lundi 17 mars 2025

Psychogeographie indoor (145)

 


« La citation est, en somme, un mauvais moyen littéraire. C'est ne montrer, au lieu de sa propre face, qu'un masque qui la représente à peu près. » (Henri de Régnier, Le bonheur des autres ne suffit pas)

7 mars 2024.– Beau temps (11°C). J'ai vendu trois livres, réalisant un bénéfice de 8 euros. C'est un début prometteur. Par ailleurs, le soleil commençant à caresser mon petit jardin, première véritable séance en extérieur de l'année sur ma fidèle chaise de lecture (qui ressemble plus à un fauteuil qu'à une chaise). Un bref retour dans les entretiens Mallet-Léautaud. Les débuts du second en tant que troisième clerc de notaire, presque une aventure.

9 mars 2024.– Vent infernal, douceur relative (15°C). Humeur assez fluctuante. Guère d’entrain, un peu de narcolepsie sur canapé, l’impression de me survoler. Pas de vraie sieste, mais quelque chose de plus mystérieux. Je suis hors de moi-même. Assez déçu par le début des Plaisirs et lectures de José Cabanis. Il faut dire que l’ordre chronologique choisi par l’auteur ne m’aide pas vraiment. Il commence son spicilège par Descartes, Port-Royal, Rousseau et Versailles, ce genre d’olibrius, de mouvements et de lieux qui m’intéressent certes un peu, mais finalement pas tant que ça. La poussière sied parfois, là elle semble fossilisée. (Allez-vous vous intéresser à de la poussière fossilisée !) Nonobstant, la chronologie avançant – la chronologie avance souvent –, je me retrouve tout de même avec quelques points de coalescence. Les pages consacrées à Hugo, Custine, Sue ou Michelet sont nettement plus à mon goût. On y sent monter le plaisir du lecteur, paraître la délectation, c'est certainement un bon signe pour la suite des opérations.

10 mars 2024.– Une belle éclaircie au cœur de l’après-midi, deux heures de soleil disponibles, puis le retour des nuages et de la pluie en fines averses (12°C). Football, cyclisme, rugby : journée largement occupée par le sport télévisé. (Je suis un grand sportif sur canapé.) Malgré tout, et profitant du temps de soleil disponible évoqué plus haut, poursuivi le Plaisirs et lectures de José Cabanis. C’est un livre agréable qui se fiche bien d’être objectif et qui se fiche encore moins d’être didactique, analytique ou tout ce que vous voulez. Loin de la glose universitaire et des pesantes questions des temps où il aura été écrit (1964, soit le cœur du structuralisme), il n’y est question que de délectation, de plaisir (le propos ne trahit pas son titre). En le lisant, on pense à d’autres ouvrages de même acabit, à La Chose écrite de Dutourd, entre autres. Cabanis tourne joliment autour d’un Michelet qui ne se voyait pas comme un historien, mais plutôt comme une sorte de devin, presque un poète. Il constate aussi que le même Michelet, le Michelet intime, celui du Journal, était davantage une espèce de croquignolet qu’un poète romantique au ton bien ajusté. Surtout, c’était un olibrius qui ne parlait jamais de lui-même, préférant parler de son épouse avec moult détails gluants, allant jusqu’à noter la quantité et la qualité des selles de celle-ci. Une « belle petite corde demi-molle » par-ci, de « belles cordes blondes » par là… Moins scatologique : Baudelaire, qui voyait en Poe un autre lui-même, un ivrogne méthodique cultivant son hystérie. Cabanis se plante ensuite devant Mérimée, dézingue un peu ses œuvres de fiction, mais reste admiratif devant le laisser-aller stendhalien de sa correspondance. Pour rester stendhalien, suivent quelques belles pages consacrées à ce bon vieux bougre de Léautaud. L’économie de ses mots, sa solitude, cette façon de ne pas être dupe. Tout cela est parfaitement pointé.

Autrement, je relis mon propre bouquin en version palpable et imprimée. Finalement, et malgré de nombreuses coquilles, c’est un peu nul, mais pas tant que ça. (Oui, je suis immodeste.)

11 mars 2024.– Pluie (11°C). L'humeur est pluvieuse, comme le temps.

