vendredi 18 octobre 2019

Psychogeographie indoor (94)




« Vivre au jour le jour est impossible. Alors nous nous ménageons de petites durées, des sortes d'étapes, nous minons l' évidence, nous sommes essentiellement pléonasmiques : la jeunesse, l'âge mûr, la vieillesse. Ce qui ne nous empêche pas d'évoquer l'éternité, l’absurde. Nous sommes des croyants sans y croire, aucune certitude ne nous protège, sinon celle de la mort. Nous recommençons bravement à faire des enfants, nous nous imaginons qu'ainsi le couple ambigu que nous formons sera sauvé. Si c'était vrai, et ce l'est généralement, quelle horreur ! L'homme n'a de véritables, de sensibles contacts avec les choses et les êtres, que seul. Je sais cela. Je ne cesserai jamais de le savoir. » (Georges Perros, Papiers Collés II).



1.

26 juin 2019.- Température caniculaire (36°C). Lever 5h00. Labeur. Sieste prolongée. Rien lu, chaleur bien trop assommante. Mort d'Edith Scob. Dans La Tête contre les murs, il y a un plan extraordinaire où Georges Franju la filme avec l'appétence d'un grand amoureux. Une église, de grandes orgues qui montent ce visage si singulier, si fantomal, ce visage effroyablement beau. Tout cela est parfait.

28 juin 2019.- Vent 18 km/h, humidité 42%, pression atmosphérique 1016 hPa, température 38°C. Il a fait 46°C dans un village du Gard. Quant à moi je ne suis pas très frais.

29 juin 2019.- Chaleur insupportable (38°C). Claquemuré à l'ombre des tiédeurs je chemine chichement dans la correspondance du très frais Anton Tchekhov. Entre deux lettres à sa future épouse Olga Leonardovna Knipper qu'il conclut toujours par ces mots : « je vous serre la main, vous salue bien bas, me cogne le front par terre, ma très heureuse », il donne quelques menus conseils à Maxime Gorki : « Quand j'écris : "l'homme s'assit dans l'herbe", on me comprend. C'est au contraire inintelligible et plutôt ingrat pour la cervelle, si j'écris : “un homme grand, de poitrine étroite et de carrure moyenne, pourvu d'une petite barbe rousse, s'assit dans l'herbe verte déjà froissée par les passants ; il s'assit sans bruit, timidement, en jetant un regard apeuré autour de lui”. Cela n'entre pas tout de suite dans la tête, or la littérature doit s'y inscrire tout de suite, à la seconde ».

30 juin 2019.- Grande tiédeur, trop grande tiédeur (37°C). Un soleil de plomb pas la moindre brise sur les frondaisons aujourd’hui l'extérieur n'aura rien offert de bien réjouissant à qui voulait s’y aventurer. C'est pourquoi je me suis replié telle une bestiole trop poilue dans mon petit intérieur que j’avais au préalable transformé par divers moyens plus ou moins légaux en une sorte de grotte recélant un semblant de fraîcheur. Là, échoué sur mon canapé, regardé le temps avancer tout en me transformant petit à petit en une flaque plus ou moins appétissante. Ce faisant, poursuivi la lecture de la correspondance de Tchekhov, qui ne manque pas d'air. Nous sommes en février 1900 à Yalta, il fait zéro degré, Tchekhov tousse un peu, voilà.

1er juillet 2019.- Heat Wave again (36°C). Lever 5h00, labeur, sieste, malade, rien lu.

2 juillet 2019.- Soleil, baisse de la température extérieure (30°C). Feuilletant mollement les cahiers de l'ami Cioran je constate que ce dernier n'était pas un très grand sectateur des naines jaunes en furie : « Il n'y a pas sous le soleil d'individu plus lamentable que moi ». Comme j'aime le soleil, mais pas tout le temps, j'ai envie de souffler à mon fildefériste roumain préféré que tout dépend de l'hyperthermie plus ou moins prononcée, de la présence d'une brise légère, d'un cumulus passager offrant un alinéa de climatisation toute naturelle, le soleil de Madère n'est pas celui du désert libyen, le soleil d'avril pas celui de juillet, les tiédeurs ne sont pas toutes les mêmes, et il m'est même arrivé de me trouver bien lamentable dans des froideurs trop patibulaires pour être honnêtes.

