dimanche 11 juillet 2021

Psychogeographie indoor (109)

 













« Raté. Pour rater sa vie, il faut avoir souhaité une réussite. Qu'est-ce à dire ? Le raté est celui qui a renoncé à l’énergie de sa décision. Qui fait passer par les autres, par leur verdict, leur amour et leur haine, bref leur témoignage, ce qu'il eût dû garder secret. De la grande majorité des hommes nous ne disons pas qu'ils sont ratés. Mais de certains êtres qui donnent à leur situation anecdotique un je-ne-sais-quoi de regrettable. Il y a très peu de vrais ratés. De ratés réussis.» (Georges Perros, N.R.F. n°134, 1er février 1964)


1.

13 février 2021.- Cette nuit chute de neige, ce matin tout est blanc (-1°C). Je cède aux sirènes du page turner en lisant une chose de Don Winslow. Un peu pervers je n’ai pas entamé son supposé magnum opus, sa trilogie latino baguenaudant autour des narcoleptiques, mais plutôt un polar réputé plus ordinaire Missing : New York. C’est un livre moyennement haletant et assez efficace. Je tourne les pages rapidement, le contrat est rempli (le meilleur, une description assez détaillée des petites villes de l’État de New York).

15 février 2021 .- Beau temps frais (10°C) J’ai du lire Gatsby il y a une trentaine d’années - oui, je suis presque vieux à présent – et je le relis aujourd’hui dans une nouvelle traduction de Philippe Jaworski qui me semble honorable.

Tout est encore là : l’élégance, l’ironie et plus encore qu’un faux autoportrait palimpseste accompagné de la description d’un monde qui s’écroule (c’est certainement vrai, mais s’agissant de Fitzgerald ce sont des banalités), un art de l’ellipse qui tue les poncifs, les lourdeurs du roman-roman et des « grands sujets », un tact émouvant et quelque chose de toujours nouveau dans la construction (qui n’est pas de la modernité, mais bien mieux que ça. )
Autrement, fini la chose de Don Winslow entamée avant-hier. Contrat rempli, un peu poussif, rien d ‘extraordinaire. Une partie de l’intrigue se déroule dans les Hamptons cette excroissance huppée située à l’Est de l’Ile de Long Island. Dans Gatsby nous sommes sur la même île, plus à l’Ouest, un Ouest tout autant huppé.

16 février 2021.- Mince couverture nuageuse (10°C). Toujours convalescent, activité physique proche du néant, je me rabats sur les livres, les pages que je tourne m’offrent une mince gymnastique substitutive. Commencé un nouvel ouvrage d’obédience policière, Blanc comme neige de George Pelecanos, un auteur qui semble avoir une très grande réputation auprès des spécialistes du genre. De lui je n’avais lu qu’un livre jusqu’à présent Un nommé Peter Karras et il m’avait déçu (et même pas en bien). Celui-ci n’est pas loin d’être pareil… décevant, moyennement écrit (ou moyennement traduit), souvent courtaud et vulgaire et pour tout dire un peu lourd. Pelecanos connaît certainement parfaitement la ville de Washington, mais ce qu’il pose dans son décor n’est pas foncièrement original. Revendeurs de drogue sardoniques, loques toxicomaniaques, flics racistes et véreux, détectives privés à qui on ne la fait pas se débattent dans une intrigue prétexte qui n’est là que pour sous-tendre un genre d’exposé social sur la grande fracture raciale américaine.

Parallèlement, je relis les Moralités légendaires de l’animal symboliste Laforgue. Trois pages toutes les quatre heures. La posologie est bonne.
Gatsby encore, cette ligne de Bernard Frank : « Fitzgerald avait compris quelque chose de très calé et de très simple : que la vie, c'est-à-dire la fête, était aux mains des riches ».

