lundi 30 septembre 2024

Psychogeographie indoor (140)

 


« Nous autres Juifs, nous ne sommes pas peintres, à vrai dire. Nous ne savons pas nous représenter les choses de façon statique. Nous les voyons toujours s’écouler, se mouvoir, se métamorphoser. Nous sommes des narrateurs. Que voulez-vous, je suis toujours captif en Égypte. Je n’ai pas encore traversé la Mer Rouge. » (Conversations avec Kafka - Gustav Janouch)


20 octobre 2023. - Il pleut, et même un peu trop (18°C). Climat pesant, quelque chose des heureslesplusombresdenotrehistoire flotte dans l'air. Pour ce qui est de ma prochaine lecture, je lorgnais sur le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Je vais cependant l'éviter, car il me semble trop ton sur ton avec les temps qui nous occupent. En définitive, je pense plutôt entamer Samsara de Patrick Deville, qui ne sera certainement pas pire en mieux.


21 octobre 2023.- Quasi beau temps (19°C). Vie sociale, restaurant. Sacrifié une andouillette. Lu deux pages d'Amos Oz et trois de Patrick Deville. J'hésite toujours entre leurs deux livres.


22 octobre 2023.- Les nuages arrivent, les voilà ! (17°C). Quelques kilomètres de vélocipède, un peu de jardinage, beaucoup de léthargie sur canapé… Toutefois, tout de même entamé le Samsara de Patrick Deville. Menu copieux : Indépendance indienne. Gandhi non violent qui finira assassiné, Pandurang Khankhoje belliciste qui finira dans son lit, Tagore et Tolstoï, Claude Martin et les Lumières, les sikhs et zoroastriens… En somme, and as usual, rivages de l'exofiction décoloniale… Tout cela très bien et à très mon goût. Cependant, pour la première fois avec le Deville du projet Abracadabra, j'achoppe un peu, je n'accroche pas vraiment. Une certaine lassitude commence à s'entortiller autour de mon intérêt… (Deville est certainement hors de cause, ces derniers temps mon appétence lectorale est un peu en berne. Je me donne l'impression d'être un boulimique entre deux crises).


23 octobre 2023. - On annonce une dépression nommée Bernard. Heureux que l'on masculinise enfin les aléas climatiques. Toutes les tempêtes Babeth et autres Aline avaient fini par nous convaincre, à tort, qu'une féminité toxique pouvait exister (20°C). Toujours de vastes chantiers autour de mon entité corporelle. Mes conditions lectorales s'en trouvent largement altérées. Quant aux refuges de l'outdoor, même pas la peine d’y penser, en raison de la dépression Bernard évoquée plus haut ils n’étaient aujourd’hui pas plus envisageables qu’une cautère sur une jambe de bois vermoulu. Vaguement résigné je me suis donc contenté de mon canapé et de deux boules Quiès pour parvenir à mes fins. Ainsi appareillé, je suis un peu mieux entré dans le Samsara de Deville. Pour tout dire, c'est un livre qui se révèle plus passionnant qu'à son tour. L'érudition n'y est jamais paonnante et il y a de multiples passerelles avec les autres ouvrages du vaaaaste projet Abracadabra (le Mexique, Trotsky, Alain Gerbault, tutti quanti…). (Tout étant dans tout, Deville rappelle qu’en 1941, Subhas Chandra Bose, l’un des plus fameux indépendantistes indiens, fut accueilli à bras ouverts par le très toqué Himmler.)


25 octobre 2023.- Pluies éparses (17°C). L'époque est morose, la saison est morose, la météo est morose, je suis morose. Rien pour me faire sautiller, surtout pas les grandes affaires du monde, pas plus que les mornes habitudes du labeur ou une quelconque coalescence de cœur avec quiconque. Non, je suis morose, très morose… Je suis morose et je me replie dans une sorte d'adynamie, une faiblesse d'envie et une stagnation quasi quantifiable. Heureusement, reste le toujours tordant Valéry (Paul) : « Supposé qu'il existe un zéro absolu de la sensation, on demande si un être qui atteindrait (par l'effet de quelque circonstance) ce point de sensation nulle, l'atteindrait vivant, c'est-à-dire s'il pourrait revenir à la vie ? »