4 juillet 2019.- Chaleur, encore (33°C).

Légumineux et sans envie,
je passe du labeur à mon canapé,
sur lequel je m'échoue,
consciencieusement.

5 juillet 2019.- Ciel bleu pâle, chaleur torride (36°C). Il fait si chaud que j'ai du mal à sautiller. Demain les orages là je compte entamer l'opuscule que Ramón Gómez de la Serna dédié aux seins, j'imagine qu'il me redonnera un peu d'élan.

6 juillet 2019.- Temps chaud et pré-orageux (31°C). Vous allez me dire que consacrer plus de trois cents pages aux seins et uniquement aux seins relève de l’hypothétique pur et simple. Je ne sais pas, il me semble qu'il y a tout de même beaucoup de matière à triturer. En tous les cas, Ramón Gómez de la Serna tient cette gageure-là. Il tournicote à s'en enivrer autour d'une multitude de seins plus disparates les uns que les autres. Des seins de nageuses, des seins en fleur, des seins de nonnes, des seins d'hermaphrodites, des seins de fillettes, des seins d'Andalouses, des seins de dompteuses, des seins postiches, des seins en furie, des seins pleins d'or… Tout cela est fort drôle, parfois inquiétant, un peu obsédé, répétitif en bien. Il y a des aphorismes, des nouvelles en trois lignes, de courts récits de pas plus de quatre pages, des choses et d'autres, la grande communauté des seins mérite bien tout ça  :« Face à l'effronterie imbécile des seins dont la mer a rouillé l'aimant, et qui quittent la plage en rang d'oignons pour aller manger, face à tous les estivants bêtement affamés à midi, j'en suis venu à détester les plages. Les seins des plages sont un leurre qui vous occupe pour mieux vous tromper, appât des jeunes filles bleues et blanches pour pêcher un mari qui les mènera chaque année se baigner dans l'indifférence et prendre ainsi leur bain d’égoïsme crétin et irrépressible ».

7 juillet 2019.- Temps orageux sans orages, la pluie nous tourne autour et la température ne descend pas (32°C). Moite et et un poil saturnien il me faut folâtrer dans le Sein du père Ramón pour retrouver un soupçon de potentiel sautillant. C'est ce que je fais à l'abri des tiédeurs.


11 juillet 2019.- Touffeur mékongaise (33°C) Le 6 juillet 1965, Emil Cioran est pris d'un accès de cafard qu'un fou lui envierait. Il lui faut gagner la rue, car, seul, chez lui, il a peur. Plus tard après quelques considérations sur Pascal, Dostoïevski, Nietzsche, Baudelaire, des malades comme lui, il assiste aux funérailles d'Henry Magnan, l'un de ses amis, suicidé trois jours plus tôt. Le Père-Lachaise est bien laid, un entassement qui frise la foire « il faudrait le raser tout de suite, et le transformer en jardin ». Ce n'est pas faux, le Père-Lachaise manque d'espace pour les vivants et pour les morts. Cioran, lui, sera enterré au cimetière du Montparnasse, un cimetière plus aéré où les morts respirent presque autant que les vivants. Sa tombe est bien tenue et presque chantante, il y a un petit drapeau roumain et quelques fleurs posées dessus (j'y ai posé un genou ému). La tombe de Beckett est plus austère, elle est décorée par quelques cailloux (dont l'un des miens) et rien d'autre.

12 juillet 2019.- Temps chaud et nuageux (31°C). Toujours avec l'ami Ramón et son fameux catalogue consacré aux rotoplots sous toutes leurs formes. Voilà une oeuvre extravagante qui se permet de sautiller dans le croquignolet plus qu'à son tour. Tenez pour exemple sachez que chez le Sultan*, les femmes du sérail encourent moult périls. On leur arrache les seins sans précaution, leurs âmes s'enfuient alors telles des colombes par les trous ouverts dans leur poitrine. Tout cela est bien curieux.
*Le Sultan générique.

13 juillet 2019.- Soleil et tiédeur (27°C). Ràmon et ses seins, Tour de France (jolie étape, pleine de mollets saillants), sieste, arrosage de mes plantations. Rien d'autre ou presque.

14 juillet 2019.- Goût estival (26°C).

