lundi 12 décembre 2011

Psychogeographie indoor (25)


1.

« Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi, une société, où l'on travaille sans cesse durement, jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême. »

Je vais avoir du mal à expliquer mon « projet ». Je ne pense pas avoir un quelconque « projet », je me contente de dériver autour de ma bibliothèque, il m’arrive d’échouer sur quelques livres, de les aimer et d’en parler, plus ou moins bien, rien de plus. Voilà la suite de mon journal à gout « télégraphiste ». Il n’est toujours pas plus travaillé que ça, je m’en excuse par avance.

19 juin.- Temps variable. Grande tiédeur sous les soleillées. Fraîcheur incongrue sous les nuages.

« La philosophie est à proprement parler le mal du pays. Le désir d’être partout chez soi »

Fini mon Simenon, continué mon Nabokov. Pour le reste, beaucoup picoré : chez Stendhal (Journal), chez Novalis (Fragments) chez Émile Tardieu (L’Ennui) et même chez le prétendument compliqué Schopenhauer (Aphorismes sur la sagesse dans la vie). Pas encore vraiment rassasié, j’ai fini la journée en entamant le Voyage en Suisse et en Italie de ce bon vieux Goethe. La grande masse des quidams environnants va certainement me regarder de biais, me chuchoter à l’unisson que Goethe est depuis longtemps farci, que ses longs récits de court voyageur ont tout pour étouffer le lecteur… Hum, je m’en fiche… tout cela est faux ; le met est exquis et il n’a rien de bourratif.

20 juin.- Ciel IKB. Chaleur estivale. Après le poignet droit et la cheville droite me voilà avec les  « cervicales bloquées » il m’est absolument impossible de tourner la tête dans quelque que sens que ce soit, c’est fort dommage, car la saison veut que je sois tenté de faire pivoter ma tête en tous sens. Ainsi aujourd’hui j’ai été dans la plus totale incapacité de tournebouler sobrement mon regard sur les fesses et seins (juvéniles ou pas) que j’ai eu l’honneur de croiser. Imaginez mon désarroi, mon trouble (non comblé) et ma grande tristesse ! Je souffre et de surcroît la position bien raide que je suis contraint de prendre me  fait passer pour un homme presque marié, un homme qui ne se retourne pas... un quasi et sinistre mâle nourrice non misogyne... bref, un type bien… beurk ! Et puis en dehors de tous mes problèmes de rotation, tout autant hormonaux que mécaniques, ma douleur irradie depuis mon côté gauche alors que mes autres douleurs (cheville, poignet) irradient, elles, à partir de mon côté droit. Je ne suis donc plus du tout symétrique ! Je ressemble à un drôle de bonhomme qui serait tout à la fois Charlie Chaplin et Éric Von Stroheim , c’est un problème et je crois que je vais boire pour m’oublier.

« Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d’une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu’il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l’un de l’autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais »

Épuisé par le labeur, pas d’envie. J’ai tout de même lu quatre pages du journal de Stendhal. J’ai aussi ouvert les Fragments de Novalis, ils ont l’avantage d’être courts (forcement des fragments, hein !) et je dirai que sans être concentré plus que ça on peut avoir le plaisir de se laisser bercer par eux. Il n’est même pas utile de chercher à comprendre leur profonde signification, en l’occurrence je dirai que les sens prennent le pas sur le sens.

21 juin.- Premier jour d’été. Plus de 30 ° et de l’humidité à revendre. Ciel lourd, pesant et orageux, avec comme une gueule de mousson. Le labeur derrière moi, mon Fenwick « en charge », je suis bien vite rentré chez moi où après une bonne sieste j’ai rouvert les Fragments de Novalis. Le volume dans une main, une boisson fermentée dans l’autre, les jambes sur le rebord de la première fenêtre disponible qui passe, c’est une lecture qui peut s’envisager. Je dirai même qu’en ce qui me concerne ce type de lecture sied parfaitement à mes états postlabeur. Mon corps est assurément exténué, mais mon esprit reste réceptif. Il est même plus réceptif qu’à l'ordinaire, car comme piqué par de nouvelles antennes (le cogito passe par la sensation). Pour le reste, l’introversion et l’extroversion, chez Novalis, tout cela vous pénètre l’âme avec la bienheureuse efficacité du bidule acuminé.

