dimanche 19 octobre 2025

Psychogeographie indoor (151)

 


« Il y a très peu de légèreté chez l’homme, il est lourd. Et alors maintenant, il est extraordinaire de lourdeur, depuis l’auto… L’alcool, l’ambition, la politique le rendent lourd, encore plus lourd, il est extrêmement lourd. Nous verrons peut-être un jour une révolte de l’esprit contre le poids n’est-ce pas, mais c’est pas pour demain, pour le moment on est lourds, c’est-à-dire en effet si j’avais à mourir, j’écrirai : il était lourd, voilà. » (L-F Céline)

9 septembre 2024.– Pluie (16°C). Doussard Haute-Savoie en bord du Lac d'Annecy. Si vous n'aimez pas le lac d'Annecy sous la pluie, si vous n'aimez pas ses montagnes, si vous n'aimez pas ses campagnes, allez vous faire foutre !

Hier soir, vu le come-back d'Adrian Monk sur TF1. C'était émouvant et léger.

10 septembre 2024.– Quasi beau temps (23°C). Doussard, toujours. Les nuages emportés par un Éole opportun, ma journée aura été compatible avec toutes les frasques touristiques possibles. Je ne les décrirai pas, cela ne doit pas avoir un grand intérêt pour vous.

11 septembre 2024.– Pluie et frimas (14°C). À Talloires, rien de torride, aucune trace du genou de Claire, mais une ambiance pour le moins scandinave. Bien à vous.

14 septembre 2024.– Ciel dégagé, vent glacial… Les températures les plus froides depuis cent ans dans la région (5°C -> 15°C). Retour du lac d'Annecy dans les quasi-frimas – sur ma route, de la neige sur les sommets et un vent piquant dans un genre lapon. Back in my home sweet home, les chats du voisinage m'attendaient, moustaches au vent. Entamé le nouveau Connelly sur ma chaise de jardin entre deux bourrasques. Voilà un bouquin qui offre l'avantage d'agglomérer tout son « univers » (dans le sens de l'agglomérat balzacien). Ainsi, retrouve t-on Harry Bosch, Mickey Haller et Renée Ballard. Rien à redire, c'est toujours divertissant, je suis assez client de ce que d'aucuns qualifieraient de polar prémâché. Tristesse : avant-hier, mort de Didier Roustan, type unique, journaliste sportif comme on n'en fera plus. Hier, bel hommage de Grégory Schneider dans les pages de Libé(ration) : « On confesse cependant, nous, être né au football ou plutôt à sa consommation télévisuelle lors de ces minutes-là. Quelque part au fil des notes de Toda Menina Baiana. Plaquées sur un stade de la Beaujoire (France-Belgique se déroulait à Nantes) nimbé de lumière, où le cadre, la musique et les attitudes de Luis Fernandez ou Michel Platini formaient un tout organique, parfaitement ordonné, disant l’euphorie et la joie. Et cette promesse d’éternité liée à l’enfance et au jeu. Une aspiration suffisante pour illuminer la vie d’un homme, fût-il simple téléspectateur. »

15 septembre 2024.– Soleil et vent, température matinale frôlant le glacial (6°C -> 12°C). Mon but de la journée : retrouver le soleil. Le soleil des extérieurs, des parcs et des bancs publics, le soleil sur ma chaise de lecture dans mon semblant de jardin. Drôle de sport qui m’a fait changer de lieu, de position au gré des ombres, plus que de raison. Une fois la teneur minimale en rayons solaires trouvée, poursuivi l'exploration du nouveau Connelly (Sans l'ombre d'un doute, c’est le titre, décidément l'ombre est partout et j’ai froid aux pieds). Connelly y multiplie les intrigues, pas loin de quatre, les entremêle, les noue et les attache entre elles. Cela forme une sorte de fil qu’il tire pour mieux ficeler sa matière : les multiples informations, la topographie, les détails de procédure, le fonctionnement des services de police, qui sont la base de son savoir-faire, que l'on qualifiera de journalistique. Certains trouveront certainement tout ça diablement ennuyeux, mais ce n'est pas mon cas. (J’ai le sentiment que ce que je viens d’écrire est un peu embrouillé, pardonnez-moi).

16 septembre 2024.– Fond de l'air toujours aussi frais, beau temps hivernal (15°C). Un groupe de sexagénaires caquetantes et leur coach sportive, des tondeuses plus que de raison… Aujourd'hui, les conditions lectorales extérieures furent un tantinet problématiques. C'est pourquoi, tel un fakir arthritique, je me suis replié sur ma chaise de jardin où, avec un chat tigré sur les genoux ou un chat roux sur les épaules, j'ai poursuivi et presque achevé la lecture du Connelly entamé avant-hier. Rien de puissamment littéraire, mais le savoir-faire emporte tout, et c'est parfaitement distrayant. Rentrée littéraire. Au hasard d'un scrolling hasardeux, j'apprends que le dénommé Nicolas d'Estienne d'Orves se ferait pratiquer quelques anulingus par une autrice de la maison Albin Michel. Tout cela est certainement diablement intéressant, mais a-t-on le droit de s'en foutre ?

17 septembre 2024.– Vent et nuages, météo sinistre (19°C). Not in the mood, de surcroît douleur dorsale persistante. Bouclé le Connelly. Fin bâclée (mais on s'en fiche), boulotté quelques chroniques goûteuses de Bernard Frank. Par ailleurs, l'un des leaders minimaux de La France insoumise fait l'éloge des « patrons éclairés ». On n'y comprend plus rien. Demain, labeur, sans entrain (mes patrons sont pourtant éclairés, ils écrivent en écriture inclusive).

18 septembre 2024.– Beau temps (21°C). Labeur, fatigue. Cioran, Cahiers, deux pages. Rien d'autre.

19 septembre 2024.– Ciel dégagé (23°C). Labeur. Léthargie sur canapé. Inspiration en berne.

20 septembre 2024.– Vague beau temps (25°C). Labeur. Toujours morose et sans vraie envie. Rien lu. Nouveau gouvernement. Pas de ministère de la Léthargie, c'est un tort.

1er septembre 2024.– Légers passages nuageux n’altérant pas le beau temps (26°C). Matin. Triathlon à ma sauce : quinze kilomètres d’essence vélocipédique, six kilomètres à pied sans user mes souliers, cent pages de lecture, le séant posé hasardeusement là où il pouvait, mais de préférence face au soleil. Après-midi, substitué mon triathlon par une sorte de duathlon constitué de phases de narcolepsie prolongée face au soleil (on parlera de sieste) et de lecture, toujours, car il faut toujours lire. La narcolepsie était très bien et la lecture seulement pas mal. Ah oui, quelle était donc cette lecture ? Pour tout vous dire, j’ai cédé aux sirènes de la rentrée littéraire et il s’agissait de Cabane d’Abel Quentin. Tout juste pas mal donc. Pas mal, car on retrouve un certain art dix-neuviémiste du roman, le côté houellebecqo-balzaco-philiprothien déjà présent dans les précédents opus du bonhomme (un bonhomme savamment dépeigné). Seulement pas mal, car cette science du roman n’engendre guère d’enthousiasme : l’intrigue semble dévitalisée tel un storyboard trop peaufiné et les personnages sont trop désincarnés. Je n’ai pas parlé du fond que tout le monde doit connaître (si ce n’est pas le cas, renseignez-vous par vous-mêmes, rien de compliqué, tout est en ligne). J’espère qu’il versera du côté du scepticisme anti-croissance d’un Jacques Ellul. Ce sera toujours ça, et il y a des indices qui me poussent à croire que Quentin basculera de ce bon côté-là.

Dix-sept heures. Le soleil tombe sous les toits, les nuages déboulent en troupeau. Ma sieste est finie, l’été aussi, un peu.

Lire Montaigne.

22 septembre 2024.– Il pleut dehors, c'est déjà l'automne (17°C). Météo oblige, aucune activité extérieure. Pas de chat, pas de bonne sœur en cornette, et pas le moindre rayon de soleil pour me réchauffer la nuque. Non, rien de tout ça… Cependant, j’avance résolument dans le Cabane de Quentin. Les personnages sont toujours aussi désincarnés et pas le moins du monde sympathiques (allez rendre sympathique un ectoplasme), mais on sent tout de même la matière romanesque, les informations que Quentin essaie de triturer pour élaborer sa petite entreprise font un peu avancer l’ensemble vers mes points d’intérêts. Il y a une certaine précision, des informations sur la Californie des années soixante, sur la France pompidolienne… On croise Ferdinand Lop, Aguigui Mouna ou Alexandre Grothendieck ; il fallait que le quasi quadragénaire Quentin sache déterrer de tels oiseaux oubliés (enfin surtout les deux premiers), il le fait, et c'est toujours ça.

Nouveau gouvernement et toujours pas de ministère de la Léthargie.

23 septembre 2024.– Nuages à foison, courtes éclaircies (20°C). De ces jours où rien ne va : problèmes domestiques, douleurs cervicales et dorsales, un nouveau chantier dans ma rue, on rénove, on rénove… Quentin, Cabane. La satire, un certain humour que l'on pouvait détecter dans Le Voyant d'Étampes semblent ici totalement absent (ou alors dans une fréquence, une sourdine que je ne parviens pas à capter). Au fil des pages, les personnages deviennent certes moins ectoplasmiques ; cependant, ils sont tous peu ou prou toujours antipathiques (l'humour est peut-être niché là). Pour ce qui pourrait me faire sautiller un peu, il y a surtout ce que je pointais un peu hier : les informations. On apprend certaines choses sur les boucles de rétroaction, sur l'écologie profonde ; tout cela n'est pas mal et même parfois vraiment intéressant. Tout étant dans tout, et par le biais assez détourné de l'infréquentable Marc-Édouard Nabe, je me souviens de Pierre Fournier, un dessinateur et pamphlétaire écologiste disparu très tôt. Il me semble avoir quelques points de coalescence avec l'histoire racontée par Quentin.

24 septembre 2024.– Nuages, nuages (18°C). Inspiration frôlant le létal, je n'y suis pas, mes mots ne sont pas là non plus, ce vague journal m'ennuie, peut-être faudrait-il qu'il disparaisse.

Dans sa seconde partie, le bouquin de Quentin devient une sorte d'enquête policière, passe de la troisième personne du singulier à la première, et laisse un peu plus de chance à des personnages qui prennent un semblant d'épaisseur. Comme l'intrigue s'ancre également un peu mieux, le tout devient presque bon. Disons que le contrat est rempli et qu'en dehors d'une conclusion un peu trop facile, le savoir-faire romanesque est bien là (reste à savoir si tout cela est vraiment de la littérature).

Lire Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? de Jacques Ellul.

25 septembre 2024. – Du vent, on annonce une tempête (20°C). Labeur, fatigue corrélative, tout cela dans quel but ? Tout étant dans tout, chez Jacques Ellul : « Le travail, c’est la liberté. C’est bien la formule idéale de ce lieu commun. Ce qu’il faut qu’il tienne quand même à la liberté, le bonhomme, pour formuler de si évidentes contre-vérités, pour avaler de si parfaites absurdités, et qu’il y ait de profonds philosophes pour l’expliquer « phénoménologiquement », et qu’il y ait d’immenses politiciens pour l’appliquer juridiquement ! Mais bien sûr, c’est exactement dans la mesure même où le bonhomme est encaserné dans les blocs, lié à la machine, enserré dans les règlements administratifs, submergé de papiers officiels, tenu sous l’œil vigilant des polices, percé à jour par la perspicacité des psychologues, trituré par les impalpables tentacules des Mass Media, figé dans le faisceau lumineux des microscopes sociaux et politiques, dépossédé de lui-même par toute la vie qu’on lui apprête pour son plus grand bonheur, confort, hygiène, santé, longévité, c’est dans la mesure même où le travail est son plus implacable destin, qu’il faut bien (qu’il faut bien sans quoi ce serait intolérable et porterait immédiatement au suicide), qu’il faut bien croire à ce lieu commun, se l’approprier avec rage, l’enfouir au plus profond de son cœur, et credo quia absurdum, le transformer en une raison de vivre. Ce que les gardiens vigilants espéraient précisément. »

26 septembre 2024. – Pluie, pluie, pluie (17°C). Beneath the white ceiling, the tired gaze searches for rest that the mind refuses to grant.

28 septembre 2024. – Nombreux nuages, vagues éclaircies, froideur en amorce (13°C). Matin. Debord, Jean-Michel Mension, les proto-situs, le café Moineau et les photos d’Ed van der Elsken, je connais un peu, et même finalement assez bien tout cela. En entamant La désinvolture est une bien belle chose la nouvelle petite entreprise de Philippe Jaenada, je ne suis donc pas étonné, et pour ainsi dire, pas dépaysé, craignant seulement d’avoir affaire à une sorte de situationnisme pour les nuls. Bon, pour l’instant, même s’il y a un peu de ça, rien de vraiment déçevant Jaenada tire très bien les fils de sa pelote, et les diverses informations rapportées, la coalescence entre les êtres, leurs relations directes ou indirectes – par exemple, les liens avec l’œuvre de Patrick Modiano – engendrent une sorte de petit vertige, une légère sidération qui n’est jamais vraiment désagréable.

