« Il y a très peu de légèreté chez l’homme, il est lourd. Et alors maintenant, il est extraordinaire de lourdeur, depuis l’auto… L’alcool, l’ambition, la politique le rendent lourd, encore plus lourd, il est extrêmement lourd. Nous verrons peut-être un jour une révolte de l’esprit contre le poids n’est-ce pas, mais c’est pas pour demain, pour le moment on est lourds, c’est-à-dire en effet si j’avais à mourir, j’écrirai : il était lourd, voilà. » (L-F Céline)
9 septembre 2024.– Pluie (16°C). Doussard Haute-Savoie en bord du Lac d'Annecy. Si vous n'aimez pas le lac d'Annecy sous la pluie, si vous n'aimez pas ses montagnes, si vous n'aimez pas ses campagnes, allez vous faire foutre !
Hier soir, vu le come-back d'Adrian Monk sur TF1. C'était émouvant et leger.
10 septembre 2024.– Quasi beau temps (23°C). Doussard, toujours. Les nuages emportés par un Éole opportun, ma journée aura été compatible avec toutes les frasques touristiques possibles. Je ne les décrirai pas, cela ne doit pas avoir un grand intérêt pour vous.
11 septembre 2024.– Pluie et frimas (14°C). À Talloires, rien de torride, aucune trace du genou de Claire, mais une ambiance pour le moins scandinave. Bien à vous.
14 septembre 2024.– Ciel dégagé, vent glacial… Les températures les plus froides depuis cent ans dans la région (5°C -> 15°C). Retour du lac d'Annecy dans les quasi-frimas – sur ma route, de la neige sur les sommets et un vent piquant dans un genre lapon. Back in my home sweet home, les chats du voisinage m'attendaient, moustaches au vent. Entamé le nouveau Connelly sur ma chaise de jardin entre deux bourrasques. Voilà un bouquin qui offre l'avantage d'agglomérer tout son « univers » (dans le sens de l'agglomérat balzacien). Ainsi, retrouve t-on Harry Bosch, Mickey Haller et Renée Ballard. Rien à redire, c'est toujours divertissant, je suis assez client de ce que d'aucuns qualifieraient de polar prémâché. Tristesse : avant-hier, mort de Didier Roustan, type unique, journaliste sportif comme on n'en fera plus. Hier, bel hommage de Grégory Schneider dans les pages de Libé(ration) : « On confesse cependant, nous, être né au football ou plutôt à sa consommation télévisuelle lors de ces minutes-là. Quelque part au fil des notes de Toda Menina Baiana. Plaquées sur un stade de la Beaujoire (France-Belgique se déroulait à Nantes) nimbé de lumière, où le cadre, la musique et les attitudes de Luis Fernandez ou Michel Platini formaient un tout organique, parfaitement ordonné, disant l’euphorie et la joie. Et cette promesse d’éternité liée à l’enfance et au jeu. Une aspiration suffisante pour illuminer la vie d’un homme, fût-il simple téléspectateur. »
15 septembre 2024.– Soleil et vent, température matinale frôlant le glacial (6°C -> 12°C). Mon but de la journée : retrouver le soleil. Le soleil des extérieurs, des parcs et des bancs publics, le soleil sur ma chaise de lecture dans mon semblant de jardin. Drôle de sport qui m’a fait changer de lieu, de position au gré des ombres, plus que de raison. Une fois la teneur minimale en rayons solaires trouvée, poursuivi l'exploration du nouveau Connelly (Sans l'ombre d'un doute, c’est le titre, décidément l'ombre est partout et j’ai froid aux pieds). Connelly y multiplie les intrigues, pas loin de quatre, les entremêle, les noue et les attache entre elles. Cela forme une sorte de fil qu’il tire pour mieux ficeler sa matière : les multiples informations, la topographie, les détails de procédure, le fonctionnement des services de police, qui sont la base de son savoir-faire, que l'on qualifiera de journalistique. Certains trouveront certainement tout ça diablement ennuyeux, mais ce n'est pas mon cas. (J’ai le sentiment que ce que je viens d’écrire est un peu embrouillé, pardonnez-moi).