Tout est parfois compliqué. Tenez, par exemple, figurez-vous que dans son Plaisir et lectures, José Cabanis éreinte et loue à la fois Simone de Beauvoir. Il l'éreinte lorsqu'il parle de la grande bourgeoise qui se voyait comme une jeune fille rangée alors qu'elle n'était qu'une jeune fille comblée pleine de ressentiment envers son enfance qu'elle trouvait idiote. Il l'éreinte aussi en constatant qu'elle décrivait son milieu social avec un style plat et amer (or le ressentiment en littérature ne s'accorde jamais avec les platitudes). Il la loue lorsqu'il l'évoque plus mature, écrivant la Force des choses, laissant derrière elle une vie écoulée, l'odeur du foin, les glissades solitaires sur la neige du matin… Pour rester dans une certaine dualité, Cabanis écrit ensuite quelques belles pages sur le Journal de Julien Green ; sur le déchirement qu'il peut y avoir entre un bonheur extraordinaire à vivre et un grand dégoût du monde. Green, c'est un peu l'inverse de Beauvoir, il ne se retourne jamais contre son milieu social et ne trouve pas son enfance idiote, son but n'est que de rechercher de nouvelles premières fois, de retrouver ce regard émerveillé devant un autre monde, celui de l'inconnu, celui du temps présent qui passera, mais qui est là, devant lui.

Le livre de Cabanis s'achève par quelques jolies notes de lecture qui forment une sorte de petite armoire à citations, celle-ci par exemple : « À quoi reconnaît-on le véritable écrivain : Victor Hugo dans le lit même de Juliette Drouet ne pouvait s’empêcher de noter des impressions sur un petit carnet. »

Pour rester dans les mêmes eaux, des eaux de passeurs, j'ai commencé les Journées de lecture de Roger Nimier. La préface de Jouhandeau est assez entichée (on devine qu'il n'y a pas que des raisons littéraires). Les premières notules ne cachent pas vraiment un côté sérieusement amidonné sous les oripeaux de la désinvolture, elles ne m'ont pas follement convaincu. Il faut dire que le menu, lui-même, est assez amidonné. Alain, Anouilh, Arland sont assez loin de mes goûts. Cependant, il y a deux ou trois choses amusantes, celle-ci par exemple : « Alain ressemble à un bœuf qui voudrait jouer les danseuses de corde. »

12 mars 2024.– Ciel très nuageux (10°C). Cervicalgie tenace, appétence existentielle correlative. Ce matin, profitant de menues éclaircies, effectué quelques arpents de psychogéographie en extérieur. Retrouvé mes habituels spots de lecture où, bien assis, j'ai poursuivi mon chemin dans les Journées de lecture du vieux-jeune Roger Nimier. Aymé et Barrès étaient à l'ordre du jour. Pour Nimier, le premier est un anarchiste qui aime l'ordre, un silencieux doué de parole, un paradoxal vu de biais par les intellectuels de son temps. C'est aussi un candide qui n'a pas vraiment conscience de sa folle originalité, un paysan qui se promène le long des quais en cherchant le Danube : « Hélas ! La Seine y coule. » Quoique certainement bien attaché à la terre et au limon national, Barrès est quant à lui moins paysan. Nimier le trouve parfois harmonieux, parfois un peu enterré. Ses Cahiers et ses écrits journalistiques (Leurs figures) peuvent paraître admirables. Le culte du moi ou L'Ennemi des lois souffrent, par contre, d'une sorte d'incertitude de la pensée et d'un goût du raffinement qui confine au charabia symboliste. Bref, Nimier pense qu’on apprécie Barrès pour de mauvaises raisons. Comme Gide, c’est un genre d’armoire à glace. Alors que, par exemple, « Chardonne ou Larbaud nous tendent leurs miroirs secrets. » (Évidemment, rien sur l'antisémitisme de Barrès.)
N. B. S'agissant de Barrès, l'ami des bêtes Leautaud émet des avis nettement plus tranchés : « … il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite… Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans ? » (Journal Littéraire)

Cet après-midi, éclaircies encore bien timides. Néanmoins je me suis encore aventuré dans la grande aventure du plein air. Fait un tour au cimetière puis quelques kilomètres de randonnée plus ou moins soutenus par les caprices du hasard. Dans ma poche arrière, les Aphorismes sur la sagesse dans la vie du père Schopenhauer. Résultat à mon retour, les lignes qui suivent me sont montées au cerveau : Je suis, je n’ai pas grand-chose et je ne représente rien si ce n’est ce que je suis.

