jeudi 30 juin 2022

Psychogeographie indoor (117)


« Orage : nous l'avons tous échappé belle. Mais non, pas tous. Trois hirondelles ont été jetées par le vent et la pluie dans le feu de la cheminée. Et les voilà rôties. Trois hirondelles, trois êtres, trois fois ce que je suis. » (Jules Renard, Journal)


1.


22 janvier 2022.- Éclaircies (5°C). « Certains lundis de la toute fin de novembre, ou du début de décembre, surtout lorsqu'on est célibataire, on a la sensation d'être dans le couloir de la mort. ». Peut-être du « nouveau » Houellebecq ne faudrait-il lire que la première phrase et s’abstenir de lire les milliers d’autres qui suivent ? Cette phrase, un peu sinistre, mais belle, pourrait elle en elle-même synthétiser le projet et nous éviter ainsi de nous perdre dans les affres douteuses offertes par cette vieille chose dix-neuvièmiste qu’est le roman ? Peut-être, allez savoir, pour nous (moi) qui ne croyons plus trop au roman, certainement (de surcroît, nous sommes un peu flemmards). Tout cela pour vous dire qu’étant tout à la fois assommé par la perspective de lire une affaire balzacienne remise au goût du jour tout en ayant la curiosité d'un vif petit félin (je suis un peu chat), j’ai aujourd’hui décidé de lire Anéantir. Premier constat Houellebecq croit vraiment au roman, il y a une vague intrigue, des personnages. Reste à savoir si ce roman n’existe que pour étioler et rentabiliser sa première phrase sur plus de sept cents pages. ? Pour le moment, j’ai lu cent pages, je dirai non. Ce n’est pas si mal que ça, c’est d’une jolie tristesse et d’un humour précisément morose, il y a des moments qui creusent la poitrine du lecteur, des triangles Daunat, des jeunes femmes qui serrent leurs « chattes ». La brume flotte entre le Rhône et la Saône, la mort aussi, un peu.

23 janvier 2022.- Nuages (3°C). A/ On a beaucoup glosé sur le supposé cynisme de Michel Houellebecq. Pourtant dans Anéantir il n’y en a aucune trace. Houellebecq est plutôt acerbe, et parfois drôle, avec ce qu’il n’aime pas. Il est même acerbe avec lui-même (le personnage principal est un peu lui-même). Mais être acerbe ce n’est pas être cynique, c’est être ailleurs, cela laisse la « possibilité » de croire en plein de choses sans ricaner : la vie, l’amour, le roman... Houellebecq croit encore en tout ça. On pourrait aussi dire qu’il fait avec le premier degré… Vivre au second degré est presque impossible. Qui aime au second degré ? A quoi bon écrire au second degré ?

B/ En lisant Sérotonine on avait cru déceler une certaine évolution stylistique. Les phrases étaient plus longues tout en étant mieux rythmées et ponctuées. L’ensemble semblait plus charnu, mieux fagoté, mieux construit. Dans Anéantir ce n’est plus vraiment le cas. Les phrases s’alignent avec une régularité atone qui ne concède qu’au factuel. Les mots s’empilent, l’intrigue avance comme un TGV dans la brume. Rien à redire, cela renforce l’insondable tristesse de l’ensemble.

24 janvier 2022.- Beau temps froid (4°C). Bientôt trois ans, l'épidémie est toujours là, les auteurs de directives et notules sautillent avec la certitude de ceux qui pensent êtres utiles. Du côté des livres l'Anéantir de Houellebecq n'est pas qu'un roman sur la fin de vie et le deuil, c'est aussi une « comédie du remariage », mais sans vraie comédie. Bon c'est tout même parfois drôle. Drôle et morose à la fois, comme si c'était possible.

