend pas (37°C). Chaleur et labeur, couple infernal. Humeur légumineuse, je n'y suis pas. Court retour chez Cioran et Renard. Les Cahiers du premier, le Journal du second. En l'occurrence, drôle d'écho entre les deux : « Le cri est ce qui s'accorde le mieux avec ma nature, mais j'ai perdu l'habitude de crier. Aux antipodes du lyrisme. Mes seules accointances avec la poésie sont dues à mon désir de pleurer, pourtant lui-même assez rare et de moins en moins exaltant » (Cioran) « La honte de pleurer qui donne l'effronterie de rire. » (Renard).
4 août 2022.- La température montera-t-elle jusqu'à l'ébullition ? (38°C). Trop chaud. Léthargie sur canapé.
5 août 2022.- Des nuages, en espérant la pluie (34°C). Humeur massacrante. Comme par capillarité dans les Cahiers de l'animal Cioran ceci : « Tout m’ennuie, sauf quand il s’agit de détruire ce monde . »
6 août 2022.- Il a plu hier soir, mais la fraîcheur apportée n'aura pas duré longtemps, la température remonte déjà (31°C). Affres de l'existence, ce midi je comptais boire un modeste Médoc, un cru bourgeois millésimé 1996. Je ne sais pas si c'est une bonne année, en tous les cas le bouchon n'aura pas tenu face au morne agrégat des ans. Il s'est instantanément décomposé devant les premiers assauts de mon ouvre-bouteille et j'ai un instant cru frôler le pire, c'est-à-dire avoir à faire à une piquette acide, une sorte de vinaigre arrosé de liège. Je ne me suis pas résigné pour autant, humant d’une narine méfiante le goulot tout juste libéré de son bouchon déficient je constaté que les arômes qui s'en échappaient n'étaient pas si désagréable que ça, alors j'ai pris mon courage à deux mains et décidé de filtrer le contenu de ma vieille bouteille tout en me disant que de toutes les façons, qui ne tente rien n'a rien. Bien m'en a pris puisque ce que j'ai tiré de mes manipulations post viticoles c'est avéré tout à fait comestible et presque pas bouchonné du tout. Ainsi va la vie… En parlant de vie, c'est tout autre chose, il faut savoir que celle Marie de Heredia fut loin d'être bouchonnée. Je crois me souvenir avoir déjà parlé ici de cette croquignolette, mais je vais tout de même rabâcher ma petite histoire afin de mieux planter mon tire-bouchon. Marie de Heredia était l'une des filles du grand poète parnassien José-Maria de Heredia, un type un peu cubain sur les bords et grand maître du sonnet, elle était aussi la femme du très monoclé Henri de Regnier qu'elle épousa à l'insu de son plein gré à l'âge de 20 ans. Ce dernier était fou d'elle, mais elle le trompait avec un peu tout le monde : Edmond Jaloux, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot — soit le Club des longues moustaches tout entier —, elle le trompait aussi avec Jean de Tinan, Henri Bernstein, Gabriele D’ Annunzio et elle le trompait même avec la très délurée Georgie Raoul-Duval. On avouera que cela fait beaucoup de monde. Bon elle le trompait surtout avec Pierre Louÿs, son amant de cœur, un grand ami de la famille, qui lui donnera un fils, Pierre que bon prince Henri de Régnier reconnaîtra comme le sien. Tout étant dans tout aujourd'hui après avoir bu un bon quart de mon vieux Médoc, j'ai entamé Les Chroniques d'un Patachon un ouvrage non de Marie de Heredia — qui écrivait sous le pseudonyme de Gérard d'Houville — mais de Pierre son fameux fils illégitime évoqué plus haut. Ce Pierre de Régnier qui fera suer son vrai-faux père plus qu’à son tour et que l'on surnommera Tigre sous les falbalas des années folles. Le livre compile un choix de Chroniques données à l'hebdomadaire Gringoire entre 1930 et 1935 et il est très bien édité par Jean-Cristophe Napias. Les chats ne faisant pas des chiens Pierre de Régnier était comme ses vrais progéniteurs un drôle de croquignolet, un noctambule invétéré, un adepte forcené de tous les alcools imaginables. Dans ses chroniques, qui sont autant de jolis papiers, il raconte ses soirées et ses nuits, ses réveils tardifs, sa passion pour le jeu et les courses hippiques. Il rencontre Josephine Baker, Maurice Chevalier, Édith Piaf, Michel Simon, Mistinguett, Mayol… Il est le grand ami de Roland Toutain (l'André Jurieux de La Règle du Jeu). Je n'ai pour l'instant lu qu'une petite soixante de pages que j'ai trouvées très cocasses et pleines d'un humour gris-bleu ; un humour de petit matin. Tout cela me semble très bien et pas bouchonné du tout.