« La jeune fille aux seins tombants acquiert par là une grande importance. Elle arbore des seins de femme. Ce sont les seins de sa mère que la gamine a empruntés pour sortir… »

Le beau temps là et la température enfin raisonnable et me voilà risquant mes pénates dans les extérieurs ! De menus désagréments olfactifs : des senteurs de barbecues mélangées a celles des feux d'artifices d'hier soir -, de menus désagréments auditifs : des mouflets et mouflettes criants comme des chatons que l'on aurait écorchés, mais dans l’ensemble pas de quoi vraiment maugréer. Un peu d'ombre, une chaise de jardin réceptive, une pince à linge sur le nez pour les odeurs et un casque intra-auriculaire dans les oreilles (laissant couler les trois albums mid seventies de Fleetwood Mac, du confortable de haut vol), j'étais bien paré. C'est dans ces conditions qu'après une sieste qui s’imposait d'elle-même je suis parvenu à finir sans peine le(s) Seins de l'ami Ramón (Il y a des passages qui n'ont rien pour ravir Marlène Schiappa), avant d’entamer Imperium une somme conséquente du toujours impeccable Ryszard Kapuscinski. L'amorce n'est pas vraiment patibulaire quoiqu'un peu. Il est question des jeunes années du petit Ryszard, de l'occupation soviétique, du NKVD, de déportations saumâtres et de Pinsk cette ville de naissance Polonaise qui deviendra Biélorusse sans même s'en rendre réellement compte.



2.


15 juillet 2019.- Soleil et vent (26°C). Quelques menues activités horticoles, un petit tour à la déchetterie (où dans une benne j'ai récupéré un volume de Max Gallo), un chapitre russifiant de Ryszard Kapuściński (Transsibérien et goulag), trois génuflexions, deux étirements et une sieste. Nothing else.

16 juillet 2019.- Journée estivale (28°C). Le labeur bien loin derrière moi et des vacances tout à fait tangibles mon permis de consacrer mon temps de vie disponible à quelques kilomètres de pyschogéographie qui m'ont mené vers une partie de la ville que j'ignore à peu de chose près. Tout en zigzaguant « au doigt mouillé » je me suis retrouvé dans le quartier des Brotteaux (que je n’avais pas traversé depuis 40 ans) puis dans le quartier de la Part Dieu (lieu jadis hautement fréquenté pour des raisons ignoblement professionnelles). Ces lieux très urbains trop urbains, ont certainement changés et donne au visiteur (et même au visiteur mitoyen) le sentiment de se retrouver perdu dans une grande ville étrangère, un mélange de Varsovie reconstruite et de la citée tentaculaire et un poil problématique inventée par Ferenc Karinthy dans son formidable Epépé (qu'il faut lire, je le répète). À la Part Dieu, visité l'exposition « Lyon capitale du rock - 1978-1983 ». Quelques affiches, photographies et autres reliques ont été rassemblées et placardées dans un but didactique et remémorant. Baguenaudant au milieu de tout ça, et me souvenant que je fus en mon temps un modeste témoin du sujet proposé je n'ai pu me faire que ce constat un peu amer à moi-même (il n'y avait personne d'autre dans la salle) : « Voilà ma jeunesse est entrée au musée ! ».

17 juillet 2019.- Beau temps chaud (30°C). En 1967 Ryszard Kapuscinski visite la transcaucasie et les républiques soviétiques d'Asie Centrale, autant de contrées qui ne manquent pas de sel et d’exotisme. L'Arménie est pleine de martyrs et de rescapés, l’Azerbaïdjan recèle du pétrole et du gaz à gogo, mais pas que… Il y aussi des tas d'hérétiques, des mystiques et des anachorètes schismatiques à foison… Des mu'tazilites, des bâtinites, des ismaéliens, des mazdéens, des adorateurs du feu, des bektachis, des soufis, des sunnites et des horoûfis. Bref, c'est un peu le bazar. En Kirghizie pendant les festins on vous présente sur une assiette, la tête bouillie d'un mouton. Il faut manger la cervelle puis extraire l'un des deux yeux de la bestiole et l'avaler séance tenante. Le maître des lieux mange l'autre. Tout cela n'est pas trop soviétique, pas du tout végan et pour tout dire assez croquignolet. L’Ouzbékistan est plein de forteresses et de poussière ce qui n’empêche pas Samarcande d'être une capitale épatante. C'est l’œuvre de Timur, un tyran local, forcément local aussi cruel qu'il pouvait être esthète. Un type qui décapitait beaucoup, mais qui ne décapitait pas tout le monde. Il laissait en vie les hommes doués pour les arts ou l'architecture. En homme de goût, il s'occupait lui-même des ornements et faisait tout de même détruire les édifices non réussis et manquant de délicatesse. Un peu méfiant il faisait aussi couper les mains des artisans et autres architectes trop doués de peur qu'ils passent à la concurrence. Pour le reste et en dehors des arts et du bon goût c'était un chef de guerre très à l'aise dans le massacre, le sang et les cris.