25 janvier 2022.- Larges éclaircies (7°C). Que Michel Houellebecq s’attaque aux bourgeoises « progressistes », certes ! Mais qu’il fasse sa petite affaire au tapir c’est très injuste et pour tout vous dire cela ne passe pas ! Dans Anéantir ce mammifère ongulé qui ne demandait rien à personne est vu comme une bestiole méfiante et solitaire qui ne vit que la nuit et qui n’a pour ainsi dire aucune interaction sociale. Bref, pour Houellebecq la vie du tapir est « incroyablement chiante ». Voilà qui est très injuste tout en étant un peu gênant. Très injuste parce que le tapir est un animal relativement amusant, imaginez un mélange de cheval et de rhinocéros avec une petite trompe. Un peu gênant parce que le tapir me ressemble beaucoup.

26 janvier 2022.- Froideur (2°C). Jules Renard est un humoriste diablement sautillant, mais c’est aussi un homme de bonne mauvaise humeur pour qui l’ironie est la pudeur de l’humanité. Chez Érik Satie on peut selon sa fantaisie ne choisir que ce qui est rigolo dans l’existence. On évite ainsi plus d’un embêtement, on coupe au Service militaire, on s’excuse aux enterrements, on ne règle pas sa couturière. Pour Georges Perros on a de l’humour dans la mesure où « l’autre » ne s’en aperçoit pas. Schopenhauer (Arthur) pense que l’humour repose sur une disposition particulière de l’humeur, où sous toutes ses formes, il remarque une « forte prédominance du subjectif sur l’objectif, dans la manière de saisir les objets extérieurs ». Henri Roorda constate que quand on lit les théoriciens du rire, on ne rit plus trop. Quant à moi, j’essaye d’être à côté, sans exagération ni hyperbole, dans une ironie plaisante et sentimentale, une ironie inachevée tournicotant autour d’un compère complice. C’est ce que j’appelle humour.

27 janvier 2022.- Beau temps froid (2°C). Pour tout vous dire ce qu’il y a de moins bien dans l’Anéantir de Houellebecq ce sont ces séquences de rêves qui flottent comme un poil sur le guacamole (pour ne pas dire un cheveu sur la soupe). Ces séquences de rêves se lisent tout d’abord avec une curiosité renfrognée, puis on ne les lit plus, on les saute allégrement, notre temps est trop précieux pour nous le gâchions avec de l’onirique pour rien. Chez d’autres les rêves peuvent être autrement croquignolets. Dans ses Cahiers Emil Cioran fait ce rêve idiot. Il a rendez-vous avec les deux filles de Bergson. Après des complications sans nom, ils parviennent à prendre un train pour Sibiu (une ville transylvaine presque aussi grande que Cluj et Brașov). La voie est en réparation, le train avance à peine, les deux filles de Bergson ne parlent pas le roumain… Voilà un rêve.

28 janvier 2022.- Ciel nuageux (4°C). Schopenhauer et le bruit c’est toute une histoire. Il en avait horreur, spécialement du claquement des coups de fouet dans la rue (satanés cochers !) et encore plus des portes fermées sans la moindre délicatesse par ses voisins (cette fameuse couturière qu’il jettera dans les escaliers). Pour lui la quantité de bruit produit par un individu était inverse à son intelligence. C’était la marque non seulement d’une mauvaise éducation, d’une nature grossière et bornée, mais encore plus d’une insensibilité tenace (sensible en anglais signifie également intelligent). Il pensait que l’être humain serait complètement civilisé le jour où ses oreilles seraient libres de ne plus entendre sifflements, cris, hurlements, aboiements, portes claquées, coups de marteau, coups de fouet. D’ailleurs à ce titre il jalousait secrètement les chauves-souris parce qu’elles ont les oreilles pourvues de revêtements hermétiques. Si je vous ennuie ainsi avec Schopenhauer et le bruit, ce n’est pas complètement pour rien, c’est en partie parce que cet après-midi j’ai tenté de lire l’Anéantir de Houellebecq au milieu du brouhaha engendré par un voisinage qui se fichait totalement de mes conditions lectorales. Si je vous ennuie avec Schopenhauer et le bruit, c’est aussi parce qu’il y a un certain rapport entre Michel et Arthur…

