vendredi 4 mars 2022

Psychogeographie indoor (114).

 












« Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps ; et leur propre contenu. » (Paul Valéry)


1.


2 octobre 2021.- Du vent (22°C). Fini l’Alphabet Triestin de Samuel Brussell. Constat, un pied dans le monde slave, un pied dans la Rome antique, un pied dans l’Empire austro-hongrois, à Trieste il y a beaucoup de pieds, mais on ne sait pas où sautiller, c’est une ville déracinée, comme suspendue dans les airs et c’est aussi ce qui fait son charme (et le charme du petit livre de Brussell). Pour rester à Trieste j’enchaîne sans attendre et dans l’élan avec le Stade de Wimbledon de Danièle Del Giudice. Fausse enquête autour de Roberto Balzen (cet écrivain qui n’écrivait pas de livres), réflexion sur la littérature, brume et vent catabatique, on s’ennuie un peu, mais il y a des moments : « Une fois, j’ai lu qu’ "écrire ne l’intéressait pas", une autre, qu’il était "au-delà du livre". Je pense à tout l’espace qu’il y a entre ces deux choses, à toute cette peine que l’on prend chaque fois pour tout déplacer en deçà ou au-delà. Au milieu, il pourrait y avoir un écrivain sans livres. Il n’est pas le seul, il y a des tas d’écrivains sans livres, qui sait combien il y en a, même maintenant, en cet instant. Mais lui, il a écrit, d’une manière souterraine, parallèle, juste ce qu’il fallait pour faire comprendre qu’il n’écrirait pas. C’est pourquoi il est là, au centre. J’ai lu également que ce centre n’existe pas, que c’est le vide. Parfois, il me semble qu’il n’y a rien de plus fort que le vide, ou que le néant : cela coupe court à toute question, cela la rend parfaite, motivée. Comme image pour les sentiments, le vide est remarquable, autant que le plein, un coucher de soleil ou un fleuve… »

Lire Bartleby et compagnie d'Enrique Vila-Matas.

3 octobre 2021.- Déluge (19°C). Toujours dans le Stade de Wimbledon de Del Giudice. Assez brumeux, très désincarné certainement trop théorique et cérébral. Mort de Bernard Tapie et avec lui mort d'une certaine idée du mauvais goût année 80. Paris-Roubaix dantesque victoire de l'italien Sonny Colbrelli.

4 octobre 2021.- Le déluge persiste (13°C). L’Azur permanent rendait fou Cioran. Il avait un besoin physique de nuages. Il s’accordait automatiquement avec eux : ils étaient lui . Quant à moi je vois avancer l’automne et les humidités avec un peu d’inquiétude.

Dans son Dictionnaire égoïste machin chose, page 519, Charles Dantzig affirme sans frémir que dans l’Homme sans Qualités « Musil écrit comme Klimt peint ». Je ne sais pas si cette analogie est si bien vue que ça. Pour tout vous dire, j’ai des doutes, j’ai même l’impression que Musil est bien plus météorologue que peintre. Enfin, c’était pour dire.

6 octobre 2021.- Vague crachin (15°C). Fatigue, le crayon glisse, l'esprit s'endort, un monde nouveau apparaît, un monde nouveau où tout file d'un bloc.

7 octobre 2021.- Ciel dégagé, fraîcheur installée (16°C). Une chronique de Bernard Frank (mort à table comme au champ d’honneur). Un dîner et la célébration de trois vins : champagne Lanson dans l’une de ses plus nobles cuvées, Château Le Thil Comte Clary, excellent pessac-léognan, Clos des Jacobins, saint-émilion qu’il est inutile de présenter. Loin des estaminets parisiens baguenaudé dans la Société industrielle et son avenir de Theodore Kaczynski (oui Unabomber, le terroriste). Très halluciné, assez amusant. Petit goût Debord dans une version anarcho-écologiste et néo-luddite. Sinon, je saute du coq sur l’âne, les élections présidentielles qui s'annoncent sont déjà bien fatigantes.

8 octobre 2021.- Nuages (16°C). Reprenant la lecture du Stade de Wimbledon entamé la semaine dernière, je me retrouve dans un état quasi catatonique. Les phrases se dérobant à mon entendement, pire les phrases se dérobant à mon regard, c'est-à-dire que même avant l’intervention d’un quelconque cogito, la lassitude est là, plantée telle une grande chose molle et apragmatique. Danièle Del Giuce n’est pas en cause, je suis simplement trop fatigué pour espérer lire la moindre ligne (alors, en écrire cinq !).