Après-midi. Jaenada est toujours cet ours bien léché avec ses digressions et ses virées bistrotières arrosées de whisky. On peut l’aimer pour ça, mais on peut surtout l’aimer pour sa manière d’extirper des vies de l’oubli. Ainsi, parmi les spectres qui hantent son nouveau récit, on croise Fred (Auguste Hommel), ce genre d’hyper proto-punk qui tenait le cou de Jean-Michel Mension chez Guy Debord et Greil Marcus. Par capillarité, on peut le voir comme chef de bande de Saint-Germain dans un reportage de 1965 visible sur YouTube. Il se souvient de ce qu’il fut, c’est assez émouvant. Tout étant dans tout, chez Jaenada, il y a aussi Barbara, la baby-sitter de Patrick Modiano. Elle traîne au café Moineau, se laisse prendre en photo par Ed van der Elsken. Le cliché, où Barbara enlace Fred et Vali Myers, la « muse » de van der Elsken, est plus que magnifique ; c’est l’enfance du situationnisme.

Je n’écrirai rien de plus, Poppy, la chatte facétieuse, vient de voler ma mine.

29 septembre 2024.– Beau temps virant au problématique (17°C). Matin. Conditions lectorales assez périlleuses : en intérieur, froideur quasi létale puisque, pour des raisons que j’imagine essentiellement politiques, on n’a pas cru bon d’activer le chauffage collectif ; en extérieur, car avec un semblant de soleil matinal, il y avait décidément trop de monde dans les parcs et même trop de passages devant ce banc à l’écart où j’ai pris mes habitudes. Seule solution de repli, lieu calme et stratégique s’il en est : le cimetière. J’ai pu y lire une centaine de pages de Jaenada sans être dérangé par quiconque. Le bouquin est toujours vraiment pas si mal que ça, avec toutes les qualités dont j’ai parlé hier : ces multiples croisements avec la propre œuvre de l’auteur – et puis une attention à l’humain, à la patte humaine, comme toujours. Là, on se retrouve dans quelques troquets plus ou moins sélects avec leurs habitués joliment esquissés. Jaenada enchaîne les whiskys, son intrigue avance, on est presque un peu ivre avec lui.

Après-midi. Chose sportive à la télévision : un match de football sans aucun intérêt, plus foudroyante, la victoire pindarique du Slovène Pogacar aux championnats du monde de cyclisme sur route.

Pour rester dans la chose cycliste, l’un de mes amis virtuels me conseille la lecture des livres d’Olivier Haralambon.

30 septembre 2024.– Quelques belles soleillées (21°C). Sans chauffage, mon petit intérieur prend des airs de grotte humide, c’est pourquoi j’ai passé l’essentiel de ma journée dans le large horizon des extérieurs, me laissant porter au gré du hasard, dans une sorte de dérive psychogéographique que vous devez commencer à connaître. Tout étant dans tout (je me répète), dans mes pérégrinations aléatoires j’ai emmené avec moi le volume de Jaenada où il est quand même un peu question de psychogéographie, tout au moins de Debord, et surtout de ses primo-influenceurs : les mômes du café Moineau. Bon, le livre est un peu fouillis, assez embrouillé par les multiples informations. Jaenada se voulant exhaustif en tout, chaque détail ouvre les écoutilles pour un nouveau détail – qui lui aussi ouvre d’autres écoutilles. Vous comprendrez pourquoi tout cela donne à l’ensemble un côté Vache qui rit dans un sous-marin. On comprendra aussi – et surtout – les arpents ivres et heureusement bancals de l’entreprise. Comme l’autre sujet du livre raconte la dérive plus ou moins psychogéographique de l’auteur dans divers bistrots de l’Hexagone, on pourra aussi conclure – et même dire, et même claironner – que décidément tout est encore dans tout. Voilà, je suis embrouillé, ce dont je parle est embrouillé, cependant je n’ai pas bu, ou alors tout du moins, l’ivresse m’est naturelle.

Mort de Kris Kristofferson, mort de Jacques Réda. Les morts vont souvent par deux.

1er octobre 2024.– Pluie (16°C). Déjà octobre, c’est sinistre… Jaenada ressemble à un éléphant ivre perdu dans la petite boutique brumeuse de Modiano. Il fait tomber les bibelots, renverse les commodes, casse un peu tout, mais répare les dégâts et recolle des bouts d’informations, des bouts de mémoire, des bouts d’êtres humains qui, comme par miracle, redeviennent presque palpables. Ce n’est pas rien, et c’est toujours ça. (Pour rester plus factuel et moins vibrionnant, La désinvolture est une bien belle chose est surtout un livre sur les enfants perdus – et notamment sur les enfants perdus de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui sont nés entre 1930 et 1935 et qui ont grandi au milieu du pire.)

Demain, labeur, sans la moindre envie de me fouler. À quoi bon se fouler ?

(Rien ou presque) Le blanc est si vaste qu’il déborde du vide lui-même.

4 octobre 2024. – Temps nuageux, dans le genre à quoi bon (15°C). Labeur sinistre, comme d’habitude. De retour dans mon petit intérieur, ce n’est guère mieux : toujours pas de chauffage, ce qui n’a rien pour calmer les divers éléments de ma charpente osseuse attaquée par l’arthrose. Court retour dans les Cahiers de Cioran, pour qui l’art de la désolation pourrait servir d’enseigne. D’autre part, lu l’éphéméride du jour par le fils Zanini. C’est quotidiennement sur Internet, et c’est toujours odieux et très drôle.

Tristesse, mort de Michel Blanc. On se demande bien pourquoi ?

5 octobre 2024.– Ciel relativement dégagé, mais un air bien trop frais (13°C). Matin. Fin du Jaenada. Grâce à son travail d’archiviste un peu toqué, le bougre retrouve la trace des divers protagonistes de son modeste autel de papier – et quelque chose de cendreux pointe insensiblement. Il faut dire que l’inévitable est là : tout le monde est plus que moins trépassé et c’est ainsi ; l’on n’y peut rien – tout est appelé à disparaître. Au-delà de cette tristesse qu’il faut bien constater, restent les traces évoquées plus haut : des souvenirs chez les descendants encore vivants, des rapports de police, des rapports d’autopsie, deux lames de rasoir ensanglantées dans un Kleenex – et puis des histoires qui se croisent, s’entrecroisent, se coudoient. Tout est décidément dans tout. Pour accompagner ce tout, pour presque supporter ce tout, Jaenada tangue heureusement entre whisky et virées bougonnes aux quatre coins du pays. On est aussi assez séduit : la somme d’informations qu’il rapporte engendre un genre de grand bordel, une sorte d’impressionnisme paradoxal qui, s’il est apporté par le détail maniaque, n’est jamais vraiment maîtrisé – et presque pas édité. On concédera que tout cela ressemble à un gros machin bancal flottant dans une sorte de halo modianesque. Ce qui n’est pas si mal que ça, et presque un petit tour de force.

Après-midi. Subissant la froideur de mon petit intérieur, qui n’est toujours pas chauffé, j’ai décidé de trouver des lieux plus tièdes et plus à même de me permettre de continuer mes aventures lectorales. J’ai donc choisi, facilement, le cimetière, qui offre un lieu de repli raisonnablement abrité en cette saison. Là, j’ai entamé Ici et par ailleurs, un spicilège de non-fiction narrative du dénommé Geoff Dyer. Pour l’instant, en dehors d’un humour un peu souterrain, pas grand-chose de foudroyant. Cependant, les conditions lectorales étaient excellentes, les morts bien tranquilles, et j’ai seulement été dérangé par un gros chat blanc. (Il faudrait écrire une thèse sur le racisme anti-chat blanc, mais je n’en ai pas le temps.)

6 octobre 2024.– Matinée nuageuse puis un vague beau temps, soleil trop bas (18°C). Geoff Dyer. Ton plus sarcastique qu’ironique, quelque chose de surplombant et d’un peu désagréable (désagréable en pire, alors que le désagréable en bien peut parfois exister en littérature). D’autre part, cela ne me semble pas très bien écrit – ou mal traduit. Un bon point : deux ou trois pages assez intéressantes sur le land art. Grâce à l’immonde Nabe, je tombe sur Les Isolés de Gabriel-Albert Aurier, le seul texte critique écrit du vivant de Vincent van Gogh. C’est très beau, un peu halluciné, et surtout d’une prescience que l’on ne saurait dédire : « …ce sont de flamboyants paysages qui paraissent l’ébullition de multicolores émaux dans quelque diabolique creuset d’alchimiste, des frondaisons qu’on dirait de bronze antique, de cuivre neuf, de verre filé ; des parterres de fleurs qui sont moins des fleurs que de richissimes joailleries faites de rubis, d’agates, d’onyx, d’émeraudes, de corindons, de chrysobérils, d’améthistes et de calcédoines ; c’est l’universelle et folle et aveuglante coruscation des choses ; c’est la matière, c’est la nature tout entière tordue frénétiquement, paroxysée, montée aux combles de l’exacerbation ; c’est la forme devenant le cauchemar, la couleur devenant flammes, laves et pierreries, la lumière se faisant incendie, la vie, fièvre chaude. » (Les Isolés, Vincent van Gogh, Mercure de France, t. I, n° 1, janvier 1890.)

7 octobre 2024.– Baisse des températures, on annonce des orages (20°C). Estomac en charpie, cervicales pas au mieux, travaux bruyants dans ma rue. La forme est petite et l’entrain modéré.

Des chiens de traîneau, le Nord, ses frimas et une aurore boréale qui tourne au fiasco ; un auto-stoppeur inquiétant sur la route entre Albuquerque et Santa Fe ; le souvenir d’Adorno atterri par erreur à Los Angeles, ses réticences face aux portes automatiques ; le récit assez détaché d’un accident vasculaire cérébral. Le livre de Geoff Dyer n’est finalement pas si mal que ça. Il relie des choses : l’art contemporain, la littérature, les voyages plus ou moins ratés, et la vie comme elle vient. Il y a une certaine drôlerie, qui est peut-être moins ricanante que je ne le pensais hier. On pourrait presque parfois penser à du Jean-Yves Jouannais d’outre-Manche. C’est une sorte de compliment.

11 octobre 2024.– Ciel à demi-nuageux (18°C). Ce matin, dans la salle d’attente de mon vieux médecin, j’ai à moitié lu Chacun mes goûts de l’affreux Marc-Édouard Nabe. C’est un très court recueil d’aphorismes paru au Dilettante en 1986. Rien de tellement fin, nous sommes très proches de ce que Céline pouvait reprocher aux hommes : en somme, d’être bien lourds. Nabe est lourd, parfois pachydermique. Il prend seulement des airs légers, enfilant ses chaussons de ballerine lorsqu’il parle très bien de jazz. C’est d’ailleurs là son territoire, son domaine : il aurait dû savoir s’en contenter, ne pas s’en échapper.

Cet après-midi, cimetière, endroit parfait pour commencer la lecture de La Vie des spectres de Patrice Jean. 90 pages qui ne m’ont globalement pas déçu. Jean est pour l’instant très dans l’époque et il envoie quelques belles flèches sur les sujets incontournables du moment – par facilité, on parlera de critique acerbe du wokisme et du néo-féminisme, mais c’est bien plus que ça : il y a quelque chose d’universel, quelque chose qui dure depuis très longtemps et qui existait même bien avant le XIXᵉ siècle et l’invention du roman. Pour le reste, le ton de Jean est un peu pinçant, un peu houellebecquien, triste et sans vrais grumeaux.

Constat : les chats sont de droite, les chiens de gauche, alors que les propriétaires de chats sont de gauche et les propriétaires de chiens de droite. On pourrait ainsi dire que tout se régule, mais ce serait oublier ceux qui se complaisent à vouloir compliquer les choses en étant propriétaires d’un chien et d’un chat. L’univers est ainsi fait : il y a toujours des cailloux dans les chaussures.

12 octobre 2024 – Averses (15°C). Dans La Vie des spectres, le mal est partout ; il doit être interdit, vaincu par le bien, par la conscience, par le tout-est-politique. Grand programme saumâtre. Toutefois, reste une illusion à laquelle nous, qui comme Patrice Jean pensons mal, pourrions nous accrocher, une illusion qui ne simplifie jamais rien : cette illusion, c’est le roman. Il faut croire au roman, avec un cynisme un peu triste et détaché, mais il faut croire en lui peut-être plus qu’il ne faut croire en la vie elle-même. C’est beau de croire encore en cette vieille chose plus ou moins inventée au XIXᵉ siècle. Gageons qu’elle triomphera un jour du bien.

