J'ai commencé à écrire des chansons lorsque j'avais 5 ans. J'ai tout de suite senti que la musique pouvait véhiculer une multitude de sentiments que je ne pourrais exprimer autrement. Je crois que mon amour de la musique vient de mon grand-père qui jouait de la guitare chez nous, chaque soir. Ma mère dit que bébé, je me traînais à quatre pattes jusqu'à sa chaise pour l'écouter gratter sur sa guitare. Quelques années plus tard, il m'a appris à jouer.
A-t-il vécu assez longtemps pour t'entendre jouer tes propres chansons ?
Non, il est décédé il y a déjà un moment. J'ai joué une seule fois pour mes parents, une vraie souffrance. Il m'a fallu des années pour arriver à chanter devant eux. Avant, je craignais leur réaction. J'avais peur qu'ils se mettent à pleurer en entendant mes textes. Les sentiments que je chantais leur étaient étrangers. Et le choix des mots n'était pas très convenable. Bon, maintenant, le problème ne se pose plus : mes parents sont morts.
De quel milieu es-tu issu ?
De la classe moyenne américaine - mon père bossait pour Eastern Airlines, une compagnie aérienne, et ma mère était fonctionnaire des douanes à Atlanta. Mais je suis surtout issu d'une région, le Sud, avec tout ce que cela implique culturellement. Nous vivions à Pike County, un coin paumé en plein milieu de la Géorgie. Avant d'être riche ou pauvre, on est "du Sud". C'est en tout cas ce que pensent les gens de la région. Moi, je me suis toujours senti exclu de l'univers des rednecks, ce monde clos, xénophobe et méprisant l'art. Quand j'étais gamin, ils me prenaient pour un taré. Et moi aussi je me croyais fou puisque je n'étais pas conforme à la norme. Vers 10 ans, je n'ai plus eu qu'une idée en tête : quitter la ferme de mes parents, trouver un peu d'oxygène.
Les gens du village voulaient-ils te convertir à leurs idées ?
Ils voulaient me faire changer - et par la force si nécessaire. Moi-même, j'essayais de me convaincre qu'avec quelques efforts, je pouvais devenir comme eux, méchant et raciste. J'avais tellement envie de ressembler à mon père, de lui faire plaisir... Mais je n'y arrivais pas. Alors, dans la cour de l'école, on me battait. C'était très étrange car j'étais à la fois l'ennemi - celui qui n'est pas comme les autres - et un genre de mascotte, une curiosité. J'étais plutôt drôle et futé - et les rednecks adorent ça. J'étais donc une proie idéale, le souffre-douleur parfait, qu'on tape mais qu'on aime bien quand même. Après m'avoir passé à tabac, ils me payaient une bière. Je me fourrais tout le temps dans des histoires pas possibles à cause de ma grande gueule. Au départ, mes parents souhaitaient faire de moi un prêtre. Et puis, avec le temps, ils ont renoncé. Ils ont compris que j'avais la tête trop dure pour eux, trop dure pour me plier à la mentalité de la région.
Face à cette hostilité, où trouvais-tu refuge ?
Dans la nature. La Géorgie est une région superbe, avec d'immenses forêts et de hautes collines. J'y passais des journées entières à chasser et à pêcher. J'allais au bord des lacs et dans les bois, avec mes chiens et mon fusil. Ou plus exactement avec mes fusils, puisque j'en avais une véritable collection. J'ai eu mon premier pistolet à 8 ans. Je les adorais (sourire narquois)... Mes chiens et mes fusils étaient mes seuls amis.
Tu aimes toujours les armes ?