17 février 2021.- Ciel céruléen, grande douceur (15°C). Les journées s’allongent, le soleil revient. Première lecture en extérieur, ma chaise de jardin est toujours là, fidèle. Effet des conditions lectorales ? Aujourd’hui j’ai trouvé le roman de Pelecanos bien meilleur qu’hier. La précision géographique, les courtes annotations culinaires, les détails divers et variés, sur l’habillement, sur les automobiles, les playlists de connaisseur soul sixties/seventies, tout cela est tout de même très bien. Quant à l’intrigue, on s’en fiche un peu, ce n’est qu’un véhicule qui avance cahin-caha pour mieux transporter tout le reste.

18 février 2021.- Du vent, trop de vent (14°C). Unfortunately, météorologie oblige lecture en extérieur impossible, ma chaise de jardin attendra. Unfortunately too, mon voisin guitariste a remis ça, il enchaîne les solos avec la régularité métronomique d’un coucou suisse saisi par les neurotoxiques. Unfortunately again, le nouveau volume de Gay Talese que j’ai entamé ce matin, Tout est affaire d’imagination (aux Éditions du Sous-sol), ne m’a pas permis de sautiller plus que ça. Les qualités de Talese sont là, sa simplicité de trait, son art du portrait, ce « regard caméra » qui fait la différence (nous ne sommes pas chez Tom Wolfe cet autre spécimen du nouveau journalisme à chapeau), pourtant on s’ennuie un peu. Il y a un long papier emmerdant sur le New York Times et ses rédacteurs en chef successifs, un texte tournant autour de Charles Manson et du Ranch Spahn, tout cela sent un peu le fond de tiroir poussiéreux, on en éternuerait presque.

Pour revenir à Fitzgerald. Gatsby est un roman de gare expurgé du superflu. Pour écrire un chef-d'œuvre, il faut enlever, la gomme est plus utile que le crayon.

19 février 2021.- Soleil voilé, vent modéré (15°C). Talese, révolution sexuelle et mafia, pas trop mal. Nothing else.

20 février 2021.- Du vent, ciel dégagé, douceur indécente (18°C). Ce matin je m’ennuyais un peu, alors j’ai ouvert l’application Google Maps et j’ai remonté le cours du Mississippi de son embouchure à sa source. À moi La Nouvelle-Orléans, Bâton Rouge et Memphis, Saint Louis, Davenport et Minneapolis... Le bayou, les grandes plaines et les forêts... Le voyage fut agréable, bien calé sur mon canapé je naviguais tel un Mark Twain d’opérette. Il en faut peu parfois pour ravir un homme. Sinon pour en revenir aux livres, le Tout est affaire d'imagination de Talese n’est pas loin d’être une escroquerie éditoriale, ce n’est même pas un « choix d’articles », c’est un « choix d’extraits d’articles ». En somme une succession d’échantillons. Si vous voulez commencer avec un spicilège de Talese choisissez plutôt Sinatra à un Rhume (chez le même éditeur, voir mes livraisons précédentes), les articles y sont proposés dans leur plus entière longueur et on n'a pas l'impression de payer la garde-robe et le jacuzzi de quiconque en les lisant. Vous pouvez aussi vous procurer les reportages allongés que sont La Femme du Voisin et Le Motel du Voyeur, deux parangons de non-fonction narrative, peut-être un peu bidonnés, mais on s’en fiche ils ont tout pour réjouir le lecteur.

Autrement je profite du temps offert par ma convalescence pour commencer un nouveau petit truc d’obédience policière. Il s’agit d’ Un Ange sans Pitié, c’est écrit par Robert Crais et c’est le second volume proposant les aventures du duo Pike et Cole. Pas de quoi se cogner la tête dans les nuages, mais il y a de l’humour, on se bidonne un peu.

21 février 2021.- Soleil et goût printanier (19°C). En dehors de deux trois pointes humoristiques, le polar de Robert Crais est un peu faiblard et tout juste distrayant. C'est dommage.

Chez Matignon beau panégyrique de Valery Larbaud. Matignon est parfois meilleur dans l'éloge que dans le dézinguage.