16 septembre 2024.– Fond de l'air toujours aussi frais, beau temps hivernal (15°C). Un groupe de sexagénaires caquetantes et leur coach sportive, des tondeuses plus que de raison… Aujourd'hui, les conditions lectorales extérieures furent un tantinet problématiques. C'est pourquoi, tel un fakir arthritique, je me suis replié sur ma chaise de jardin où, avec un chat tigré sur les genoux ou un chat roux sur les épaules, j'ai poursuivi et presque achevé la lecture du Connelly entamé avant-hier. Rien de puissamment littéraire, mais le savoir-faire emporte tout, et c'est parfaitement distrayant. Rentrée littéraire. Au hasard d'un scrolling hasardeux, j'apprends que le dénommé Nicolas d'Estienne d'Orves se ferait pratiquer quelques anulingus par une autrice de la maison Albin Michel. Tout cela est certainement diablement intéressant, mais a-t-on le droit de s'en foutre ?
17 septembre 2024.– Vent et nuages, météo sinistre (19°C). Not in the mood, de surcroît douleur dorsale persistante. Bouclé le Connelly. Fin bâclée (mais on s'en fiche), boulotté quelques chroniques goûteuses de Bernard Frank. Par ailleurs, l'un des leaders minimaux de La France insoumise fait l'éloge des « patrons éclairés ». On n'y comprend plus rien. Demain, labeur, sans entrain (mes patrons sont pourtant éclairés, ils écrivent en écriture inclusive).
18 septembre 2024.– Beau temps (21°C). Labeur, fatigue. Cioran, Cahiers, deux pages. Rien d'autre.
19 septembre 2024.– Ciel dégagé (23°C). Labeur. Léthargie sur canapé. Inspiration en berne.
20 septembre 2024.– Vague beau temps (25°C). Labeur. Toujours morose et sans vraie envie. Rien lu. Nouveau gouvernement. Pas de ministère de la Léthargie, c'est un tort.
1er septembre 2024.– Légers passages nuageux n’altérant pas le beau temps (26°C). Matin. Triathlon à ma sauce : quinze kilomètres d’essence vélocipédique, six kilomètres à pied sans user mes souliers, cent pages de lecture, le séant posé hasardeusement là où il pouvait, mais de préférence face au soleil. Après-midi, substitué mon triathlon par une sorte de duathlon constitué de phases de narcolepsie prolongée face au soleil (on parlera de sieste) et de lecture, toujours, car il faut toujours lire. La narcolepsie était très bien et la lecture seulement pas mal. Ah oui, quelle était donc cette lecture ? Pour tout vous dire, j’ai cédé aux sirènes de la rentrée littéraire et il s’agissait de Cabane d’Abel Quentin. Tout juste pas mal donc. Pas mal, car on retrouve un certain art dix-neuviémiste du roman, le côté houellebecqo-balzaco-philiprothien déjà présent dans les précédents opus du bonhomme (un bonhomme savamment dépeigné). Seulement pas mal, car cette science du roman n’engendre guère d’enthousiasme : l’intrigue semble dévitalisée tel un storyboard trop peaufiné et les personnages sont trop désincarnés. Je n’ai pas parlé du fond que tout le monde doit connaître (si ce n’est pas le cas, renseignez-vous par vous-mêmes, rien de compliqué, tout est en ligne). J’espère qu’il versera du côté du scepticisme anti-croissance d’un Jacques Ellul. Ce sera toujours ça, et il y a des indices qui me poussent à croire que Quentin basculera de ce bon côté-là.
Dix-sept heures. Le soleil tombe sous les toits, les nuages déboulent en troupeau. Ma sieste est finie, l’été aussi, un peu.
Lire Montaigne.