18 juillet 2019.- Nuages et tiédeur (30°C). Kapuscinski, Imperium. Nous sommes en 1931, la camarade Staline prend la drôle d'idée de détruire la Cathédrale Saint Sauveur, le plus grand objet sacré de Moscou qui fait face au Kremlin. En lieu et place, il envisage de faire construire un immense Palais du Peuple, plus de cinq cent mètres de haut et une statue de Lénine quatre fois plus haute que la Statue de la Liberté. La cathédrale sera détruite mais ce projet ne verra finalement pas le jour. Oh pas parce qu'il était un tantinet exagéré, non simplement parce que le camarade Staline avait de quoi occuper ses journées à des tâches moins immédiatement architecturales et en tous les cas historiquement plus homicides. Il lui fallait en effet préparer un plan quinquennal, industrialiser et organiser des famines à l'insu de son plein gré. En 1933 ses buts seront atteints, les terres seront collectivisées des milliers de cadavres pourront joncher les chemins Ukrainiens et des femmes rendues folles par la faim mangeront leurs propres enfants. Le « plan » sera réalisé, et chacun sait que l'essentiel c'est le « plan ».
Plus tard, nous sommes en 1990, la perestroïka là, le communisme périclite et les divers nationalismes étouffés par soixante-dix ans de quiétude collectiviste commencent à repointer le bout de leur nez aux quatre coins de l'Empire. Kapuscinski retourne dans le Caucase qu'il avait visité en 1967. Tout a changé. Les vieilles villes de Bakou, Erevan ou Tbilissi ont été plus ou moins rasées. Les nouveaux quartiers sont gigantesques, on a posé les immeubles à l'économie, n'importe comment « rien ne ferme, rien ne marche, rien ne s'harmonise avec rien », mais tout le monde veut habiter là. Comme rien ne va sans rien, les habitants commencent à se regarder de biais. On croirait déjà entendre le cliquetis sec des armes automatiques et le sourd brouhaha des nationalistes divers et variés : « Les habitants de ces contrées se distinguent aussi par un caractère changeant, déconcertant et incompréhensible, par des sautes d'humeur fréquentes. Généralement, ils sont bienveillants, hospitaliers, ils cohabitent d'ailleurs assez pacifiquement, pendant des années. Jusqu'au moment où soudain, il se passe quelque chose. Quoi ? Crier gare, ils saisissent leur poignard ou leur sabre (aujourd'hui de leur mitraillette ou de leur bazooka), tout tremblant, rouges comme des coqs, ils se ruent sur l'ennemi et n'ont de cesse que le sang n'ait coulé. Pourtant pris séparément, ils sont gentils, doux, généreux. A croire que le diable rôde dans les parages, incitant son monde à la discorde. Ensuite, tout redevient calme, c'est le retour au statu quo ante, au train-train quotidien, autrement dit l'ennui provincial reprend le dessus. »

19 juillet 2019.- Soleil (30°C). De Vorkouta à Magadan Kapuscinski baguenaude sur les traces du Goulag et de l'enfer concentrationnaire soviétique. Froideur invivable, brimades terrifiantes et brumes éternelles de la Kolyma. Le golfe de Nagaïev où débarquaient les déportés est un symbole aussi lourd que le portail d’Auschwitz ou le quai de Treblinka : « Ce golfe, ce portail et ce quai sont trois scénographies de la même scène : la descente aux enfers ».