26 octobre 2023. - Ciel jaune dégueulasse, pluie patibulaire, nous y sommes… (15°C). Fini le Deville au milieu du brouhaha (toujours des travaux autour de moi). Pas le meilleur du projet Abracadabra. Manque un peu d'incarnation, ce qui est dommage — et même un peu drôle — pour une chose indubitablement indienne. Tout de même pas mal, Deville ne faisant jamais de morale à la petite semaine, ce qui n'est pas tout le temps le cas de ses confrères exofictionneurs décoloniaux (je ne parle pas de Jean Rolin). Pour rester dans des choses indubitablement indiennes, immédiatement enchaîné avec les Souvenirs d'enfance de Rabindranath Tagore (dans la collection l’Imaginaire). C'est tout petit et léger, c'est presque très bien… D'une simplicité de trait assez confondante (nous sommes loin de l’appogiature littéraire et de la grande œuvre en marche). Tagore se souvient avec nostalgie du pays de son enfance, ce Bengale où il n'y avait pas encore d'automobiles, pas encore d’électricité et de lumière artificielle. Un Bengale où les tigres gambadaient dans la nuit noire ; un Bengale où l'on arrosait ses invités de quelques gouttes de rose ; un Bengale où les hommes, les femmes, les enfants vivaient chacun de leur côté. Était-ce plus mal ? En parlant de mal, je suis aussi et à l'alternat plongé dans le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Cette longue nouvelle offre de terrifiants échos : « Au début de l’été, au milieu de la moisson de l’orge, le négociant juif fut l’objet de soupçons. Il fut mis à mort en toute justice pour avoir protesté de son innocence avec énergie. Le spectacle du Juif sur le bûcher aurait dû dissiper un peu l’ennui et l’angoisse qui s’étaient emparés de nous depuis le printemps, mais les choses ont tourné de telle manière que le Juif, se consumant, réussit à tout ternir, à tout détruire en proférant une injure typiquement juive à l’adresse du sieur Guillaume. Cette malédiction fut lancée en présence de tous les habitants de la maison, depuis la maîtresse malade jusqu’aux servantes les plus ignorantes. Et bien entendu, on ne put châtier les malheureux pour avoir prononcé des injures, car ces juifs-là sont de nature à ne brûler qu’une seule fois. »

Dans le « dico amoureux » de Beigbeder, finalement bon passeur, repéré Dominique Fabre et Philippe Forest.


27 octobre 2023. - Humidité de saison (14°C). Chrysanthèmes, je fleuris mes morts, qui s'en fichent certainement. Court retour dans les Cahiers de Cioran. Il voudrait être juif. En ces temps pogromesques, cela ne manque pas de sel.


28 octobre 2023. - Légers passages nuageux n’altérant pas le beau temps. Belle douceur (19°C). Les conditions météorologiques nettement favorables, mon petit intérieur un peu trop dans des teintes semi-blafardes, je me suis risqué dans le large horizon des extérieurs où j'ai accompli quelques kilomètres de psychogéographie outdoor. Hasard ? Sur mon trajet, j’ai rencontré l'un de mes vieux voisins qui exposait ses toiles dans la chapelle hors d'âge — qui n'est plus des saints — située à moins de trente mètres de chez moi. (Les peintures du bougre sont des portraits un peu sauvages à l'acrylique, on y sent tambouriner quelque chose de l'art naïf.) Après une courte discussion sur l'art et la vie en général, quitté mon vieux voisin pour mieux poursuivre mon chemin jusqu'à un banc surplombant le confluent. Cet assemblage de planches s'est révélé convenable, et j'ai pu y entamer Les Naufragés du Wager de l'entité écrivante David Grann avec une assise et un confort peut-être un peu spartiate, mais finalement tout à fait acceptable. Pour l'instant rien de vraiment décevant chez Grann. Je dirais même que son affaire non fictionnelle laisse déjà deviner quelques arpents épatants. C'est un genre de reportage sur les cales d'un navire de Sa Gracieuse Majesté. Comme ledit navire navigue en 1740 et que l'impression de lire un papier in vivo, une sorte de direct live, est très tenace, on comprendra aisément le tour de force. Grann écrit avec un savoir-faire, une science qui frise les moustaches du lecteur. Il rappelle le recrutement forcé, les conditions de navigation terribles, les odeurs, le scorbut, les rats, la merde et le tremblement des moussaillons. Son histoire trace et avance à nœuds raisonnables comme un navire de bois en plein jour. Bon on sent tout de même que de l’inquiétant, du problématique rôde… J’attaque la page quatre-vingt-cinq, le soleil passe derrière les nuages, il est temps de rentrer.