7 août 2022.- La chaleur est toujours là, mais elle est un peu atténuée par un léger vent de nord-est (34°C). Pierre de Régnier ne parle pas que de ses sorties nocturnes et de sa vie de Patachon. C'est rassurant, car on évite ainsi une sorte de primo Simon Liberati avec du vomi séché au coin des lèvres. Non Tigre, appelons-le ainsi puisque c'est son surnom, excède largement le noctambule qui écrit, c'est un excellent chroniqueur qui certes évoque quelques nuits un peu fofolles, mais qui ne se limite pas à celles-ci. Il écrit aussi bien sur le Music-hall le théâtre ou le cinéma, il écrit même très bien sur le sport, sur la Coupe Davis et les Mousquetaires, sur le football ou la boxe. Ses papiers partent certainement toujours d'un point de vue un peu mondain, mais il le dépasse bien vite grâce à un style parfaitement léger et un humour qui n'est jamais du second degré, mais plutôt une demi-ironie qui laisse passer quelque chose de tendre. Tigre est de surcroît un très bon portraitiste (Mayol, Mistinguett, Mayol, Joséphine Baker, Nijinski, Serge Lifar). Pour vous donner une idée de son style, voilà un court extrait totalement aérien : « Adolescent surnaturel et asiatique, aux yeux verticaux comme ceux des chats, dans un visage mongol à la sculpture déjà cubique, Nijinski, par ses gestes d’une grâce plus gracieuse que celle des femmes, et par le seul ressort de ses cuisses prodigieuses, bondissait dans l’espace à des hauteurs incroyables et ne retombait pas tout de suite ; il restait suspendu en l’air, au gré plaintif et prolongé du rythme de la valse et se posait quand il voulait, au ralenti, plus silencieux qu’une balle, à la fois chat et oiseau ; de temps en temps, par le jeu de ses bonds successifs, il ne semblait pas s’envoler ainsi que l’indiquaient ses bras qui s’envolaient lentement, mais il donnait absolument l’impression de vivre perpétuellement dans les airs, ignorant les lois de la pesanteur, et de condescendre à toucher terre de temps en temps, pour avoir l’air de danser. »
8 août 2022.- La température baisse un peu, tout est donc possible ? (30°C). Les conditions lectorales n'auront jamais été aussi bonnes qu'en ce début août. Aucun bruit parasite, des environs immédiats semblant débarrassés de toute présence humaine. S'il n'y avait pas cette chaleur persistante qui me m'empêche de me propulser totalement vers mon petit extérieur — qui est bien torride — ce pourrait être presque le bonheur. Bon j'ai tout de même trouvé un minuscule coin d'ombre pour continuer la lecture des Chroniques de Pierre de Régnier. Elles sont décidément très bien et pleines de fraîcheur. La fraîcheur qui me manque au moment où j'écris ces lignes. Tigre fait la nouba, picole au Fouquet’s et au Ciro’s, se rend à quelques premières qui lui permettent d’admirer Fernandel, Arletty ou Michel Simon, in vivo. Au Vel’ d'Hiv, ce sont les Six Jours et Pelissier y fait des siennes. Au Parc des Princes, il assiste à un match de Rugby opposant la France à l’Allemagne. C'est la preuve que les Allemands ont un jour joué à ce jeu-là (ce dont on aurait pu douter à juste raison). Le 6 février 1934, c’est le fameux soulèvement dont tout le monde se souvient. Notre bambocheur constate et se tient à l’écart. Il faut toujours se tenir à l’écart de ce genre de choses.