20 juillet 2019.- Chaleur lourde (32°C). Déglingue post soviétique, Mer d'Arral et Haut-Karabagh, désastre écologique, désastre géopolitique, still with Kapuściński. Demain départ pour l'Autriche. Je fais mes valises.



3.


30 juillet 2019.- Temps plutôt nuageux (26°C). Retour d'Autriche où j'aurais passé une semaine entre décor champêtre, vaches, marmottes, touristes asiatiques, gretchens gratinées et restes éparpillés de l'Empire Austo-Hongrois. Visité Innsbruck (son grand tremplin et son petit toit d'or), Salzbourg (dans la foule de touristes, entendu un bougre à l'accent fortement québécois affirmer finement que « Mozart composait dès l'âge de cinq ans pour mieux se décomposer à l'âge de 35 ans » c'est assez drôle), l'Abbaye de Melk (dans les pas de Patrick Leigh Fermor), Graz (la ville d'Arnold Schwarzenegger et de Johannes Kepler). Revisité Vienne, Schönbrunn, le Hofburg et la Crypte des Capucins, tout cela parfois émouvant dans une optique josephrothienne. Sur les pelouses de la Heldenplatz, devant le balcon où Hitler vitupéra son fameux discours annexatoire vu des bambins asiatiques courir et bondir au dessus des arrosages automatiques tels de petits cabris (il faisait bien chaud). Tout cela diablement capricant et en tous les cas assez exotique en un lieu si chargé de lourdeur anschlussienne..

Mes valises défaites, et mes souvenirs rangés (une marmotte miniature en plastique et un petit verre à schnaps), fini l'Imperium de Kapuscinski. C'est comme toujours impeccable, la description des famines ukrainiennes organisées par le camarade Staline est effrayante. Inutile de dire que je recommande chaudement cette lecture.

31 juillet 2019.- Vent léger, nuages parcimonieux, température idéale (25°C). Profitant des conditions climatiques plus que satisfaisantes et d'une relative accalmie au niveau du voisinage aujourd’hui me risquer à lire dans les extérieurs fut possible sans réelles anicroches. Retourné gaillardement dans le Journal de Stendhal dont il ne me reste plus que quelque cent misérables pages à lire. Voilà un pavé qui m'aura accompagné pas loin de cinq ans et je pense sans me flatter plus que ça avoir su le faire durer avec des contentements de gourmet. Aux alentours de la page 980, nous sommes le 21 juin 1813, Stendhal emprunte un beau piano qu'il fait placer dans sa chambre à coucher. Un quidam, tout de même maître de musique, lui joue dessus quelques pièces de Mozart. Les écoutant Stendhal oscille entre plaisirs délicieux et ennuie relatif, le pianiste est certes un bon exécutant, mais c'est aussi un piètre prêtre (de la musique), surtout, il est allemand : « Quand la musique donne du plaisir à un Allemand la pantomime qui lui serait naturelle serait de devenir encore plus immobile. Au lieu de cela, il veut singer l'Italien, je crois ; ses mouvements passionnés, faits extrêmement vite, ont l'air d'un exercice commandé et sont très ridicules. (Il veut être gracieux, et ce qu'il fait pour cela le rend au contraire déplaisant.) L'Allemand n'a pas la pudeur de l'attendrissement. » Page 1020, nous sommes en 1815, plus précisément le 11 juillet à Milan. Stendhal ne worked pas avec toute son attention. Il ne se sent même pas le goût d'enfiler P ni Mme S. Le 12 juillet il prend la résolution de partir pour Padoue en passant par Vérone, espérant retrouver la comtesse Simonetta au passage. Le 19 juillet Napoléon se livre aux Anglais « tout est perdu, même l'honneur », la comtesse Simonetta n'est pas là. Le 22 juillet il est de retour à Venise et prend l'idée de vouloir s'y fixer plus ou moins définitivement : « Ce pays, dans l'état actuel, est peut-être encore le plus gai de l'Europe. La facilité de faire connaissance y est étonnante. On s'assied à côté d'une femme, on se mêle sans façon de la conversation, on répète trois ou quatre fois ce procédé, si l'on se plaît on va chez elle, et en quinze jours, à la première fois qu'on se retrouve en gondole, on la branle ».