Rien (ou presque) : Sa douceur parfois déborde, alors le solitaire n'est plus qu'un roi malade de lui-même.

13 mars 2024.– Quasi beau temps (16°C). Labeur. Cioran, Schopenhauer. Pif paf pouf… Rien (ou presque) : L'esprit se promène autour des choses, il se fait son opinion puis c'est cette opinion qui compte plus que les choses elles-mêmes.

14 mars 2024.– Soleil se voilant (18°C). Il est communément admis de dire que la monotonie et l'ennui offrent un terrain propice à la prolifération du nihilisme. C'est certainement un peu vrai, mais on peut aussi considérer que la monotonie et l'ennui font partie des quelques portes ouvertes sur le monde, sur son acception et sur le fait qu'il faille faire avec lui sans ostentation et avec une résignation non dupe.

15 mars 2024.– Larges éclaircies, quelques foyers orageux (17°C). Labeur. Guère de temps pour la lecture. Rien (ou presque) : Les passe-temps sont semblables à des tambourins que l'on agiterait dans une sorte d'appoggiature rythmée de l'existence. C'est l'un des ajouts chamarrés sans lequel nous ne pourrions vivre.

16 mars 2024.– Ciel changeant, deux ou trois belles éclaircies (16°C). Hier soir, vie sociale, restaurant et boissons alcoolisées en quantité raisonnable. (Il faut savoir se modérer.) Ce matin, encore un peu brumeux, retour sur mon canapé où j'ai poursuivi la lecture des avis pénétrants de l'épée Nimier. Breton, Céline, Chardonne, Drieux, Daumal, Genet, Gide, Giono ou Green étaient convoqués dans l'ordre alphabétique (difficile de paraître inintéressant, il y a certainement eu de pires périodes pour la littérature française). Malgré un soupçon de raideur corsetée, une monotonie de droite bien repassée — Nimier ne nous laisse pas à l'abri de quelques raisonnements originaux. Ainsi, voit-il en Chardonne un sage mêlé d’intelligence alors que — chacun le sait — les sages sont généralement d'une extrême bêtise. Breton est regardé avec moins de sympathie confraternelle, c'est un grandiloquent féru d'adjectifs et d'épithètes. Il écrit des phrases qui font des « ronds de bras ». Quant à Genet, malgré un style assez chantourné, il est fade et puis, surtout, c’est un « fieffé bavard ».
Cet après-midi, lecture en extérieur à peine dérangée par la présence de quelques abeilles et d'un chat à la queue coupée (ou pas, ce chat est peut-être de race sybarite, un Manx de l’île de Man ?) Nimier tournait autour de Larbaud et je n'ai rien trouvé à redire. Barnabooth est des miens.

17 mars 2024.– Temps maussade et doux (17°C). Ce matin, encore Nimier. Chez lui, Larbaud est un Stendhal privé d'ambition qui papillonne en tout bien tout honneur autour des petites filles. Un discret qui se voudrait comme un « petit précieux à demi oublié » alors qu'il est une sorte de Cardinal de la littérature, un point de ralliement auprès duquel on vient célébrer les « premières communions intellectuelles ». Pages finalement assez émouvantes, le corset de Nimier tombe un peu. Moins émouvant Maurras qui suit. Il est décrit comme un étrange vieillard devenu ennemi public nº1, un Goethe qui se serait trompé de siècle, un bohème qui, transformé en homme d'action, commet l'erreur de se jeter à l'eau de la politique et de nager dans une « mer de souffre ». Évidemment, c'est un peu vrai, mais Nimier est certainement trop proche idéologiquement de Maurras pour espérer l'observer depuis un noble belvédère d'idées. Il a beau émettre certaines réserves, on les sent forcées.