22 février 2021.- Vents sahariens, ciel jaune (18°C). En dehors de son premier album la carrière du chanteur Dominique A ne m‘intéresse pas plus qu’un symposium sur le macramé équitable. Il commet aussi des livres, sous son vrai nom non raccourci : Dominique Ané. et vous aurez aisément compris que l’éventualité de lire sa prose ne m’a jamais effleuré. Bon cependant rien n’est vraiment simple en ce bas monde et il se trouve que l’on m’a offert l’un de ses livres Regarder l’Océan. Je l’ai donc lu plus pour respecter le cadeau que l’on m’avait fait que par curiosité et en me disant que quatre-vingts pages en gros caractères avec de grands blancs non parcimonieux n’avaient rien de risqué pour qui veux tuer quarante-cinq minutes. Évidemment, c’est mieux que mes a priori ne le laissaient penser, Pierre Michon est cité en préambule, il y a une « petite musique », une légèreté de touche un peu mignonne, des souvenirs de jeunesse qui « remontent avec une pointe d’amertume ». Bref, c’est joli, certainement trop, mais bon il y a pire.

23 février 2021.- Météo splendide, ciel bleu, vent léger, condition lectorales optimales (20°C).

A / La transparence des Choses est l’un des romans tardifs que Nabokov aura écrits pour son propre plaisir dans un élan onaniste faisant à peu près fi de tout.. de la moindre vraisemblance... de la moindre intrigue... du lecteur, même ! Pourtant et malgré ce que je viens d’annoncer c’est un livre qui se laisse lire avec un amusement bonhomme. On se fiche de l’histoire comme de l’an 40, je crois qu’il est question d’un hôtel ou d’un chalet en Suisse, il y a des passages nympholeptes, des chausses-trappes, un humour toujours sous-tendu quelques heureuses finasseries lexicales et de nombreux coups de baguettes digressives. On a beau se sentir roulé dans la farine, il y a du plaisir à prendre dans tout ça (le plaisir est donc partagé).

B/ Christophe Bourseiller, oui celui qui aimait follement le sein gauche de Danielle Delorme, à écrit un petit livre de souvenirs qui tangue aimablement entre Jean Luc Godard et l’énigmatique Jean Parvulesco. Rien de conséquent, aucune pompe littéraire, une heure de lecture agréable sans vraies anicroches. Bourseiller se souvient du jeune Godard puis il mène une courte investigation sur Parvulesco, cet astre sybarite tournant autour de la nouvelle vague, il rappelle les liens entre les deux, le dandysme de l’un, le crypto-fascisme-gaulliste de l’autre . Le livre est un peu égotiste dans ses arpents autobiographiques, il y a du ressentiment, une légère rancœur, Bourseiller n’oublie pas que Godard l’aura « utilisé » enfant et oublié « adulte », il sait aussi très bien que l’on ne voit en lui que le « personnage », le gamin agaçant (chez Godard), le « jeune » lymphatique (chez d’Yves Robert). Finalement, tout cela est presque un peu triste.

24 février 2021.- Soleil voilé (20°C). Une visite à l'Élysée dans le Journal de Galey, Mitterrand et Alice Sapritch. Entamé La Griffe du Chien de Winslow.

25 février 2021.- Soleil et grande douceur (20°C). Mort de Philippe Jaccottet. On n'oubliera certainement pas le grand poète, mais il ne faudrait pas oublier le traducteur, le critique (C'était le dernier représentant de la NRF de l'après-guerre, celle du retour de Pauhlan et de Marcel Arland). Otherwise. Winslow efficace, trop efficace ?


2.