29 janvier 2022.- Couverture nuageuse laissant deviner quelques rares pans de ciel bleu (3°C). Quand Houellebecq se pique de fiction fictionnante, de vague polar ou de suspens, il ressemble assez à ce pouvait être le Frédéric Dard des années 70. Celui qui au milieu de ses San Antonio devenait presque sérieux pendant deux ou trois pages. Le natif de Bourgoin-Jallieu oubliait alors les gauloiseries, Rabelais et le post célinisme pour mieux se recentrer sur de l’efficacité narrative et la nécessaire progression de son intrigue. Je suis moins familier avec l’œuvre de Gérard de Villiers, mais le peu que j’en connais me laisse deviner qu’il procédait de la même façon. Sauf que chez lui ce sont certainement les scènes de sexe pas forcément féministes et le racisme goguenard qui devaient laisser place au sérieux et aux nécessités de l’intrigue pour quelques pages. Dans Anéantir toutes les scènes à visée policière écrites par Houellebecq on ce goût-là, ce goût Dard/de Villiers qui se pique de sérieux. (Quant au reste, les affaires familiales, les couples qui meurent et renaissent, les fins de vies… il est tout de même très bien).

30 janvier 2022.- Toujours ces nuages percés de rares trouées bleues, demi-froideur (5°C). Les dernières pages d’Anéantir mon laissé avec la gorge serrée et je ne crains pas de dire qu’elles emportent avec elles tous les doutes que le reste du roman pouvait laisser engendrer. C’est un peu bête, et même très premier degré, mais finalement il n’y a que deux choses qui intéressent vraiment Houellebecq : la dignité et l’amour. N’y voyez aucune ironie, mais plutôt la preuve que l’on peut faire de la bonne littérature avec de bons sentiments.

Pour la suite de mes aventures lectorales, je ne sais pas, j'hésite entre plusieurs choses (Vuillard, peut-être). En attendant de me décider vraiment je vais retourner dans les Papiers collés de Perros et dans son Ardoise magique qui me semble avoir quelques points communs avec la fin d'Anéantir.

31 janvier 2022.- Pluie fine (6°C). Pas plus d’entrain que d’inspiration, cependant… Dans l’Anéantir de Houellebecq, le personnage principal malade ne veut pas qu’on lui coupe la langue. Il veut goûter, lécher. Surtout, il veut parler, quitte à en mourir, il meurt… Dans l’Ardoise magique de Georges Perros, son Journal de maladie sec et poignant, c’est une autre histoire tout en étant la même histoire. On ne coupe pas la langue de Perros, on lui enlève le larynx. Il s’en accommode presque, il ne veut plus parler, il ne parle plus, il meurt. Tout cela n’est pas très joyeux, mais c’est ainsi. Restent deux trois questions. La littérature peut-elle faire sans la parole ? Flaubert a-t-il raison de gueuler dans son gueuloir ? Existe-t-il des écrivains muets au sens propre ?

1er février 2022.- Ciel couvert, léger réchauffement (7°C). Pour Michel Houellebecq lorsque vous suscitez chez les autres un mélange de pitié effrayée et de mépris, vous pouvez commencer à écrire. Comme tout est dans tout chez les frères Goncourt « Il n’y a que la littérature méprisée qui ait des auteurs honorables. » Nothing else.



2.


2 février 2022.- Radoucissement généralisé (10°C). Un peu croqué dans Une sortie honorable d'Éric Vuillard. Toujours la même recette, des choses historiques vues de biais (ici la fameuse affaire indochinoise). Ce n'est pas vraiment désagréable, mais j'ai quelques doutes quant à l'utilité de l'exercice. Il y a chez Vuillard un côté inspecteur des travaux finis qui assomme les supposés salauds de 1950 avec le gourdin moral de 2022. Attaquer Édouard Herriot soixante-dix ans après sa mort est-il si nécessaire que ça ? Y-a-t-il un but ? Ce but est-il politique ? Les supposés salauds de 1950 peuvent-ils se défendre en 2022 ? S'attarder sur des personnalités, les estourbir puis les tirer par les cheveux, n'est-ce pas oublier que l'Histoire se fait avec des systèmes bien plus qu'avec des personnalités qui suivent le chaland ? Tout cela m'échappe un peu.