Cet après-midi, une petite troupe d'abeilles a pris possession de mon hôtel à insectes. Un gros chat roux les observe depuis bientôt vingt minutes. Le bougre ne sait pas ce qu'il risque. Quant à moi, posé sur ma chaise de jardin à moins de deux mètres du potentiel futur drame, j'attends qu'il survienne en continuant les Journées de lecture de Nimier. Péguy et Peyrefitte ne m'intéressant que très vaguement, j'ai somnolé en parcourant les petites notules plus ou moins amoureuses qui leur étaient consacrées. Je me suis un peu réveillé en lisant les avis de Nimier sur Mandiargues (surréaliste tardif désinvolte), Perret (marin désinvolte), Radiguet (vieux jeune) et Rebatet (grand écrivain gâché par la politique). Je me suis complètement réveillé lorsqu'il était question de Paulhan (un personnage inquiétant) et de Francis Ponge. Ce dernier, tout de même assez moderne, est défendu par un Nimier qui le ramène curieusement à l'abbé Delille et à Horace, ces vieux auteurs qui donnaient également dans le neuf tout en n'excluant pas une certaine ironie, de l'imprévu et de la finesse : « … voici Ponge, écrivain français, qui a donné de la saveur aux galets et qui apprend aux hommes à se connaître, en observant leur ténacité dans la mousse, leur liberté dans la pluie, leur cerveau dans les huîtres. »

Mort de Steve Harley, leader de Cockney Rebel et vrai écrivain de chansons.

18 mars 2024. – L'épaisse chape nuageuse s'est désintégrée en fin d'après-midi, laissant place à quelques résidus moutonneux et à deux ou trois timides éclaircies… tardives… bien trop tardives (18°C).
(Avant le déjeuner.) Nimier parle de Sartre d'une façon un peu trop clinique et scolaire ; on sent qu'il ronge son frein, qu'il donne dans la supposée objectivité alors qu'au fond de lui-même bout une sorte de soupe caustique. Bref, on s'ennuie. Par contre, on ne s'ennuie pas du tout lorsque, plus en accord avec lui-même, il friponne autour de Louis de Vilmorin dont il dresse un portrait assez énamouré… (Posant un pied d'un siècle à l'autre, elle est vue comme boitant, ce qui est charmant.) Pour Nimier, elle n'a pas d'autre défaut que de « pousser trop loin la plupart de ses qualités ». Elle aime les pays continentaux, les voyages en voiture, les histoires de Cocteau, l’ordre dans ses affaires et dans sa syntaxe. Madame D… est une merveille, l’élégance et la vivacité règnent et les virgules sont si bien placées qu’elles donnent l’envie de « battre des mains à chaque page »… Il y a Louise de Vilmorin et puis il y a ces lignes qui suivent. On pense au destin de Nimier, à celui de Sunsiaré de Larcône : « …vous achèterez une voiture. Une belle jeune femme, assise à vos côtés, vous fera la lecture. Et la vitesse vous fera penser que les aventures de l'héroïne sont là, devant vous, cent mètres plus loin, dans une forêt verte et ténébreuse. »

(Après le déjeuner.) Roman(s), maximes, souvenirs ? On ne sait pas bien ce que sont Les Chimériques de Chardonne. On ne sait pas bien et tout en étant étonné par une forme que l’on dirait moderne, par ces fragments qui jonglent avec virtuosité autour des affaires conjugales, on a tout de même sa petite idée. L’œuvre, cette écume du moi, semble disparaître devant la vision même de Chardonne. C’est une fenêtre ouverte sur le domaine des sentiments. Un monde où des fils se mêlent entre eux, un monde où les héros, si on peut parler de héros, sont des somnambules à la recherche d’un absolu : l’amour…

(Chardonne évoque aussi en creux la Seconde Guerre mondiale, la libération et les « ennuis » qu’il aura rencontrés. Il le fait avec une sorte de délicatesse naïve. Ayant lu quelques pages de sa correspondance avec Morand, nous ne sommes malheureusement pas dupes.)

19 mars 2024.– Temps magnifique, doux et plein de promesses vernales (18°C). Matinée passée en extérieur dans mes habituels spots de lecture. Peu de présence humaine. Un quidam aux airs vaguement ukrainiens faisait des simagrées devant son téléphone intelligent pendant que son moufflet chevauchait un tricycle un peu bruyant, quelques chiens de petite taille, quatre retraités, pas de quoi déclencher une troisième guerre mondiale. Poursuivi ma lecture des Chimériques face au soleil. Au bout d'un certain temps – le vague ukrainien tirait la langue – Chardonne m'a semblé distiller un peu d'ennui. Un cognac qui perdrait sa teneur en alcool et virerait au Pineau. Cela dit, son livre est plutôt très bien dans son ensemble et le dernier texte, en tous les cas, est admirable : « Je venais d’acquérir une maison abandonnée de ses habitants, et je voulais y faire quelques retouches. Je remuais des projets avec un plaisir juvénile ; ils étaient trop ambitieux pour une époque de pénurie, mais je pouvais au moins planter des arbres. L’idée que je ne les verrais pas beaucoup grandir ne m’est point venue. J’étais dans le feu et les rêves de l’action qui n’ont aucun rapport avec l’humaine mesure, je n’étais plus sur terre. » Fini la matinée avec Schopenhauer. Ses considérations sur les nègres et leur bêtise heureuse ne passent forcément plus la rampe, mais ce qu'il écrit sur les rapports entre l'intelligence et l'insociabilité me semble encore assez juste.