26 février 2021.- Ciel bleu se couvrant tardivement, les nuages sont là (18°C). La Griffe du chien qui est certainement aussi bien que ce qu’on en dit est aussi trop rempli, trop roman-roman avec trop de personnages, trop d’intrigues entremêlées, trop de tout, too much, en somme. Ce n’est pas que l’on s’y perde, rien n’est vraiment assommant non plus, mais il me semble difficile de conserver la concentration du lecteur avec autant de monde dans le shaker : les narcotrafiquants, la mafia, la CIA, la DEA, les contras, le Vatican, même ! Winslow vise trop haut et trop tout. On saute des pages, de plus en plus de pages, c’est dommage, on pourrait rater quelques passages formidables (par exemple la description d'un tremblement de terre, celui de Mexico en 1985).

27 février 2021.- Temps nuageux (10°C). Ce qu’il faudrait aimer dans la Griffe du chien, tout du moins ce que j’aime dans la Griffe du chien, ce n’est pas le trop-plein romanesque, ce serait plutôt l’attention aux détails, la façon de décrire les divers fonctionnements avec une précision frôlant le journalistique. En somme, un cartel comment ça marche ? Quelles sont les stratégies établies pour « passer » un maximum de produits illicites ? Comment utiliser des méthodes économiquement on ne peut plus libérales bien à même de rentabiliser tout ça, comment blanchir des montagnes de dollars, comment faire avec la concurrence, comment faire une fusion-acquisition avec quelques AK-47 ? Si Winslow explique parfaitement tous les mécanismes économiques, il rappelle aussi les enjeux politiques et historiques, l’implication des diverses officines américaines, la lutte entre les tenant de la théologie de la libération et l’opus dei. Ce qui forme vraiment roman c’est cet assemblage de précisions, cette rigueur sèche et au cordeau. On croit moins aux personnages, qui sont indéfinis, flous, sans vraie chaire et sans élan. Il faut dire que sonder l’âme humaine, faire avec l’humanité, l’universel en somme, demande beaucoup plus que de l’efficacité. Winslow n’est pas Dostoïevski.

Loin de toutes ces histoires de trafiquants mexicains, je suis à l’alternat dans les Instantanés de Roger Grenier. C’est un mince livre rassemblant portraits et souvenirs et il me semble qu’il y a plus de littérature dans un paragraphe de Grenier que dans cinquante pages de Winslow (il faudrait définir ce qu’est la littérature, je n’ai pas le temps). Joli menu, Bachelard, Caillois, Balthus… Surtout le beau portrait d’un Valery Larbaud trop gros, trop douillet, capricieux, mais copain avec l’hippopotame du Jardin zoologique de Lisbonne et amoureux plus de raison de la littérature, sa maîtresse : « L’essentiel de la biographie d’un écrivain consiste dans la liste des livres qu’il a lus »

28 février 2021.- S'il n'était tout juste un peu frais le temps serait splendide (13°C). Malgré les gratouillis frénétiques de mon voisin guitariste, qui est de retour, je poursuis la lecture de La Griffe du Chien, qui est bien long, mais tout de même pas mal.

1er mars 2021.- Belle appétence printanière (17°C). Nouveau mois, je suis toujours convalescent, le temps n’est pas long, je le consacre à lecture, c’est une occupation satisfaisante (la pratique du jokari est pire par exemple). Mon canapé bien que modeste et d’origine scandinave est tout à fait confortable, les pages que je tourne m’offrent une mince gymnastique substitutive (j’ai tout de même pris quatre kilos). En dehors de l’incessant va et viens de mes voisins de gauche, qui doivent tenir un laboratoire clandestin de méthédrine, les conditions lectorales sont presque bonnes. Je quitte même parfois mon canapé pour l’extérieur, il y a du soleil, ma chaise de jardin est confortable.