« Rentrer en soi, signifie chez nous s’abstraire du monde extérieur. Chez les esprits, la vie terrestre s’appelle analogiquement, une contemplation intérieure, une introversion, une activité immanente. La vie terrestre naît ainsi d’une réflexion originelle, d’une introversion primitive, d’un rassemblement en soi même qui est aussi libre que notre réflexion. Inversement, la vie spirituelle en ce monde naît d’une évasion de cette réflexion primitive. L’esprit se déploie de nouveau, ressort de lui-même, soulève de nouveau, en partie, cette réflexion et dans ce moment dit moi pour la première fois. On voit ici combien sont relatives l’introversion et l’extroversion. Ce que nous appelons rentrer est proprement sortir, une réadoptions de la force primitive. »

« Chaque descente du regard en soi même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l’extérieur véritable. »

« L’homme ne vit, n’agit que dans l’idée, par le souvenir de son existence. Nous n’avons pas en ce monde d’autre moyen d’action spirituelle. C’est pourquoi c’est un devoir de penser aux morts. C’est le seul moyen de leur rester unis. Dieu lui-même n’agit en nous que par la foi. »

Voilà, je vous laisse, il tonne…

22 juin.- Vent, orage et tellement de pluie que pour un peu nous aurions pu voir flotter Noé et sa fameuse barque remplie de bestioles. Epuisé, rude journée. Le labeur est de plus en plus kafkaïen, enfin kafkaïen sans la brume. Tout compte fait, il fallait certainement le préférer lorsqu’il était plus absurde et glauque, qu’absurde et désincarné ; dans le rendement machiniste, mais avec l’impression de faire partie de quelque chose : disons d’être un maillon de la chaîne. La mondialisation veut que nous ne soyons plus un maillon de la chaîne, mais que nous soyons plus qu’un maillon demailloné, hagard et sans but dérivant dans un village global absurde… Ainsi nous voilà, au service d’un actionnaire apologue, accomplissant des taches que nous ne verrons jamais finies, faussement libérés des chaînes qui ne nous entravaient pas, ces chaînes qui étaient notre lien, ces chaînes qui nous attachaient au monde en nous faisant croire que nous en faisions partie… Plus de chaînes, plus de liens, plus de buts, nous voilà villageois libres et idiots, c’est ainsi.
Toujours chez Novalis (pénétrant) et encore chez Tardieu (déprimant en bien). En parlant de Tardieu (Émile) :

« Jadis la vie entrait en nous avec un beau tapage ; tout nous était chantant, lumineux, brillant ; il courait sur notre chair des frissons sensuels ; notre système nerveux sonnait des carillons étourdissants. Aujourd’hui tout s’éteint, le gris gagne ; quel vide, au-dehors, et en nous, quel silence ! L’étincelle, la dorure des objets s’en sont allées; nos pensées qui étaient une prairie vivante se fanent, les fleurs d’autrefois se rangent dans l’herbier ; nous ne savons plus respirer les roses ; nous demandons grâce à l’amour… L’intelligence s’alourdit, ne fait plus de conquêtes ; il en va ainsi chez ceux qui ne l’entretiennent pas ; chez les privilégiés même l’invention se retire ; les résultats de nos opérations mentales ne sont plus neufs ; c’est le temps des rengaines, des rabâchages ; on se répète, on se copie ; nos actes ont perdu leur intensité savoureuse, leur alacrité crépitante, et s’achèvent en réflexions amères, en déceptions navrées. Dans le champ dévasté de notre âme, il n’y a plus que ballons dégonflés ; l’amour, l’honneur, le devoir, la vertu, qu’est-ce c’est que ça ? »

23 juin.- Temps mitigé, vaguement tiède, un peu de pluie, mais sans plus. Au fil de son Journal, Stendhal est de plus en plus anglomane, il lui faut sans cesse truffer ses pages de mots, de phrases, en anglais ; comme ça par désinvolture. Pour un peu au bout de deux well ! et de trois good Lord ! On se croirait chez Valery Larbaud ce qui n’est pas la moindre des références quand l’anglomanie est dans l’air (j’ai bien l’impression que des deux diaristes l’ami Beyle est le primo anglomane en chef). Sinon chez Novalis (entre deux odes à la mathématique) : « Chaque maladie et un problème musical ; et la guérison une solution musicale. Plus la solution est brève et cependant complète, plus est grand le talent musical du médecin ».