Bien sûr, mais je sais que je dois être prudent avec ces joujoux-là. Je suis un type très dépressif, alors c'est ma femme qui garde mes flingues. Depuis quatre ans, je ne sais pas où elle les range. La dernière fois que j'ai eu un flingue entre les mains, je me le suis fourré dans la gorge... (Il parle sans la moindre trace d'émotion). J'ai toujours été suicidaire, depuis que je suis môme. Je ne peux rien contre ça. Lorsque j'étais gamin, je me suis enfermé dans un placard avec un fusil. Malheureusement, j'avais oublié de prendre les balles avec moi. Je voulais mourir parce que j'étais déprimé. Vers l'âge de 14 ans, ma vie est devenue intenable, je ne supportais plus les gens avec qui je devais vivre. Mes parents, mes profs, les autres élèves : tous me donnaient envie de crever. Ils étaient mauvais, racistes, sexistes... Je me sentais exclu. Les filles ne s'intéressaient pas à moi - elles préféraient les costauds qui me tapaient dessus - et les mecs me crachaient au visage. Ce qui m'a sauvé, c'est cette conviction profonde que je pouvais trouver des gens différents, des gens comme moi, ailleurs, plus loin.
Il n'y avait vraiment personne à Pike County, pas un seul ami ?
Je sais que ça peut paraître sordide, mais en vérité mes seuls amis, c'étaient la télé et les disques des Beatles - j'ai découvert les Beatles et la marijuana le même jour, par accident, à 14 ans. Le soir, à la maison, je regardais les émissions de la télévision d'Etat - jamais les chaînes commerciales, que je détestais. Je regardais des documentaires, des pièces de théâtre, des concerts de musique classique. Sans ces émissions, je ne sais pas ce que je serais devenu... A l'école, je n'écoutais pas ce que racontaient les profs. Je préférais gribouiller des paroles de chansons sur mon cahier. Je n'ai jamais ouvert un livre d'école à la maison, jamais consacré une seule minute à mes devoirs. Aujourd'hui, je ne regarde plus la télé. Je vis dans mon monde à moi.
Retournes-tu parfois dans le village où tu as grandi ?
Je n'ai rien à y faire. C'est un lieu vicieux, un endroit perdu pour l'intelligence : elle n'arrivera jamais à s'y installer. Dans ce coin - comme dans des dizaines d'autres endroits en Géorgie et en Caroline -, le Ku Klux Klan existe toujours. Mon grand-père était membre du Klan. Je le revois partir aux réunions secrètes, avec ses copains. Il portait en permanence un pistolet sur lui, au cas où... Il se croyait investi d'une mission : protéger les Blancs. Les gens du Sud vivent dans l'angoisse d'un nouveau soulèvement noir. Voilà leur légitimité, celle qu'ils s'inventent et cultivent en permanence. Ils continuent de s'organiser comme une armée barbare parce qu'ils ont la frousse d'être tués par les Noirs le jour où ils se vengeront.
As-tu été le témoin d'actions concrètes du Klan ?
Plusieurs fois. Je suis traumatisé par un souvenir, celui d'un jeune couple - il était noir et elle blanche - qui a dû quitter la ville sous la menace des fusils. On les a forcés à émigrer vers le Nord. Lui a dû s'engager dans l'armée à 16 ans, sous la contrainte. Et s'il n'avait pas obéi, les gens l'auraient tué... Même autour d'Athens - à quelques kilomètres de l'université -, il y a des villages où des Noirs se font buter pour avoir dragué une femme blanche. Lorsque j'avais 17 ans, je me suis introduit dans une réunion du Klan avec un pote. Les leaders parlaient d'une virée dans un village voisin, ils préparaient leurs fusils pour le grand jour. Cela ressemblait à une messe : les types parlaient de salut de l'âme, du bien et du mal. Ils s'étaient choisi un ennemi, les "Niggers", en qui ils voyaient le diable. Ces gens-là étaient entrés en guerre. C'est le seul moyen qu'ils avaient trouvé pour mettre un peu de sel dans leur pauvre vie. Aujourd'hui, le Klan est moins puissant qu'il y a vingt ou trente ans, mais toujours actif. Parmi les gamins avec qui j'allais en classe, certains en sont probablement des membres. J'ai l'impression de payer pour mes ancêtres : eux étaient racistes et mauvais ; et moi, je me repens à leur place.