3 février 2022.- Beau temps (10°C). Platon répète à qui veut bien l’entendre que les hommes vivent dans un rêve. Pindare pense que l’homme est le rêve d’une ombre. Pour Shakespeare nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes, et notre vie bien courte a pour frontière le sommeil. Pessoa enroule le monde autour de ses doigts, comme on pourrait jouer avec un fil ou un ruban. Il rêve à sa fenêtre.

4 février 2022.- Belle éclaircies, vague douceur (11°C). Je ne suis pas très inspiré, je suis fatigué. Et puis ma voisine bricoleuse a remis ça : un vacarme infernal. Alors, les livres me sont tombés des mains. Le Vuillard notamment. J'ai préféré me faire du thé, il infuse.

5 février 2022.- Le soleil donne (10°C). Peut-être ai-je été un peu injuste avec Éric Vuillard et sa Sortie honorable. Contrairement à ce que j’affirmais il y deux jours il s’attaque aussi à des systèmes (enfin un système, le système capitaliste). Cependant, il le fait toujours en partant d’individus (en gros les caciques de la quatrième république) dont il caricature davantage le physique que les idées et actions. C’est assez étonnant cela donne l’impression que Gringoire est passé dans le « camp du du bien ». Sinon il y a des passages intéressants, c’est assez synthétique (synthétiser c’est l’art de Vuillard, c’est aussi sa limite : la caricature), il a des pages émues sur Patrice Lumumba, on apprend deux trois choses sur le conflit indochinois, la CIA n’est portée aux nues… Bref, ce n'est pas si mal.

6 février 2022.- Les nuages sont de retour (9°C). En 1961, Jean Pierre Abraham devient gardien du phare d’Ar-Men au large de l’île de Sein. Il y restera trois ans consignant au jour le jour son expérience et ses impressions dans un Journal au goût un peu monacal qui sera édité au Seuil en 1967. Ce Journal je l’ai lu aujourd’hui. C’est un court texte plein de répétition d’errance et de fausse paresse où de modestes compagnons - on s’occupe toujours d’un phare à deux – ont tout de moines laïques. Abraham en quittant la terre ferme voulait quitter le versant dérisoire de l’attente. Sur son rocher et dans son phare, il ne sera pas déçu, l’attente ne sera en aucun cas dérisoire. Entre deux grains il pourra pisser tranquillement dans le courant en ne pensant à rien, choisir d’habiter près d’une lampe et ainsi choisir la couleur de sa vie, faire reluire des cuivres plus que de raison, s’accrocher aux lueurs et y trouver une forme de délice de lui-même. Même au milieu de la houle, du fracas et des tempêtes les journées passeront comme de soyeuses larmes… Voilà une belle histoire, un beau texte…« Un calme étonnant s'est installé en moi, qui dure encore. J'ai abandonné à regret, à seize heures trente. Je me suis lavé longuement les mains et j'ai gagné la lanterne pour les cérémonies de l'allumage. Chaque geste était clair et chaque pensée tranquille. Elle est donc bien misérable, cette fameuse inquiétude, qui ne résiste pas à un simple travail, au va-et-vient dérisoire d'un chiffon sur un objet de cuivre ! Il ne faut pas faire le malin. C'est aussi en regardant la mer aller et venir, aveuglément, que je me suis perdu.»

Moins dans les embruns, j'entame vraiment le Journal des Goncourt, dans lequel je n'avais pour l'instant fait que picorer quelques bons mots. Voilà une lecture qui devrait m'occuper un certain temps.

7 février 2022.- Soleil (9°C). Vaguement malade, rien pour moi, encore moins pour les autres. Quatre pages un peu popote des frères Goncourt. Rien d'autre, ou presque.