9 octobre 2021.- Temps gris stupide (14°C). Impossibilité de commencer à écrire, crise du renoncement, silence intentionnel, culte de la disparition. Danièle Del Giuce utilise cette fausse matière un peu bancale comme escabeau pour mieux retrouver les hauteurs supposées de la narration. Il n’y parvient que partiellement, inventant une sorte de roman nouveau qui n’est pas le « nouveau roman », mais plutôt un mat théorique sur lequel des possibilités de personnages, des amorces de fictions viennent s’accrocher comme autant de petits drapeaux déceptifs. Il y a certes quelques courts charmes à tout cela, mais on s’ennuie tout de même assez. Pour rester ennuyé il y aussi le Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale de Charles Dantzig. À la page 526, il est question d’humour et de drôlerie. Rassurez- vous rien de drôle, pas de quoi se taper les cuisses avec des airs de musaraignes sous gaz hilarant, Dantzig est drôle comme un croque-mort en goguette. Tenez par exemple il trouve que des auteurs de « droite aigre » ont passé leur temps à dire que Kafka était un auteur comique pour mieux enlever le côté revendicatif de son œuvre (Vialatte serait-il un auteur de droite aigre?). Quant à PG Wodehouse c’était un auteur de « romans comiques stupides » (Ben, voyons !).

10 octobre 2021.- Beau temps un peu frais (14°C). Nabokov est un rustaud qui gâche ce qui aurait pu fournir de bonnes images littéraires en cédant à la passion puérile de contredire le bourgeois. Nabokov est DONC un type d’un mauvais goût quasiment mesurable. C’est ce que pense Charles Dantzig. Forcement Dantzig, lui, est plus distingué et il est certain qu’il ne s’abaissera jamais à écrire une merveille comme Machenka. Il préfère lancer de petites flèches venimeuses contre des colosses. À chacun ses occupations.

12 octobre 2021.- Temps nuageux (15°C). Grosse fatigue, douleurs diverses et variées, je laisse parler Valéry (Paul) : « Sur une heure de temps d’horloge, peut-être pourrait-on défalquer cinquante minutes pendant lesquelles nous n’existons pas (à peu près comme le volume occupé par un kilogramme du métal le plus dense se réduirait à moins d’un dix millième de millimètre cube si l’on supprimait les vides intermoléculaires). La vie serait intolérable sans doute si cette interruption d’existence c’est-à-dire de notre sensibilité totale –comparable à celle du courant alternatif – ne se produisait pas. Et il se peut que la douleur soit l’effet d’une ininterruption d’existence. »

14 octobre 2021.- Beau temps frais (15°). Picoré dans les Cahiers de l'animal Cioran tout en regardant de biais Chevreuse le nouveau roman de Patrick Modiano. C'est une lecture que j'envisage pour la fin de semaine qui vient. Je suis un peu septique, nous verrons bien.

15 octobre 2021.- Ciel dégagé (18°C). Granules brumeuses, images brandillant sur l’oubli, le nouveau Modiano commence mollement dans un doux confort Dunlopillo. Je ne sais pas s’il faut vraiment s’en inquiéter. Sinon et par ailleurs chez le très pieux Milosz dans « l’arrêt merveilleux » et dans la « sainte descente » on regarde l’homme entre les deux sourcils.

16 octobre 2021.- Soleil bas (15°C) . Quelques notes sur Chevreuse de Patrick Modiano.

A / « Oui je crois que notre vie passée est là, conservée dans ses moindres détails, et que nous n’oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment . » (Henri Bergson).

B/ Souvenirs repeints, exercice de l’oubli, synapses et réseaux, marée du passé affleurant à la surface de la conscience, il y a là tout un art et Chevreuse n’est que ça : un beau roman fait avec de la mémoire et des oublis qui ne parle que de mémoire et d‘oublis.

C / Comme tous les vieux artistes Modiano ne sort plus de son territoire. Il l’arpente de fond en comble, le repeint dans des teintes indécelables, y sculpte d'imperceptibles nouvelles brumes... Il n’y a plus que le travail sur le motif qui vaille. Ce motif qui est aussi un territoire c’est la mémoire.