13 octobre 2024.– Averses méridiennes puis une large amélioration entraînant un quasi beau temps (21°C)… J’ai laissé tomber mes tours de vélo : les frimas matinaux sont déjà trop saisissants. Par contre, je poursuis mes séances de dérives pédestres, alternant de menus kilomètres avec quelques pauses lectorales qui m’ont permis d’avancer grandement dans La Vie des spectres de l’entité Jean Patrice. Cette entreprise romanesque est toujours vraiment pas mal, d’une efficacité indéniable malgré deux ou trois facilités, deux ou trois grains de sable dans un rouage bien huilé – certains personnages sont plus archétypaux que potentiellement palpables. Il y a de la tristesse, de la résignation, de l’amour presque possible et tout de même un certain humour : « La vraie liberté, pas la liberté bourgeoise, c’est de soutenir la littérature libre et insolente ! – Morand n’en relève pas ? – C’est le moins qu’on puisse dire. Mais je m’en fiche de Morand… Si l’on vend ses livres, il ne touchera rien de rien, il est mort… C’est pas la même chose avec les écrivains vivants… Tenez, la semaine dernière, un client m’a demandé un roman de Patrice Jean. – Je ne connais pas. – Vous ne ratez rien, c’est un petit écrivaillon… »

14 octobre 2024.– Sorte de chaleur tropicale assez incongrue, les moustiques sont de retour (24°C). Multiples tracas, not in the mood. Une épidémie qui s’attaque aux épidermes, des boutons soignés par la bonne littérature. Dans sa dernière partie, le livre de Patrice Jean cède à une sorte d’ironie voltairienne un peu forcée, un peu trop paraboliste et, pour tout dire, un peu lourde. Les aphorismes de Nabe, Chacun mes goûts, malgré quelques éclairs de légèreté parcimonieuse, sont eux aussi bien lourds – Nabe se voit pourtant comme un parangon de légèreté, il devrait se relire. Pour couronner une journée bien pesante à tout point de vue : retour dans le Journal non expurgé de Green. Lecture qui devient fatigante. L’intérêt y est noyé sous les flots de sperme et la lourdeur là encore bien présente.


To be continued.



mardi 16 septembre 2025

Psychogeographie indoor (150)

 


« De toutes les réflexions, les plus futiles sont celles sur la littérature. La critique est ce qu’il y a de plus stérile ; il vaut mieux être épicier qu’écrire sur les autres. Il faut lire un livre et ensuite le jeter ; inutile d’en parler, de le résumer et de le commenter. À quoi bon en peser les mérites et les défauts ? S’il est bon, on se l’incorpore à sa propre substance ; s’il est mauvais, il aura été cause d’une perte de temps. Un point c’est tout Pourquoi réfléchir indéfiniment sur ce qu’on a lu ?» (Cioran, Cahiers)


25 juillet 2024.– Soleil (27°C). Labeur, JO télévisés, je périclite.

26 juillet 2024.– Chaleur (30°C). Labeur, sieste et rien de plus… Incrusté dans mon canapé, je laisse tout flotter autour de moi et je me souviens de ces mots de Jean de Tinan : « Je “descendis en moi-même”… et je n'en fus pas plus renseigné. C'était bien trouble - “en moi-même”. »

28 juillet 2024.– La chaleur enfle (30°C). Depuis trois jours, entre mes petits tours vélocipédiques, les jeux olympiques à la télévision, et une vie sociale raisonnablement remplie, guère de temps de cerveau disponible pour la chose lectorale. Je me suis donc contenté de choses fragmentées, picorant ici ou là, dans L’Éloge de la paresse du très oublié Eugène Marsan, par exemple : « Ils ne causèrent point toute la matinée de Paul Lafargue et du socialisme. Il régnait sur l’Anjou un temps plein de langueur, doux et précaire, couleur de tourterelle. »

29 juillet 2024.– Goût caniculaire (34°C). Jeux Olympiques, tir à la carabine. Spectacle fascinant, être et non-être, beauté de la fixité. La fin de la compétition pleine de suspense hiératique, enrobée de Lexomil, haletante en sous-main… En escrime, chez les sabreuses, de magnifiques concurrentes hongroises.

31 juillet 2024.– Grosse chaleur, pour le moins (39°C). Labeur, malade, rien d'autre.

1er août 2024 – Appétence caniculaire (34°C). Labeur, chaleur, je ne suis plus qu'une flaque. Dans ces conditions, rien lu… Mort d'Annie Le Brun, dernière vigie du surréalisme.

4 août 2024.– Beau temps estival (27°C). Choses sportives : vingt kilomètres de vélo (j'augmente les distances à doses homéopathiques), et JO à la télévision (JO qui sont une parfaite réussite à tous points de vue). Histoire de ne pas être que muscles actifs (les miens) et vues (ceux des athlètes dans le petit écran), j'entretiens un peu mon cerveau et la partie lectorale de mon existence en chipotant dans quelques beaux poèmes de Maurice de Guérin, une sorte de champion du défaitisme. Était-il musclé ?

5 août 2024.– Soleil (29°C). De mauvaises nouvelles : la petite félidée de ma voisine s'est évaporée, les Jeux Olympiques deviennent un peu fatigants. Lu trois ou quatre chroniques de Bernard Frank, sans réelle conviction.

6 août 2024.– Chaleur (33°C). Telle une Pomponette des temps modernes, la petite félidée de ma voisine est finalement revenue. Elle a toqué à l'une de mes fenêtres avec sa patte gauche, et la voilà qui ronronne sur mes genoux… En dehors de tout ça, fait mon tour de vélo quotidien, acheté deux nouvelles plantes d'intérieur (il faudra les arroser) et picoré dans divers volumes avant de m'abrutir devant les Jeux Olympiques à la télévision. Rouvert les Mémorables de Maurice Martin du Gard. Lu quelques pages où était convoqué un Valery Larbaud pas encore totalement aphasique ; il y parlait de ses « rapports » avec Stendhal, du côté bon vivant, un peu commis-voyageur à l'esprit fort et soudard de ce dernier. En somme, l'opposé de Larbaud. Pas de paludisme chez Stendhal, pas d'heures à rêver indéfiniment devant des fenêtres vides ou des coins obscurs. Non, rien de tout ça, mais quand même un merveilleux technicien de la langue française à la vision claire et nette, un type intense qui, derrière ses apparentes lourdeurs, ne cachait pas le grand moraliste. Tout étant dans tout, relu la préface qu'avait écrite Bernard Delvaille pour les Cartes Postales de Levet. Larbaud y est évoqué, et puis René Ghil, Roger Allard et John-Antoine Nau, premier prix Goncourt oublié, poète un peu consulaire. Tiens, voilà, aujourd'hui j'ai donc découvert John-Antoine Nau : « Et comment expliquer ceci : je suis à la fois, outré, gonflé de rage - et assoupli comme un gant, - désespéré, navré au-delà du possible - et, par moments, pris d'un fou rire ? »

10 août 2024.– Tiédeur (33°C). Vélo, JO, dodo…

12 août 2024.– Appétence caniculaire (38°C). Spleen post-olympique, déjà en manque, cherchant mon opium quotidien. De surcroît, la chaleur est si posée qu'il me faut limiter mes activités sportives à la dérive lectorale sur canapé (qui n'est pas encore un sport olympique). Relu une merveilleuse petite conversation entre Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue. Nous sommes le 2 mars 1911, dans une limousine filant entre Saint-Étienne et Montbrison, nos deux compères sont sur les traces de H. J.-M. Levet, avec l'intention de rendre visite à ses parents. Il est donc ici surtout question du poète oublié, mais aussi, en passant, de la jeunesse de Fargue et Larbaud. Les souvenirs remontent en kaléidoscope : Montmartre, le Chat Noir, le goût de Levet pour les cartes et atlas où de petits drapeaux plantés claquent au souffle des ventilateurs. On évoque le cosmopolitisme, l'exotisme, les langueurs féminines, les paquebots des messageries maritimes, et les siestes pacifiques. Et puis il y a les iguanes qui volent dans la chaleur, et les souvenirs de musiques bizarres que l'on écoute en buvant des liqueurs des îles bleues et des cocktails roses. Debussy rôde à la tombée du soir autour des pavillons exotiques de l'Exposition universelle, d'où hurlent de bizarres fusées sonores. Fargue se souvient de Levet parlant d' « étranges pays » avec un intérêt déjà sûr. La « poésie consulaire » est déjà en route. La « poésie consulaire » devrait être une discipline olympique, tout comme le spleen sur canapé.

14 août 2024.– Orages (26°C). Labeur et rien d'autre, ou presque. Je n'y suis pas.

15 août 2024.– Un peu de fraîcheur, mais assez relative (28°C). Matin. Entre Poppy, la petite chatte tigrée dépourvue de queue, et Théo, le gros matou rouquin, je me léautaudise à tous crins. Il ne me manque plus que le chapeau bizarre pour faire le compte. C'est donc avec Poppy sur les genoux et Théo sur les pieds que j'ai commencé la lecture de Pronto, une chose polareuse d'Elmore Leonard. Étonnamment, c'est la première fois que je pose mes pénates chez cet olibrius. Pour l'instant, je n’ai lu que soixante pages ; c'est assez à mon goût, drôle en sourdine et apparemment assez bien traduit. S'agissant de cette lecture, j'espère que mes premières impressions ne seront pas trahies. Après-midi : quinze kilomètres de vélo, trois heures de jardinage. Rien pour l'Ascension des âmes, tout pour un certain relâchement, ancré, terrien.

16 août 2024.– Soleil trop torve pour être honnête (30°C). En dehors du labeur, toujours aussi saumâtre, rien lu, rien vécu… Je vire au légumineux.

17 août 2024.– Trop beau temps avant une large amélioration orageuse en fin d'après-midi (28°C). Vélo, jeux avec les chats du voisinage, quelques séquences prolongées de narcolepsie sur canapé, deux, trois choses sportives à la télévision. Rien pour moi, aucune chance d'aventure sexuelle. Poursuivi Pronto d'Elmore Leonard. J'aime assez, ça ne se veut pas trop littéraire malgré quelques allusions à Ezra Pound qui tanguent ici ou là. Caractères esquissés dans des teintes un peu comiques, science du dialogue, intrigue tenant plus du tohu-bohu que du trait appliqué et de la ligne claire… Comme je le disais plus haut, j'aime assez ça.

19 août 2024.– Ciel dégagé, température idéale (25°C). Fini le polar de Leonard. Tout le monde tue un peu tout le monde et tout s'achève dans une sorte de pied de nez assez drolatique. Rien de transcendant, mais des moments, une certaine truculence… Pour rester dans ladite truculence, enchaîné avec quelques chroniques du chat Bernard Frank. Vacheries plus matoises que sournoises, ici, c'est le moelleux des coussinets plus que les griffes qui est à l'œuvre. Par exemple, dans ce passage où Frank décrit une émission d'Apostrophes où Modiano dézingue un peu Sollers : « Sa sortie faite, Pivot se tourne vers Modiano : “Et vous, que pensez-vous de Philippe Sollers ?” Et, comme sortant d'un songe, avec son bégaiement inimitable : “Oh ! pour moi, Philippe Sollers, c'est vieux, ça me fait penser à Sacha Distel, Scoubidou." » Cet après-midi, tour par la jardinerie, acquis deux ou trois plantes, un rosier, et quelques jouets pour les chats du voisinage. Il faut savoir s'occuper.

21 août 2024.– Averses matinales laissant place à un ciel bleu pâle (24°C). Labeur. Je n’y suis pas. Ce vague journal devient homéopathique, tendant vers la disparition. Lectures : un peu des Cahiers de Cioran, une lettre de Flaubert ; tout cela doute.

22 août 2024.– Beau temps, température parfaite, quelque chose de madérien (26°C). Entamé Moi, je, premier volume de la trilogie autobiographique de Claude Roy. Assez étonnant, très éloigné du « livre de souvenirs », comme on pourrait l'entendre communément. Roy commence son affaire par de l'intra-utérin, par des anémémoires où il se souvient fœtus. C'est assez salé. Plein de scansions que l'on dira poétiques. Son corps n'est qu'une petite flaque de lait caillé, il n'est pas encore déployé, mais on le sent là, posé dans un ventre, celui de sa mère. Ailleurs, à l'extérieur de ce ventre, c'est la Grande Guerre, et on bascule de l'un à l'autre, du fœtus de Roy pas encore né aux tranchées où son père pourrait bien mourir. C'est assez tordu, quelque part viscéral. On a lu des choses moins étonnantes. Le fœtus né, révélé, déployé nous sommes en 1940, lors de la drôle de guerre. Roy n'est plus niché dans un ventre mais comme encastré dans un char d'assaut, on tue des motocyclistes allemands à grand coup de canon puis nous voilà dans des choses assez sexuelles, les débuts de l'auteur. Tout cela bien cru, mais aussi parfois aérien, Roy voyant son corps comme un élément chimique entre l'hydrogène et l'azote, poids plume plus proche de la famille des ondes, des vagues, des vibrations, des nuages et des fusées d'artifice qui retombent. Revoilà le poète. (Conditions lectorales 8,969/10. Matin : divers bancs publics avec un peu trop de présence humaine. Après-midi : ma chaise de jardin avec une présence féline pour ainsi dire raisonnable).