J'ai quitté Pike County lorsque j'ai eu la force de me prendre en charge, quelques mois après l'accident de voiture. Je voulais être seul, sans mes parents pour me pousser mon fauteuil. J'avais 18 ans : j'étais comme tous les teenagers, je voulais que mes parents me foutent la paix.
Que cherchais-tu en t'installant à Athens ?
Athens, c'est la ville où s'installent ceux qui en ont marre de vivre dans leur trou. Moi, j'étais à la poursuite de mon rêve de bohème. Je suivais mon instinct d'artiste : vivre avec trois fois rien. Vivre pour l'art, la littérature, la poésie, la peinture, la musique. La connaissance me semblait être l'unique issue, puisque la religion ne signifiait plus rien. Comme mes jambes ne me servaient plus, j'allais faire usage de mon cerveau... L'imagination est chez moi une activité permanente. Une activité à laquelle la musique m'empêche d'ailleurs de m'adonner. Aujourd'hui, je n'ai plus le temps de rêver, d'avoir l'esprit dans les nuages. J'ai des obligations : prendre des avions, donner des concerts. Et je me demande si la vie que je mène n'est pas néfaste pour mes chansons. Cela me torture... (Il se frotte le front et grimace)... Je ne veux pas perdre la flamme : c'est tout ce que j'ai au monde.
En quoi ta nouvelle vie affecte-t-elle ton écriture ?
Désormais, j'écris des chansons dans le but de capter l'attention des gens. Il y a là une vraie démarche, un effort. Alors que pour mes débuts à Athens, je pouvais tout donner sans pudeur, ouvrir mon journal intime sans me soucier de la réaction du public. Tout le monde savait qui j'étais et comment j'en étais arrivé là.
Aujourd'hui, peux-tu parler plus facilement de ton accident de voiture ?
J'ai accepté l'idée de devoir vivre ainsi, dans un fauteuil. Cela ne me fait plus souffrir... Je me suis planté lorsque j'avais 18 ans. Il était 2h du matin, un lundi de Pâques. Je revenais d'une fête chez des copains. Nous avions passé la journée à boire, j'étais complètement défoncé. Je ne garde aucun souvenir de ce qui s'est passé entre 16h et l'accident. Des copains m'ont juste dit que j'avais quitté la fête assez tôt, après quoi j'ai dû rouler pendant des heures. Je faisais ça fréquemment : rouler bourré, je trouvais ça très excitant. J'étais jeune, j'écoutais de la musique punk, alors rouler bourré me semblait naturel... Je me suis planté dans un fossé - c'est ce que m'ont dit les flics - et j'ai été éjecté de la voiture. J'ai atterri à plusieurs mètres de là, devant la porte d'une maison. Si l'accident s'était produit en pleine campagne, je serais mort dix minutes plus tard. Heureusement, les habitants de la maison ont réagi très vite. Ensuite, à l'hôpital, mon cœur s'est arrêté pendant une dizaine de minutes. On l'a relancé avec des électrodes. Je garde l'image d'un couteau que l'on pose sur ma poitrine, au moment où l'on m'a fait une trachéotomie. J'ai repris conscience plus tard, dans l'hélicoptère qui m'emmenait de l'hôpital de la petite ville vers celui d'Atlanta. Je me rappelle avoir senti que je volais, je croyais que je montais au ciel... J'ai passé quatre mois à l'hôpital, avec des poids sous la tête et sur le corps. Je n'étais pas en trop mauvais état : je m'étais juste cassé le nez et le cou. Le nez, ce n'était pas très grave : on s'en remet très bien. Par contre, le cou, c'est irréversible... D'ici dix ans, certains médecins pensent trouver un moyen de reconstituer la moelle épinière. Mais, honnêtement, je m'en fous. Tout le monde fait une fixation sur mes jambes, mais pas moi. Mes jambes ne sont pas le centre de ma vie. Mon cerveau, lui, est en parfait état. Je n'ai pas besoin de marcher pour voyager. Je peux rester ici, dans cette pièce, et entreprendre des voyages extraordinaires.