D/ Évidemment tout cela peut engendrer quelques épisodiques assoupissements chez le lecteur. Qu’il soit « rassuré » dans son demi-sommeil il trouvera une parfaite coalescence avec le texte.

E/ Un certain trouble de la mémoire fait venir un mot qui n’est pas le bon, mais qui devient le meilleur sans désemparer. Ce mot fait école, ce trouble devient système, superstition, etc.

F/ « Un jour, je me suis défini la mémoire de la manière suivante : A est un souvenir si à partir de l’impulsion ou excitation E, A se produit au bout d’un temps T. Ce temps spécifique définit la mémoire. Définition arbitraire, difficile à justifier. – Mais si l’on accorde que tout souvenir a une cause – une excitation-cause, et que nulle excitation ne peut ni agir instantanément, ni se conserver indéfiniment, on voit que cette définition est digne de considération. Elle se réduit, au fond, à accentuer le caractère réflexe du souvenir. Il s’agirait d’avoir une autre condition pour recouper celle-ci, pour séparer le souvenir des autres réflexes. Ou bien établir que précisément le temps qu’exige un souvenir est caractéristique, (lui et ses multiples), de la mémoire, et la sépare nettement d’autres réactions. Mais ce serait un cercle, puisque cette démonstration impliquerait la définition cherchée. Dire : toute réponse qui se dessine aux temps T, 2 T… après l’excitation, est un phénomène applicable au passé, semblable (géom.) à un phénomène passé, explicable par une opération impliquant autre chose que ce qui est et qui met en série ce qui est après ce qui fut ». (Paul Valéry).

Ad lib

17 octobre 2021.- Brumes matinales (15°C). Bu un Viognier un peu trop chargé en alcool, 14°5 c'est beaucoup. Après une sieste consécutive, pratiqué une dernière séance de jardinage avant les futurs frimas. Effectué quelques tailles, les feuilles ne sont pas encore tombées, mais le mordoré est déjà presque là. Du côté des livres, fini le Chevreuse de Modiano, entamé dans l'élan L'innocence et la loi de Connelly (qui écrit beaucoup). Ce dernier est un roman de la série Mickey Haller. La veine est procédurale et judiciaire et c'est écrit à la première personne.


2.


19 octobre 2021.- Beau temps frôlant l'indian summer (20°C). Épuisé par le labeur. État quasi végétatif. Lu deux chapitres de Connelly. Toujours les mêmes qualités, cette grande précision. Ici le système judiciaire qui est disséqué comme une grenouille qui ne demandait rien à personne.

21 octobre 2021.- Du vent (18°C). Lever 5h00. Labeur (soulevé environ une tonne de marchandise manufacturée en Chine, 40 palettes). Sieste. Vaisselle. Un chapitre de Connelly, trois pages de Milosz (entre les deux, un gouffre, un monde, pire un univers). Rien d'autre.

22 octobre 2021.- Du soleil, encore (18°C). Quelques vagues échos du vaste monde. Éric Zemmour ressemble à un petit bonhomme sorti d’une caricature de Bruno Schulz. La reine d’Angleterre n’est pas au mieux. Le fameux virus n’est presque plus là, mais nous portons toujours ce masque qui dissimule la variation de nos plissures d'humeur. Loin du vaste monde dans les Moralités légendaires de l’animal Laforgue on meurt sans s’en apercevoir, comme chaque soir on entre en sommeil. On passe de la pensée lucide, au sommeil, à la syncope, à la mort : « ne plus être, ne plus y être, ne plus en être ! ».

23 octobre 2021.- Le soleil est toujours là, mais le mordoré nous guette (14°C). Mon voisin guitariste déménage et je suis déjà presque un peu nostalgique de ses crincrins furibards. Sera-t-il remplacé par un joueur de djembé ?

Dans le Connelly il y a bien un voyage à Las Vegas, mais l'essentiel de l'intrigue se passe dans deux lieux pas forcement si sautillant que ça. On passe de la prison au tribunal et du tribunal à la prison, et, disons le tout net, le goût est assez kammerspiel. Brève déception Harry Bosch est un personnage secondaire un peu fantomal, le reste précis et bien ficelé est globalement satisfaisant.

24 octobre 2021.- Beau temps frais (14)C). Le Covid fait une courte intrusion dans le polar de Connelly. On parle de la ville de Wuhan, des vols transcontinentaux, il y a des morts suspectes, les masques chirurgicaux apparaissent, le réel cogne la fiction.