24 août 2024.– Soleil voilé et vent saharien. On annonce des orages (32°C). Toujours plongé dans Moi, je de Roy. Ce n'est certes pas L'Enfance d'un chef, mais plutôt l'enfance d'un poète, une autobiographie assez étonnante, tant elle ne cède guère à l'anecdote, préférant explorer des choses plus secrètes, profondes, enfouies. L'odeur d'une mère (on pense à Proust) ; les années de pensionnat comme des années de prison ; les engelures, les coups et les douches prises le vendredi ; la crasse et les pieds puants « galopant dans des pantoufles de feutre » ; les haricots mal cuits ; une « caserne à humanité » remplie de roulements de tambours. Tout cela bien mieux que ce que j'en dis, évidemment. Pour le reste, petit tour de vélo quotidien, jeu avec les chats. Une fille dont je fus jadis vaguement amoureux — j'imagine que ce n'était pas réciproque — est morte… Voilà pour aujourd'hui.

P.-S. Y a-t-il des poètes chefs, ou des chefs poètes ? Breton est-il un exemple ?

25 août 2024.– Baisse sensible de la température extérieure (23°C). Choses sportives vues à la télé : le premier match très raté de Kylian Mbappé pour le Real Madrid, une belle étape du Tour d'Espagne en Andalousie. Plus matinalement, une quinzaine de kilomètres à vélo dans des rues à peu près vides (chérissons les dimanches). Du côté lectoral, Roy. Texte étrange, pas une autobiographie comme on l'entend usuellement, mais un « essai » autobiographique. Toute la différence est dans le mot essai. Qu'est-ce qu'un essai, si ce n'est une tentative ? Or Moi, je est une somme de tentatives. Roy escalade sa vie, les souvenirs qu'il en a, par différentes faces. La face poétique, la face de la mémoire embrumée par le fil du temps, la face physiologique – se raconter, c'est aussi raconter son corps – la face de la grande Histoire, de la drôle de guerre, et des engagements qui finissent toujours mal (Maurras, l'extrême droite, le parti communiste, Budapest et les procès de Moscou). Toutes ces faces abordées par autant de voies, on pourrait dire qu'elles rejoignent une voix, un ton, presque une langue avec ses étrangetés ; on y revient.

Du côté du monde, attaque contre une synagogue à La Grande-Motte, plus de roquettes sur Israël, le train-train en somme.

25 août 2024.– Ciel bleu, mais le fond de l'air est frais, ce qui n'est pas pire (23°C).
A/ 6 km de randonnée pédestre matinale. Découverte de nouveaux chemins de traverse louvoyant entre les propriétés de haut standing. Impression d'être un flibustier psychogéographe ou l'inverse.

B/ « Ce qui est évident, c’est que l’absence d’espoir en la compensation d’un autre monde rend plus poignant le désir de rendre celui-ci vivable. Si on ne peut pas rejouer la partie dans une autre salle, autant essayer de gagner dans celle-ci. » Roy et la politique. Grande affaire du socialo-maurrassisme au socialo-communisme pour mieux finir modéré ; en somme pour mieux finir démocrate. Une suite de mutations intérieures, des chimères abandonnées : aristofascisme et son utopie amère élaborée en vase clos, l'adhésion au PCF, une autre forme d'aristocratie. Le bouquin de Roy devient moins intime, quitte le « je » pour se transformer en une belle galerie de portraits. On croise le jeune Mitterrand et surtout une petite troupe de maurrassiens hérétiques : Thierry Maulnier, un grand dadais myope et timide, Maurice Blanchot, très diaphane et fragile comme une apparition portant un plaid écossais à l’instar de Mallarmé, Brasillach rond et sentimental, finalement le moins politique de la bande, Dominique Aury, rayonnant déjà de douceur souveraine en sourdine. Belle galerie.

C/ Tout étant dans tout et Albert Cossery étant partout, on peut le voir entre Delon et Ronet dans La Piscine. Il ne nage pas, mais est assis sur un canapé avec tout l'apragmatisme aristocratique qu'on lui connaît. Disons que ce n'est pas rien.

28 août 2024.– Retour des pics de chaleur (31°C). Des travaux de voirie dans ma rue. On fait encore des trous à grand coup de pelleteuse. C'est ainsi, tous les deux ou trois ans, on creuse furieusement et mes murs vibrent pendant que les conditions lectorales deviennent quasiment impossibles. Seule solution face à un tel capharnaüm, la fuite. C'est ce que j'ai fait, j'ai fui. Vers ma coiffeuse qui m'a coupé les cheveux en me parlant de la météo, puis vers ma libraire où j'ai acheté le nouveau roman d'Abel Quentin, Cabanes. Passant à la caisse, ma libraire m'a affirmé doctement que le précédent ouvrage du même Quentin, Le Voyant d'Etampes, était très poétique. Or, rien de moins poétique que ce gros roman balzacien ! Il faut parfois savoir se méfier des libraires. Sur mon chemin, dégoté La guerre à neuf ans de Pascal Jardin dans une boîte à livres (joli livre de poche, belle couverture où Pascal ressemble terriblement à son fils Alexandre, c'est assez inquiétant). Un peu plus loin, assis sur un banc à l'abri et loin du maelström, poursuivi les souvenirs de Claude Roy. Rien de chronologique, mais plutôt le flux de la mémoire à l'œuvre : un dépucelage, l'armée, la captivité en Allemagne, le passage de la droite extrême au parti communiste, les débuts feutrés dans la résistance et puis la littérature, les livres… Adrienne Monnier rayonne doucement sur ses rayons de miel où les livres craquent sous le beau papier cristal tandis que la voix de Paulhan monte dans les aiguës. La littérature avec le monde, la littérature contre le monde, il faut parfois se fier aux avis de nos libraires.

30 août 2024.– Appétence caniculaire (34°C). La chaleur plantée tel un totem torride, le moindre mouvement l’augmentant, il faut savoir éviter les efforts superfétatoires et les fariboles labeuristes au service du libéralisme triomphant. C’est pourquoi, ce matin, après mon petit tour de vélo à la fraîche, j’ai sereinement pris possession de mon canapé pour mieux poursuivre la lecture des mémoires de Claude Roy. L’Occupation, le passage de l'Action française aux Lettres françaises, la Résistance en sourdine, L’Humanité distribuée au débotté et le petit marigot littéraire parisien. Giraudoux flotte comme un spectre soulevé par un hélium fantomal, Eluard passe en coup de vent… Malgré son engagement du bon côté, Roy pardonne beaucoup, il pardonne même Brasillach, soutenant que l'on n'aurait pas dû le trucider comme ça au petit matin (néanmoins, il refusera de signer sa demande de grâce en 1945). Tout cela est très bien raconté, sans souci spectaculaire, mais avec un ton flottant, un ton de peintre cherchant ses couleurs dans sa mémoire. (Évidemment, tout cela est bien mieux que ce que j'en dis.) Sinon, au risque de paraître bête, désagréable et tout ce que vous voulez, je dois dire que les Jeux paralympiques vus à la TV ressemblent à une sorte de tableau de Jérôme Bosch. (Fouettez-moi !)

1er septembre 2024.– Temps nuageux et chaud, quelques averses tièdes (32°C). Septembre est là et c'est déjà l'été qui s'enfuit. Tout finit, tout est appelé à recommencer, mais l'homme est maussade. Disons qu'il ne s'y fait jamais, certainement parce qu'il sait que les cycles de la vie, les saisons reviennent, mais que tout cela s'amenuise, que bientôt tout finira, car tout est appelé à finir, même le cyclique. De surcroît, l'homme est aussi maussade parce qu'un mouflet piaille dans la rue et le rappelle à sa propre finitude. Et puis il y a la voisine de droite qui discute sans interruption depuis bientôt dix heures avec la voisine du dessus. Tout cela pour vous dire qu'aujourd'hui les conditions lectorales étaient pitoyables et quasi impossibles. Néanmoins, fini le Moi, je de Roy. Livre que j'aurais assez aimé, même si ses dernières pages virent à une sorte de panégyrique d'Aragon assez fatigant. (Rassurez-vous, mon agacement est certainement lié aux maussaderies évoquées plus haut. L'humeur du lecteur est parfois plus importante que ses cogitations, elle les étouffe, les embrasse.)

2 septembre 2024.– Ciel à moitié nuageux (27°C). Forme paralympique. Douleurs cervicales et dorsales. Visite chez mon vieux médecin. Pour lui, tout est normal : c'est l'âge ! Relu Les Mémoires d'un tricheur de Guitry. C'est presque aussi bien que le film. L'entame est toujours géniale, la fin est étonnamment émouvante et le reste n'est pas en reste. Célérité, esprit, aujourd'hui Guitry n'est plus possible. La vitesse est ailleurs, quant à l'esprit, n'en parlons pas, y en a-t-il encore quelque part ? (je vais encore passer pour un vieux réactionnaire. Tout se boucle, tout se tient : c'est l'âge !). Pour la suite de mes pérégrinations lectorales, j'hésite entre plusieurs volumes : La guerre à neuf ans de Pascal Jardin, Cabanes d'Abel Quentin, le nouveau petit machin non fictionnant de Philippe Jaenada (je sais, je sais, rien de vraiment transcendant dans tout ça).

3 septembre 2024.– Ciel se couvrant (30°C). Lombalgie carabinée, je me déplace chichement avec toute l'habileté d'un vieillard valétudinaire. Retour dans le journal de Julien Green. Il voit Freaks, « une atrocité » qui le rend malade de dégoût. Deux pages plus loin, il enchaîne avec une longue digression sur la masturbation anale dans l'Antiquité et sur Dionysos qui, selon les traditions grecques, se branlait en s'enfonçant un doigt dans le cul. Tout cela est bien lourd ; je me demande si ce n'est pas plus dégoûtant que Freaks, qui est tout de même un bon film. Voilà les limites du nouveau journal de Green. Le non-expurgé prend le dessus sur l'expurgé, qui devient la part congrue. Tout le problème est là, car on sent bien que si l'expurgé est un peu travaillé (forcément, il était destiné à la publication), ce n'est pas le cas du non-expurgé qui est, comme je le disais plus haut, assez lourd, pas travaillé et redondant comme une mauvaise habitude (forcément, il n'était pas destiné à la publication). Voilà, ce que je dis est un peu embrouillé, mais j'ai mes raisons, j'ai mal au dos… Demain, labeur.

5 septembre 2024.– Ciel nuageux se dégageant totalement (31°C). Labeur. Nouveau premier ministre. Journée inutile.

Rien (ou presque). Profondeurs satinées, abris discrets où j'attends mon heure, qui viendra, ou pas.

6 septembre 2024.– Dernière journée estivale avant les frimas qui attendent, qui seront bientôt là (29°C). Toujours lombalgique, flottant dans une molle narcopée antalgique, sans inspiration et sans envie, perdant mon temps dans un rien pour ainsi dire ontologique. Une journée de plus gâchée, chiffonnée, jetée à la poubelle.

La guerre à neuf ans de Pascal Jardin. Ne pas se fier aux premières pages et à leur ton que l'on pourrait trouver un poil acrimonieux, par exemple à cette propre merde qu'une maîtresse voudrait que l'on bouffe. Non, le livre de Jardin vaut mieux que ça, disons qu'il est plus de mauvaise humeur qu'acrimonieux, donnant l'impression d'avoir été écrit par un gamin mal peigné, triste d'être un peu adulte avant l'âge légal. Pour le reste, c'est bien ce qu'on en dit : une belle galerie de portraits, Vichy regardé de biais et tout ce que vous voulez…

8 septembre 2024.– Ciel couvert, pluie fine, température en baisse, on en frissonnerait presque (20°C). Ma lombalgie s'éloigne, petit tour de vélo, pas loin de 20 km à une allure modérée qui m'aura semblé plus proche de Cingria que de Morand. Fini La guerre à neuf ans. Outre la qualité des portraits (la 4e de couverture parle d'un Saint-Simon en culottes courtes, nous n'en sommes pas loin), une certaine science de l'accélération historique, Vichy en synthèse avec la célérité d'un gamin qui comprend trop vite. Pour tout dire, ce n’est vraiment pas si mal que ça et c’est à coup sûr de la littérature.

« Coco Chanel porte le tailleur de collégienne androgyne qu'elle porte depuis vingt ans, celui-là même qu'elle a obligé un certain nombre de Françaises à porter jusqu'à nos jours. Elle me manifeste un intérêt qui me touche mais qui est fait d’agressivité permanente. Cette nuit-là, escortée de Missia Sert, elle m’attaque bille en tête : – Mon cher Pascal, tu ne sais rien, tu ne sauras jamais rien faire, tu es un bon-à-rien. En conséquence, il faut que tu apprennes à devenir maquereau. Ignorant la signification de ce terme, je le lui demande. Elle me l’explique. Vexé, je refuse. Méchamment, elle insiste, précisant que je devrais commencer tout de suite en lui faisant des frais. — Vieux poulet déplumé. Pourquoi ai-je dit cela ? Peut-être parce que j'avais sifflé les fonds de verre de plusieurs invités. La voilà qui prend une tête d’Indien sur le sentier de la guerre. Elle triture un moment son fabuleux collier de perles, qui a dû coûter la vie à cinq cent mille huîtres et à cinq cents plongeurs, puis elle me baille une calotte qui me fait exploser des pétards en pagaille à l’intérieur de la tête. Elle est sur sa lancée, moi aussi. Je lui retourne un soufflet qui sonne méchamment sur sa joue mate d’Aztèque. »

Je prépare ma valise. Demain, départ pour les rives du lac d'Annecy, où, malheureusement, la météo s'annonce loin d'être au beau fixe.