Demain, reprise du labeur, perspective qui m’accable au plus haut point.
9 août 2022.- Chaleur persistante (33°C). Labeur. Une ligne du Journal de Renard, Rien de plus.
10 août 2022.- L'ultra tiédeur est là, posée (34°C). Labeur. Perclus de vives douleurs diverses et variées, j’effectue une légère sieste réparatrice puis j’ouvre à la va-vite Le Monde comme volonté et comme représentation du père Schopenhauer. Comme tout est toujours dans tout et que le hasard fait bien les choses, je tombe sur ces quelques mots qui assemblés entre eux forment des phrases et même une pensée : « toutes nos douleurs viennent de la perte d'une semblable illusion ; et ainsi nos biens et nos maux viennent d'une connaissance incomplète ; voilà pourquoi la douleur et les gémissements sont étrangers au sage, et pourquoi rien ne saurait ébranler son ataraxie. » C’est bien joli, mais je suis dubitatif, quelle est donc cette « connaissance incomplète » dont parle l’ami Arthur ? Et cette « semblable illusion », hein ? Pour tout vous dire, j’ai l’impression qu’il fait partie de ces types qui n’ont jamais soulevé un moellon ou poussé une brouette bien remplie. Quant à l’ataraxie, vaste programme ! (Le travail physique entraîne de vives douleurs diverses et variées, vous devriez l’essayer.)
11 août 2022.- Soleil patibulaire. La météorologie nationale annonce une large dégradation orageuse pour ce Week-end, ne serait-il pas plutôt judicieux de parler d'amélioration orageuse ? (37°C). Cher lecteur hypothétique. Dans la grande série « j'ai testé » aujourd'hui j'ai testé « la crise de colique néphrétique ». Croyez-moi, c'est bien la petite affaire pas follement sympathique décrite ici où là. Pour tout vous dire, je n'avais jamais éprouvé une telle douleur physique et je dois avouer que n'étant pas totalement masochiste je n'ai pas trouvé ça super sautillant du tout. Bon je ne vais pas vous embêter plus que ça avec mes histoires de petits tuyaux bouchés. D'ailleurs, je retourne de ce pas dans la direction de mes WC en espérant pisser mon caillou. Dans ces conditions je n'ai rien lu.
12 août 2022.- La température ne descend pas plus que la pluie ne tombe et voilà que j'éprouve de curieuses envies des envies de mousson et d'Antarctique, comme si les deux étaient possibles tout à la fois (36°C). Du côté de mon propre intérieur, je vais un peu mieux. À l'aide de quelques pharmacopées, je suis parvenu à pisser mon caillou. Pour le peu que j'ai pu en entrapercevoir avant qu'il ne se noie dans les abîmes de mes WC le bougre ressemblait plus à une pauvre petite mine de critérium qu'aux beaux minéraux célébrés par Francis Ponge ou Roger Caillois. Ce fut une courte déception, pas le moindre plouf, aucune possibilité de ricochet, mais je n'ai plus trop mal. C'est toujours ça.