Autres lectures plus matinales : trois pages d'Oz, que j’ai décidé de lire à dose homéopathique (je lis bien les Cahiers de Cioran comme ça). Quatre entrées du Beigbeder. Toujours assez instructif et relativement bon passeur. On sent que cette fois-ci, il s’est un peu forcé.


29 octobre 2023. - Du vent ! (20°C). Mon tour de vélo passe par les boîtes à livres du quartier. J'y ai dégoté Rondeur des jours, un recueil de miscellanées par l'ami Giono. Je concède que tout cela manque un peu d'aventures sexuelles. Rien de vraiment sexuel et rien de vraiment vélocipédique chez David Grann non plus. On navigue à l'estime, une voile reste une voile, un gouvernail reste un gouvernail. On longe la Patagonie, on évite le Détroit de Magellan, on cherche un passage vers le Cap Horn tout en frôlant de trop près les côtes de l'Isla de los Estados… Ce ne sont que rochers fendus par la foudre, montagnes patibulaires qui se profilent au loin et solitude glacée… Les portes d'un autre Monde. Les albatros s'élèvent dans les airs, les dents tombent, le scorbut arrive, le Cap Horn est finalement passé. Pour un peu, on se croirait chez Melville ou chez ce grand écrivain chilien dont j'ai oublié le nom. (Francisco Coloane)


30 octobre 2023. - Lourde chape nuageuse, douceur mielleuse (20°C). Changement d'heure, la nuit tombe à dix-sept heures. Quel est le bénéfice de l'opération ?

Le « journalisme » de David Grann est plus qu’étonnant. On pourrait même lui trouver des teintes chamaniques. Il vous donne l'impression d'être là, cabotant et tanguant comme par magie autour de la Terre de Feu, du Détroit de Magellan et du Cap Horn ! Il vous donne aussi l'impression d'être vraiment échoué sur une île désolée avec les velléités turpides d'un nouveau Robinson à la recherche d’une nourriture à portée de bec : des céleris sauvages, des oiseaux rachitiques, un chien oublié, le cadavre d’un camarade qui traîne dans un coin… Il vous permet aussi de croiser des autochtones qui passent comme des nuages dans des paysages qui semblent tombés tout droit d’une autre galaxie… Voilà pour la magie, cet agglomérat d’histoire et de géographie, d'ethnologie et de précision téléportante… Le reste, ce qui fictionne — les assassinats, la révolte qui gronde, le fait que l’homme soit un animal de pouvoir — est tout autant palpable… Chez David Grann, c'est la réalité rapportée qui est magique…



31 octobre 2023. - Quelques belles éclaircies (17°C). Les chantiers sont toujours plantés autour de moi. Vrombissements et chocs assourdissants, stridence généralisée, tout cela n'offrant rien pour favoriser la lecture en intérieur, qui devient à petit feu impossible. Comme, de surcroît, la saison et mes latitudes sont ce qu'elles sont, c'est-à-dire automnales et pas trop sudistes, la lecture en extérieur devient elle aussi quasi impossible. Vous aurez compris mon embarras. Reste que cet après-midi, une large éclaircie m'aura tout de même permis de finir Les Naufragés du Wager sur un banc public (on ne remerciera jamais assez l'inventeur des dits bancs publics). C'est vraiment un très bon livre… (Je n'ai pas lu les soixante pages de notes. Elles sont pourtant le cœur du projet, le combustible qui alimente la machinerie de Grann… Une usine à fictions…)
Une armée de mouflets tonitruants dans mes oreilles, je vous laisse. Les bancs publics ont parfois le tort d’être situés dans les parcs du même nom.