1er août 2019.- Temps nuageux et maussade (26°C). Bruits environnants, tragiques embarras familiaux, journée sinistre. Fini le Journal de Stendhal que j'ai posé sur l'une des planches de ma bibliothèque avec une pointe de nostalgie. Dernière saillie d'un Beyle qui patouille autour des langages: « Je me rappelle un des traits qui m'ont le plus touché en Angleterre ; une jeune fille, sortant d'une voiture magnifique, et me disant, chez un marchand de gâteaux de Bond Street : « "C'est de gelée de pieds de veau , monsieur". Cette jeune fille de dix-huit ans me voyait dans un grand embarras en demandant au marchand, depuis un quart d'heure, ce que c'était qu'une jolie chose d'un jaune brillant que je voyais faire une figure superbe, dans un verre à pied de cristal. Je parlais anglais, c'est pourquoi le marchand ne comprenait pas un mot à mes demandes auxquelles la jolie personne mit fin par son obligeante intervention. Il faut avouer que son français était diablement ridicule.»
Poursuivi chez Tchekhov, dans sa correspondance. Entamé un nouveau volume de Robert Walser, Ce que je peux dire de mieux sur la musique (ce recueil de textes trompe un peu son lecteur, il n'est qu'à demi composé d'inédits).

2 août 2019.- Soleil (29°C). Déception, le Ce que je peux dire de mieux sur la musique n'est pas si sautillant que ça. Beaucoup de textes déjà lus ailleurs (dans les Microgrammes, la Rose, le Territoire du crayon…), de rares inédits. Cela dit Walser ne nous laisse jamais à l’abri d'une merveille : « D’une façon générale, bien que je me croie intelligent, j’ai peu de goût pour le savoir. Pour la raison, je pense, que je suis tout le contraire d’un curieux. Je laisse arriver beaucoup de choses qui me concernent, sans me préoccuper de la façon dont elles arrivent. C’est certainement un tort et ça ne m’aidera guère à faire carrière dans la vie. C’est possible. Je n’ai pas peur de la mort, donc de la vie non plus. »

3 aout 2019.- Soleil, vague tiédeur (30°C). Lu Le voyage en Allemange de Cingria. L'entame est très bien, l'ami Cingria pointe le manque de sérieux des Suisses, pour tout dire on rigole presque. Nothing else.

8 août 2019.- Tiédeur (30°C). Claudel et l'Est, l’extrême Est : « Rien de plus étrange qu’une ville à cette heure que l’on dort. Ces rues semblent des allées de nécropoles, ces demeures aussi abritent le sommeil, et tout, du fait de sa fermeture, me paraît solennel et monumental. Cette singulière modification qui paraît sur le visage des morts, chacun la subit dans le sommeil où il est enseveli. » Tristesse, mort de impeccable Jean Pierre Mocky. Avoir un si majestueux sens de la laideur tout en étant aussi beau, chapeau bas l'artiste.

9 août 2019.- Grande chaleur (37°C). Il fait décidément bien trop chaud, l'envie n'y est pas. Cependant, la chaleur chez Cioran (dans ses fameux Cahiers) me laisse tout de même ressentir quelques légers soubresauts : « Est-ce la chaleur ? est-ce la lumière ? Le soleil m’a toujours incité à repenser ce monde et a suscité en moi des crises de mélancolie parfois insoutenables. Mes "ténèbres" m’empêchent de me mettre à l’unisson avec la splendeur environnante ; du choc entre ce que je ressens et ce que je vois naît cette humeur noire et tout ce qui en résulte. » (20 juin 1968), « Il fait chaud, très chaud. Cela me rappelle Ibiza, et les crises de dépression provoquées par la chaleur, cette ennemie de l’espoir, de l’innocence, du rire ». (17 juillet 1972).


To be continued.


2 commentaires:

skorecki_louis@yahoo.fr a dit…

nous ne nous sommes pas écrit depuis longtemps et je suis désormais pigiste énervé sur facebook ... tout ça pour vous dire que je vous aime toujours, même si la paresse m' éloigne le plus souvent de votre ordetude absolue ... avec ou sans dylan, parlons nous, écrivons nos ...

Philippe L a dit…

Je pensais justement à vous et voilà ce message ! Heureux de vous lire, je suis moi aussi vaguement pigiste chez l'abominable Zuckerberg (My name is Philippe Louche).