Rien à voir, ou si peu, je dois avouer avoir eu un peu de mal avec les dernières livraisons de Patrick Modiano, lui reprochant de se contrefaire lui-même, de pousser sa fameuse petite musique dans les faibles canyons de la caricature. C'était certainement une erreur, car en lisant aujourd'hui Memory Lane un très court roman de notre Nobel bègue préféré datant de 1981, j'y ai retrouvé ce que je n'ai certainement pas compris dans ses romans récents. Tout était déjà là, les silhouettes interlopes qui nagent dans la brume mémorielle, les non-dits et le temps qui fuit, la nostalgie et les remords. En 1981 Modiano ne se caricaturait pas déjà, il cherchait déjà sa propre quintessence. Le roman est beau comme une esquisse, les illustrations de Pierre Le Tan sont magnifiques.
Patrick Leigh Fermor n'est pas que le merveilleux auteur du Temps des offrandes et de La Route interrompue. Par exemple pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut un membre très actif des services secrets britanniques. Cet après-midi j'ai largement croqué dans son Enlever un général. Le titre ne trahit pas le propos puisqu’en l'occurrence Fermor raconte le rapt d'un général allemand qu'il commit avec quelques maquisards crétois en 1944. Récit parfaitement enlevé, humour et humanité latente. C'est pour l'instant vraiment très bien.
13 août 2022.- Soleil persistant, beau temps catastrophique (34°C). Vaseux, fatigué, pas trop inspiré. Mon état physiologique altéré biaise certainement mon jugement, mais j'ai été un peu déçu par la bouquin de Fermor. C'est en définitive un vrai tout petit livre qui s'il s'occupe assez bien de son sujet — raconter l’enlèvement du général allemand Heinrich Kreipe, commandant des forces d’occupation de l’île de Crète, et son exfiltration vers l’Égypte — ne donne pas dans le « surplus littéraire ». C'est dommage, car Fermor a prouvé par ailleurs qu'il était un écrivain qui pouvait excéder ses sujets. Ici il y a bien quelques belles pages sur le panthéisme crétois, sur les rossignols et les cochons de lait, mais Paddy semble se contenter de sa « grande petite histoire ». De surcroît, il ne se penche pas vraiment sur les conséquences un peu tragiques de son acte héroïque (le rapt du général Kreipe entraînera de terribles représailles envers la population civile crétoise, et son bénéfice stratégique fut nul en dehors du symbolique).
Pour en revenir au « surplus littéraire », j’enchaîne sans attendre avec le Bleu de la nuit de Joan Didion. C'est n'est pas vraiment la suite de l'Année de la pensée magique (voir mes livraisons précédentes), mais plutôt le même livre qui se poursuit. Après avoir « fait » avec la mort de son mari John Gregory Dunne, Joan Didion « fait » avec la mort de sa fille Quintana. Pudeur, larmes contenues, c'est encore un livre magnifique et parfaitement incarné par une écriture à l'os des émotions (la traduction doit être bonne).
14 août 2022.- Des nuages, du vent, un orage, de la pluie, enfin (24°C). L'adoption, la maladie, la vieillesse et la mort. Des blocs de glace sur l'East River, la couleur des rideaux dans Les unités de soins palliatifs. Des tueurs californiens, des peurs enfantines, le temps qui passe et des images et des phrases qui reviennent. Le Bleu de la nuit n'est pas qu'un bouleversant tombeau élevé à la mémoire de Quintana Roo Dunne c'est aussi une belle œuvre littéraire qui déborde de beaucoup le simple témoignage. C'est même peut-être une grande œuvre littéraire tout court. Un livre où les mots repris, répétés, ressassés et où les phrases apparemment disparates forment une sorte de mosaïque qui ne trahit jamais le flux de la mémoire et de sentiments. En somme un livre où la forme incarne parfaitement le fond et où le fond et la forme sont émouvants à l'unisson.