22 septembre 2024.– Il pleut dehors, c'est déjà l'automne (17°C). Météo oblige, aucune activité extérieure. Pas de chat, pas de bonne sœur en cornette, et pas le moindre rayon de soleil pour me réchauffer la nuque. Non, rien de tout ça… Cependant, j’avance résolument dans le Cabane de Quentin. Les personnages sont toujours aussi désincarnés et pas le moins du monde sympathiques (allez rendre sympathique un ectoplasme), mais on sent tout de même la matière romanesque, les informations que Quentin essaie de triturer pour élaborer sa petite entreprise font un peu avancer l’ensemble vers mes points d’intérêts. Il y a une certaine précision, des informations sur la Californie des années soixante, sur la France pompidolienne… On croise Ferdinand Lop, Aguigui Mouna ou Alexandre Grothendieck ; il fallait que le quasi quadragénaire Quentin sache déterrer de tels oiseaux oubliés (enfin surtout les deux premiers), il le fait, et c'est toujours ça.
Nouveau gouvernement et toujours pas de ministère de la Léthargie.
23 septembre 2024.– Nuages à foison, courtes éclaircies (20°C). De ces jours où rien ne va : problèmes domestiques, douleurs cervicales et dorsales, un nouveau chantier dans ma rue, on rénove, on rénove… Quentin, Cabane. La satire, un certain humour que l'on pouvait détecter dans Le Voyant d'Étampes semblent ici totalement absent (ou alors dans une fréquence, une sourdine que je ne parviens pas à capter). Au fil des pages, les personnages deviennent certes moins ectoplasmiques ; cependant, ils sont tous peu ou prou toujours antipathiques (l'humour est peut-être niché là). Pour ce qui pourrait me faire sautiller un peu, il y a surtout ce que je pointais un peu hier : les informations. On apprend certaines choses sur les boucles de rétroaction, sur l'écologie profonde ; tout cela n'est pas mal et même parfois vraiment intéressant. Tout étant dans tout, et par le biais assez détourné de l'infréquentable Marc-Édouard Nabe, je me souviens de Pierre Fournier, un dessinateur et pamphlétaire écologiste disparu très tôt. Il me semble avoir quelques points de coalescence avec l'histoire racontée par Quentin.
24 septembre 2024.– Nuages, nuages (18°C). Inspiration frôlant le létal, je n'y suis pas, mes mots ne sont pas là non plus, ce vague journal m'ennuie, peut-être faudrait-il qu'il disparaisse.
Dans sa seconde partie, le bouquin de Quentin devient une sorte d'enquête policière, passe de la troisième personne du singulier à la première, et laisse un peu plus de chance à des personnages qui prennent un semblant d'épaisseur. Comme l'intrigue s'ancre également un peu mieux, le tout devient presque bon. Disons que le contrat est rempli et qu'en dehors d'une conclusion un peu trop facile, le savoir-faire romanesque est bien là (reste à savoir si tout cela est vraiment de la littérature).
Lire Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? de Jacques Ellul.
25 septembre 2024. – Du vent, on annonce une tempête (20°C). Labeur, fatigue corrélative, tout cela dans quel but ? Tout étant dans tout, chez Jacques Ellul : « Le travail, c’est la liberté. C’est bien la formule idéale de ce lieu commun. Ce qu’il faut qu’il tienne quand même à la liberté, le bonhomme, pour formuler de si évidentes contre-vérités, pour avaler de si parfaites absurdités, et qu’il y ait de profonds philosophes pour l’expliquer « phénoménologiquement », et qu’il y ait d’immenses politiciens pour l’appliquer juridiquement ! Mais bien sûr, c’est exactement dans la mesure même où le bonhomme est encaserné dans les blocs, lié à la machine, enserré dans les règlements administratifs, submergé de papiers officiels, tenu sous l’œil vigilant des polices, percé à jour par la perspicacité des psychologues, trituré par les impalpables tentacules des Mass Media, figé dans le faisceau lumineux des microscopes sociaux et politiques, dépossédé de lui-même par toute la vie qu’on lui apprête pour son plus grand bonheur, confort, hygiène, santé, longévité, c’est dans la mesure même où le travail est son plus implacable destin, qu’il faut bien (qu’il faut bien sans quoi ce serait intolérable et porterait immédiatement au suicide), qu’il faut bien croire à ce lieu commun, se l’approprier avec rage, l’enfouir au plus profond de son cœur, et credo quia absurdum, le transformer en une raison de vivre. Ce que les gardiens vigilants espéraient précisément. »
26 septembre 2024. – Pluie, pluie, pluie (17°C). Beneath the white ceiling, the tired gaze searches for rest that the mind refuses to grant.