8 février 2022.- Ciel dégagé de tout nuage (10°C). Baudelaire cet homme d’esprit qui ne s’accordait avec personne, s’appliquait à aimer la conversation des imbéciles et la lecture de mauvais livres. Il en tirait de belles jouissances qui compensaient largement sa fatigue d’exister.

Chez les frères Goncourt les gens spirituels dans leur vie, pas bêtes dans la conversation, laissent parfois affleurer dans leurs livres la bêtise dissimulée dans leur fin fond.
La bêtise faisait suffoquer Flaubert, ce qui était imbécile, car autant vouloir s'indigner contre la pluie. Il pensait également que « la bêtise consiste à vouloir conclure ». Ce en quoi il n'avait pas vraiment tort.

9 février 2022.- Beau temps quasi printanier (14°C). Assommé par le labeur, incapable de lire plus de trois pages. Me suis donc contenté de fragmenté. Dans les Cahiers de l'ami Cioran, dans le Journal des Goncourt, dans l'Ar-Men d'Abraham… Nouvelles acquisitions : Georges Haldas - Le temps des rencontres, Éric Chevillard - L' Arche Titanic.

10 février 2022.- Très beau temps (13°C). Shakespeare pose parfois de drôles de questions. Par exemple, il cherche à savoir « où va la blancheur lorsque la neige fond ? » Ce n’est pas vraiment idiot, c’est même une belle interrogation poétique, et Shakespeare est aussi un grand poète. J’ai envie de lui répondre qu’il y a peut-être un peu de la blancheur de la neige fondue dans la Brise marine de Mallarmé, dans cette jeune femme allaitant son enfant, dans ce papier vide défendu par du lactescent. J’ai envie de lui répondre cela, mais je me trompe peut-être : je n’ai pas lu tous les livres.

11 février 2022.- Le soleil est toujours là, la température baisse (7°C).Too much work, too much fatigue, read nothing. And that’s how the useless days pass.


3.


12 février 2022.- Soleil voilé par un léger mappage de brume (10°C). Éric Chevillard qui ne sous laisse jamais à l’abri de quelques élans capricants s’est laissé enfermer une nuit dans le département des Espèces disparues du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Il en a ramené un drôle d’objet littéraire (un DOL) qui pourrait ressembler à un genre de reportage fomenté au milieu de bestioles plus sybarites les unes que les autres. J’ai entamé ce mince ouvrage pas plus tard que ce matin (il y avait aussi du Biathlon et du Saut à Ski à la télévision, ce sont des disciplines sportives hivernales, qui comme le Curling et contrairement à l’Ocelot, ne sont pas vraiment en voie de disparition). Comme toujours avec Chevillard on sautille beaucoup, il est certes beaucoup question de mort et de taxidermie, mais c’est assez marrant. Il faut dire que même largement trépassées, le vorompatra, l’alongue cendrée, la marole acrobate ou la pirlouche on tout pour réjouir le lecteur : « Savez-vous que le rossignol gringotte, que le pinson frigotte, que le geai frigulote ?/Je fais ce que je peux/ Je sifflote »

13 février 2022.- Soleil et vent (6°C).Nous vivons dans un monde sans couagga, sans émeu noir, sans moho d’Oahu, sans bobo, sans hippotrague bleu, sans cerf de Schomburgk, sans tortues des Sheychelles de Rodrigues et de Bourbon, sans dronte, sans canard à tête rose, sans grand pingouin, sans kangourou-rat à museau large, sans wallaby-lièvre, sans handicoot du désert, sans pipio givre, sans lion du Cap et sans koala manchot. Qu’ont bien pu faire toutes ces bestioles pour que nous ne les méritions plus ? Nous méritons-nous nous-mêmes ? Allons-nous disparaître comme une fumée, une mauvaise fumée ? Voilà quelques questions posées par l’ami Chevillard. Des questions auxquelles nous serions bien incapables de donner la moindre réponse. Des questions que Chevillard se pose lui-même sans nous donner la moindre réponse non plus. Il est seulement drôle, drôle et mélancolique… Quand il ne pose pas de questions auxquelles il s’abstient de répondre, il tournicote autour des cornes de rhinocéros avec l’appétence du quinquagénaire un peu ramolli. Les cornes de rhinocéros sont une sacrée affaire qui ne devrait pas en être une, car elles ne sont composées que de kératine. Le quinquagénaire ramolli devrait le savoir et se contenter de se ronger les ongles. On tuerait moins de rhinocéros pour rien, le monde irait certainement mieux, il y aurait moins de questions sans réponse à poser, la fumée de l’homme disparaissant serait moins nocive. Conclusion : je suis bien évasif, mais la nuit au Muséum de Chevillard est très bien.