Quand as-tu appris que tu ne pourrais plus marcher ?
On me l'a dit tout de suite et ça ne m'a pas choqué. Je pensais que j'allais passer ma vie à l'hôpital, ce qui ne me déplaisait pas - je pouvais réfléchir et écrire à loisir, tout en étant soigné par les infirmières. Je savais que je venais de commettre quelque chose de grave, mais je ne voulais surtout pas m'apitoyer sur mon sort. J'étais résigné. Ces quatre mois passés allongé m'ont beaucoup apporté : c'est pendant cette période que j'ai choisi d'adopter le style de vie que je mène aujourd'hui.
Mes deux premiers albums, Little et West of Rome, me font encore peur aujourd'hui. On les croirait sortis d'un trou noir, ces chansons-là viennent du néant... (Il marque une longue pause puis reprend)... Ce n'est pas moi qui chante ainsi, c'est mon inconscient - toutes ces choses gardées en moi depuis trop longtemps. Quand j'écoute ces chansons, j'entends un type très seul, un gamin triste qui a besoin d'oxygène, un gamin blessé mais volontaire. Je venais de quitter Pike County, cet univers profondément néfaste pour moi, un monde sans place pour l'art. J'arrivais à Athens : soudain, tout ce que j'avais en moi pouvait sortir, comme lors d'une séance de psychothérapie. J'appelle ça de l'art-therapy (de la thérapie par l'art). C'était assez violent, ce besoin de libération... J'étais très excité - ça s'entend sur les chansons - car le monde s'ouvrait à moi. Et, pour la première fois, je pouvais vivre sans peur des représailles. Je n'allais pas me faire engueuler par mon père parce que je chantais dans un fauteuil. Alors qu'à Pike County, s'exprimer par l'art était un acte répréhensible... Là-bas, je me suis toujours senti à part. J'étais handicapé - par cette obsession pour l'art et la poésie - bien avant de perdre l'usage de mes jambes.
La légende dit que Michael Stipe, le chanteur de REM, t'a littéralement poussé en studio.
C'est la stricte vérité : je lui dois tout. Avant, je n'avais jamais enregistré la moindre chanson, jamais envoyé de cassette à qui que ce soit. Ma vie d'artiste s'arrêtait donc lorsque je quittais la scène. C'est dans un bar que Michael m'a abordé, quelques minutes après la fin de mon concert. Il s'est approché, m'a dit qu'il aimait beaucoup mes chansons, qu'il n'avait jamais entendu rien de mieux depuis les Butthole Surfers. Puis il est reparti. Une copine m'a dit que c'était Stipe. "Ah vraiment ? C'était Michael Stipe ?" J'étais complètement bourré : je n'ai pas pu apprécier le moment à sa juste valeur. Ensuite, nous avons appris à nous connaître. On traînait dans les mêmes coffee-shops, on parlait pendant des heures. Et puis, trois ans après notre première rencontre, lorsque Michael a considéré que j'étais prêt, il m'a téléphoné et m'a dit "Tu es libre demain ? Alors nous allons en studio ensemble !" Moi, je pensais que nous allions enregistrer une cassette demo pour faire connaître mes chansons à des maisons de disques. Mais ces sessions - cinq heures d'enregistrement - sont devenues Little, mon premier album. Honnêtement, je n'en étais pas très satisfait. Pour mon premier disque, je pensais travailler une année complète en studio, avec un orchestre de 80 musiciens (sourire)... Michael a passé l'après-midi derrière la table de mixage, aux côtés de l'ingénieur du son. Il n'est intervenu qu'une fois : pour me convaincre de jouer du clavier sur trois chansons... Après ça, ma vie a changé. Quand l'album est sorti, des gens m'ont invité à jouer à New York et à Los Angeles, ces villes dont je me croyais exclu. J'étais fou de bonheur. A ma manière, j'avais déjà l'impression d'être une star. Avec mon album, je tenais ma revanche sur mon destin.