25 octobre 2021.- Premiers frimas matinaux (2°C -> 18°C). Assommé par le labeur. N'ayant rien à dire, je ne dirai rien. Ce faisant en disant que je n'ai rien à dire, je dirai tout de même que je n'ai rien à dire. Tout est décidément compliqué. Pour simplifier les choses, je ne devrais plus rien dire tout en ne disant pas que je ne dis rien. En somme, il faudrait que je vous mente par omission.

26 octobre 2021.- Larges passages nuageux (17°C). Not in the mood. Heureusement (?), il y a Cioran et ses Cahiers : « Mes défauts sont assurément grands ; mais enfin ce ne sont que ceux d’un indolent, ceux des autres, des actifs, des ambitieux entreprenants, m’apparaissent mille fois pires, car ils troublent et incommodent mon indolence même, ils empiètent sur ce que j’ai de plus sacré. (Peut-on parler d’indolence à propos de quelqu’un qui ne cesse de se tourmenter, qui est donc actif à sa manière ? Je suis un paresseux sui generis, un agité sur place, dévoré par une fureur sans rendement). »

27 octobre 2021.- Passages nuageux (14°C). Ce matin l'Amour était dans ma boîte aux lettres. Oh pas l'amour, le rose le frétillant, celui avec un petit a qui bat la chamade, mais plutôt l'Amour la nouvelle revue dirigée par l'impeccable Frédéric Pajak. Pour 15 euros ou 15 francs suisses cent cinquante pages de textes et dessins fomentés par un aréopage globalement appétissant (Chaval, Sempé, Paul Nizon, Frédéric Schiffter, Delfeil de Ton, Fernando Arrabal, Stéphane Trapier...). C'est solidement fabriqué dans une qualité tout à fait helvétique, l'encre et le papier sentent très bon et je crois qu'il n'y a rien d'inquiétant dans tout ça.

Par ailleurs chez Connelly plaisir du procédural, ivresse des articles de loi, joie des détails.

28 octobre 2021.- Vague soleil qui ne durera pas. On annonce de fortes intempéries pour les jours qui viennent (16°C). En juin 1913 le jeune Paul Morand achète un veston tweed-lilas à Londres, au 35 Dover street, chez Pope & Bradley. Curieux choix de couleur, totalement inconciliable avec le pantalon noir à rayures d’un jeune attaché d’ambassade. Ces choses essentielles sont rappelées dans le Journal inutile du vieux Morand (qui ne se gausse donc pas que des invertis, pais qui parle aussi habits).

29 octobre 2021.- Contrairement à ce que j’annonçais hier, le beau temps persiste (19°C). L'école des Buttes-Chaumont, la Société Française de Production, les techniciens affiliés à la Confédération Générale du Travail, le communisme, la grande machinerie des décors en carton-pâte, Vidocq, le théâââtrrrrre et la culture pour tous. En somme, les « charmes » de toute une époque... Marcel Bluwal est mort, merci pour tout ça.

On the books side. Always immersed in Connelly's efficiency.

30 octobre 2021.- Tempête (17°C). Fini le Connelly qui tourne un peu à vide. Réécouté quelques merveilles de Guy Clark, grand « écrivain de chanson » capable de faire tenir plus d’un roman en moins et trois ou quatre minutes (les extraordinaires, Desperados Waiting for a Train, The Last Gunfighter Ballad ou The Randall Knife). Comme tout s’enchaîne par capillarité fait un tour dans le sixième album de Townes Van Zandt (The Late Great Townes Van Zandt) où j’ai redécouvert Silver Ships of Andilar, merveille de haute mer aux images dignes d’Herman Melville. « The clime from mild to bitter ran/The wind from fair to fierce did blow/Oath and prayer did turn to thoughts/Of homes left far behind/Longed every man for some glimpse of land/And the host that did await us there/But each new day brought only a sea/And sky of ice and gray »

31 octobre 2021.- Vent, douceur et nuages (21°C). Heure d’hiver. La nuit tombe à 17h30. Encore un fois : Merci Giscard !. Entamé l’Amour (la revue). Un article de Michel Thévoz sur l’inutilité des chefs d’orchestre, un autre de Philippe Garnier (l’autre Philippe Garnier, il y en a deux) sur le rire qui peut se révéler problématique (les rires nazis l’étaient, Hitler fis quelques blagues grasses après l’invasion de la Tchécoslovaquie), et surtout une merveille de Pajak sur les « gilets jaunes ». Certainement ce que l’on a écrit de plus juste sur ce mouvement (L’eau qui dort).