15 août 2022.- Les orages derrière nous la température regrimpe, lentement, sûrement comme une bestiole sournoise (27°C). Lu dans la journée, Une saison avec Bernard Frank de Martine de Rabaudy (ex pilier du Masque et la Plume). C'est tout petit, certainement assez « grande presse », cependant c'est tout de même très bien. J'y ai appris deux trois choses sur les affaires intimes du chat Frank qui mon ravi (je connaissais tout le reste, j'aime beaucoup le chat Frank). Comme tout est dans tout, hier soir au Masque et la Plume, éloge mérité d'Éric Holder.
Demain labeur, sans entrain.
16 août 2022.- La chaleur se réinstalle (30°C). Labeur, fatigue. Rien d'autre.
17 août 2022.- Orages (23°C). Je relis les « épreuves » de la petite affaire que je compte bientôt faire publier. Relire les autres n'a rien de vraiment dérangeant, mais se relire soi-même quel exercice pénible ! Se relire soi-même c'est souvent être un onaniste immodeste qui se retrouve assez vite honteux et le rouge au front devant une flopée de phrases toutes plus valétudinaires les unes que les autres. Et ne parlons pas des coquilles pullulantes, des virgules et points baladeurs, des idées flasques et des mots penauds… Bref, rien de sautillant.
18 août 2022.- Nuages, les fortes tiédeurs semblent derrière nous. Chose étonnante et preuve que le corps de l'être humain s'habitue finalement assez doucettement au milieu qui l'entoure, aujourd'hui je me suis surpris à frissonner plus d'une fois. Je n'irais pas jusqu'à verser dans une sourde nostalgie des chaleurs et du sudoripare, mais il faudrait peut-être que les variations climatiques sachent surgir de façon moins brutale et en tous les cas plus progressive (23°C). Se relire c'est partir à la pêche avec une modestie maussade et très peu d'illusions. Cependant, le butin est souvent replet, la pèche est bonne, la besace pleine de coquilles et de syntaxe bancale. C'est aussi un exercice de flagellation où, à moins d'être vaguement masochiste, les satisfactions sont rares. Tout cela pour vous dire que je me relis encore et que j'avance chichement dans ma petite entreprise. Se relire soi-même c'est aussi du temps mâché que l'on n’utilise pas pour lire les autres. Bon malgré cela, aujourd'hui j'ai tout de même lu d'autres lignes que les miennes. J'ai picoré dans le Journal de Renard que je reboulotte à petits coups de bec joyeux. J'ai aussi lu à l'alternat une soixantaine de pages de l'Equatoria de Patrick Deville. Il me semble que c'est le deuxième volume d'Abracadabra, cet immense projet littéraire que je me suis promis de lire entièrement. La Deville touch — ce drôle de mélange de grandes et petites histoires, de roman voyageur penchant dans le sens de Jean Rolin — est bien là. Dans Equatoria nous sommes en Afrique et nous nous promenons dans les vieux pas de Stanley, Livingstone et Brazza. Autant d'explorateurs qui basculent du bon ou du mauvais côté de l'histoire. Le mauvais pour Stanley, le bon pour Brazza (mais c'est plus compliqué).
(J'écris ces lignes, un peu pataudes, assis sur l'une de mes chaises de jardin et dans un vent que je trouve frisquet. Mes bégonias me regardent en faisant la gueule, je pense qu'elles aussi n'ont pas bien supporté le brusque changement de température.)