Dans quelles conditions matérielles as-tu enregistré le second album, West of Rome ?
Nous avions deux semaines complètes devant nous : le grand luxe. Et là, Michael a tout pris en main lui-même. Il a changé la structure des chansons, modifié des intros, des fins de chansons. J'ai énormément appris pendant ces deux semaines. Surtout des choses techniques, comme l'usage des bandes digitales - à l'époque, il en était fou ! Et puis, nous avons un petit secret entre nous (Il prend un air malicieux puis chuchote)... Un micro particulier qui rend nos voix plus belles (sourire)... Il nous arrive de parler pendant des nuits entières. Michael m'a appris beaucoup de choses sur le comportement humain, en particulier sur la manière de gérer la notoriété. Parfois, il s'amuse à me tester, pour voir comment je réagirais face à telle ou telle manifestation d'amour ou de haine. Il me saute dessus comme s'il était un fan épris et me demande de réagir avec esprit et intelligence. Avant de la connaître, j'étais toujours méfiant et parano : j'avais l'impression que les gens se forçaient à être gentils avec moi. Mais Michael m'a appris à apprécier ce genre de manifestation de tendresse. "Sois relax ! Tu les regardes dans les yeux et tu leur dis "merci". C'est tout : mer-ci !" Malgré tout, la vie en tournée m'est parfois très pénible : parce qu'on y rencontre des âmes soeurs que l'on ne reverra plus. Aujourd'hui, j'ai davantage d'amis à 5000 kilomètres de chez moi qu'à Athens. A la maison, je ne connais plus personne... Pour un type dans mon état, être sur la route en permanence est assez dangereux. Je change trop souvent de climat, ça me rend vite malade.
Il y a quelques années, te croyais-tu capable d'un tel rythme de vie ?
Je pensais que j'allais rester planté chez moi pour le reste de mon existence. Faire le tour du monde me semblait parfaitement impossible, je n'en rêvais même plus. Et puis, grâce à mes disques, j'ai pu recommencer à rêver. Sans ces albums, ma vie serait sans doute très morose. Je serais resté à Athens, assis dans mon fauteuil, comme il y a trois ou quatre ans. A l'époque, je passais de mon fauteuil au trottoir, et du trottoir à mon fauteuil. Je restais là, assis et impuissant, pendant des heures entières, à regarder les autres bouger. Je n'étais rien d'autre qu'une paire de fesses... Je rêvais. Je n'avais pas de boulot "normal" et je n'en voulais pas. Je gagnais un peu d'argent en chantant dans les bars d'Athens deux ou trois soirs par semaine. Cela me suffisait pour survivre et payer mon loyer. Et puis l'ami avec qui je partageais un appartement bossait chez Ed's, un restaurant de hamburgers. Le soir, il me ramenait des restes et nous cuisinions un plat très spécial, avec des morceaux d'oignons, de tomates et quelques bouts de fromage récupérés dans les assiettes des clients. C'était notre plat à nous, notre invention brevetée (sourire)... Parfois, lorsque le patron du resto était absent, nous avions le droit de manger au comptoir. Là, c'était jour de fête.
Tu n'as donc jamais eu de boulot régulier ?
Avant mon accident de voiture, j'ai bossé dans une exploitation de coton, pendant un an. Puis dans un fast-food. Ensuite j'ai monté un groupe de bal. Nous ne jouions que des reprises - ça allait des classiques de musique soul à Bob Seger. Moi, je jouais de la trompette. Un vieux souvenir : depuis mon accident, je n'ai plus assez de force dans les doigts. Je n'arrive plus à appuyer sur les pistons.