15 février 2022.- Giboulées (9°C). Chez Jules Laforgue Hamlet prend son futur crâne de squelette à deux mains et essaie de frissonner de tous ses ossements. Pour Mallarmé, il utilise le fané pour s’absenter, il se débat sous le mal d’apparaître, c’est un fantôme blanc comme une page pas encore écrite. Ionesco pense que le Hamlet monologuant n’émet que des banalités. C’est possible. Cioran pense, lui, que ces banalités épuisent l’essentiel de nos interrogations : « les choses profondes se passent d’originalité ». Quant à moi, je trouve qu’il y a décidément quelque chose de sautillant au Royaume du Danemark.

16 février 2022.- Averses (8°C). Ne pas confondre Jean-Pierre Richard, grand spécialiste de Mallarmé et Pierre Richard, gaffeur distrait. Rien d'autre.

17 février 2022.- Belles éclaircies, douceur (17°C). Un peu avec Chevillard et Valéry (Paul) qui sont drôles tous les deux. Rien de surprenant pour le premier, son potentiel comique n'est plus à démontrer. Plus étonnant pour le second qui n'est pas vraiment réputé pour le sautillement et le relâchement des zygomatiques, mais qui a ses moments. Celui-ci par exemple : « Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps ; et leur propre contenu.»

18 février 2022.- Douceur totalement incongrue (20°C). Chevillard ne ricane jamais, il est plutôt plein d’ironie . L’ironie et le ricanement sont deux choses bien différentes. Il est important de ne pas ricaner. Quant à l’ironie, et notamment l’ironie en littérature, vaste programme ! Chevillard a de nombreux devanciers. Des évidents et des moins évidents. Tenez par exemple l’ironie de Jules Renard est bien connue, celle de Mallarmé ou de Cioran, moins. L’ironie de Jules Renard ne dessèche pas, elle ne brûle que les mauvaises herbes, c’est aussi la pudeur de son humanité. L’ironie de Mallarmé, oui il y a donc de l’ironie chez Mallarmé, est un vertige contrôlé de l’esprit, un suprême sourire de la volonté. L’ironie de Cioran est le privilège de son âme blessée, le témoignage d’une brisure secrète, un aveu, ou le masque qu’emprunte la pitié de lui-même.

19 février 2022.- La température baisse, le soleil est toujours là (10°C). Chevillard est parfois inégal, certains de ses sautillements sont un peu forcés et comme empêchés par l’attraction terrestre. Il est bien difficile de pondre du conséquent de façon quotidienne, les scories sont obligatoires. Vivre sans scories – et je parle de scories pour rester élégant – est impossible. Bon l’essentiel de son Autofictif est tout de même très bien. Tenez prenez ces quelques lignes pour exemple : « Mais non les larmes du crocodile ne sont pas feintes. Il s’agit bien réellement de saler le gnou » ou encore : « Il aura fallu des raffinements pervers pour arracher au coït l’émotion amoureuse, et mieux encore, cette espèce de sensation de triomphe justifié, comme s’il y avait lieu de fanfaronner parce que nous accomplissons à l’instar du rhinocéros ou de la fourmi notre programme biologique ».