Parallèlement, entamé Bartleby et compagnie d'Enrique Vila-Matas (j’entame beaucoup). Faux roman, notes de bas de pages de quelques textes invisibles et non inexistants pour autant. Éloge de l’élan négatif, du gâchis. Éloge de Rimbaud, de Robert Walser, de Valery Larbaud et de Fernando Pessoa. Amour du bartelbysme sous toutes ses formes. La petite entreprise de Vila-Matas aura toute ma sympathie (même si elle trahit un peu son propos, le livre est écrit).

1er novembre 2021.- Brume et crachin, le temps s’accorde enfin avec la saison censée nous occuper (11°C).

1) Évidemment ce qui est intéressant dans le livre de Vila-Matas ce ne sont pas les amorces de récits, les bougeons « fictionnant » (une rencontre ratée avec Salinger), non ce qui est intéressant c’est le côté passeur, le côté donneur d’envie. L’envie de découvrir ceux que l’on ne connaissait que de façon lointaine. L’envie de découvrir ceux que l’on ne connaissait pas du tout. L’envie de découvrir Felisberto Hernández, écrivain et en même temps pianiste de salons élégants et de casinos sordides. L’envie de découvrir les très curieux Carlos Díaz Dufoo, Miguel Torga ou Pepin Bello… L’envie, l’envie, l’envie…

2) Dans le livre de Vila-Matas, bien au-delà du roman, il y a deux-trois « rappels historiques » qui pourraient pincer. Tenez il y a le rappel du suicide raté de Chamfort (un bartleby qui s’ignorait vraiment). Il se tire un coup de pistolet qui lui brise le nez et lui crève un œil. Toujours en vie, il saisi un couteau, s’égorge et se poignarde et après s’être tailladé mollets et poignets et s’effondre ensuite dans sa propre mare de sang. Voilà qui est charmant.

3 novembre 2021.- Il pleut ( 11°C). Phase de dépression active. Nothing else.

5 novembre 2021.- Le froid tend à poindre (7°C). Ayant passé quelques jours dans une profonde et large déprime je réémerge petit à petit grâce à Sylvie Vartan cet antidote bulgare au très roumain Cioran. Jugez sur pièce : « Déprime t'as plus la prime/Je te renvoie dans ton abîme/Tu n'as plus de quoi faire de la frime/J'ai le moral et les idées clean. ». Quant au reste, lu un chapitre de Vila-Matas… Pas mal.


3.


7 novembre 2021.- Fraîcheur (9°C). Hier soir vie sociale. Bu quelques boissons fermentées en quantité semi-raisonnable. Je suis donc encore un peu flottant au moment où j’écris les lignes faiblardes que vous lisez à présent.

Entamé Au printemps des Monstres de Philippe Jaenada. Ce gros pavé de 800 pages qui a failli recevoir le Prix Goncourt (c’est déjà un best-seller) raconte l’un des faits divers les plus sordides des mid early sixties (en français 1964). L’enlèvement puis le meurtre de Luc Taron, un mouflet qui ne demandait rien à personne. Au bout d’une centaine de pages (le livre est replet, mais il semble se laisser lire assez vite), je ne suis pas encore vraiment déçu retrouvant sans déplaisir la patte de l’animal Jaenada, ses parenthèses « vache qui rit », ses multiples digressions, son embonpoint et son savoir-faire bien informé. Rien à redire le territoire est connu et confortable (peut-être trop confortable ?)

8 novembre 2021.- Chape nuageuse présente, mais raisonnable (11°C). Étant d’une humeur assez peu velléitaire je n’aurai pas grande chose à dire de bien pénétrant sur Le Printemps des monstres. C’est un livre pourtant passionnant où Jaenada tel un ours égaré dans le magasin du crime à peu de peine à ne pas endormir son lecteur, mais que voulez-vous je ne suis pas très inspiré ces temps-ci. Bon je dois quand même dire que la matière triturée par les grosses pattes de Jaenada me semble simplement captivante. Ces années 60, le meurtre du petit Luc Taron et surtout Lucien Léger ce quidam insaisissable, fragile, ordurier, ricanant et crachant sur un monde qui n’a pas voulu de lui, ce vengeant de ce monde dans une folle dérive mythomaniaque. Voilà un personnage. Jeanada ne passe pas à côté.

