Il y a bien cette ramure farouche du surréalisme, incongru même avec des bouts de mysticisme dedans, Le Grand Jeu, toute une histoire, ça commence comme une vague blague potache pour finir dans le crucial, la mort, comme Artaud, comme Desnos, mourir avant de devenir une chose ronflante, ronronnante devant les statues …
René Daumal à l'age de 15 ans.
A quinze ou seize ans, je commençai mes recherches expérimentales, sans direction et un peu au hasard. Ne trouvant pas le moyen d’expérimenter directement sur la mort - sur ma mort - j’essayai d’étudier mon sommeil, supposant une analogie entre celui-ci et celle-là. Je tentai, par divers procédés, d’entrer éveillé dans l’état de sommeil. L’entreprise est moins rigoureusement absurde qu’elle ne semble, mais elle est périlleuse à divers égards. Je ne pus la poursuivre bien loin; la nature me donna quelques sérieux avertissements sur les dangers que je courais. Un jour, je décidai pourtant d’affronter le problème de la mort elle-même; je mettrais mon corps dans un état aussi voisin que possible de la mort physiologique, mais en employant toute mon attention à rester éveillé et à enregistrer tout ce qui se présenterait à moi. J’avais sous la main du tétrachlorure de carbone, dont je me servais pour tuer les coléoptères que je collectionnais. Sachant que ce produit est, chimiquement, de la même série que le chloroforme - plus toxique que lui - je pensai pouvoir en régler l’action d’une façon assez commode : au moment où la syncope se produirait, ma main retomberait avec le mouchoir que j’aurais maintenu sous mes narines imbibé du liquide volatil. Par la suite, je répétai l’expérience en présence de camarades, qui auraient pu me porter secours au besoin. Le résultat fut toujours exactement le même, c’est-à-dire qu’il dépassa et bouleversa mon attente en faisant éclater les limites du possible et en me jetant brutalement dans un autre monde.
Il y avait d’abord les phénomènes ordinaires de l’asphyxie battements des artères, bourdonnements, bruit de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumière; puis sentiment que cela devient sérieux, que c’est fini de jouer, et rapide récapitulation de ma vie jusqu’à ce jour. S’il y avait une légère angoisse, elle n’était pas distincte d’un malaise corporel dont mon intellect restait tout à fait libre, et celui-ci se répétait à lui-même : attention, ne t’endors pas, c’est le moment de tenir l’oeil ouvert. Les phosphènes qui dansaient devant mes yeux couvraient bientôt tout l’espace, qu’emplissait le bruit de mon sang; bruit et lumière emplissaient le monde et ne faisaient qu’un rythme. A ce moment-là, je n’avais déjà plus l’usage de la parole, et même de la parole intérieure; la pensée était beaucoup trop rapide pour traîner des mots avec elle. Je notais, en un éclair, que j’avais toujours le contrôle de la main qui tenait le tampon, que je percevais toujours correctement le lieu où était mon corps, que j’entendais les paroles prononcées près de moi, que j’en percevais le sens - mais objets, mots et sens des mots n’avaient soudain plus de signification; il en était comme de ces mots que l’on a répétés longtemps, et qui semblent morts et étranges dans la bouche : on sait encore ce que signifie le mot « table », on pourrait l’employer correctement, mais il n’évoque plus du tout son objet. Donc, tout ce qui, dans mon état ordinaire, était pour moi «le monde » était toujours là, mais comme si brusquement on l’avait vidé de sa substance; ce n’était plus qu’une fantasmagorie à la fois vide, absurde, précise et nécessaire. Et ce « monde » apparaissait ainsi dans son irréalité parce que brusquement j’étais entré dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d’évidence dans lequel j’étais jeté tourbillonnant comme un papillon dans la flamme. A ce moment, c’est la certitude, et c’est ici que la parole doit se contenter de tourner autour du fait.
Certitude de quoi ? - Les mots sont lourds, les mots sont lents, les mots sont trop mous ou trop rigides. Avec ces pauvres mots, je ne puis émettre que des’propositions imprécises, alors que ma certitude est pour moi l’archétype de la précision. Tout ce qui, de cette expérience, reste pensable et formulable dans mon état ordinaire, c’est ceci - mais j’en donnerais ma tête à couper : j’ai la certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde ou d’une autre sorte de connaissance ; et, à ce moment-là, je connaissais directement, j’éprouvais cet au-delà dans sa réalité même. Il est important de répéter que, dans ce nouvel état, je percevais et comprenais très bien l’état ordinaire, celui-ci étant contenu dans celui-là, comme la veille comprend les rêves, et non inversement; cette relation irréversible prouve la supériorité [dans l’échelle de la réalité, ou de la conscience] du second état sur le premier. je pensais nettement : tout à l’heure je serai revenu à ce qu’on appelle « l’état normal », et peut-être le souvenir de cette épouvantable révélation s’assombrira, mais c’est en ce moment que je vois la vérité. je pensais cela sans mots, et en accompagnement d’une pensée supérieure qui me traversait, qui se pensait pour ainsi dire dans ma substance même avec une vitesse tendant à l’instantané. J’étais pris au piège, de toute éternité, précipité vers un anéantissement toujours imminent avec une vitesse accélérée, à travers le mécanisme terrifiant de la Loi qui me niait. « C’est cela ! c’est donc cela ! » - tel était le cri de ma pensée. je devais, sous peine du pire, suivre le mouvement; c’était un effort terrible et toujours plus difficile, mais j’étais forcé de faire cet effort; jusqu’au moment où, lâchant prise, je tombais sans doute dans un très bref état de syncope; ma main lâchait le tampon, j’aspirais de l’air, et je demeurais, pour le restant de la journée, ahuri, abruti, avec un violent mal de tête.