To be continued.


samedi 9 août 2025

Psychogeographie indoor (149)

 


I pay — in Satin Cash —
You did not state — your price —
A Petal, for a Paragraph
Is near as I can guess —

22 juin 2024.– Nuages denses, éclaircies parcimonieuses, vagues averses orageuses. Rien de vraiment estival (22°C). Commencé la lecture d’Outre-Terre de Jean-Paul Kaufmann. Napoléon et la bataille d’Eylau, Balzac et le Colonel Chabert, Antoine-Jean Gros et le préromantisme pictural, Königsberg transformée en Kaliningrad, la déglingue postsoviétique et un voyage en famille. Kaufmann fait avec tous ces ingrédients pour fomenter une petite affaire bien à sa manière. Je n’ai lu que cent pages qui ne m’ont pour l’instant pas déçu. On y voit très bien ce qu’est devenue Königsberg, soit un fief oublié qui a cessé d’appartenir à notre système pour mieux se réaliser comme une sorte d’entité soviético-galactique. On y perçoit aussi ce qui aura formé le Jean-Paul Kaufmann d’âge mûr, un rescapé ayant subi la loi d’individus absurdes (ses geôliers djihadistes), un type dégrisé de lui-même qui pourrait paraître froid, car il garde ses distances pour éviter d’empiéter chez autrui. Tout étant dans tout, peut-être aussi un autre Colonel Chabert ? Allez savoir ?

D’autre part, Libér(ation) publie un long article sur les hommes de la rue du Bac, un réseau rosicrucien à-peu-près gréco-romain et tout à fait pédophile où auraient sévi Gabriel Matzneff, Michel Tournier, Jean-François Revel, Claude Imbert et possiblement Emil Cioran. S’agissant de Matzneff, rien d’étonnant, de Tournier guère plus. L’étonnement est par contre de mise lorsque l’on pense à Jean-François Revel et encore plus à Cioran, que l’on n’imagine guère portant une toge romaine lubrique devant des lardons et lardonnes. Pour le reste, on se fiche totalement de Claude Imbert (supposé chef de la bande).

Élections. Ne votons pas extrême gauche, ne votons pas extrême centre, ne votons pas extrême droite. Votons extrême rien !

23 juin 2024.–  Ciel très nuageux, du vent (22°C).

Matin, dix kilomètres de dérive cycliste, suivis par la suite de l’affaire napoléonienne de Kaufmann (le chat de la voisine ronronnait sur mes genoux). Belle coalescence entre intime et grande histoire. Description terrible du champ de bataille d’Eylau. Un bourbier, un magma gluant de troncs écrasés, de ventres déchirés… Ce magma gluant duquel émergera Hyacinthe Chabert, colonel de son état. L’indifférence de Napoléon face à tout ça, pour tout dire, l’indifférence de Napoléon face à toute chose.

Après-midi, jardinage, taille des haies, rempotages divers et variés. Pour tout dire, guère d’activité sexuelle.

24 juin 2024.– Larges variations. Impression de passer d’une saison, d’un continent à l’autre plusieurs fois dans la journée. Cependant pas la moindre trace d’exotisme corrélatif (26°C). À défaut d’offrir le procès-verbal de mes aventures sexuelles, ce vague journal me permettait jusqu’à présent d’établir le procès-verbal de mes lectures, ce n’était pas grand-chose et c’était toujours ça. Évidemment, au bout d’un certain temps, il est possible qu’une certaine lassitude se soit installée, chez moi et encore plus chez mes hypothétiques lecteurs. Voilà pourquoi je compte diversifier ma petite entreprise en leur proposant désormais le procès-verbal de mes courtes escapades pédestres et vélocipédiques ainsi que le procès-verbal de mes activités potagères (rassurez-vous, toujours rien de sexuel). Ainsi, ce matin ai-je fait une courte randonnée d’une quinzaine de kilomètres qui, entre parcs et jardins, m’aura mené sur un belvédère situé aux lisières de la ville de Lyon. Mon point de vue, surplombant, forcément surplombant, était tout ce qu’il y a de plus stratégique et m’a permis d’observer avec tout le recul nécessaire les divers quartiers. Il me semble que la distance était bonne puisque, de si loin, je n’ai détecté aucune présence humaine dans une agglomération qui compte pourtant plus de deux millions d’habitants. Pour tout vous dire, ce que j’ai vu tenait plus du machinisme que de l’organique humain un peu pénible. Des véhicules, voitures, bus, camions et trains, des grues, des buildings lointains, de vieux toits de tuiles rouges, deux fleuves qui se rejoignent. Ce fut comme un retour à l’enfance, l’enfance des maquettes et surtout pas celle des écoles et des relations humaines. Pour ce qui est de la partie potagère de ma journée, fait un tour dans une jardinerie (heureusement fort dépeuplée) où j’ai acquis quelques œillets, géraniums et autres fleurs que je planterai demain. Ah oui, j’oubliais, pour ce qui est de la partie lectorale de ma journée, bien avancé dans l’Outre-terre de Kaufmann. L’odeur des ex-pays communistes. Une odeur d’œuf pourri (l’odeur de la lignite, un charbon bon marché). Le bruit des champs de bataille napoléoniens. Le son bref et aigu des balles qui frôlent l’oreille et l’âme. Les notes étranges émises par la marine américaine au Liban pendant la guerre du Chouf (une chambre à air qui éclate). Eylau et Beyrouth, tout se boucle (mais rien n’est vraiment sexuel).

25 juin 2025.– Beau temps chaud, comme si c’était possible ! (28°C). Randonnée matinale. Lotissements à la mode américaine, pelouses suburbaines suivies de nombreuses villas bourgeoises de mauvais goût palladien, trois ou quatre vieilles maisons de maîtres en fond d’impasse. Des sentiers, des bois et sous-bois et, au loin, la masse blanche et indifférente de quelques grands ensembles se détachant sur le vert. Peu de présence humaine, guère de circulation automobile. Rien à redire, l’accord entre tout ce que j’ai traversé m’a semblé respecté (notons que mes chemins auront été de traverse). Après-midi, quelques plantations, un chapitre de Kaufmann et puis ces lignes de Maurice de Guérin, qui me semblent être ton sur ton avec mes sentiments du moment : « Paris, le 20 août. Quitter la solitude pour la foule, les chemins verts et déserts pour les rues encombrées et criardes où circule pour toute brise un courant d’haleine humaine chaude et empestée ; passer du quiétisme à la vie turbulente, et des vagues mystères de la nature à l’âpre réalité sociale, a toujours été pour moi un échange terrible, un retour vers le mal et le malheur. À mesure que je vais et que j’avance dans le discernement du vrai et du faux dans la société, mon inclination à vivre, non pas en sauvage ni en misanthrope, mais en homme de solitude sur les limites de la société, sur les lisières du monde, s’est renforcée et étendue. Les oiseaux voltigent, picorent, établissent leurs nids autour de nos habitations, ils sont comme concitoyens des fermes et des hameaux ; mais ils volent dans le ciel qui est immense ; mais la main de Dieu seule leur distribue et leur mesure le grain de la journée ; mais ils bâtissent leurs nids au cœur des buissons ou les suspendent à la cime des arbres. Ainsi je voudrais vivre, rôdant autour de la société et toujours ayant derrière moi un champ de liberté vaste comme le ciel. Si mes facultés ne sont pas encore nouées, s’il est vrai qu’elles n’ont pas atteint toute leur croissance, elles ne feront leur développement qu’en plein vent et dans une exposition un peu sauvage. Mon dernier séjour à la campagne a redoublé ma conviction sur ce point. » (Journal, lettres et poèmes)

27 juin 2024.– Vague tiédeur virant à l’orageux (31°C). Labeur. Sieste impossible. Karcher à droite, ponceuse à gauche. Lu trois pages des Cahiers de Cioran. Nothing else.

28 juin 2024.–  Tiédeur orageuse (32°C). Labeur. Problèmes domestiques. Rien lu.

29 juin 2024.– Chaleur humide poisseuse, patibulaire (30°C). Vélo matinal. Quinze kilomètres à la fraîche. Chemin faisant, croisé une sorte de réunion de bourgeois bohèmes. Que faisaient-ils ? Était-ce là un comité de vigilance antifasciste en formation ? Il faut dire que la France tremble, car demain ce sont les élections législatives et la menace gigote. Rentré à bon port, aucun barrage sur ma route, fini L’Outre-Terre de Jean-Paul Kaufmann. Je n’aurais pas dû laisser la soixantaine de pages qu’il me restait à lire en attente. En reprenant ma lecture, je n’ai ressenti qu’un vague ennui (il ne faut jamais laisser un livre de côté pendant quelques jours, il se venge toujours quand on le rouvre). De surcroît, Kaufmann ne parle d’aucune menace fasciste mais plutôt de Napoléon et du collectivisme défraîchi. Disons que l’encombrant n’est pas loin. Après déjeuner, longue sieste, assez dérangé par le petit félidé de la voisine (en fait, il s’agit d’une petite félidée) qui m’a réveillé en me léchant les oreilles et en faisant un semblant de roupillon sur mon large ventre tout en effectuant de grandes séances de patounage. Tout cela était bien périlleux. Je me demande si cette petite bestiole-là n’est pas un peu fasciste elle aussi… Pour revenir au fascisme, relu ce que Pasolini pensait du fascisme et de l’antifascisme dans un monde démocratique dominé par le marché. Évidemment, il avait tellement raison. (Vous pouvez me jeter des pierres, allez-y !)

30 juin 2024.Large plafond nuageux (21°C). Météo maussade, humeur maussade. Journée empreinte d’un lymphatisme plus que prononcé, j’attends le résultat des élections avec un aquabonisme lassé, imaginant sans peine le pire tout en haussant les épaules devant les pleurnicheries de ceux qui l’auront porté à l’insu de leur plein gré. Malgré tout, lu trois ou quatre chroniques de Bernard Frank, représentant d’une gauche plus gastronomique que morale. D’autre part, je fais mes valises. Demain, départ pour l’Auvergne, qui, je l’imagine, sera toujours située en zone libre.

1er juillet 2024.– Murol. Ciel à moitié nuageux (18°C). Arrivé à bon port. Grande quiétude des lieux. Sacrifié un Saint-Nectaire en fondue (plat pas forcément de saison mais il faut bien céder un peu à l’exotisme des lieux), bu un petit blanc local… Sinon, pour ce qui est du monde, ceci : en dehors de quelques irréductibles Bretons, la carte des résultats des élections d’hier soir explique tout. Comme il y a deux Amériques qui vivent dans le même pays mais pas sur les mêmes territoires, il y a deux France qui vivent dans le même pays mais pas sur les mêmes territoires. Une solution : que l’une, la France « périphérique », demande son indépendance et que l’autre, la France Uber Eats, se rallie au grand consortium européen. Soit un cauchemar vaguement pétainiste d’un côté et un cauchemar néo-libéral de droche et de groche de l’autre. Quant à moi, je me fiche un peu de tout ça, je suis ma propre principauté.

2 juillet 2024.– Chambon-sur-Lac. Bruine pour ainsi dire écossaise, rien d’estival (16°C). Château de Murol et tour du lac Chambon, randonnée de faible intensité, miracles de la nature qui parfois reprend ses droits.

3 juillet 2024.–  La Bourboule. Quasi frimas (6°C→15°C). Col de la Croix-Morand, pas de sentiments d’abandon mais un certain pincement d’ordre muratien. Mont-Dore et La Bourboule, architecture et thermalisme, soit une certaine idée de la civilisation.

4 juillet 2024.– Besse. Bruine et vagues éclaircies, temps pour ainsi dire breton (15°C). Saint-Nectaire : en dehors du fameux fromage, magnifique église romane. Besse, jolie et médiévale, un peu piège à touristes. Tour du lac Pavin. Sur mon chemin, croisé Mathieu Madénian, l’acteur druckerien, et une équipe de tournage de TF1 pleine de professionnels de la profession : des cuistots, des régisseurs en veux-tu en voilà, un type préposé au café et un autre aux cakes aux fruits. Madénian, posé sur une petite chaise en plastique, semblait s’ennuyer comme un ragondin sous la bruine. Je crois qu’en me voyant passer, il a failli me demander un autographe.