24 juin.- Temps globalement frais et nuageux. Cependant, quelques belles soleillées, sous lesquelles la tiédeur monta comme le serpent charmé monte sournoisement à l’assaut de son charmeur. Aujourd’hui, ce fut la Suisse et la nature chez Goethe, l’éther et les songes chez Novalis et pour finir ce fut une méthodique dissection du roman-roman chez Nabokov. Rien de plus, rien de moins

25 juin.- Beau temps chaud. Ciel IKB.

« La politesse exige que deux personnes qui se croisent lèvent ensemble leurs parapluies et s’accrochent. »

Soigné mon poignet droit, ma cheville droite et mon cou gauche. Arrosé mes arbres. Stendhal, Novalis, Tardieu, puis deux chroniques d’Alexandre Vialatte. Je ne sais pas si l’humour est vraiment la politesse du désespoir? Peut-être ? Disons que c’est une éventualité tangible. Tenez prenez Vialatte, il était drôle tout en étant globalement désespéré à sa façon. Un désespéré délicat et attentionné, pas plus sur lui que sur les autres, avec ce confondant trop-plein de politesse qui lui faisait lever son chapeau mou lorsqu’il lui prenait l’idée d’écrire. Ainsi, il était désespéré en bien, comme d’autres le sont en pire. L’aphorisme que tous les journalistes et autres bocards de mots utilisent, le fameux : « L’humour est la politesse du désespoir » n’est pas, comme on le croit trop souvent, l’œuvre de Chris Marker (ou de Boris Vian), non c’est une pensée d’Achille Chavée, un surréaliste belge, de seconde main, qui doit se trouver posthumément fort marri de se voir ainsi si mal cité… J’écris si mal cité, car figurez-vous que le commun des quidams cite mal Achille ! Voilà sa vraie phrase : « L’humour NOIR c’est la politesse du désespoir. » On accordera que l’adjectif change beaucoup de choses ; en tous les cas, il a l’avantage d’ouvrir une rime désespérée, ce qui n’est pas rien.



2.





26 juin.- On annonçait des températures caniculaires pour aujourd'hui ; ce fut le cas et je ne suis plus qu’une petite flaque ; une petite flaque bouillante sous un ciel bleu pâle. Dans les Littératures de Nabokov, le côté « analyse » m’enchante, le côté « résumé » m’ennuie. Rien d’étonnant puisque ce qui m’ennuie avant tout c’est de plus en plus le roman-roman. En parlant d’ennui fini celui d’Émile Tardieu. En dehors de quelques scories dues à l’époque — les pages consacrées à l’ennui chez la femme sont assez gratinées - c’est un livre qui se lit sans lassitude, avec une légère pointe de mélancolie et avec quelque chose de délicieux en arrière-bouche qui n’est pas de l’amertume… Et puis toutes ces citations ! Pour le reste fini la Suisse de Goethe (Goethe est un sacré montagnard !) toujours dans les Fragments de Novalis et encore dans le Journal de Stendhal. Tiens en parlant de Stendhal il est parfois franchement libidineux, lisez-moi ça : « un autre jour en allant dans le monde, il parvint à mettre le doigt à une autre femme, elle déchargea tout, pour trancher le mot, que son habit fut mouillé jusqu’au coude, il fut obligé de rentrer sa manchette toute polluée… » J’aime beaucoup le : « pour trancher le mot ».