1er novembre 2023. - Pluie (14°C). Il y a des dragueurs lourds, il y a des dragueurs légers. Alain Bonnand est un dragueur léger. Dans La Grammairienne et la petite sorcière — court opuscule que j'ai lu sur les bons conseils du toxicomane repenti Beigbeder —, il n'est presque question que d'une séduction souple et tellement légère que l'on pourrait lui trouver des grâces de danseuse, de papillon… Il y a de ça chez Bonnand, un style léger et fuyant au service du faussement futile et du nécessairement vital. Il nous donne à lire les mails qu'il aura envoyés à une universitaire qui voulait lui consacrer une étude (c'est la grammairienne). Comme tout se fait assez naturellement, ces mails virent assez vite à la tentative d'emprise amoureuse (comme on dit aujourd'hui), aux galanteries… Bonnand tourne ensuite autour de sa fleuriste, puis il frôle les hanches camarades d'une beauté de 47 ans tout en la vouvoyant, et finit par croiser une princesse modeste, une danseuse lente qui tient son sac à bout de bras « telle une Monica Vitti jouant la solitude dans un désert urbain… »
Tout cela est charmant, très bien écrit et sautille sur le cœur. On pense au Chardonne terminal, aux discussions chez Rohmer, à la célérité de Vivant Denon, à l'élégance de Frédéric Berthet : « Il est vrai, il venait à ces cocktails beaucoup de filles de famille qui prenaient ça pour le bal des débutantes ; jolies comme une fessée pas encore reçue, elles réclamaient qu’on ne les abordât pas si on n’avait pas un sens élevé des responsabilités. On les trouvait dans de petits fauteuils Second Empire dont elles arrondissaient l’accoudoir d’un beau bras nu tout en découvrant haut une jambe qu’elles avaient bien longue déjà. »



3 novembre 2023.- Ciel couvert, pluie faible (9°C). Quelques renvoies d'ascenseur chez Beigbeder… Rien d'autre.

Beaux titres : Les jambes d'Émilienne ne mènent a rien - Alain Bonnand. Le Vague à l'âme de la Royal Navy - Bernard Delvaille



4 novembre 2023. - Le vent souffle, la pluie tombe, on annonce une nouvelle tempête (9°C). Bruno de Stabenrath aura vécu beaucoup de choses. À 15 ans, il joue dans L'Argent de poche de Truffaut ; à 17 ans, on le voit embrasser Anne Parillaud dans L’Hôtel de la plage (ce n'est pas donné à tout le monde que de pouvoir embrasser Anne Parillaud), il fait la couverture d'OK Podium, c'est une petite vedette en devenir… Pourtant, rien n’est jamais vraiment tout simple. Vingt ans plus tard, le voilà victime d'un saumâtre accident de voiture qui le laisse paraplégique… C'est déjà beaucoup pour un seul homme, mais il y a encore plus : quelque chose qui incite au plus élémentaire romanesque, il y a son ami Xavier, ce Xavier Dupont de Ligonnès qui tuera toute sa famille au débotté (je n'ai pas vécu autant de choses, mais l'année de L’Hôtel de la plage, j'ai tout de même roulé ma première pelle à La Baule-les-Pins, c'était le jour où Elvis est mort).
S'agissant du romanesque, Bruno de Stabenrath raconte tout ce que je viens de vous dire dans L'Ami impossible, un pavé raisonnable que j'ai entamé ce matin. Il y a donc Anne Parillaud, mais aussi Mort Shuman au piano, une jeunesse versaillaise au milieu des jeunes filles en robe Lacoste jaune pâle. C'est un peu sur-écrit, mais il y a quelque chose qui craque rose tendre et qui pourrait, au-delà du sujet, être potentiellement de la littérature.

Loin de Versailles, chez Oz, on trucide le juif de toutes les façons possibles (sombre écho avec les temps qui nous occupent).