J'ai appris à aimer la scène, par obligation - c'est mon gagne-pain. Avec le temps, je pense être devenu un performer, j'aime réellement m'y exprimer. Mais cinq minutes avant de me lancer, je suis toujours terrifié. Sans doute à cause de la nature même de l'exercice, qui est très traumatisant. Egalement à cause de ma musique, qui est plutôt fragile et peut facilement s'écrouler en public si le groupe et moi-même ne sommes pas à la hauteur. Je peux me sentir parfaitement bien pendant cinq minutes - si j'ai foi en ce que je chante -, puis être pris de panique en plein milieu d'une chanson. Parfois, je suis envahi par un sentiment de tristesse incontrôlable. Je me dis que ma musique est affreuse, que je ne mérite pas d'être sur scène. Ce sont des moments abominables. Alors je bois. Mais ça ne résout rien, puisque je me compte plutôt parmi les mauvais buveurs, ceux que l'alcool rend mauvais.
L'alcool t'a privé de l'usage de tes jambes. N'est-il pas devenu ton plus grand ennemi ?
Je bois depuis que j'ai 14 ans, comment pourrais-je arrêter ? Je me suis tapé mon premier coma éthylique à 15 ans. (Il prend un air malicieux)... Lorsque j'ai goûté à l'alcool pour la première fois, je me suis dit "Wouah ! Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ?" Depuis, évidemment, l'alcool m'a joué bien des tours, mais je trouve l'idée de boire aussi excitante qu'au premier jour. C'est une grande distraction ! Et puis l'alcool m'aide à faire taire ce boucan que j'ai dans ma tête. Lorsque le vacarme se met en route dans mon cerveau, je sors une bouteille. C'est un poison, mais j'en ai besoin. Cela m'aide à avancer, à me rendre un peu plus heureux. Hélas, je ne suis jamais heureux plus d'une heure d'affilée.
L'alcool est-il un bon stimulant pour la créativité ?
Si ma femme est là pour veiller sur moi et ôter tous les objets pointus de la pièce où je me trouve, alors je suis capable d'écrire les plus belles choses du monde sous l'emprise de l'alcool. Une bouteille, une feuille de papier et un stylo, c'est tout ce qu'il me faut... J'aime l'idée de l'excès, c'est dans ma nature. Par exemple, je suis fasciné par le destin de Kurt Cobain, un de mes bons copains. Fasciné et terrorisé à la fois. Lui et River Phoenix - que je connaissais par l'intermédiaire de Michael Stipe - me foutent la trouille, car ils sont allés jusqu'au bout de la route. A l'époque où ils se shootaient, je me piquais aussi. Alors forcément, leur mort m'a glacé le sang, parce que moi, contrairement à Kurt, je n'ai encore rien fait de ma vie. Je n'ai pas envie de laisser trois disques de seconde zone en guise de testament. Il me reste encore beaucoup de boulot à abattre avant de pouvoir songer à la mort... Pour l'instant, ce qui me retient sur terre, c'est un rêve - exposer mes peintures dans une galerie -, l'envie de faire mieux musicalement - je retourne en studio pour un nouvel album dans quelques jours - et une immense responsabilité envers ma femme. Elle m'a sauvé la vie une centaine de fois au cours des cinq dernières années, juste en étant là, près de moi.
Tu penses souvent au suicide ?
J'y pense chaque jour, en permanence. Et, lorsque le moment sera venu, je sais que j'aurai la force de le faire. Je ne veux pas être inutile... De toute façon, il y a un certain degré d'immortalité dans ce que je fais, dans l'art en général : plus tard, mes disques parleront pour moi.
Les Inrockuptibles N°62 - décembre 95
par Emmanuel Tellier
A-t-il vécu assez longtemps pour t'entendre jouer tes propres chansons ?