Il faut que je lise l’Oberman de Senancour :

« La vie m’ennuie et m’amuse. Venir, s’élever, faire grand bruit, s’inquiéter de tout, mesurer l’orbite des comètes ; et, après quelques jours, se coucher là sous l’herbe d’un cimetière : cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu’au bout. Je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de pauvres insensés quand nous vivons ; mais nous sommes si nuls quand nous ne vivons pas ! Et puis l’on a toujours des affaires à terminer : j’en ai maintenant une grande, je veux mesurer l’eau qui tombera ici pendant dix années. »

27 juin.- Température caniculaire : 36 °. On concédera que c’est beaucoup. Le temps étant caniculaire, j’ai préservé mes intérieurs en les claquemurant adroitement. Ainsi, ils ont gardé toute leur fraîcheur initiale ; une fraîcheur tellement initiale que lorsqu’après une bien torride journée de labeur je suis rentré « à la maison », j’ai éprouvé la suave glaciation qu’éprouvait feu Oussama Ben Laden lorsqu’il rentrait dans sa grotte après avoir fait le foufou dans les montagnes. Enfin, je parle du Ben Laden estival ou de l’Ali Baba de demi-saison, c’est du pareil au même, seuls les trésors et les lieux diffèrent. Chaleur oblige, pas lu grand-chose. J’ai tout de même trouvé un coin d’ombre en outdoor où j’ai pris la peine de feuilleter mollement deux trois pages du Journal de l’ami Beyle. Beaucoup d’anglomanie, trop de théatrrrree et pas mal de cochoncetés…. Les oiseaux chantaient au-dessus de mon coin d’ombre ; enfin, ils chantaient, rien n’est moins sûr ; peut-être criaient-ils après tout ? Avec cette chaleur l’oiseau assoiffé n’est jamais à l’abri d’un trépas inopportun… il est un peu idiot, mais ce n’est pas une raison. Mon Stendhal refermé, me voilà plus perplexe que l’oiseau, car une question me trotte dans la tête comme un petit poney maladif : faut-il que j’ouvre l’une de mes fenêtres au risque de laisser entrer la douteuse chaleur des extérieurs ? Vaste question, hein ! Faut-il être tempéré et renfermé plutôt que bouillant et ouvert au monde ? Je reste dubitatif et en attendant une quelconque réponse je vais décapsuler une bière et arroser mes arbres, car, voyez-vous, nous avons soif ; moi et eux.

28 juin.- Labeur. Temps caniculaire, mais sec ; nous évitons le pire (enfin 37 ° tout de même). Lu quelques Fragments de Novalis (pas mauvais lorsqu’ils tournicotent autour du panthéisme). Lu deux syllogismes amers de Cioran. Rien de plus.

30 juin.- Labeur. Beau temps. Pas encore bouillant comme il y a deux jours, mais beaucoup plus qu’hier. Toujours chez Novalis (Fragments) et Nabokov (Littératures) ; un peu chez Renard (Journal) et Haedens (sa fameuse histoire de la littérature française).

« Bien que nous lisions avec notre esprit, le siège du plaisir artistique se situe entre les deux omoplates. Ce petit frisson dans le dos est, sans doute aucun, la plus haute forme d’émotion à laquelle a atteint l’humanité, lorsqu’elle a découvert l’art pur et la science pure. Soyons fiers d’être des vertébrés, car nous sommes des vertébrés couronnés d’une divine flamme. Le cerveau n’est que la continuation de la moelle épinière. La mèche traverse réellement toute la longueur de la bougie… »

1er juillet.- Beau temps chaud, sans l’être trop. Puisqu’il faut savoir s’aérer l’esprit en lisant des histoires policières, horribles et censément non littéraires j’ai entamé le nouveau « polar » de Michael Connolly (9 Dragons). Connolly est parfois un bon artisan (le Poète est très bien), il lui arrive aussi d’être un peu trop sur ses ficelles. Nous verrons bien. Labeur oblige : rien d’autre.

2 juillet.- Beau temps chaud. Dans les normes de la saison censée nous occuper. Narcolepsie, apnée, mollesse. Tout du végétal, mais du pire… 9 Dragons. Michael Connelly est toujours efficace ; tout du moins, son machin policier est diablement efficace (avec de l’huile dans les rouages). Il est aussi très informé (ces détails de procédure qui tombent tout droit du journalisme). De l’efficacité et du journalisme, on ne fait certainement pas de la littérature avec ce genre de choses, mais on parvient parfois à fabriquer des bouquins pleins d’histoires atroces qui se lisent très vite, c’est déjà ça (et c’est déjà mieux que le premier roman-roman littéraire, qui passe). Pour le reste toujours chez Stendhal et Novalis.

