mardi 6 juin 2006

Maussade comme un attentat mal réussi



« Ha, pourquoi pleures-tu, fille de Sienne ?
- De joie dit-elle, de joie.
- Il ne faut pas pleurer de joie : nul ne rit de douleur
- De joie mon bien aimé, de joie.
Peu à peu elle s’est dressée. Comme l’herbe en rossée à la brise du matin ; et sans quitter mes genoux, bientôt ses paupières ont été sous mes lèvres, et ses lèvres sur mon col ; là où la gorge bat le temps chaque fois que la vie respire. Ma bouche s’altérait à ces fraîches larmes, parce que en les buvants mon cœur les brûlait. Et je murmurai une autre fois :
- Pourquoi, très chère pleure-tu ?
- De joie parce que je t’aime ; de douleur de douleur parce que tu me quitteras. »


Et voilà donc le chef-d'œuvre d’André Suarès, scintillant tel un diamant palimpseste au milieu d’une production pléthorique ! C’est le livre où il s’étend le mieux, vraie œuvre globale mêlant récit de voyage, rêverie philosophique, histoire de l’art et dangereuse mélopée poétique en prose obtuse et tarabiscotée, un vrai bonheur de lecteur, un hymne définitif d’amour à l’Italie dans les traces du Stendhal des « Promenades dans Rome » …En fait, Suarès quitte assez vite le léger pas stendhalien pour s’égarer admirablement vers autre chose vers d’autres villes vers plus de lourdeur.. Il n’y a aucune page sur Rome qu’il n’aime pas … trop moderne, trop Mussolinienne Rome. On se contentera de Venise, Florence, de Sienne la bienheureuse … Merveilleux aréopage …
Pour Suarès les villes sont vivantes elles ont une psychologie, un caractère défini on peut donc les chérir avec l’intensité que l’on met dans une passion amoureuse peut-être même plus ! On se retrouve donc à l’opposé de ce que les voyageurs pressés en quête de folklore appellent voyage : le rachitique tourisme. ! De Rimini « Maussade comme un attentat mal réussi » à Mantoue « la putride » en passant par Venise, Florence et Sienne « Un baiser dans un sourire mystique » chaque ville a droit à son tableau à son histoire à ses histoires : celles de ses peintres, écrivains musiciens Chaque lieu visité ouvre le flot des souvenirs, du passage du temps et des hommes – de ses jeunes filles délicates et androgynes - dans une prose majestueuse parfois grandiloquente mais toujours souveraine d’une sensualité presque inusitée … Tout n’est que métaphores et ellipses un message initiatique où la vie passée par le filtre de la beauté substituerait l’extase à l’ordinaire. Botticelli, Giotto, Fra Angelico, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, symbolisants cette quête d’absolu.
Il y dans ces pages un amour irraisonné pour la civilisation. Celle d’une Italie faite de petites cités, des villes horizon voulant se faire plus belles les unes que les autres, cette somme d’horizons formant une civilisation crée par l’émulation (dans les arts…) cette succession de micro rivalités modelant un monde : du Quattrocento à la Renaissance. Loin de notre morne village global où il n’y pas d’ horizon(s) il faudrait donc rejouer la petite ville horizon contre le village global qui n’est qu’un retour de barbarie et rien de plus … Pour en revenir à Suarès dissimulé derrière le personnage fictif du Condottiere, il y a un grand écrivain d’art - moins Malraux fumiste sybarite et plus Élie Faure -, il y a un grand poète en prose, un très grand sensuel amoureux … il y a de l’hédonisme, de l’amour rien que de l’amour toujours de l’amour, un très grand écrivain tout court. Un écrivain qui se perd heureusement vers les sentiments vers l’expression fébrile…


« Les trois points terminateurs me font hausser les épaules de pitié. A-t-on besoin de cela pour prouver que l'on est un homme d'esprit, c'est-à-dire un imbécile ? Comme si la clarté ne valait pas le vague, à propos de points ! »
Isidore DUCASSE

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