28 septembre 2024. – Nombreux nuages, vagues éclaircies, froideur en amorce (13°C). Matin. Debord, Jean-Michel Mension, les proto-situs, le café Moineau et les photos d’Ed van der Elsken, je connais un peu, et même finalement assez bien tout cela. En entamant La désinvolture est une bien belle chose la nouvelle petite entreprise de Philippe Jaenada, je ne suis donc pas étonné, et pour ainsi dire, pas dépaysé, craignant seulement d’avoir affaire à une sorte de situationnisme pour les nuls. Bon, pour l’instant, même s’il y a un peu de ça, rien de vraiment déçevant Jaenada tire très bien les fils de sa pelote, et les diverses informations rapportées, la coalescence entre les êtres, leurs relations directes ou indirectes – par exemple, les liens avec l’œuvre de Patrick Modiano – engendrent une sorte de petit vertige, une légère sidération qui n’est jamais vraiment désagréable.
Après-midi. Jaenada est toujours cet ours bien léché avec ses digressions et ses virées bistrotières arrosées de whisky. On peut l’aimer pour ça, mais on peut surtout l’aimer pour sa manière d’extirper des vies de l’oubli. Ainsi, parmi les spectres qui hantent son nouveau récit, on croise Fred (Auguste Hommel), ce genre d’hyper proto-punk qui tenait le cou de Jean-Michel Mension chez Guy Debord et Greil Marcus. Par capillarité, on peut le voir comme chef de bande de Saint-Germain dans un reportage de 1965 visible sur YouTube. Il se souvient de ce qu’il fut, c’est assez émouvant. Tout étant dans tout, chez Jaenada, il y a aussi Barbara, la baby-sitter de Patrick Modiano. Elle traîne au café Moineau, se laisse prendre en photo par Ed van der Elsken. Le cliché, où Barbara enlace Fred et Vali Myers, la « muse » de van der Elsken, est plus que magnifique ; c’est l’enfance du situationnisme.
Je n’écrirai rien de plus, Poppy, la chatte facétieuse, vient de voler ma mine.
29 septembre 2024.– Beau temps virant au problématique (17°C). Matin. Conditions lectorales assez périlleuses : en intérieur, froideur quasi létale puisque, pour des raisons que j’imagine essentiellement politiques, on n’a pas cru bon d’activer le chauffage collectif ; en extérieur, car avec un semblant de soleil matinal, il y avait décidément trop de monde dans les parcs et même trop de passages devant ce banc à l’écart où j’ai pris mes habitudes. Seule solution de repli, lieu calme et stratégique s’il en est : le cimetière. J’ai pu y lire une centaine de pages de Jaenada sans être dérangé par quiconque. Le bouquin est toujours vraiment pas si mal que ça, avec toutes les qualités dont j’ai parlé hier : ces multiples croisements avec la propre œuvre de l’auteur – et puis une attention à l’humain, à la patte humaine, comme toujours. Là, on se retrouve dans quelques troquets plus ou moins sélects avec leurs habitués joliment esquissés. Jaenada enchaîne les whiskys, son intrigue avance, on est presque un peu ivre avec lui.
Après-midi. Chose sportive à la télévision : un match de football sans aucun intérêt, plus foudroyante, la victoire pindarique du Slovène Pogacar aux championnats du monde de cyclisme sur route.
Pour rester dans la chose cycliste, l’un de mes amis virtuels me conseille la lecture des livres d’Olivier Haralambon.