3 juillet.- Soleil voilé, ciel de plomb, moiteur vietcongaise. Saisi par une humidité pour ainsi dire asiatique me voilà tout poisseux tel le premier GI venu montant à l’assaut des temples d’Hué ; c’est un problème. Après cette rude journée de labeur, une fois rentré, j’ai bien tenté de lire quelques pages du Journal de Stendhal. En pure perte et sans succès, les mots, les phrases du père Beyle se sont enlisées dans mon regard comme le premier bébé buffle venu s’enlise dans les boues homicides qui traînent en bord de rivière (enfin en Afrique). Un peu résigné, chloroformé par ma propre fatigue, je me suis alors rabattu vers une lecture plus à même de correspondre à mes états postlabeur ; quelque chose de plus éthéré, de plus aérien et vaporeux, quelque chose de Novalis, ses Fragments par exemple… Vous me direz que Novalis est quand même un peu alambiqué, que ses Fragments ont tout du goethisme tardif, que vu mon état je ne devrais plutôt rien lire du tout, un point c’est tout. Vous aurez certainement raison de me dire tout ça. Enfin, je ne sais pas si vous aurez raison, car j’ai constaté que si lorsque je suis fatigué, le romanesque, le voyageur, l’historique et l’intime me tombent des mains, le philosophique lui me sied parfaitement (et même le plus compliqué qui soit, même Wittgenstein). Mes états d’extrême fatigue ont peut-être la capacité de faire de moi une éponge ; une éponge qui s’ouvre devant le cogito d’autrui ; c’est déjà ça et ce n’est pas rien.

P.-S. Bien évidemment lorsque je suis une éponge mon cerveau est incapable de la moindre compréhension. En l’occurrence, je ne suis qu’absorption, la lecture, le regard, la fausse petite étincelle du cogito ne sont que des étapes nécessaires, c’est ce qui reste de moi qui comprend, c’est mon corps qui comprend, et la fatigue l’aide à comprendre.



3.



5 juillet.- Chaleur. Sinistres effluves montant des barbecues. Animaux morts pour rien. L’été est parfois une drôle de saison. Sur le point de finir les 9 Dragons de Michael Connolly (presque bien, querelleur, efficace, averti…) Rien d’autre.

6 juillet.- Chaleur grasse, pâteuse pour tout dire. Il faut toujours en faire moins que l’on ne peut, il faut toujours en « avoir sous le pied », c’est ce qui nous permet d’être à la bonne distance ; cette distance c’est notre liberté…

7 juillet.- Temps moite et hésitant, avec une gueule de prémices. On annonce de fortes précipitations pour demain. Fatigue, mal au poignet droit, au genou droit et à la cheville droite : un beau trait de douleur, bien harmonieux. Rien lu, pas d’envie. Si, trois pages du Journal de Stendhal comme si je ne les lisais pas. Essayé cinq tee-shirts et une paire de chaussures.