Dans les souvenirs de Roger Grenier Louis Guilloux est un vieux monsieur qui vit aux crochets du plus grand éditeur français. Il occupe une chambre de bonne chez Gaston Gallimard dans l’hôtel particulier de la rue de l’Université, sa « chambre de bon », où il effectue de larges siestes réparatrices. Gaston lui demande bien de se mettre au travail, de trouver une activité un peu rémunératrice, mais ce n’est pas à 70 ans passés qu’il va s’y mettre. Il a bien autre chose à faire, écrire ses mémoires par exemple. Ce portrait est très amusant, très attentionné, plein d’amitié. Le reste du livre, est à l’identique plein d’amitié, sans aucune acrimonie, sans aucun ricanement et sans la moindre trace d’une quelconque méchanceté. Il y a de superbes pages consacrées à JB Pontalis, son voisin de bureau de la maison Gallimard et puis il y a le chien de Grenier, cet Ulysse, qui se laisse câliner par un peu tout le monde, René Char, Yourcenar, Kundera, Dominique Aury, Romain Gary, Claude Chabrol, Claude Roy (qui pourtant préfère les chats), Dominique Rolin… Il a dû en entendre des choses, ce chien ! Dans une antinomie parfaite avec le livre de Grenier je suis retourné dans le Journal de Galey. C’est toujours sec, cruel, méchant pas compatissant pour un sou. Il faut sauter les pages consacrées aux coucheries, les potins et ragots sont mieux, Mitterrand et Jack Lang en prennent pour leurs grades, c’est assez amusant. Seule vraie émotion Galey perd sa grand-mère, elle venait d’avoir cent ans. Galey est très bien avec la vieillesse. Il ne la connaîtra jamais.

2 mars 2021.- La météorologie nationale annonçait du bon temps, malheureusement : nuages (14°C). Nouveau bouquin, Braudel, l’Identité de la France, les Hommes et les choses, second volume, Tome II. Toujours passionnant, l’économie paysanne française vue dans une perspective a-chronologique. On est presque ravi d’apprendre que le maïs arrivé très tôt au Pays Basque ne s’est installé de façon durable qu’au XVIII siècle, en Aquitaine, et avant tout autour de Toulouse. L’introduction de la patate est encore plus longue et amusante. Son histoire européenne mériterait des centaines de pages. De ses débuts dans les jardins d’agrément, jusqu’à sa consommation forcenée elle aura passé bien des stades. Nourriture pour gueux et cochons, fausse farine incapable de laisser monter la moindre miche de pain. Heureusement, Parmentier était là. On ne remerciera jamais assez Parmentier d’avoir propulsé ce noble tubercule dans les azurs. Autre chose, et preuve que rien ne change jamais vraiment, Braudel rappelle que la France n’invente pas grand-chose et profite surtout de sa situation géographique. La culture du sarrasin vient de Hollande, celle du maïs d’Espagne, le mûrier est Italien quant aux prairies artificielles elles ont été inventées en Grande-Bretagne…

Loin de Braudel de Parmentier et des patates, Galey passe beaucoup de temps avec Alice Sapritch, qu’il trouve de plus en plus belle.

3 mars 2021.- Grisaille (13°C). Culture de la vigne et du blé, semaisons et jachères, pain blanc et pain noir, attroupements, jacqueries, révoltes, révolution. Braudel est plus souvent passionnant qu’enquiquinant. Constante : le Français. Le Français n’est jamais content, le Français est un veau qui vocifère. Si j’en crois l’actualité récente, ce n’est pas près de changer. Il doit y avoir quelque chose de génétique.

4 mars 2021.- Ciel se couvrant (16°C). Braudel décortique les circulations diverses. La circulation haute, la circulation basse, les artères et les veines, les vaisseaux capillaires, les voies romaines, les chemins vicinaux, les fleuves et rivières, l’apparition de chemin de fer. Il constate les progrès engendrés au fil des siècles par la modernisation des routes et des véhicules divers et variés… Il pressent aussi la disparition programmée du court, du local, du régional, du national et l’apparition du vaste monde : « Si l’ouverture des frontières s’accentue encore, de plus en plus je mangerai de la viande argentine, du mouton de Nouvelle-Zélande, des fruits d’Afrique, d’Amérique, d’Australie et les produits industriels viendront pour moi du monde entier… Une révolution silencieuse a bouleversé nos échanges... » Tout cela en 1986, pas mal.