Après le déjeuner, retour dans mon petit jardin et dans le Journal de Green. Toujours aussi cochon, plein de sexes sucés, de fesses bien blanches embrassées et pénétrées, de luxure disséminée un peu partout au gré du vent. Au milieu de ces océans de foutre, on se noie un peu, on éprouve beaucoup de peine à trouver une bouée virginale sur laquelle nous pourrions nous accrocher afin de reprendre notre souffle (il ne saurait être question de boire la tasse). Bon, il y a bien quelques portraits – Cocteau qui ponctue toutes ses phrases avec de fort peu élégants « merde » et parle des tapettes ramassées par un Gide toujours aussi drôle – c'est déjà ça, mais le Q n'est jamais que trop présent.

Par ailleurs, voulu acheter le nouveau et forcément dernier Sollers chez la libraire du coin de la rue. Elle ne l'avait pas en stock, ce qui, avouons-le, frôle l'incompréhensible.

21 mars 2024.– Temps magnifiquement printanier. Cependant, cela ne va pas durer, on annonce une chute drastique des températures pour la semaine prochaine (22°C). Labeur. Mes tâches faiblement rémunératrices étant bien plus physiques qu'intellectuelles, il arrive que mon corps subisse de temps à autre quelques accidents au passage. Ce matin, par exemple, ma cheville droite est entrée en collision avec une sorte de chariot patibulaire. Résultat : une vague entorse et une nouvelle démarche digne d'un pauvre diable boiteux. Bon, je peux tout de même positiver cet emmouscaillement en me disant rétrospectivement que mes tâches laborieuses ne risquent pas d’entraîner une quelconque entorse du cogito, c'est toujours ça. Mais en attendant, j'ai mal.

À mon retour, le labeur far behind me, sieste puis poche de glace sur ma cheville endolorie. Commencé la lecture des Moralités littéraires de Roger Judrin. Ce dernier, membre assez oublié de la clique à Paulhan, me semble être un bon critique capable de développer moult considérations qui sont autant de chuchotements adressés à l’heureux petit nombre. J'imagine qu'il ne risquait pas de se tordre la cheville dans les couloirs de la NRF… Quoique...

23 mars 2024.– Vent, ciel dégagé, chute des températures (12°C). Hier soir, vie sociale. Sacrifié une andouillette, bu quelques décilitres de vin de Brouilly. La soirée s'est éternisée juste ce qu'il fallait. Ce matin, commencé La Maison mélancolie de feu l'académicien Goncourt Nourissier. Cet oiseau-là me sied généralement, mais pour l'instant je dois avouer être très peu transpercé par une lecture dans laquelle j'éprouve beaucoup de peine à entrer. Nourissier n'est certainement pas la cause de mon manque d'entrain. Plus sûrement, c'est le fameux effet post-andouillette qui doit amoindrir mon appétence lectorale et mon cogito tout à la fois… Pour tout vous dire, les mots s'empilent et les phrases se suivent, je suis un peu ailleurs. Cependant, deux choses que mes antennes ont réussi à capter malgré tout : le style de Nourissier est toujours très pipe bourrée et épagneul mouillé (d'ailleurs, il évoque un chien assis sur ses espadrilles), et puis il ne se porte jamais vraiment au pinacle lui-même. Son manque d'autosatisfaction est toujours plaisant à constater.

Cet après-midi, voulant toujours acquérir le tout dernier ouvrage de Sollers, repris le chemin de la librairie du coin. Résultat : une porte close ! Vais-je devoir me rabattre vers une officine de vente en ligne ne payant pas ses impôts sur le territoire français pour acquérir ce mince volume ? (Pire encore, la tentation de la piraterie dématérialisée me titille un peu. Je ne cède pas pour l'instant.)