7 juillet 2024.– Beau temps avec quelques nuages élevés (24°C). Retour du Sancy que j’ai quitté avec une certaine nostalgie. Ici, tout semble plus terne, moins vert, lourd. Dans la matinée, lu Neuf mois, court récit où, dans une première partie, Philippe Garnier raconte l’agonie de sa femme : son cancer de l’estomac, la morphine, son refus de s’alimenter pour accélérer une fin qui devient programmée… La seconde partie est moins dure, c’est plutôt un autel, une « chambre verte ». Garnier se souvient de sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme pendant plus de trente ans. On retrouve sa précision habituelle, son goût du détail un peu maniaque, mais cette fois-ci appliqué à sa propre histoire. Le tout, cette première partie et cette seconde partie, donne un résultat sec et beau, et laisse le lecteur avec quelques nœuds dans la gorge. On pense un peu aux livres-autel de Joan Didion, c’est un compliment. (Je n’en dirai pas plus, je ne suis pas très inspiré)

8 juillet 2024.– C'est l'été (28°C). En Auvergne, tout le monde répondait à mes bonjours. Ce matin, lors de ma petite promenade, une seule personne a répondu à mon bonjour, c'est peu. Peut-être que ceux que j'ai croisés étaient des électeurs du Rassemblement national ? Hier ils étaient plus de dix millions et ils ont perdu face aux six millions du camp d'en face, ce qui, en y réfléchissant, n'est guère compréhensible et expliquerait certainement ce manque d'entrain face à mes bonjours. J'ai cependant des doutes, car il me semble avoir croisé quelques spécimens non labellisés fascistes. L'impolitesse me semble assez bien partagée. Sinon, mes voisins sont toujours aussi bruyants, au-dessus, à côté et encore à côté… Ils me disent bonjour quand je les croise, mais je sens bien qu'ils se forcent. Ont-ils voté utile ? Quant à moi, je ne vote plus depuis quelques années, je ne fais plus « barrage », tout cela me fatigue assez… Un autre type qui fut assez fatigué par la politique, c'est Alain Chany. « Tiré à part », fils de Pierre Chany (meilleure plume de L'Équipe ad vitam æternam), auteur de L'Ordre de dispersion, livre culte sur l'après 68. Assez à l'image de ce qu'avait pu faire avant lui un Joseph Delteil, il disparaîtra, se repliant dans le Gévaudan, en Haute-Loire, comme s'il repliait un décamètre, comme ça, par lassitude et peut-être aussi un peu par distraction. Dans Une sécheresse à Paris, l'un des rares écrits qu'il a laissés avant de trépasser avant l'heure légale dans un accident vaguement agricole, on le retrouve un peu de guingois, zigzaguant entre Belleville et Auvergne, trébuchant dans d'heureuses alcoolémies alimentées par son philosophe préféré : Heineken. On pense parfois à une sorte de Vialatte moins cintré, on pense à Henri Calet, on pense à l'Éric Holder des chroniques, ce genre de types un peu à côté de tout, avec les autres mais loin des grandes affaires du monde, souvent tanguant, mais toujours avec une belle patte humaine. La patte humaine, c'est parfois simple comme un bonjour…

9 juillet 2024.– Premières chaleurs qui ne vont pas durer, car là, au-dessus de mon auguste personne, c'est un nuage et puis du vent. L'orage n'est pas loin (34°C). Lever huit heures, douche, petit-déjeuner, lecture de l'Équipe du jour. Cabrioles avec la petite félidée de la voisine de gauche, suivies par dix kilomètres de dérive vélocipédique assez inspirés par les méthodes helvétiques jadis importées par Charles-Albert Cingria. Emprunté quelques chemins de traverse pas forcément autorisés (que voulez-vous, je suis un maverick, un outlaw). Cependant, trop de voitures, retour assez rapide vers mon petit intérieur, posé mon vélo, changé de chaussures – c'est à cet instant de la journée que la petite félidée de la voisine m'a léché les pieds – puis départ pour une courte virée pédestre. Tour par le cimetière (mes morts étaient toujours là), tour par l'hôpital et son parc de quatre hectares où, sur un banc ombragé et à côté d'une poule, d'un poney et d'une chèvre (ce sont des animaux thérapeutiques), j’ai poursuivi la lecture de la petite affaire d'Alain Chany entamée hier (on notera que l'hôpital fait office de maternité et de maison de retraite, avec le cimetière avoisinant, tout est parfait, tout est bouclé). Au bout d'une heure, le charme des lieux se dissipant peu à peu, choisi de changer de spot de lecture et me suis dirigé vers un autre parc et un autre banc situé à moins de cinq cents mètres de là. Fini le Chany, on peut y lire des choses comme celle-ci : « Pour contribution sociale à la vie vacancière – et, m’étant mis en tête, ce soir-là, de croire aux vertus de l’idiotie estivale – j’allai, tel un employé du Club Méditerranée dont certains collègues se demandent quand même s’il ne tient pas un journal, à la cuisine, chercher des boissons fraîches et des fruits de la passion. » Il y a pire.

Nouveau retour vers mon petit intérieur, enlevé mes chaussures, bu un litre d'eau d’Évian et repris une douche. À treize heures, déjeuner de prolétaire : salade de tomates, steak haché, frites, pomme, café et rosé d'Ardèche. Sieste consécutive (le rosé d’Ardèche, que voulez-vous) puis léger retour dans le Journal de Julien Green où il était question de Gide et du yoyo… Toute une histoire : « Rivière nous racontait que Gide, étant venu déjeuner chez lui, la conversation était tombée sur le yoyo qui fait fureur à présent. “Quel jeu stupide !”, s’écrie une dame. — N’est-ce pas, madame ? », répond Gide, et il sort aussitôt de sa poche un yoyo qu’il lance en avant avec une habileté consommée. Il est parti peu après, disant qu’il avait rendez-vous avec un professeur de yoyo, un “type épatant”. »

Voilà, j'en suis là, la petite félidée de qui vous savez ronronne sur mes genoux, je vais regarder l'arrivée du Tour de France cycliste à la télévision.

10 juillet 2024.– Tiédeur et queue d'orage (27°C). Journée légumineuse et patibulaire. Guère de motivation. Lu dix pages de Cingria et trois chroniques de Bernard Frank. Tour de France et valises. Demain, direction l'Ardèche.

12 juillet 2024.– Vals-les-Bains. Les orages se dissipent au fil de la journée (27°C). Visite d'Aubenas : joli château, joli centre historique, mais beaucoup de devantures abandonnées, encore les stigmates d'une France périphérique à l'agonie. Le petit village d'Ailhon est moins déprimant : église romane, maisons en pierre, sentiers bucoliques et tranquillité palpable. Rien à redire, c'était parfait.

14 juillet 2024.– Vals-les-Bains. Beau temps (30°C). Hier, visite de Vogüé et Balazuc, deux villages en bord d'Ardèche. Le premier est très bien avec un beau château et de belles ruelles (on parle de calades). Le second pourrait l'être aussi, mais il est totalement envahi par le flux touristique et des hordes de Bataves s'exprimant dans leur idiome barbare. C'est dommage. Aujourd'hui, visite d'Antraigues, village perché où le chanteur contestataire Jean Ferrat aura passé une grande partie de sa vie. Fait un tour au cimetière, sur sa tombe, et dans la maison qui lui est consacrée (ce n'est pas sa vraie maison, mais plutôt un petit musée sacrifiant un peu au culte de la personnalité). Sur mon chemin, croisé quelques clones moustachus, dont l'un portait un tee-shirt à l'effigie de son idole. Tous ces gens me semblaient assez imprégnés par les lieux et comme en pèlerinage. Poursuivi jusqu'à Mézilhac et son col (1119 m). Beau panorama sur le Gerbier de Jonc. Fini la journée dans la piscine de mon hôtel, tel une baleine échouée.

15 juillet 2024.– Vals-les-Bains. Nuages mordant les montagnes. Bruine (25°C). Journée en partie gâchée par une cervicalgie tenace. Néanmoins visité Meyras et Jaujac, deux villages assez préservés du flux touristique.

17 juillet 2024.– Journée estivale (27°C). Retour d'Ardèche. Cervicalgie toujours tenace, quasi impossibilité de tourner la tête vers la gauche, ce qui, en termes politiques, pourrait m'attirer quelques ennuis. Commencé Les chemins parcourus, l'autobiographie d’Edith Wharton. Très élégant voyage à rebours, chic du style (bonne traduction), éloge du teint, de la transparence de coquillage, du blanc lactescent, des joues roses et des mains opalines que l'on aimerait tenir dans les nôtres, qui le sont moins. Évidemment, cela n'arrivera pas. La jeunesse d'Edith Wharton, c'était il y a cent ans. On aurait aimé papillonner à cette époque (enfin, en tant que bourgeois, cela va sans dire).

18 juillet 2024.– Tiédeur (33°C). Courte randonnée pédestre matinale. Entre parcs publics et petits coins à l'ombre, continué la lecture des Chemins parcourus d'Edith Wharton. La jeunesse d'une cocotte opaline. Ses voyages en Europe, Paris et l'Italie, du canotage et même de la navigation en haute mer. Un mariage, et puis quelque chose de proustien, des réminiscences, des lumières, des couleurs, des étoffes… « Les volants et les traînes glissaient alors sur le tapis de velours rouge de l’escalier jusqu’au salon blanc et or avec ses fauteuils capitonnés de satin pourpre et ses volumineux rideaux de même tissu frangés de festons bouton-d’or. Les messieurs se rasseyaient devant leur bordeaux ou leur madère de bonne importation, bientôt suivis de café et de havanes. » Mort un peu trop brutale de Benoît Duteurtre. Quand je pense à son caractère, je pense à une chose toute simple : la gentillesse. On peut être acerbe et gentil tout à la fois, c'est même une forme d'élégance.

19 juillet 2024.– Éclaircies et passages nuageux parfois denses (30°C). Dix kilomètres à pied. Me suis un peu perdu dans un bois. Étonnement devant la nature qui reprend ses droits, là, à moins de quinze kilomètres de la deuxième agglomération française. Après ces efforts pédestres, avancé assez faiblement dans les souvenirs d'Edith Wharton. Lu une petite cinquantaine de pages sur ma chaise de jardin avec un chat ronronnant sur les genoux. Les débuts de Wharton dans le milieu littéraire, des débuts qui auront tenu du concours de circonstances, de l'accidentel, ce genre de choses…

Mort de Patty Waters, chanteuse mallarméenne assez oubliée qui savait faire avec la beauté. Pour l'occasion, qui est triste, je recopie ce petit texte écrit il y a une dizaine d'années :

« Qu'est-ce que la beauté ? L’agonie des amours, la naissance de la rancune ? Qu'est-ce qui est laissé après ? Qu'est-ce qui sait s’endommager en moi (nous) ? Encore, encore dans vos yeux, moins d’électricité. Pourquoi de si vaporeuses pensées ? La beauté, c’était Patty Waters et son album Sings (1966). Écurie ESP et tout le tremblement. Sept splendides ballades écroulées et un titre total free : Black is the Colour of My True Love’s Hair, entre Dolphy, Ayler et la manière compliquée de Buckley père ; un disque « sublime », mais d’une tristesse… L’agonie des amours, la naissance de la rancune et la boule qui monte du creux de la poitrine vers le fond de la gorge. Qu'est-ce qui sait s’endommager en moi (nous) ? Alors, il reste les fragrances oubliées qui remontent avec (et dans les souvenirs), et le disque qui tourne… C’est beau à pleurer et on pleure. Le disque tourne et la beauté apaise et déchire, cloue sur place comme une lance. La beauté est une lance, me voilà cloué et stoïque. »

20 juillet 2024.– Première grosse tiédeur (35°C). Journée essentiellement consacrée à la chose cycliste. Matin : une vingtaine de kilomètres, plus de cinq cents mètres de dénivelé positif. Après-midi plus tranquille, entre deux phases de narcolepsie, Tour de France télévisé. Étape dans l’arrière-pays niçois, pas mal. Rien de vraiment fatiguant. Par ailleurs, quelques pages de Mademoiselle Wharton. Les débuts un peu croquignolets de l’automobilisme, Henry James qui pointe son nez. Ce genre de choses.

21 juillet 2024.– Orages se dissipant (26°C). Vaguement malade, guère d’entrain. Un peu ennuyé par Les chemins parcourus de Wharton. On a beau y trouver un Henry James rieur, taquin, jubilant et malicieux, le reste, notamment les histoires de bourgeoisie londonienne, tombe un peu des yeux.

22 juillet 2024.– Matinée nuageuse, après-midi ensoleillée, ainsi vont les choses et la météo (26°C). Toujours un peu malade et léthargique. Motivation frôlant le létal, rien pour moi. Dans le livre d’Edith Wharton, le milieu culturel parisien remplace avantageusement la grande bourgeoisie londonienne. On peut y croiser Jacques-Émile Blanche, Charles du Bos, Henri de Régnier et son monocle et un très jeune Jean Cocteau. Wharton rencontre aussi Rilke (en Allemagne), découvre Proust et est toujours très amie avec Henry James (qui parle un français parfait et sans accent). Tout semble aller pour le mieux, mais voilà l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo, voilà la Première Guerre mondiale. Tout se complique.

23 juillet 2024.– Larges éclaircies ponctuées par quelques passages nuageux parfois denses (27°C). Toujours un peu malade, sans envie notable de sautiller plus que ça. Néanmoins, j’ai fait un petit tour à pied, cinq kilomètres d’effort modéré, c’est toujours ça… Pour ce qui est de la partie la plus lectorale de ma faible existence, j’ai finalement été un peu déçu par les mémoires d’Edith Wharton. Le début est très bien, plein d’effluves que l’on pourrait croire proustiennes, mais on se perd trop vite dans les mondanités, le « carnet d’adresses ». Surtout, Wharton ne parle que très superficiellement d’elle-même, ce qui pourrait ressembler à un léger problème. Rien sur ses multiples dépressions, rien sur ses relations un peu particulières avec un époux assez toqué, rien sur le vrai amour de sa vie, le journaliste Morton Fullerton. Il y a certes des portraits, deux ou trois récits de voyages, de belles pages sur son amitié avec Henry James, et quelques jolies figures oubliées qui passent en filigrane (Charles du Bos, Henri de Régnier, Jean-Louis Vaudoyer), mais tout est sage, bien peigné, trop bien peigné.