19 août 2022.- Nuages espacés, vent léger et température raisonnable, enfin un temps de juste mesure (26°C). Souffrotant, nez qui pique et céphalées, le Covid encore ? Il faut savoir ne pas trop se relire, car au bout d'un moment on ne se supporte plus soi-même. C'est ce que je me suis dit en relisant une flopée de phrases écrites il y a plus de dix ans. Pour tout vous dire elles mon tellement courroucé, ces phrases avec leur petit ton sentencieux et leur syntaxe bancale, que j'ai même eu la tentation de les réécrire en partie ou complètement. Je ne l'ai pas fait, car si l'on ne supporte plus ce que l'on fut jadis, il faut certainement savoir ne pas se trahir non plus. (Réécrire les phrases d'un Journal, sombre perspective. Imagine-t-on Kafka, Renard ou le survivant des Goncourt, réécrivant les pages de leur petite affaire intime ?) Puisqu'il est question d'écriture et de lecture dans son Equatoria — qui est très bien — Patrick Deville rappelle comment des rodomonts aussi différents que Malraux, Hugo ou Hemingway auront émis l'idée que la lecture et l'écriture pouvaient un peu à voir avec la vie des hommes et la grande marche du monde. Vieille idée qui conduira beaucoup d'intellectuels à s'échouer sur les rivages du pire. Ainsi l'Afrique post coloniale comptera elle pléthore d'écrivains et poètes qui vireront au ministre corrompu, au président ubuesque ou au dictateur possiblement sanguinaire.
Conclusion, il ne faut pas trop se relire et encore moins vouloir changer le monde.
21 août 2022.- Temps nuageux et presque frais, ce qui après les deux mois torrides que nous venons de subir confine à l'exotisme (24°C). Le livre de Deville n'est pas qu'un formidable patchwork cousu avec des petits bouts d'exploration et de colonisation de l'Afrique c'est aussi l'histoire d'un corps celui de Pierre Savorgnan de Brazza. Un corps vivant qui se déplace de Rome à Paris, des rives du fleuve Ogooué au pays Téké, de l’Afrique-Équatoriale française à la casbah d'Alger… Un corps mort que l'on déterre trois fois pour le trimbaler un peu partout et qui finit dans un mausolée de Brazzaville (la bien nommée).
En 1901 dans la revue l'Ermitage André Gide admire Jules Renard sans condition : « Je ne crois pas avoir encore eu l'occasion de dire combien j'admire Jules Renard. Je l'admire comme s'il était mort, tant je suis étonné qu'on écrive si bien aujourd’hui. Je le relis comme un classique… » En 1926 ce n’est plus la même musique, Renard est vraiment mort et Gide dans son Journal peut lui reprocher de sacrifier aux démons de l’analogie : « Il n’y a pas pire ennemi de la pensée que l’analogie : Un pré rasé de frais. Quoi de plus fatigant que cette manie de certains littérateurs, qui ne peuvent voir un objet sans penser aussitôt à un autre. » Comme Renard est tout de même le plus roux et le plus malin des deux, il n’a même pas besoin d’être vivant pour lui répondre et se venger par anticipation. À la date du 12 août 1890 dans son Journal à lui qui est tout de même légèrement plus sautillant que celui de l'imberbe Gide on peut lire ceci : « Peut-être Mérimée est-il l’écrivain qui restera le plus longtemps. En effet, il se sert moins que tout autre de l’image, cette cause de vieillesse de style. La postérité appartiendra aux écrivains secs, aux constipés. » (Évidemment, vous allez me dire que Renard était lui-même un adepte du « style blanc » et vous aurez certainement raison de me le dire. Cependant, je pense qu’il visait davantage la concision que la constipation).
22 août 2022.- Ciel changeant, vent léger (24°C). Me relisant en tout bien tout honneur je constate que jadis ma misanthropie me rendait presque mélancolique tout en donnant à mes phrases des atours spleenétiques et tristounets. Aujourd'hui, ma misanthropie est certes toujours un peu présente, mais je pense qu'elle me rend pour ainsi dire jovial et laisse en tous les cas transpirer un petit ton capricant dans mes phrases. C'est certainement un progrès.