René Daumal trois jours avant "sa" mort en 1944
René Daumal à l'age de 15 ans.
A quinze ou seize ans, je commençai mes recherches expérimentales, sans direction et un peu au hasard. Ne trouvant pas le moyen d’expérimenter directement sur la mort - sur ma mort - j’essayai d’étudier mon sommeil, supposant une analogie entre celui-ci et celle-là. Je tentai, par divers procédés, d’entrer éveillé dans l’état de sommeil. L’entreprise est moins rigoureusement absurde qu’elle ne semble, mais elle est périlleuse à divers égards. Je ne pus la poursuivre bien loin; la nature me donna quelques sérieux avertissements sur les dangers que je courais. Un jour, je décidai pourtant d’affronter le problème de la mort elle-même; je mettrais mon corps dans un état aussi voisin que possible de la mort physiologique, mais en employant toute mon attention à rester éveillé et à enregistrer tout ce qui se présenterait à moi. J’avais sous la main du tétrachlorure de carbone, dont je me servais pour tuer les coléoptères que je collectionnais. Sachant que ce produit est, chimiquement, de la même série que le chloroforme - plus toxique que lui - je pensai pouvoir en régler l’action d’une façon assez commode : au moment où la syncope se produirait, ma main retomberait avec le mouchoir que j’aurais maintenu sous mes narines imbibé du liquide volatil. Par la suite, je répétai l’expérience en présence de camarades, qui auraient pu me porter secours au besoin. Le résultat fut toujours exactement le même, c’est-à-dire qu’il dépassa et bouleversa mon attente en faisant éclater les limites du possible et en me jetant brutalement dans un autre monde.
Il y avait d’abord les phénomènes ordinaires de l’asphyxie battements des artères, bourdonnements, bruit de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumière; puis sentiment que cela devient sérieux, que c’est fini de jouer, et rapide récapitulation de ma vie jusqu’à ce jour. S’il y avait une légère angoisse, elle n’était pas distincte d’un malaise corporel dont mon intellect restait tout à fait libre, et celui-ci se répétait à lui-même : attention, ne t’endors pas, c’est le moment de tenir l’oeil ouvert. Les phosphènes qui dansaient devant mes yeux couvraient bientôt tout l’espace, qu’emplissait le bruit de mon sang; bruit et lumière emplissaient le monde et ne faisaient qu’un rythme. A ce moment-là, je n’avais déjà plus l’usage de la parole, et même de la parole intérieure; la pensée était beaucoup trop rapide pour traîner des mots avec elle. Je notais, en un éclair, que j’avais toujours le contrôle de la main qui tenait le tampon, que je percevais toujours correctement le lieu où était mon corps, que j’entendais les paroles prononcées près de moi, que j’en percevais le sens - mais objets, mots et sens des mots n’avaient soudain plus de signification; il en était comme de ces mots que l’on a répétés longtemps, et qui semblent morts et étranges dans la bouche : on sait encore ce que signifie le mot « table », on pourrait l’employer correctement, mais il n’évoque plus du tout son objet. Donc, tout ce qui, dans mon état ordinaire, était pour moi «le monde » était toujours là, mais comme si brusquement on l’avait vidé de sa substance; ce n’était plus qu’une fantasmagorie à la fois vide, absurde, précise et nécessaire. Et ce « monde » apparaissait ainsi dans son irréalité parce que brusquement j’étais entré dans un autre monde, intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d’évidence dans lequel j’étais jeté tourbillonnant comme un papillon dans la flamme. A ce moment, c’est la certitude, et c’est ici que la parole doit se contenter de tourner autour du fait.
Certitude de quoi ? - Les mots sont lourds, les mots sont lents, les mots sont trop mous ou trop rigides. Avec ces pauvres mots, je ne puis émettre que des’propositions imprécises, alors que ma certitude est pour moi l’archétype de la précision. Tout ce qui, de cette expérience, reste pensable et formulable dans mon état ordinaire, c’est ceci - mais j’en donnerais ma tête à couper : j’ai la certitude de l’existence d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde ou d’une autre sorte de connaissance ; et, à ce moment-là, je connaissais directement, j’éprouvais cet au-delà dans sa réalité même. Il est important de répéter que, dans ce nouvel état, je percevais et comprenais très bien l’état ordinaire, celui-ci étant contenu dans celui-là, comme la veille comprend les rêves, et non inversement; cette relation irréversible prouve la supériorité [dans l’échelle de la réalité, ou de la conscience] du second état sur le premier. je pensais nettement : tout à l’heure je serai revenu à ce qu’on appelle « l’état normal », et peut-être le souvenir de cette épouvantable révélation s’assombrira, mais c’est en ce moment que je vois la vérité. je pensais cela sans mots, et en accompagnement d’une pensée supérieure qui me traversait, qui se pensait pour ainsi dire dans ma substance même avec une vitesse tendant à l’instantané. J’étais pris au piège, de toute éternité, précipité vers un anéantissement toujours imminent avec une vitesse accélérée, à travers le mécanisme terrifiant de la Loi qui me niait. « C’est cela ! c’est donc cela ! » - tel était le cri de ma pensée. je devais, sous peine du pire, suivre le mouvement; c’était un effort terrible et toujours plus difficile, mais j’étais forcé de faire cet effort; jusqu’au moment où, lâchant prise, je tombais sans doute dans un très bref état de syncope; ma main lâchait le tampon, j’aspirais de l’air, et je demeurais, pour le restant de la journée, ahuri, abruti, avec un violent mal de tête.
René Daumal trois jours avant "sa" mort en 1944
1 commentaire:
cool :)..
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