5 mars 2021.- Vent et baisse des températures, le temps change, les giboulées ne sont pas loin (12°C). Les derniers chapitres de l’Identité de la France sont consacrés aux aspects économiques et je dois avouer avoir sauté une belle palanquée de pages. L’invention du capitalisme, ses avancés et ses reculs, l’histoire de la monnaie, métal et papier, Braudel n’est pas en cause, mais tout cela m’emmerde au plus haut point (oui l’économie m’emmerde). Cela dit la conclusion de ce qui devait être la première partie de l’Identité de la France (la mort empêchera Braudel d’écrire la seconde), est fort belle : « … cette histoire venue de loin et qui se propagera par des pentes déclives. Ne limite-t-elle pas (je ne dis pas supprime) à la fois la liberté et la responsabilité des hommes ? Car ils ne font guère l’histoire, c’est l’histoire, elle surtout, qui les fait et du coup les innocente. »

Loin des potins et ragots, des petits coups tirés au débotté, le Journal de Galey devient vraiment tragique le 29 février 1984. Ce jour-là, un 29 février qui ne s’invente pas, il s’apprend condamné à mort. On lui annonce la maladie incurable qui l’emportera moins de deux ans plus tard. Il accuse le coup, éprouve une sorte d’ivresse, devient au fil des pages d’une tristesse de plus en plus résignée, la méchanceté semble le quitter. Tout cela serre le cœur : « Passéiste toute ma vie, je le serai aussi dans ma mort. Au temps de l’acharnement thérapeutique et des médications triomphantes, j’ai réussi à me dénicher un mal inguérissable, pour lequel on ne connaît aucun remède. Il faudra que je me regarde passer sans rien faire, avec résignation, comme jadis. Je meurs au-dessous de nos moyens, à l’ancienne. Une chance, peut-être. »

6 mars 2021.- Éclaircies (11°C). Lu J’ai vu tant de soleil d'Emmanuel de Waresquiel. Petit texte tournicotant autour de l’ami Beyle un peu à la manière dont François Sureau tournicotait autour d’Apollinaire dans son récent Ma vie avec Apollinaire. Beaucoup de légèreté écrit comme un devoir de vacances, on n’apprend pas grand-chose, mais c’est le livre d’un amoureux de Stendhal et c’est amplement suffisant pour rendre le lecteur heureux.Otherwise, still in Galey diary.


3.

8 mars 2021.- Beau temps frais (10°C). Je poursuis mes petites affaires lectorales avec une autre petite chose sans risque de Don Winslow, Missing Germany second épisode mettant en scène le très dur à cuir Franck Decker. Pas grand-chose à en dire, c’est un polar classique un peu efficace qui trimballe avec lui tous les clichés inhérents au genre, mafieux Russes, amitié trahie, femme fatale. Le style est neutre, précis, scénaristique, on tourne les pages assez vite, on se demande même si elles ne tournent pas toutes seules (le meilleur, comme dans Missing New York, la description assez précise de quelques villes grandes, moyennes ou petites… Miami, Opa Locka, Jasper en Floride du Sud et du Nord, Munich, Hambourg, Lunebourg, Erfurt. Observation réelle ou grand pas en avant de la littérature Google Maps?).