Après cette aventure, court retour dans le Journal de Renard : « À chaque instant, la vie passe à côté de son sujet. Il faut refaire tout ce qu’elle fait, réécrire tout ce qu’elle crée. » En somme, tout est dit.

24 mars 2024.– Temps hivernal, bourrasques glaciales, ciel à demi dégagé, mais le soleil, dans un grand élan de fourberie satanique, s'est évertué à rester dans la partie nuageuse (7°C). Ma cheville droite est toujours un peu douloureuse. De surcroît, crise d'adynamisme assez prononcée, un peu de neurasthénie latente, de la morosité qui pointe, je n'y suis pas vraiment. Du côté lectoral, fini par entrer dans La Maison mélancolie de Nourissier aux alentours de la page cent soixante-dix. (C'était déjà trop tard, il ne restait qu'une trentaine de pages à boulotter.) En fait, ce qu'il y a de mieux dans ce livre ce ne sont certainement pas les fluctuations autour des maisons, mais plus assurément la lourdeur de Nourissier. La lourdeur de celui qui va bientôt s'absenter du monde, ce goût de vomi dans la bouche, ces pieds lourds d'ankylose, ces tâches veineuses et vineuses, cette peau croûteuse et desquamante. La lourdeur de celui qui sourdement comme par inadvertance laisse échapper des grossièretés, des membres et des bites… En somme, la lourdeur d'un mal cisgenre comme on n'en fait plus, qui avec l'âge trouve la « brame, la baise et l'enfilade monotones », ce qui ne l'empêche pas de « tringler, bourrer et limer ». Tout cela sent le renfermé. On en revient aux maisons, cependant on n'ouvrira pas les fenêtres. En complément, une page du Journal de Renard. Parfois bien lourd, lui aussi : « La bonne, dans sa cuisine, fait beaucoup de tapage en remuant ses casseroles pour couvrir le bruit de monsieur dérangé, à côté, dans les cabinets. »

25 mars 2024.– Brumes matinales, puis un soleil dévoilé, fier, resplendissant… bientôt enrobé par le retour des brumes. Tout est appelé à recommencer (4°C → 15°C). Matinée, lecture en plein air dans un semblant de frimas. Quelques joggers intrépides, un bambin dans sa poussette avec sa jeune maman, deux chiens de petit calibre… Que reste-t-il de l'ancien Journal de Julien Green ? Rien, ou presque. Subsistent quelques rares pages, des paragraphes sur l'enfance, l'innocence de Green, quelques mots sur la littérature et la marche du monde. La religion qui semblait si importante semble, elle-même, avoir presque disparu du tableau. Tout cela est noyé dans le flux libidineux, entre frasques de pissotières, anecdotes graveleuses étalées comme du miel tiède. On apprend par exemple, enfin, on le savait déjà, que l'infâme Michel Simon couchait avec des singes et des guenons, « seules bêtes, peut-être, qui acceptent de caresser le monstre », que Max Jacob était un vieux juif folâtre qui rassemblait autour de lui « un petit chœur de pédéraste », on voit des pénis se dresser, des culs se remplir. Il ne semble plus être question que d'affaires sexuelles et le style, lui-même, semble contaminé par tout cela. Disons que l'on passe d'une prose tenue, certainement relue et corrigée, à quelque chose de bien relâché, d'écrit à la diable. Bon, après tout, ce n'est peut-être pas tant un problème que ça. Le Journal de Stendhal n'est-il pas, lui aussi, écrit à la diable ?

Fini la journée avec les Lettres à moi-même de Toulet. Si je voulais être moderne, je dirais que c'est un genre d'espèce de dispositif.

26 mars 2024.– Lourde chape nuageuse, de courtes averses (13°C). Maussade comme le temps. Lecture en intérieur sur mon canapé.

Les lettres et cartes postales que Toulet s'envoyait à lui-même forment une sorte de journal intime en creux où il parle de son moi bien réel, mais aussi de ses autres moi plus ou moins fantasmés. C'est assez toqué, charmant et plein de fantaisie. On pense un peu à d'autres cartes postales et à un autre toqué notoire : Henry Jean-Marie Levet. On est aussi et surtout à l'abri des quelques lourdeurs parfois rencontrées dans les romans de Toulet (des lourdeurs d'époque). Pour tout dire, c'est vraiment pas mal.

