Les journées sont bien longues, mais ce n'est pas une raison pour confier leur exécution à un seul guillotineur. Par exemple, on peut utiliser la musique comme bourreau : elle « raccourcit » très bien. Il suffit de bien choisir sa musique, les ressources des musiques sombres, lugubres et déprimantes me semblent inépuisables, elles possèdent un sortilège que n'ont point les musiques allègres : celui de nous rendre plus tendre, plus aimant, plus aimé que nous ne sommes puisque plus facilement délectés par des pensées funèbres ; ces musiques sinistres n'exigeant aucun effort de nous elles souffrent à notre place. C'est un dissolvant qui ne laisse rien de nous et ne nous laisse rien.
Pour une déprime un peu poseuse, vous pouvez par exemple très bien écouter Godspeed You! Black Emperor, vous verrez que le disque souffre très bien à votre place, vous pourrez même accompagner votre écoute d'une lecture bien déprimante, je ne sais pas moi Mars de Fritz Zorn par exemple… Pour une vraie, une profonde déprime, une déprime ontologique, vous pouvez mêler vos larmes à celles de Robert Wyatt , vous noyer avec lui dans Rock Bottom, c'est un grand disque désespéré, mais plein d'espoir… Pour une fausse vraie déprime, vous pouvez retourner dans le No One Cares de Sinatra ; on n’est jamais déçu par ce disque, il vous rend presque heureux d'être déprimé … Pour une déprime sentimentale carabinée, vous pouvez écouter le beau disque que Sybille Baier à enregistré en 1972, c'était entre deux Wim Wenders gris, dans une époque bien terne… Si vous vous limitez à la musique populaire et à ses ersatz il est bien évident que Lou Reed et son sinistre Berlin (Coney Island Baby est bien meilleur) sont faits pour vous , il y a aussi le Music for a New Society de son faux frère maudit John Cale. Les vieux adolescents mous amateurs de coquillettes se retrouveront certainement dans la cotonneuse pornographie phonographique de Robert Smith, ce n'est pas grand-chose, mais c'est assez joli. Les vieux adolescents lugubres retourneront incessamment dans les plâtres étouffés de Joy Division, ils réécouteront Closer et ils laisseront une nouvelle fois Ian Curtis souffrir à leur place. Pourtant, Closer est un vrai-faux disque désespéré il y a de la lumière à la fin…
Tiens en prenant un exemple moins évident il fut un temps ou j'aimais écouter Codeine et notamment leur premier album Frigid Stars. J'étais encore perclus de mollesse post adolescente encore embuée par la bêtise de mon âge. Je m'étendais l'air hagard sur un lit « pas fait », je regardais le plafond tout en ressassant mes divers déboires sentimentaux . Je me laissais couler dans cette musique sans me rendre compte que c'est elle qui se noyait, j'étais bien bête. Aujourd'hui je n'écoute plus trop Codeine, d'ailleurs je ne sais pas si je ne suis pas le seul à ne plus trop écouter Codeine, c'est un groupe un peu oublié, ses membres ont beau avoir inventé sans le savoir un genre: le slowcore, ils n'ont sorti que deux disques et ont vite disparu de la circulation ; il y a bien un bon album du batteur/guitariste Chris Brokaw mais rien d'autre, ou presque…
Si mes souvenirs ne me trahissent pas, Frigid Stars était un disque lourd et endormi, un disque qui semblait vouloir s'écrouler en permanence, mais qui bizarrement ne s'écroulait jamais vraiment ; d’où cette étrange tension et ce suspens permanent : y aura-t-il catastrophe ou n'y aura-t-il pas catastrophe ?
Tout commençait par D, une vraie grande chanson, un classique dépressif plein de découragement, un genre de chef-d'œuvre asthénique qui laissait un goût de cendre dans la bouche. Le reste n'était qu'une suite de déclinaison de cette « ouverture clé », on y retrouvait de la colère glacée , de la frustration contenue des moments comme en équilibre au bord d'une éventuelle dégringolade. Les mots sinistres flirtaient avec le morbide pendant que les musiciens souffraient froidement. Un disque idéal pour ressasser et pour rouvrir des plaies qui n'avaient jamais été ouvertes, un disque qui vous attrapait avec ses grandes pattes molles puis vous avalait, vous nettoyait dans sa « machine » intérieure, pour mieux ensuite vous expulser comme lavé, presque vierge de tout surmoi lugubre ; bref un disque idéal pour un jeune adulte doutant-douteux. Aujourd'hui je suis plus vieux et c'est le « détachement bakerien » qui me ferait plutôt pleurer, que voulez-vous j'ai plus de bonnes raisons pour me donner envie de pleurer. Enfin que tout cela ne vous empêche pas d'écouter ce Frigid Stars il est toujours très bien, et puis vous êtes peut-être jeunes après tout...
1 commentaire:
C'est bien dit tout ça. J'écoute encore Codéine de temps à autre. J'ai toujours considéré ce disque comme une forme de hardcore. J'écoutais Unsane à la même période et les deux me faisaient à peu près la même chose.
Merci pour ce joli post de souvenirs.
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