Demain, retour au labeur après quatre semaines de congés. Perspective que j’envisage sombre et qui explique peut-être mon état physique depuis quatre jours (le psychosomatisme serait-il en cause ?).



To be continued




mardi 1 juillet 2025

Psychogeographie indoor (148)

 



Contort yourself, oh, contort yourself

Hey, baby, you better twist it, oh

You'll never, never, never resist it

Contort yourself, contort yourself, oh



23 mai 2024.– Averses orageuses, toujours pas de beau temps (20°C). Labeur immanquablement sinistre, fatigue corrélative. Court retour dans les Cahiers de l’ami Cioran, qui ne se sent pas en dehors de la société, mais plutôt en dehors de l’humanité, avec une vie qui n’est qu’une « suite de cessations ». En complément, trois pages du Journal de Renard, qui lui pense parfois écrire une sorte de « littérature de furet ».

24 mai 2024.– Tempo sempre tempestoso (20°C). Alba alle 5:00. Lavoro. Siesta. Niente letto. Giornata inutile.

25 mai 2024.– Un peu de soleil, enfin (23°C). Lever à 8 h 00, douche, petit-déjeuner, 15 km de vélo (chemin faisant, récupéré Sur le fleuve Amour de Joseph Delteil dans une boîte à livres). Douche à nouveau, lecture de L'Équipe du jour, puis 10 km à pied agrémentés de belles pauses de lecture (en gros, vingt minutes de marche, trente minutes de lecture). La première m'a permis d'entamer Canisy de Jean Follain dans une sorte de sous-bois où l'on a cru bon de poser un banc public propice aux lecteurs égarés. Rien à redire, le tout était merveilleux. Le banc public perdu dans le sous-bois, et Follain aussi, surtout Follain. Dans Canisy, il raconte les lieux de son enfance avec une prose d'apparence simple, mais avec un ton et des couleurs qui ne doivent pas être si simples que ça à trouver (on parlera de simplicité naturellement travaillée). Pour vous donner une petite idée de ce qu'est son texte, il y a une page où, marchant dans la boue et voyant se fixer sous son pas le dessin de ses semelles, il se met à penser que la fugace trace d'une paire de chaussures à clous sur la poussière d'un chemin plus sec représenterait encore mieux un « sentiment émouvant de l'univers ». C’est pas mal, c’est très beau, c’est tout simple… Ceci lu et dit, sur les coups de midi, retour vers mon petit intérieur. Ménage à base de vifs coups de plumeau vialiattien, puis déjeuner : salade verte, poisson et tomates que l'on dit provençales, fromage et petit blanc. Joué ensuite un peu avec le chat de la voisine qui a fini ses cabrioles sur mes épaules de brute sélénite. Sieste sur ma chaise de jardin (le chat de ma voisine m’a réveillé en me léchant l'oreille droite), café expresso, vaisselle et retour dans l'enfance de Follain. Le merveilleux ne s'était pas envolé. Toujours cette formule de simplicité, cette façon de montrer et de ne jamais démontrer. Il faut chercher la simplicité. Soyons simples…

« Les grandes architectures de la nuit tombante : arcs de triomphe que formaient les branches au bout des avenues, labyrinthes des sentiers rafraîchis, stades des champs aux gradins de haies jusqu’à l’horizon, portiques et dolmens de nuages encadraient notre être enfant allant vers son destin. »

(Vous me pardonnerez ces quelques lignes mélangeant maladroitement style télégraphique et impressionnisme à la petite semaine.)

26 mai 2024.– Ciel se couvrant au fil de la journée et laissant deviner une certaine tendance orageuse pour les heures qui viennent (24°C). Ce matin, après mon tour de vélo, il y avait davantage de queue devant le fleuriste que devant la boulangerie, ce qui n'a pas manqué de m'étonner, car les queues dominicales devant cette dernière sont habituellement d'une longueur déjà quasi polonaise. Figurez-vous que, pas bien malin, je n'avais tout d'abord pas compris les raisons de ce que je constatais. Puis, soudain, tel le premier Claudel assommé par son pilier, j'ai ressenti comme une sorte d'illumination hébétée : aujourd'hui, c'était la Fête des Mères, cette vieille tradition pétainiste qui exige que l'on offre des fleurs une fois par an à sa maman ! Voilà donc ce qui explique la longueur de cette queue inhabituelle. Finalement, on est peu de choses. Pour rester dans les fleurs, cet après-midi, rempoté quelques géraniums et autres pâquerettes d'origine vaguement australe. Cette chose faite, retour dans le Canisy de Follain, et comme tout est dans tout, ces lignes : « Puis venait l'heure grave de l'arrosage des plantes en pot : une petite fille s'apprête à traverser la pièce avec un bol trop plein qu'elle tient avec une précaution immense, faisant mouvoir son jeune squelette, elle va passer, elle passe, elle est passée. »

27 mai 2024.– Pluie (18°C). Maussade comme le temps. Pas mis un pied dehors. Ah si ! J'ai sorti les poubelles ! Comme il le rappelle en citant José Ortega y Gasset, Follain est un homme qui aime simplement le passé. Oh, pas par traditionalisme — non, les traditionalistes veulent que le passé soit le présent — mais plutôt parce que le passé perd toute rudesse, parce que les vieilles pierres, les vieux murs, les vieux pavés et les fenêtres de notre enfance où l'on voyait se mouvoir des ombres ; tout cela n'accrédite pas le futur, tout cela rêve le futur : « En montant la rue Corne-de-Cerf, je frôlais de mes mains la rampe de fer qui avait perdu la chaleur du jour et prenais conscience du métal froid qui poursuivait son rêve de matière forgée. Puis, comme je regardais à nouveau tous les points brillants du ciel, mon père me redisait que certains étaient, à proprement parler, non pas des étoiles, mais des planètes où s'était peut-être, comme sur terre, répandue la vie. » 

Demain, labeur…

28 mai 2024.– Beau temps, quelques nuages élevés (21°C). Ce matin, lever 5 h 00, soulevé un nombre considérable de produits manufacturés en Chine. Cet après-midi, entre la musique brésilienne de la voisine de droite et la tondeuse du voisin de gauche, vague impression d’assister à un concert de Throbbing Gristle. Dans de telles conditions, sieste impossible, lecture problématique. Malgré tout, picoré chez Cioran et Léautaud. Le calme revenu, sombré dans une sorte de narcolepsie qui n’avait rien de vraiment heureux. Ce sera tout pour aujourd’hui.

29 mai 2024.– Couverture nuageuse épaisse (21°C). Labeur, aucune satisfaction autre que pécuniaire. La prostitution n’est pas loin. Rentré, ce n’est pas mieux. Piaillements des voisines et de leurs enceintes Bluetooth. Sieste impossible, lecture impossible. Mon cerveau ne supporte plus la contention forcée, trop soutenue ou intempestive des bruits non désirés.

30 mai 2024.– Ciel plombé dégageant sous l’effet des rafales de vent et laissant peu à peu place à des teintes finalement saisonnières (21°C). Ce matin, lu Feu mon histoire d’amour d’Alain Bonnand. Cent quinze pages boulottées en moins d’une heure vingt. Pas mal du tout, vrai beau style entre des concisions dignes de Vivant Denon et quelque chose du vieux Chardonne et du jeune Berthet. Élégance, désinvolture un peu désincarnée, on apprécie tout ça. Et puis, aussi quelque chose de plus intriguant, de plus trivial. Le héros de Bonnand tombe dans les amours ancillaires comme on pourrait tomber dans les escaliers. Il se « tape » toutes les femmes de ménage du collège où il officie faiblement comme surveillant. On rigole presque, c’est toujours aussi bien écrit et, malgré la trivialité des situations, toujours élégant. Faut-il en conclure qu’en littérature le style fait tout et les situations relatées pas grand-chose ? (Ce livre date de 1988, c’est-à-dire il y a des millénaires. Aujourd’hui, au point où en sont rendus les « rapports » homme/femme, il ne serait peut-être même pas écrit et en tous les cas pas publié. D’ailleurs, Bonnand a presque disparu de la circulation.) Cet après-midi, entamé Vingt ans avant, volume résolument plus replet rassemblant un choix des chroniques que Bernard Frank avait données au Matin de Paris entre 1980 et 1985. Dans la préface, qui est épatante tout en n’oubliant pas d’être un peu drôle, il explique que, bien malgré sa réputation de lymphatique en chef, il a dû écrire plus de cinq mille pages de chroniques pour l’Observateur, Le Monde ou Le Matin de Paris, puis il conclut par ceci : « Comme on le voit, ce ne sont pas les projets qui manquent. Mais c’est si bien de ne rien faire. Et plus les jours nous sont comptés, plus il est doux de passer son temps. »

1er juin 2024.– Nuages, vent et pluie. Temps toujours épouvantable. Cela dure depuis bientôt trois mois. Faut-il s’en réjouir ? (18°C). Lu À l’ombre des majorités silencieuses de Baudrillard. Opuscule assez court, ce qui ne l’empêche pas d’être baudrillardesque en diable. L’ami Jean effectue de jolies pirouettes autour de la notion de masse, cette entité poussive et amorphe qui ne sera jamais un « sujet » moral ou politique mais plutôt une sorte de trou noir qui absorberait toute énergie, toute information pour mieux ne rien en faire. Bref, pour lui, la masse (silencieuse) n’est qu’un concept inventé pour mieux faire disparaître la politique (au sens noble, celui de la vie de la cité), un symptôme de l’hyperréalité. Soit une réalité simulée, une réalité non réelle. Évidemment, énoncé comme cela, le menu pourrait paraître un peu lourd à digérer. Il n’en est rien, car toutes ces fines théories sont peintes avec des couleurs croquignolettes, des couleurs de poète illuminé par ses propres idées (on pourrait dire que Baudrillard, c’est plus que de la sociologie, ou alors une « autre » sociologie). Le bouquin offre un autre petit texte en conclusion. Il y est question d’extase et de socialisme. Permettez-moi de trouver ce qui suit un peu marrant : « L’hypothèse serait que nous sommes actuellement en France dans une forme extatique du socialisme. Il n’est que de voir l’extase funèbre du visage de Mitterrand. L’extase caractérise généralement le passage à l’état pur, dans sa forme pure, d’une forme sans contenu et sans passion. L’extase est antinomique de la passion. »

2 juin 2024.– Bruine et brouillard, vent aigrelet. Un temps de Toussaint. Faut-il vraiment que je tamponne le trop fameux « réchauffement climatique » ? En attendant, j’ai froid aux pieds (15°C). Lu cent pages de Vingt ans avant. Ce spicilège de chroniques me semble pour l’instant un peu trop lié au marigot politique et au tout petit monde littéraire du début des années quatre-vingt. Grande présence du socialisme mitterrandien, beaucoup de règlements de comptes avec Pauwels et d’Ormesson, quelques batailles de chiffonniers avec le Fig Mag. Reste que quand Frank parle d’autre chose, de livres par exemple, c’est tout à fait rond, gourmand, délicieux.

Des questions ? Mes réponses au questionnaire que l’on dit de Bolaño :

Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

Rien.

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?

C’est un peu l’inverse, un écrivain c’est souvent celui qui remplit.

Qu’est-ce que la littérature française ?

Parfois c’est une idée de la tragédie grecque revisitée par le romantisme allemand, ce qui donne une certaine douceur : Giraudoux, par exemple. Parfois, c’est tout autre chose.

Camões, Álvaro de Campos ou Gonçalo M. Tavares ?

Alberto Caeiro.

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?

À peu près autant de choses que de la littérature neptunienne.

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Franz, mais j’aime beaucoup Emily.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

Bruce, évidemment.

Quel est le meilleur roman d’António Lobo Antunes ?

António Lobo qui ?

Si vous l’aviez connu, qu’auriez-vous dit à Pessoa ?

Comment faites-vous pour gérer tout ce petit monde ?

Et à Salazar ?

Dans ta gueule, Tapioca !

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?

Oui, des larmes de joie.

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? Le froid jusque dans la moelle des os ? La chaleur qui coupe le souffle ?

Oui, oui et oui. Ce qui fait beaucoup de oui.

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

Pas à ma connaissance, mais je suis monté en haut de la dune du Pilat.