D'une correspondance l'autre, je lis également La terre a ses limites, mais la bêtise est infinie, court volume qui rassemble une grande partie des échanges épistolaires entre Flaubert et Maupassant. J'aurai peu de peine à démontrer que la correspondance générale du père Flaubert est tout à fait géniale. Ici, c'est du génie au carré, tout est synthétisé et on frôle la merveille. Comme Maupassant n'est pas en reste, on est très vite harponné par les relations entre les deux loustics. Relation entre un maître et son élève, relation quasi filiale (quasi, car non Maupassant n'était pas le fils de Flaubert), relation pleine d'amitié frémissante. Tout avançant et les œuvres avec, nous voilà plongés dans l'arrière-cuisine de Bouvard et Pécuchet (le cadet donne des conseils topographiques à l’aîné). Tout cela est formidable. Encore plus formidable, l'irruption de l'humain forcément humain. Maupassant semble perpétuellement assommé par des problèmes de bureaucratie qui virent aux teintes kafkaïennes avant l'heure légale. La bureaucratie et puis le « cul des femmes qui est monotone comme l’esprit des hommes ». Face à ces maux, Flaubert trouve un remède bien simple : il suffit de ne pas « s’en servir du cul des femmes » ! Quand Maupassant rappelle que les « événements ne sont pas variés ; que les vices sont bien mesquins ; et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases », Flaubert lui répond qu’il lui faudrait surtout travailler plus, oublier les putains, le canotage et l’exercice physique… Travailler plus ? Je ne sais pas si c'est un bon conseil (ce texte en est la preuve).

P.-S. J’ai fait trois librairies dans la journée. Le Sollers est introuvable.

28 mars 2024.– Belles éclaircies (16°C). Labeur, fatigue corrélative. Sieste. Picoré dans la correspondance Flaubert-Maupassant, dans les Cahiers de Cioran, dans le Journal de Renard. Quelques points communs entre les quatre et ce constat : on rencontre quantités de merdes molles à chaque pas que l’on fait.

(Le Sollers n'est toujours pas en ma possession.)

29 mars 2024.– Vent tempétueux, hausse des températures (20°C). Labeur. Douleurs diverses et variées. Guère d'appétence lectorale. Plutôt tenté par la léthargie sur canapé, à laquelle je cède.

30 mars 2024.– Vent violent, pluie diluvienne, ciel hésitant entre l'ocre et le jaune orangé, douceur sirupeuse ; une douceur de cadavre. Les changements climatiques nous en veulent et avec eux ils emportent bien des choses : le printemps, par exemple (15°C). Humeur torve et menaçante, à l'image du temps. Histoire de rester climatique et ton sur ton, je suis toujours plongé dans diverses correspondances. Celle de Flaubert et de Maupassant, celle de Paul-Jean Toulet avec lui-même, celle de Cioran… Trois mois avant sa mort, Flaubert passe au tutoiement. Les petits mots doux et les « Mon chéri » fusent, les conseils paternels aussi (on a envie de crier : « Vive le patriarcat ! »). Bref, plus qu'une amitié, il s'agit d'amour entre les deux (évidemment, un autre amour). Manque de pot, tout finit et la vie avec. Quatre jours avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés, le 4 mai 1880, Flaubert écrit une dernière lettre à Maupassant. Il y est question de se voir la semaine suivante : « En attendant, ton vieux t'embrasse. »

Mon Flaubert-Maupassant achevé et refermé, retour dans la vraie-fausse correspondance de Toulet avec lui-même. Même si le flottement touletien se situe dans des strates assurément moins hautes, c’est toujours charmant. Pour rester dans le genre du jour, finis l'après-midi en entamant Manie épistolière, un choix de lettres puisées dans la correspondance d’Emil Cioran. L’affaire est publiée par la maison Gallimard, qui pour le coup, donne dans le margoulin. Police de caractère replète, blancs non parcimonieux, l’ami Emil méritait certainement mieux que ce volume qui ressemble à une sorte de rente viagère étalée sur deux cent cinquante pages. Nonobstant tout cela, les deux premières lettres que j’ai lues ne sont pas si mal. Elles sont l’œuvre du primo Cioran, celui qui écrivait encore en roumain, le type pas forcément recommandable qui se désadoubera lui-même plus tard.



To be continued









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