30 septembre 2024.– Quelques belles soleillées (21°C). Sans chauffage, mon petit intérieur prend des airs de grotte humide, c’est pourquoi j’ai passé l’essentiel de ma journée dans le large horizon des extérieurs, me laissant porter au gré du hasard, dans une sorte de dérive psychogéographique que vous devez commencer à connaître. Tout étant dans tout (je me répète), dans mes pérégrinations aléatoires j’ai emmené avec moi le volume de Jaenada où il est quand même un peu question de psychogéographie, tout au moins de Debord, et surtout de ses primo-influenceurs : les mômes du café Moineau. Bon, le livre est un peu fouillis, assez embrouillé par les multiples informations. Jaenada se voulant exhaustif en tout, chaque détail ouvre les écoutilles pour un nouveau détail – qui lui aussi ouvre d’autres écoutilles. Vous comprendrez pourquoi tout cela donne à l’ensemble un côté Vache qui rit dans un sous-marin. On comprendra aussi – et surtout – les arpents ivres et heureusement bancals de l’entreprise. Comme l’autre sujet du livre raconte la dérive plus ou moins psychogéographique de l’auteur dans divers bistrots de l’Hexagone, on pourra aussi conclure – et même dire, et même claironner – que décidément tout est encore dans tout. Voilà, je suis embrouillé, ce dont je parle est embrouillé, cependant je n’ai pas bu, ou alors tout du moins, l’ivresse m’est naturelle.
Mort de Kris Kristofferson, mort de Jacques Réda. Les morts vont souvent par deux.
1er octobre 2024.– Pluie (16°C). Déjà octobre, c’est sinistre… Jaenada ressemble à un éléphant ivre perdu dans la petite boutique brumeuse de Modiano. Il fait tomber les bibelots, renverse les commodes, casse un peu tout, mais répare les dégâts et recolle des bouts d’informations, des bouts de mémoire, des bouts d’êtres humains qui, comme par miracle, redeviennent presque palpables. Ce n’est pas rien, et c’est toujours ça. (Pour rester plus factuel et moins vibrionnant, La désinvolture est une bien belle chose est surtout un livre sur les enfants perdus – et notamment sur les enfants perdus de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui sont nés entre 1930 et 1935 et qui ont grandi au milieu du pire.)
Demain, labeur, sans la moindre envie de me fouler. À quoi bon se fouler ?
(Rien ou presque) Le blanc est si vaste qu’il déborde du vide lui-même.
4 octobre 2024. – Temps nuageux, dans le genre à quoi bon (15°C). Labeur sinistre, comme d’habitude. De retour dans mon petit intérieur, ce n’est guère mieux : toujours pas de chauffage, ce qui n’a rien pour calmer les divers éléments de ma charpente osseuse attaquée par l’arthrose. Court retour dans les Cahiers de Cioran, pour qui l’art de la désolation pourrait servir d’enseigne. D’autre part, lu l’éphéméride du jour par le fils Zanini. C’est quotidiennement sur Internet, et c’est toujours odieux et très drôle.
Tristesse, mort de Michel Blanc. On se demande bien pourquoi ?
5 octobre 2024.– Ciel relativement dégagé, mais un air bien trop frais (13°C). Matin. Fin du Jaenada. Grâce à son travail d’archiviste un peu toqué, le bougre retrouve la trace des divers protagonistes de son modeste autel de papier – et quelque chose de cendreux pointe insensiblement. Il faut dire que l’inévitable est là : tout le monde est plus que moins trépassé et c’est ainsi ; l’on n’y peut rien – tout est appelé à disparaître. Au-delà de cette tristesse qu’il faut bien constater, restent les traces évoquées plus haut : des souvenirs chez les descendants encore vivants, des rapports de police, des rapports d’autopsie, deux lames de rasoir ensanglantées dans un Kleenex – et puis des histoires qui se croisent, s’entrecroisent, se coudoient. Tout est décidément dans tout. Pour accompagner ce tout, pour presque supporter ce tout, Jaenada tangue heureusement entre whisky et virées bougonnes aux quatre coins du pays. On est aussi assez séduit : la somme d’informations qu’il rapporte engendre un genre de grand bordel, une sorte d’impressionnisme paradoxal qui, s’il est apporté par le détail maniaque, n’est jamais vraiment maîtrisé – et presque pas édité. On concédera que tout cela ressemble à un gros machin bancal flottant dans une sorte de halo modianesque. Ce qui n’est pas si mal que ça, et presque un petit tour de force.