Les températures extérieures enfin raisonnables la lecture en plein air redevient enfin possible. Je ne vais pas m'en plaindre. De surcroît le voisinage éloigné dans de lointaines villégiatures je pourrais presque dire que ce matin et cet après-midi les conditions lectorales frôlaient quelque chose de l'optimal. J'ai pu finir l'Equatoria de Deville sur ma chaise de jardin, un peu à l'ombre, et dans une légère brise offrant une climatisation toute naturelle. Equatoria voilà un livre qui porte bien son nom puisqu'on y traverse l'Afrique équatoriale d'ouest en est, de l'île de São Tomé à celle de Zanzibar, tout en passant par les deux Congo(s), le vieux Tanganyika et tout un tas de territoires plus exotiques les uns que les autres. Beau voyage au demeurant, beau livre où l'on retrouve toutes les qualités de Patrick Deville. Sa façon de coudre entre eux une petite flopée de destins individuels pour mieux raccommoder l'Histoire. Ses airs voyageurs, son humour aussi, l'humour d'un type qui voit très bien la grande marche du Monde, mais qui ne la laisse pas tomber sur ses pieds. (Hier je parlais de Brazza et de l'histoire de son corps. Dans Equatoria il est aussi question du corps du Ché. Un corps que le Ché lui-même avait su grimer lors de ses nombreuses cavales. Un corps qui finira comme un sac d'os trimballé sur les patins d'un hélicoptère de l'armée bolivienne, un corps qui sera photographié sous toutes les coutures dans une indécence pré mondialisée.)
Rien à voir, ou si peu, après l'Afrique et les grands espaces de Deville. Je suis enfermé dans la chambre de Marcel Proust puisque je lis Notre cher Marcel est mort ce soir d'Henri Raczymow. C'est un texte mi-court, une centaine de pages, qui raconte les derniers jours du fameux reclus asthmatique. Bouillottes, fumigations, boules Quiès, morphine, envalpine, aspirine, spartéine, opium, pointes d'asperges et bouteilles d'Evian, les cocktails du père Proust devaient êtres assez durs à ingurgiter. Quant à son humeur, n'en parlons pas ! Pauvre Celeste ! (Pour rester entre parenthèses, le livre de Raczymow raconte aussi l’histoire d'un corps.)
23 août 2022.- La chaleur repointe le bout de son groin suintant. Nous n'en sortirons décidément pas (30°C). Maussade avec des raisons pour l'être. Je me relis toujours et c'est un exercice quasiment insupportable. Je ne peux plus me voir en écrit — et presque en peinture —. Néanmoins malgré mon peu d'entrain j'ai tout de même fini le petit livre d'Henri Raczymow qui s'est révélé, à défaut d'être alpestre, pas si mal que ça. On y apprend deux trois choses sur l'animal Proust (les bières frappées du Ritz) et la fin est vraiment émouvante avec cette barbe qui pousse, ces fumigations qui flottent, cette sonnette qui tinte Céleste Albaret et cette volonté fatale de ne pas se faire soigner.
(En parlant de relecture dans son livre, Raczymow décrit un Proust très emmouscaillé par sa relecture des épreuves de Guermantes. N'en pouvant plus de traquer bourdes et erreurs lui-même la NRF décide de lui adjoindre un jeune relecteur d'obédience dadaïste, un certain André Breton. Ce freluquet à beau être recommandé par Gaston Gallimard, il n'en laissera pas moins passer un nombre appréciable de coquilles. Un accent circonflexe sur Sodome, un Bergson à la place de Bergotte ! Tout cela exaspère Proust au plus haut point.)
Fini la journée en relisant Une plaisanterie, pas celle de Kundera, mais celle de Tcheckhov. Cinq pages qui résument parfaitement tout l'art du natif de Taganrog. Délicatesse, ironies, pincement doux-amer, c'est une merveille (et certainement ce que j'aurai lu de mieux aujourd'hui).
Ah, oui j'oubliais, ce matin j'ai aussi refait un tour dans le Journal de Jules Renard. Ces deux trois petites choses autour de Remy de Gourmont me semblent parfaites : « On a la sensation, en lisant Sixtine, de tremper le bout de ses doigts dans du velours où il y aurait des épingles. Le velours, il s'étale. Les épingles, elles piquent. »
To be continued.
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