9 mars 2021.- Ciel bleu, fraîcheur, j’ai froid aux pieds (10°C). Fini le Winslow. Contrat rempli, l’objet littéraire de consommation courante délivre toutes les satisfactions attendues. Enchaîné avec les Larmes d’Ulysse de Roger Grenier, un autre objet littéraire de consommation moins courante qui m’aura lui apporté un peu plus que quelques satisfactions. Il faut dire que comme Grenier j’aime beaucoup les chiens et que les voir ainsi folâtrer dans un court essai consacré à leur rapport avec les écrivains n’est pas sans me laisser piqué et un peu ému. Érudit, plein de malice, parfois un peu triste, Grenier se rappelle tous les chiens de son existence, il se souvient aussi du chien « générique » chez Flaubert, Baudelaire, Rousseau ou Voltaire, on croise André Masson, Romain Gary… c’est vraiment très bien, jamais bêtement anthropomorphiste, parfois poignant, pour preuve : « La maison d'après était celle de Romain Gary. Souvent, dès notre première sortie, à sept heures et demie du matin, nous le rencontrions traînant dans la rue, allant acheter les journaux, boire un café au tabac d'en face. Gary disait que la rue du Bac était sa patrie. Tant d'origines se mêlaient en lui : Tartare, Juif, Russe, Polonais, qu'il n'avait pas envie d'être citoyen du monde, ou européen ou même français. Il fallait qu'il appartienne à une toute petite province, même pas. Donc, la rue du Bac. « Viens ici, connard ! » disait-il à Ulysse qui avançait aussitôt en creusant le dos pour aller se frotter à lui.

Un jour de septembre 1980, nous avons rencontré Gary, presque devant son immeuble. Il a dit, comme d'habitude : – Viens ici, connard !
Nous nous sommes approchés. J'ai dit à Romain :
Je crois que c'est la dernière fois que tu vois Ulysse. Il est condamné.
Romain a eu un violent sanglot et est allé se cacher sous son porche.
Ulysse est mort le 23 septembre, et Gary le 2 décembre.
En un an, Jean Seberg, Gary et Ulysse avaient disparu, et la rue était vide. Pourquoi ne pas les associer tous les trois et le dire simplement, puisque nous nous aimions ? »

10 mars 2021.- Rares nuages (13°C). Encore quelques jours de convalescence avant la reprise du labeur. Pour tout vous dire je ne suis pas vraiment pressé de remettre mes faibles compétences au service du néo-libéralisme triomphant. En attendant je ne produis aucune valeur ajoutée, mais je lis, je lis, je lis, je lis…. Je lis Légende le nouveau faux roman d’un Philippe Sollers qui malgré l’âge est encore très en forme, très chenapan et toujours un peu margoulin. Son livre, cette mince plaquette heureusement flemmarde, est une drôle de mixture pleine d’air du temps, de MeToo, de woke, de GPA, de retour de la morale, pleine aussi de souvenirs personnels et d’anciens charmeurs de lexies qui n'auraient aujourd'hui plus passé aucune rampe. Mallarmé, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, n’en jetez plus que des salauds! Et puis surtout c’est une mixture où Joyaux plus joyeux que jamais n’est nullement assommé par l’ augure d’une fin prochaine. C’est bien simple, se sachant venir, il sautille. Pour rester dans des eaux limitrophes, dans son Journal Galey prend la mesure de son futur cadavre.

12 mars 2021.- Ciel changeant (13°C). Galey va mourir, il relit son Journal, lui voit certaines faiblesses, se trouve méchant, crevard, odieux, cabotin. Il en vient même à penser que de ce Journal là il ne faudrait publier que la partie « lisible » de l'iceberg (Julien Green pensait la même chose de son propre journal). Le reste, le sexe, le travail, ce qui occupe l’essentiel de la vie, s’effacera de lui-même : « Des échafaudages utiles pour la bâtir (la vie), gênants pour la contempler. Des fondations nécessaires, mais enfouies, sans autre intérêt qu’archéologique ».

13 mars 2021.- Nuages (13°C). Lu le Bonheur des petits poissons de Simon Leys (le Bonheur des petits poissons, le Studio de l’inutilité, Leys n’a pas le génie des titres. C’est un recueil d’articles donnés au Magazine Littéraire, et, as usual, c’est très bien, très bon et la moindre sans trace de moraline et de pelucheux (les deux pires tares de notre époque). Leys vise bien plus haut que tout ça, il est là pour entériner ce bel axiome de Paul Valéry : « Toute personne est moindre que ce qu’elle a fait de plus beau ».

Fini le Journal de Galey, Conclusion parfaite « Dernière vision : il neige. Immaculée assomption. »


To be continued.


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