Après-midi. Subissant la froideur de mon petit intérieur, qui n’est toujours pas chauffé, j’ai décidé de trouver des lieux plus tièdes et plus à même de me permettre de continuer mes aventures lectorales. J’ai donc choisi, facilement, le cimetière, qui offre un lieu de repli raisonnablement abrité en cette saison. Là, j’ai entamé Ici et par ailleurs, un spicilège de non-fiction narrative du dénommé Geoff Dyer. Pour l’instant, en dehors d’un humour un peu souterrain, pas grand-chose de foudroyant. Cependant, les conditions lectorales étaient excellentes, les morts bien tranquilles, et j’ai seulement été dérangé par un gros chat blanc. (Il faudrait écrire une thèse sur le racisme anti-chat blanc, mais je n’en ai pas le temps.)
6 octobre 2024.– Matinée nuageuse puis un vague beau temps, soleil trop bas (18°C). Geoff Dyer. Ton plus sarcastique qu’ironique, quelque chose de surplombant et d’un peu désagréable (désagréable en pire, alors que le désagréable en bien peut parfois exister en littérature). D’autre part, cela ne me semble pas très bien écrit – ou mal traduit. Un bon point : deux ou trois pages assez intéressantes sur le land art. Grâce à l’immonde Nabe, je tombe sur Les Isolés de Gabriel-Albert Aurier, le seul texte critique écrit du vivant de Vincent van Gogh. C’est très beau, un peu halluciné, et surtout d’une prescience que l’on ne saurait dédire : « …ce sont de flamboyants paysages qui paraissent l’ébullition de multicolores émaux dans quelque diabolique creuset d’alchimiste, des frondaisons qu’on dirait de bronze antique, de cuivre neuf, de verre filé ; des parterres de fleurs qui sont moins des fleurs que de richissimes joailleries faites de rubis, d’agates, d’onyx, d’émeraudes, de corindons, de chrysobérils, d’améthistes et de calcédoines ; c’est l’universelle et folle et aveuglante coruscation des choses ; c’est la matière, c’est la nature tout entière tordue frénétiquement, paroxysée, montée aux combles de l’exacerbation ; c’est la forme devenant le cauchemar, la couleur devenant flammes, laves et pierreries, la lumière se faisant incendie, la vie, fièvre chaude. » (Les Isolés, Vincent van Gogh, Mercure de France, t. I, n° 1, janvier 1890.)
7 octobre 2024.– Baisse des températures, on annonce des orages (20°C). Estomac en charpie, cervicales pas au mieux, travaux bruyants dans ma rue. La forme est petite et l’entrain modéré.
Des chiens de traîneau, le Nord, ses frimas et une aurore boréale qui tourne au fiasco ; un auto-stoppeur inquiétant sur la route entre Albuquerque et Santa Fe ; le souvenir d’Adorno atterri par erreur à Los Angeles, ses réticences face aux portes automatiques ; le récit assez détaché d’un accident vasculaire cérébral. Le livre de Geoff Dyer n’est finalement pas si mal que ça. Il relie des choses : l’art contemporain, la littérature, les voyages plus ou moins ratés, et la vie comme elle vient. Il y a une certaine drôlerie, qui est peut-être moins ricanante que je ne le pensais hier. On pourrait presque parfois penser à du Jean-Yves Jouannais d’outre-Manche. C’est une sorte de compliment.
11 octobre 2024.– Ciel à demi-nuageux (18°C). Ce matin, dans la salle d’attente de mon vieux médecin, j’ai à moitié lu Chacun mes goûts de l’affreux Marc-Édouard Nabe. C’est un très court recueil d’aphorismes paru au Dilettante en 1986. Rien de tellement fin, nous sommes très proches de ce que Céline pouvait reprocher aux hommes : en somme, d’être bien lourds. Nabe est lourd, parfois pachydermique. Il prend seulement des airs légers, enfilant ses chaussons de ballerine lorsqu’il parle très bien de jazz. C’est d’ailleurs là son territoire, son domaine : il aurait dû savoir s’en contenter, ne pas s’en échapper.