3 juin 2024.– Temps toujours abominable, vent, averses, quasi froideur. Ceci dit, au moment où j’écris ces lignes, un peu d’espoir, presque un miracle : une éclaircie (16°C). Sur le fleuve Amour de Joseph Delteil. Deux jeunes gandins officiers de l’Armée Rouge tombent amoureux d’une voluptueuse Ludmilla, commandante d’un régiment de femmes de l’armée tsariste. Ils changent de camp par amour, désertent, la suivent jusqu’à Shanghai, rencontrent un petit télégraphiste bleu, les cadavres tombent, l’amour perdure… Voilà pour l’intrigue hautement improbable, un prétexte de pacotille qui permet à Delteil de déployer une prose plus poétique et luxuriante que mon coude gauche. Pour tout dire, c’est assez merveilleux, plein de couleurs chamarrées, d’humour en sous-main et de délicatesses cachées. Adoubé par Breton, Delteil fut une petite vedette littéraire au milieu des années vingt (du siècle dernier). On le verra ensuite de biais, car pas assez moderne, finalement trop paysan. Or, c’est ce qu’il était : paysan, vigneron et Languedocien. Rien de truqué dans son art, non, plutôt un don naturel, de la verve et de la candeur, un art pour les calembours, les coq-à-l’âne et les épithètes de cape et d’épée. Quelque chose de fruité, mais en beaucoup mieux que ce que j’en dis.

Après avoir volé la mine avec laquelle j’ai écrit ces mots, le chat de ma voisine vient d’emporter mon modeste feuillet. Va-t-il le lire ?

4 juin 2024.– Quelques belles éclaircies (22°C). Effectué une dizaine de kilomètres de psychogéographie pédestre qui m’ont mené au pied d’une pagode où j’ai fini Le Fleuve Amour de Delteil. C’était assez ton sur ton, en tout cas plein de couleurs mélangées. Rien à redire. Rentré dans mon petit home sweet home, j’ai bien vite retrouvé ma chaise de lecture sur laquelle j’ai poursuivi les chroniques de Bernard Frank que j’avais entamées avant-hier. Le chat de la voisine me regardait avec un lézard gigotant dans la gueule. C’est charmant, mais je pense que si j’étais plus petit et que le félin miniature de ma voisine était plus grand, c’est moi qui gigoterais entre ses crocs. Ceci dit, et pour en revenir à ce qui devrait nous occuper, c’est-à-dire la lecture, il faut savoir que le Frank chroniqueur est toujours joueur. On l’imagine aisément avec quelques écrivains gigotant dans sa belle gueule de gourmet lymphatique. Ici, il évoque beaucoup Nimier, un peu Morand, surtout, il donne de jolis coups de patte à Gide et à ses relents antisémites guère dissimulés. (C’est bien simple, on se demande comment Gide a bien pu passer le tamis à la Libération.) Moins appétissant : le labeur que je reprendrai demain. Sans entrain, comme d’habitude.

5 juin 2024.– Beau temps chaud, comme si c’était possible ! (28°C). Labeur, fatigue, rien lu. On pourrait croire que ce qui souffre durcit, mène à une prise de conscience plus profonde de la réalité et, parfois, à une sorte de sagesse détachée. Tout cela est certainement vrai, mais peut-être pas pour tout le monde. Par exemple, mes souffrances ne durcissent jamais vraiment et me rendent plutôt vaporeux et éloigné du réel, tout en ne m’apportant qu’une sorte de molle nervosité assez oxymorique. Disons que je suis un lymphatique en pire.

7 juin 2024.– Orages (25°C). Rien mais alors rien du tout. Une sorte de vide humide.

8 juin 2024.– Queue d’orage laissant place à un temps à demi nuageux mais bien chaud (28°C). Douleurs cervicales tenaces. Matin : coiffeur, ménage, joué avec le chat (qui est en fait une chatte). Déjeuner : tomates farcies, rosé. Sieste puis cinq chroniques de l’animal Frank lues sur ma chaise de jardin. J’en suis là. Ce soir, vie sociale, peut-être un restaurant. En tout cas, certainement quelques volutes alcoolisées en perspective.

9 juin 2024.– Éclaircies et passages nuageux parfois denses. Du vent. Humidité encore latente (23°C). Trop bu hier soir, encore vaporeux ce matin. Cela ne m’a pas empêché de faire mes quinze kilomètres de vélo, en zigzaguant. Malgré tout, rentré à bon port, attaqué assez mollement la lecture de Quelques pas ensemble, un opuscule dématérialisé d’Yves Martin trouvé sur un dangereux site de partage informatique assez prohibé par les autorités. Yves Martin, voilà un type qui m’intrigue depuis belle lurette. Que voulez-vous, son amour pour les petites filles et les prostituées, ses descriptions d’un Paris populaire et oublié, sa demi-clochardisation non avouée, mais pas du tout simulée. Sa poésie un peu tanguante et son faux laissé-aller d’ancien clerc de notaire. Tout cela me sied pour ainsi dire tout à fait. Seul petit hic, les trente pages que j’ai lues ce matin me sont passées au-dessus de la tête et je n’y ai trouvé que la vague mélodie d’une « petite musique » (je suis injuste, je suis vaporeux). Valises, demain départ pour la Bourgogne, Autun et les franges du massif du Morvan.

10 juin 2024.– Autun. Beau temps à peine dérangé par une courte cohorte de nuages (21°C). Sacrifice d’une andouillette, foie gras et ris de veau. Ma première journée autunoise aura été consacrée au plaisir des calories et à l’augmentation de mon cholestérol (je ne parlerai pas des boissons fermentées).

11 juin 2024.– Autun, ciel très nuageux se dégageant presque totalement (21°C). Visite des vestiges de la ville romaine, de ceux de la ville médiévale. Autour de ces vestiges et d’un centre historique assez joli, ce qui pourrait bien tenir de la « France périphérique ». D’autres vestiges, ceux des petits commerces abandonnés. La féerie morose des devantures désertées, un centre commercial patibulaire, des ronds-points et des logements sociaux au milieu des champs, dignes des temps collectivistes. Tout cela expliquant peut-être un peu le résultat des élections d’avant-hier.

12 juin 2024.– Autun. Ciel se couvrant au fil de la journée (18°C). Ascension du Mont Beuvray, exercice mitterrandien s’il en est. Mort de Françoise Hardy, tristesse.

13 juin 2024.– Autun. Beau temps ! (21°C). Un peu de route. Visite de Châteauneuf (château et petit bourg médiéval, charmant). Quelques kilomètres de dérive sur des routes communales, virant parfois au chemin vicinal. Croisé quelques tracteurs et presque rien d’autre.

14 juin 2024.– Autun. Journée globalement pluvieuse (21°C). Matin : musée. Après-midi : randonnées de faible intensité. Croisé quelques vaches…

15 juin 2024.– Nuages et éclaircies (22°C). Retour de Bourgogne. Retour sur ma chaise de jardin. Retour dans les Cahiers de Cioran.

16 juin 2024.– Quasi beau temps, rattrapé par une petite armée de nuages (24°C). Climat politique délétère, cervicalgie avec quelque chose de vaguement nauséeux, rien de bon, pas plus à l’extérieur qu’à l’intérieur. Néanmoins, petit tour de vélo, quatre chroniques de Bernard Frank, découverte de Michel Torga (sorte de Camus lusitanien). Il ne faut pas se laisser abattre.

17 juin 2024.– Large offensive estivale. Comme si c’était possible ! (28°C). Dix kilomètres à pied. Parcs et jardins. Guère de fureur, mais du bruit dans les deux. Trouvé un refuge relativement stratégique dans un tout nouveau petit square où, plus à l’ombre d’un platane que d’une jeune fille en fleur, j’ai lu Race et mémoire, une courte plaquette de Claude Lévi-Strauss (tout étant dans tout, le banc sur lequel j’ai posé mon modeste séant était orné de deux croix celtiques et de ce slogan : « France blanche »). Chez Lévi-Strauss, aucun petit poing brandi face au pire, non, plutôt une certaine finesse d’analyse. Il parle certes un peu de Gobineau et de sa théorie du non-mélange, mais surtout de différences culturelles, de la place de la civilisation occidentale, de la relativité de l’idée de progrès. J’imagine qu’aujourd’hui tout cela est un peu vu de biais par la doxa dominante. D’ailleurs, aux dernières nouvelles, Lévi-Strauss serait presque passé du côté du tendancieux : « On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. ». Après-midi consacrée à une non-activité sereine et relâchée. Sieste prolongée puis match de balle au pied télévisé (une compétition continentale venant de débuter, j’imagine qu’elle m’accaparera assez les quelques semaines qui suivent).

18 juin 2024.Premières chaleurs. Impression de passer de Reykjavik à Marrakech sans passer par Cork ou Paimpol (30°C). Matin, marche. Tous les deux ou trois kilomètres, différence des paysages, de l'architecture, de la sociologie des bâtiments même. Accorder tout cela aura tenu jusqu'à présent de la gageure, mieux, du miracle. Cela ne durera certainement pas, car tout ce qui se construit aujourd'hui semble être assommé par une sorte de catéchisme où les différences se noient dans une sorte d'ode au mélange qui tend à l'indistinction. Dans ce nouveau monde qui se fabrique, point d'accord, ou alors un accord neutre où plus rien ne se permet de sonner de guingois. Les nouveaux quartiers sont ainsi faits, voulant faire place aux différences, ils en deviennent indifférents, neutres et monocordes, sans musique et c'est bien là le problème du manque de frontières (évidemment, je ne parle pas de frontières autrement qu'en les voyant symboliques). Pour le reste, entre deux pas, je me suis réservé quelques pauses de lecture et suis retourné dans le Journal de Green. Rien à redire, il est toujours très cochon.

Après-midi, examen médical saumâtre. Demain, reprise du labeur.

20 juin 2024. Nette tendance orageuse (28°C). Labeur. Sieste. Football télévisé. Mort de James White (ou Chance), freluquet no wave, sax maniac… Pour l'occasion, je ressors ce petit texte écrit il y a une dizaine d'années. Ce sera mon hommage :

Quel drôle de vilain petit canard, ce James Chance ! À vouloir être James Brown, Albert Ayler ET Iggy Pop à la fois ! Tout blanc par-dessus le marché ! Vraiment n’importe quoi ! James Siegfried en fait (ça ne s’invente pas), petit lactescent maigrichon qui, fraîchement débarqué de son gloupissant Wisconsin, commence à faire le zozo dans les poubelles du Lower East Side new-yorkais… Poum, vlan, tchac ! On s’enfile de l’héro iranienne plus facile à trouver que la soupe Campbell. On se tortille tel l’épileptique moyen chez la pythie no-wave Lydia Lunch. On fait le zozo dans des formations free-jazz sous le regard affligé de types trop cools, et finalement, car il faut bien faire le malin, on s’attache bientôt à démembrer les cadavres de la soul, du rock et du jazz en leur insufflant une effarante succession d’électrochocs… Vlan ! Voilà donc un saxo pas langoureux, strident et tapageur, ça crisse sec. En sous-main, une guitare lacère le carambolage rythmique avec la régularité d’un psychotique armé d’un assez problématique coupe-chou. Chance, très freluquet, quand il lâche sa simili trompette, glapit ton sur ton des choses peu aimables et pas palimpseste en surcouche sur le tintamarre. Les Contorsions ! Le truc de James Chance : les contorsions ! Avec cette certitude que finalement ce qui compte vraiment pour lui, chétif blanc-bec tout maigre… eh bien… c’est la confrontation (les contorsions ?) avec le public… pas uniquement l’agression sonore qui carambole les esgourdes, non surtout la vraie, la bien physique chiffonnade ; celle qui passe par Iggy Pop et se souvient de la croquignolette pâtisserie des sinistres explosés actionnistes viennois ! Alors voilà, on démolit le visage d’un type à coups de saxophone alto (on altère le type), on mord le téton d’une fille, on tire très fort les cheveux d’une autre, on se jette sur une triste assistance de quidams lénifiés, on les gifle pour les réveiller un peu, on remonte sur scène le visage en sang, et hop ! c’est reparti pour un embrouillamini de saxo qui picote les oreilles avec la délicatesse d'une pelote d'épingles rouillées. Ce n’est plus de la musique, c’est du Pollock in vivo avec des secrétions, des démangeaisons, une masse crispée qui explose à la gueule… pur prurit de salopard sans conscience. Plus tard, devenu attraction no-wave, notre aigrefin se fait irascible, sax maniac tyrannique et métronomique avec ses musiciens, forçant le tempo dans une vitesse inabordable au commun des mortels. C’est lui le chef, c’est lui qui souffle. Il se trouve une sorte de Yoko Ono (Anya Phillips) qui l’habille et sème la zizanie. Il sort des disques encore tous raides de la scène (Buy The Contortions), d’autres quasi écoutables (Off White), se roule dans des postures aristocratiques « Je ne veux PAS avoir de rapport avec les gens ! » De Chance, il devient White, plus abordable… disco funky et moins punk jazz, toujours hargneux et encore raide, toujours aussi peu noir alors qu’il voudrait assurément l’être un peu… noir. Sa Yoko à lui meurt d’un cancer. Bientôt, il disparaît… quasi… et réapparaît… parfois. La musique est encore là ; avec la fragrance, la raideur, les yeux exorbités et les os qui craquent d’un héroïnomane tombé depuis quinze jours au pied de l’escalier. Du no bidule funky nihiliste pas pire que les DNA, qui eux jouaient avec des moufles… mais c’est une autre histoire.


To be continued.