9 novembre 2021.- Nuages et froideur (7°C). Raconter l’Affaire Léger, cette sombre histoire pleine de lourdeur ontologique, tout en sautillant c’est le petit tour de force que Jaenada parvient à réaliser. Disons qu’il jubile, qu’il prend un plaisir gamin à faire ce qu’il fait. Contagieux le plaisir est partagé. Le lecteur ne lâche pas un livre qui le remplit d’un contentement penaud (penaud et peut-être un peu malsain, comment se réjouir devant un tel sujet ?).

Autre chose, dans sa jubilation et tout à sa petite affaire Jaenada semble revenir sans cesse sur des détails moult fois rabâchés. On pourrait lui reprocher. Ce serait un tort, car la vérité de son livre, de son gros pavé et de l’affaire Léger, est certainement nichée dans l’un de ces détails ( et l’auteur de citer Tchekhov : « Si, au premier acte, un fusil est accroché au mur du salon qui sert de décor, il faut qu’un coup de feu soit tiré avant la fin la pièce ».)

10 novembre 2021.- Il fait frisquet, la pluie est froide, un temps de saison (6°C). Lucien Léger accusé, jugé, emprisonné, libéré puis bientôt enterré le « roman » de Jaenada pourrait s’achever page 300. Mais non tout semble recommencer et virevolter ailleurs. Et si Lucien Léger, cet étrangleur méphistophélique, était innocent ? Certains faisceaux d’indices pourraient le laisser penser. L’enquête bifurque donc vers d’autres chemins, vers du compliqué, du scabreux, de l’interlope. On se croirait décidément dans du Modiano en pire (d'ailleurs, Albert Modiano le père de Patrick apparaît en filigrane, c’est presque un suspect potentiel).

11 novembre 2021.- Brume (8°C). Aux alentours de la page 400, tout semble se gâter dans le pavé de Jeanada. On pourrait presque lui reprocher de sacrifier aux sirènes du pelucheux, de céder à l’air du temps on ne voyant plus que des mâles salauds de droite et quasi « fachos » un peu partout. (Comme s’il suffisait d’être un homme et un salaud de droite pour être coupable de quelque chose). Pourtant, mangeons notre chapeau et remballons nos reproches dans notre poche assez vite, car ce qui semblait être une impasse paresseusement idéologique n’est qu’un long chemin ouvert à tous les vents de l’Histoire. Oui il y a bien des salauds de droite dans toute cette affaire et des beaux ! La découverte du passé vaguement nazi de l’un des protagonistes (je ne dirai pas lequel) offre d’ailleurs l’un des plus beaux moments du livre. Ce passé Jeanada le découvre par hasard en farfouillant sur le site Gallica où il découvre de vieux écrits pour le moins compromettant. Jeanada jubile presque en découvrant tout ça, on jubile presque en le lisant. Quant au meurtrier (aux vrais meurtriers), nous commençons à nous faire une petite idée.

13 novembre 2021.- La brume se lève enfin, cinq minutes plus tard la nuit tombe (9°C). Fini Au printemps des monstres (en moins d’une semaine, c’est une forme d’exploit). Finalement Jaenada aura écrit quatre romans en un. Un premier roman tourbillonnant autour du cadavre du petit Luc Taron, un deuxième roman flirtant avec l’autofiction (c’est le roman entre parenthèses, celui de l’humour et des « problèmes de santé »), un troisième roman découvrant et dénonçant les inquiétantes dérives d’un conglomérat de barbouzards modianesques et un quatrième roman qui pourrait être une sorte d’autel des morts élevé en la mémoire de Solange Léger. Ce dernier roman -cette « chambre verte » ouverte à tous les vents d’une biographie secouée - est certainement le plus émouvant… (Quant au livre en lui-même, je dois être le seul à le trouver trop court tant il ouvre une multitude d’ hypothèses pas totalement explorées).

Le pavé de Jaenada tout juste posé, retour dans L’Amour (la revue de Frédérik Pajak). Beau papier de Jean-Noël Orengo consacré à John Brown primo antiesclavagiste loin des « bourgeois éveillés ». Dans l’élan, pour rester avec Pajak entamé le quatrième volume de son Manifeste Incertain. Cela me semble toujours aussi bien.


To be continued.

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