Cet après-midi, cimetière, endroit parfait pour commencer la lecture de La Vie des spectres de Patrice Jean. 90 pages qui ne m’ont globalement pas déçu. Jean est pour l’instant très dans l’époque et il envoie quelques belles flèches sur les sujets incontournables du moment – par facilité, on parlera de critique acerbe du wokisme et du néo-féminisme, mais c’est bien plus que ça : il y a quelque chose d’universel, quelque chose qui dure depuis très longtemps et qui existait même bien avant le XIXᵉ siècle et l’invention du roman. Pour le reste, le ton de Jean est un peu pinçant, un peu houellebecquien, triste et sans vrais grumeaux.
Constat : les chats sont de droite, les chiens de gauche, alors que les propriétaires de chats sont de gauche et les propriétaires de chiens de droite. On pourrait ainsi dire que tout se régule, mais ce serait oublier ceux qui se complaisent à vouloir compliquer les choses en étant propriétaires d’un chien et d’un chat. L’univers est ainsi fait : il y a toujours des cailloux dans les chaussures.
12 octobre 2024 – Averses (15°C). Dans La Vie des spectres, le mal est partout ; il doit être interdit, vaincu par le bien, par la conscience, par le tout-est-politique. Grand programme saumâtre. Toutefois, reste une illusion à laquelle nous, qui comme Patrice Jean pensons mal, pourrions nous accrocher, une illusion qui ne simplifie jamais rien : cette illusion, c’est le roman. Il faut croire au roman, avec un cynisme un peu triste et détaché, mais il faut croire en lui peut-être plus qu’il ne faut croire en la vie elle-même. C’est beau de croire encore en cette vieille chose plus ou moins inventée au XIXᵉ siècle. Gageons qu’elle triomphera un jour du bien.
13 octobre 2024.– Averses méridiennes puis une large amélioration entraînant un quasi beau temps (21°C)… J’ai laissé tomber mes tours de vélo : les frimas matinaux sont déjà trop saisissants. Par contre, je poursuis mes séances de dérives pédestres, alternant de menus kilomètres avec quelques pauses lectorales qui m’ont permis d’avancer grandement dans La Vie des spectres de l’entité Jean Patrice. Cette entreprise romanesque est toujours vraiment pas mal, d’une efficacité indéniable malgré deux ou trois facilités, deux ou trois grains de sable dans un rouage bien huilé – certains personnages sont plus archétypaux que potentiellement palpables. Il y a de la tristesse, de la résignation, de l’amour presque possible et tout de même un certain humour : « La vraie liberté, pas la liberté bourgeoise, c’est de soutenir la littérature libre et insolente ! – Morand n’en relève pas ? – C’est le moins qu’on puisse dire. Mais je m’en fiche de Morand… Si l’on vend ses livres, il ne touchera rien de rien, il est mort… C’est pas la même chose avec les écrivains vivants… Tenez, la semaine dernière, un client m’a demandé un roman de Patrice Jean. – Je ne connais pas. – Vous ne ratez rien, c’est un petit écrivaillon… »
14 octobre 2024.– Sorte de chaleur tropicale assez incongrue, les moustiques sont de retour (24°C). Multiples tracas, not in the mood. Une épidémie qui s’attaque aux épidermes, des boutons soignés par la bonne littérature. Dans sa dernière partie, le livre de Patrice Jean cède à une sorte d’ironie voltairienne un peu forcée, un peu trop paraboliste et, pour tout dire, un peu lourde. Les aphorismes de Nabe, Chacun mes goûts, malgré quelques éclairs de légèreté parcimonieuse, sont eux aussi bien lourds – Nabe se voit pourtant comme un parangon de légèreté, il devrait se relire. Pour couronner une journée bien pesante à tout point de vue : retour dans le Journal non expurgé de Green. Lecture qui devient fatigante. L’intérêt y est noyé sous les flots de sperme et la lourdeur là encore bien présente.
To be continued.
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