*


Quelques questions, quelques réponses :

À quel moment de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie lisez-vous le plus volontiers ? La semaine je picore deux trois choses l'après-midi après le labeur et la sieste, mais jamais plus d'une vingtaine de pages. Mes fins de semaine sont plus sérieusement entamées, et parfois assommées, par la chose lectorale. Je lis le matin après avoir fait mon lit et l'après-midi après une bonne sieste. Je lis rarement le soir, le réservant pour d'hypothétiques aventures sexuelles.

Y a-t-il des livres dont vous puissiez dire qu’ils ont changé votre vie ? Dans ce cas, pourquoi ? Certainement un exemplaire du Journal de Mickey. Pourquoi ? Peut-être qu'en le lisant j'ai pris conscience des délices et sortilèges de la « grande chose narrative », allez savoir ?

Y a-t-il un grand classique – ou plusieurs – dans lequel vous n’avez jamais eu le goût d’entrer ? J'ai essayé Tolstoï : trop de personnages.

Vous est-il arrivé d’aimer des mauvais livres ? Si oui, pourquoi ? J'ai aimé de nombreux mauvais livres pour de nombreuses bonnes mauvaises raisons.

20 février 2022.- Ciel changeant (12°C) Fini l’Autofictif croque un piment qui est passé comme une lettre à la poste (je ne sais pas si cette expression - cette « lettre à la poste -, est si bien vue que ça. D’une part parce qu’il n’y a plus trop de lettres postées. D’autre part parce que quand il y avait des lettres postées il arrivait qu’importantes ou compromettantes, elles soient mal dirigées, pour ne pas dire mal digérées, par des boites aux lettres qui les égaraient parfois au petit bonheur la chance. Rien n’était vraiment simple dans ces temps-là. Le monde était non numérisé, il était plus soumis aux heureux aléas de l’accidentel. Je peux me tromper, mais j’ai l’impression que ce n’était pas pire).

Pour la suite de mes pérégrinations lectorales j’hésite entre plusieurs volumes. En attendant de me décider vraiment j’ai seulement fait un petit tour dans le Journal des Goncourt. Voilà deux gars qui n’étaient pas tellement saisis par le pelucheux et le sens du poil (pour tout dire : ils sont même très méchants).

21 février 2022.- Vent violent (8°C). Dans ses Descriptions critiques, que je viens d’entamer, Claude Roy constate que contrairement à une opinion généralement admise et tamponnée l’œuvre de Mallarmé est bien plus visitée par la clarté que par l’obscurité. Pour Roy Mallarmé est tellement clair qu’il en laisse apparaître des trames, un certain manque de goût, quelques laideurs et même des platitudes… Il s’affinera avec le travail, il n’écrira plus en 1895 comme il écrivait en 1865. Les « beautés » lui viendront alors. Il laissera caracoler les mots exquisément. Les Sonnets à Méry Laurent pèseront presque aussi lourd que les Amours de Ronsard. Tout cela est très bien vu et Roy ne se trompe certainement pas. Cependant une remarque – une remarque que je transforme en question- : plus que clair ou obscur, Mallarmé n’est-il pas plutôt bizarre ?

22 février 2022.- Temps nuageux (11°C). Pour Claude Roy (Descriptions critiques), Paul Valéry n’était pas qu’un esprit absent au monde, un génial et aigu ermite de l’intelligence, c’était aussi un type sympathique qui l’âge aidant se laissera même aller à quelques tendresses. Voilà une autre image que celle donnée par le « petit monsieur sec » se déclarant « ennemi du Tendre » et déléguant tous les pouvoirs à sa propre intelligence. On pourrait même tamponner et renforcer les propos de Roy en constatant que la maîtrise parfaite des émotions, cette délégation de tout au cogito, montré par Valéry n’étaient que le paravent sévère, mais protecteur d’un homme travaillé par une grande timidité.

Par ailleurs lu quelques poèmes jolis et moroses de Jacques Chessex ( Le désir de neige).

To be continued.


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