Beigbeder me donne l'envie de lire Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin, comme si c'était possible.



5 novembre 2023. - Le soleil est sorti au moment où il devait se coucher, c'est ballot (15°C). Le climat pogromesque enfle. J'ai beau chercher, j'ai du mal à trouver quelque chose d'aussi stupide que l'antisémitisme. (C'est même une pathologie qui, si elle n'avait pas autant d'arpents tragiques, pourrait même paraître comique.) Par ailleurs et étonnamment, les débuts de L'Ami impossible offrent quelques points de contact avec les récents Éclats de Bret Easton Ellis. Même époque ou presque, même milieu — l’aristocratie versaillaise et la bourgeoisie WASP de Malibu —, même façon de faire tourner les affaires de cœur au milieu des playlists early eighties, même roman de formation qui vire au lugubre, même façon d'enterrer son adolescence…


6 novembre 2023. - Quelques soleillées gâchées (14°C). Vérité qui s'effrite, mensonges de plus en plus prononcés que l'on a du mal à cacher, piège qui se referme. L'Ami impossible ressemble de plus en plus à L'Adversaire et Xavier Dupont de Ligonnès de plus en plus à Jean-Claude Romand. Il y a cependant certaines différences. Chez Carrère, la montée vers le pire engendrait une sorte de sidération cendreuse ; chez de Stabenrath, l'inéluctable pointe d'une façon presque naturelle et même un peu ennuyeuse (ce ne sont pas les meilleures pages du livre).

L'avantage de cette époque où l'on voit refleurir svastikas et étoiles de David un peu partout, c'est qu'elle nous permet de faire le tri parmi nos supposés amis.

Acquis deux petits carnets de Moleskine — un rouge, un noir —, il va falloir que je les remplisse.


7 novembre 2023. - Quelques vagues éclaircies (12°C). Conditions lectorales toujours improbables, repli nécessaire vers l'extérieur… Il y a deux livres dans L'Ami impossible. Le premier est un genre de roman de formation où plane une imperceptible inquiétude. Le second est une enquête à la Capote où l'imperceptible cède à l'implacable, à la matérialité des corps retrouvés. (Entre ces deux livres, quelques pages d'articulation un peu molles. C'est le défaut de l'ensemble.) Le premier livre est très bien, nostalgique comme il faut. Le second est encore mieux. Stabenrath décrit la préméditation, l'achat des outils du pire, la chronologie des meurtres, la découverte des corps, sans sensationnalisme, avec une précision qui n'exclut pas l'émotion, qui la renforce même.


Un mois après les massacres que l'on sait, les juifs sont désignés comme coupables. Aucun étonnement. Ne pas oublier qu'après tout, la bonne conscience est l'un des composants du mal.


8 novembre 2023. - Beau temps (2°C→13°C). Un point sur mes conditions lectorales. En intérieur : quasi impossibilité. Rénovation énergétique oblige, chantier devant, chantier derrière, chantier au-dessus, chantier à gauche, chantier à droite (de surcroît, les ouvriers rotent…). Dans le parc public le plus proche : employés municipaux rentabilisant plus que de raison leurs tondeuses à gazon furibardes. Dans le parc public le plus éloigné : un peu plus de calme, mais des mouflets qui piaillent et des bancs trop à l'ombre pour être honnêtes. Au cimetière : une inhumation à grands coups de pelleteuse (les morts ne sont jamais plus dérangés que par leur nouveau colocataire qui parfois rote et pète). Finalement, j'ai trouvé un vague bonheur sur un banc qui surplombe le confluent. Un peu trop de circulation automobile, cependant l'exposition est bonne. Seul problème, au bout d'une petite trentaine de minutes de lecture, l'irruption tintamarresque d'une machine à souffler les feuilles mortes… Voilà, j'en suis là, la nuit tombe. Néanmoins, ce matin, lu À la cyprine d'Eugène Savitzkaya. Un peu toqué, un peu cochon, très belge pour tout dire (ce sont des poèmes). Cet après-midi, entamé Le Dernier Ange, premier roman de Robert de Goulaine. Collectionneur de papillons vivants, ami de Julien Gracq, érudit, poète, châtelain et vigneron produisant un fameux muscadet, ce type était un drôle de loustic.