8 juillet.- Temps variable, mais chaud. Bruits épars de l’été. Toute cette « humanité grasse » qui s’échappe des fenêtres, pour le pire et le meilleur. Terminé le nouveau dernier Michael Connolly. Fin bâclée, c’est dommage le reste était parfois bien ; le passage hongkongais par exemple, captivant d’atmosphère, plus sur la réalité des ficelles que sur les épaisses cordes en chanvre du polar-polar fictionnant. Dommage pour la fin, donc. (Harry Bosch est quand même un héros assez opaque. Un héros opaque et désincarné, comme si c’était possible !)
Pour le reste beaucoup picoré, dans les Littératures de Nabokov (avec un peu d’ennui), dans l’éther de Novalis (avec un peu de narcolepsie), dans le Journal de Stendhal (pas plus de quatre pages).
Poursuivi le voyage que j’avais commencé avec Goethe. Nous étions en Suisse, à présent nous sommes en Italie, tout du moins pour l’instant traversons-nous le Tyrol et le Haut Adige. Le voyage est agréable, la compagnie est bonne, il faut dire que Johann Wolfgang est plus cosmogonique qu’autre chose : « Que mes amis veuillent m’excuser, si je parle encore du vent et des nuages ! »
Fini l’après-midi en entamant le Kafka de Deleuze (et Guattari). Ce n’est pas celui de Vialatte. Chez Vialatte Kafka est un employé de bureau gris, mais farceur, qui quitte son chapeau mou pour lire ses histoires cauchemardesques devant un petit aréopage d’amis bien choisis. L’atmosphère est très début de siècle, l’aréopage se bidonne tout on se tapant sur les cuisses et c’est très bien ainsi. Chez Deleuze (et Guattari), on ne se bidonne plus, Kafka n’est même pas un « homme écrivain », c’est un homme politique, un homme-machine, un homme expérimental qui fournit des protocoles d’expériences. On l’imagine mal faisant le paon gris devant ses amis qui pouffent, il a bien autre chose à faire : lutter contre son père, jongler avec des idées, être moderne, ce genre de trucs… Un esprit lourdaud et peu éclairé comme le mien trouvera que Gillou est toujours pris par ses concepts, que ses abstractions mentales ne font que s’auto alimenter tout en ayant la puérile manie de vouloir beaucoup prêter aux autres. Chacun sait la grande générosité des sciences molles, elles prêtent beaucoup pour exister, ce n’est pas une raison. Cela dit il faut peut-être aimer Deleuze, pour son rythme, sa « musique », et malgré son alter et gros psy, on peut parfois se laisser bercer par lui. (Tout en étant moins dupe que le premier nourrisson qui trépasse).

10 juillet.- Orage en matinée. Ciel de traîne, fausse fraîcheur et vraie douceur par la suite. Un peu de Deleuze chez Kafka, un peu du journal de Stendhal, beaucoup plus du Voyage en Italie de Goethe. L’Italie a beau beaucoup aider l’écrivain qui la traverse, ce n’est pas une raison, le voyage de Goethe est merveilleux. Après la Suisse et le Tyrol, il descend vers le Sud (on descend toujours vers le Sud), la végétation enfle, c’est le Lac de Garde — entouré de montagne au nord, de rochers ailleurs — puis Padoue et la découverte de Venise. Goethe imaginait Venise depuis l’enfance, son père en avait rapporté une gondole miniature qui le faisait rêver, à présent il est allongé au creux d‘une vraie gondole et s’il observe il rêve toujours ; tout cela est merveilleux : « Quand je me suis senti fatigué, j’ai pris place dans une gondole et j’ai quitté les rues étroites ; et, pour me procurer le spectacle opposé, prenant à travers la partie septentrionale du Grand Canal, autour de l’île de Sainte-Claire, j’ai gagné les lagunes, la canal de la Giudecca, le voisinage de la place Saint-Marc, et je me suis vu soudain coseigneur de la mer Adriatique, comme tout Vénitien croit l’être, quand il est couché dans sa gondole. Alors, j’ai pensé à mon bon et respectable père, qui se plaisait tant à discourir de ces choses. N’en serait-il pas ainsi de moi ? Tout ce qui m’environne est imposant : c’est le grand et vénérable ouvrage des hommes unissant leurs forces, le magnifique monument, non pas d’un maître, mais d’un peuple. Et quoique ses lagunes insensiblement se remplissent, que des vapeurs malsaines flottent sur les marais, que son commerce diminue, que sa puissance se soit évanouie, tout l’établissement de la république et son caractère n’en sont pas un moment moins vénérables pour l’observateur. Elle succombe sous l’effort du temps, comme tout ce qui arrive à l’existence. »


4 commentaires:

catastrophy a dit…

J'aime beaucoup ce journal mais je trouve assez lourdingue la météo ! On s'en fout du temps qu'il fait ou fera !

Philippe L a dit…

« Que mes amis veuillent m’excuser, si je parle encore du vent et des nuages ! »

catastrophy a dit…

yes !!!!!!!

Francis J a dit…

Pas d'accord avec catastrophy, il est essentiel (de "essence") de parler du temps qu'il fait, des chaleurs de mousson et des crachins normands ou parisiens, faute de quoi ce journal ne serait qu'une vaine rumination.