9 novembre 2023.- Pluie fine (12°C). Olivier Guez, L'enlèvement de Josef Mengele. Très bien fait, informé comme il faut, mais on se demande à quoi bon ? En dehors de distraire le lecteur, y a-t-il un but moral ou esthétique dans tout ça ? Est-ce de la littérature ? (Guez ne fait pas grand-chose du personnage Mengele, qui est bien falot). Rien (ou presque) : je ne m'inquiète pas de mon état morose. Il est en moi, et je l'ai apprivoisé. C'est devenu une sorte de solide fondation qui ne s'effrite pas. Un continuum vital qui me soutient, qui me fait lever les bras et bouger les jambes. Je pourrais même dire que c'est ma morosité qui me fait avancer.


10 novembre 2023. - Ça fluctue, ça fluctue ! (11°C). Ce matin : fini le Guez. Il me semble difficile de romancer aussi facilement les arpents tragiques de l'Histoire et de diluer ainsi Mengele dans une vague fiction. Guez montre certes un peu la banalité du mal, mais il le fait banalement avec les armes du petit roman que l'on ne lâche pas, c'est un problème, voire une impasse… L'exofiction chez David Grann ou Jean Rolin — pour prendre un exemple local — c'est tout de même autre chose. Midi : le ton désabusé du speaker de France Culture. 13h25 : une bourgeoise blanche nous apprend que le désir est une construction sociale. Cinq minutes plus tard, elle se préoccupe de la sexualité des minorités noires aux États-Unis (sans commentaires). Après-midi : profitant d'une rare éclaircie, je risque mon museau dans les extérieurs. Sur mon banc, lu quelques pages de Robert de Goulaine. Petit goût précieux, cela n'a pas l'air d'être grand-chose. Sur le chemin du retour, boîte à livres. Rien déposé mais chapardé : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova (volume presque neuf, la quatrième de couverture évoque Sebald, Barthes, Mandelstam et Sontag). Retourné dans mon petit intérieur, je me jette sur mon canapé où j'entame derechef Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin. Les trois premières pages sont bien drôles (dans des teintes assez post-houellebecquiennes). Rien (ou presque) : rien ne me sert d'être renfrogné, de déambuler en reniflant mes propres rancunes. Non, j'ai la maussaderie sautillante et presque joyeuse. Je ne marmonne pas.


12 novembre 2023. - Quelques petites averses au débotté (12°C). Quentin. Moult questions autour des sciences : sciences dures et sciences molles. Le racisme biologique de l'extrême droite, le racialisme du wokisme porté par les sciences sociales. Le roman scientifique (expérimental) aussi. Belle mécanique de la forme (qui est très adroite), belle mécanique du fond (qui est plus complexe qu'il n'y paraît).


13 novembre 2023. - Ciel gris, pendaison, petite bruine torve (14°C). La fin du Voyant d'Étampes ressemble à un pied de nez trop facile pour être honnête. C'est dommage, car le reste est assez finement fagoté et sait se libérer d'influences qui pourraient paraître de prime abord un peu trop prégnantes (Houellebecq, le Roth de La Tâche ou le Coetzee de Disgrace…).

Marin mon cœur d'Eugène Savitzkaya. Un homme observe son bébé et c'est très simple, très beau : une somme de premières fois.

La correspondance de Flaubert est imparable. On l'ouvre au hasard et on tombe sur des merveilles : « J’ai connu, comme vous, les intenses mélancolies que donne l’Angélus par les soirs d’été. Si tranquille que j’aie été à la surface, moi aussi j’ai été ravagé et, faut-il le dire, je le suis encore quelquefois. Mais, convaincu de cette vérité, que l’on est malade dès qu’on pense à soi, je tâche de me griser avec l’Art, comme d’autres font avec de l’eau-de-vie. À force de volonté, on parvient à perdre la notion de son propre individu. Croyez-moi, on n’est pas heureux, mais on ne souffre plus. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie).


To be continued.


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