Non, il est décédé il y a déjà un moment. J'ai joué une seule fois pour mes parents, une vraie souffrance. Il m'a fallu des années pour arriver à chanter devant eux. Avant, je craignais leur réaction. J'avais peur qu'ils se mettent à pleurer en entendant mes textes. Les sentiments que je chantais leur étaient étrangers. Et le choix des mots n'était pas très convenable. Bon, maintenant, le problème ne se pose plus : mes parents sont morts.
De quel milieu es-tu issu ?
De la classe moyenne américaine - mon père bossait pour Eastern Airlines, une compagnie aérienne, et ma mère était fonctionnaire des douanes à Atlanta. Mais je suis surtout issu d'une région, le Sud, avec tout ce que cela implique culturellement. Nous vivions à Pike County, un coin paumé en plein milieu de la Géorgie. Avant d'être riche ou pauvre, on est "du Sud". C'est en tout cas ce que pensent les gens de la région. Moi, je me suis toujours senti exclu de l'univers des rednecks, ce monde clos, xénophobe et méprisant l'art. Quand j'étais gamin, ils me prenaient pour un taré. Et moi aussi je me croyais fou puisque je n'étais pas conforme à la norme. Vers 10 ans, je n'ai plus eu qu'une idée en tête : quitter la ferme de mes parents, trouver un peu d'oxygène.
Les gens du village voulaient-ils te convertir à leurs idées ?
Ils voulaient me faire changer - et par la force si nécessaire. Moi-même, j'essayais de me convaincre qu'avec quelques efforts, je pouvais devenir comme eux, méchant et raciste. J'avais tellement envie de ressembler à mon père, de lui faire plaisir... Mais je n'y arrivais pas. Alors, dans la cour de l'école, on me battait. C'était très étrange car j'étais à la fois l'ennemi - celui qui n'est pas comme les autres - et un genre de mascotte, une curiosité. J'étais plutôt drôle et futé - et les rednecks adorent ça. J'étais donc une proie idéale, le souffre-douleur parfait, qu'on tape mais qu'on aime bien quand même. Après m'avoir passé à tabac, ils me payaient une bière. Je me fourrais tout le temps dans des histoires pas possibles à cause de ma grande gueule. Au départ, mes parents souhaitaient faire de moi un prêtre. Et puis, avec le temps, ils ont renoncé. Ils ont compris que j'avais la tête trop dure pour eux, trop dure pour me plier à la mentalité de la région.
Face à cette hostilité, où trouvais-tu refuge ?
Dans la nature. La Géorgie est une région superbe, avec d'immenses forêts et de hautes collines. J'y passais des journées entières à chasser et à pêcher. J'allais au bord des lacs et dans les bois, avec mes chiens et mon fusil. Ou plus exactement avec mes fusils, puisque j'en avais une véritable collection. J'ai eu mon premier pistolet à 8 ans. Je les adorais (sourire narquois)... Mes chiens et mes fusils étaient mes seuls amis.
Tu aimes toujours les armes ?
Bien sûr, mais je sais que je dois être prudent avec ces joujoux-là. Je suis un type très dépressif, alors c'est ma femme qui garde mes flingues. Depuis quatre ans, je ne sais pas où elle les range. La dernière fois que j'ai eu un flingue entre les mains, je me le suis fourré dans la gorge... (Il parle sans la moindre trace d'émotion). J'ai toujours été suicidaire, depuis que je suis môme. Je ne peux rien contre ça. Lorsque j'étais gamin, je me suis enfermé dans un placard avec un fusil. Malheureusement, j'avais oublié de prendre les balles avec moi. Je voulais mourir parce que j'étais déprimé. Vers l'âge de 14 ans, ma vie est devenue intenable, je ne supportais plus les gens avec qui je devais vivre. Mes parents, mes profs, les autres élèves : tous me donnaient envie de crever. Ils étaient mauvais, racistes, sexistes... Je me sentais exclu. Les filles ne s'intéressaient pas à moi - elles préféraient les costauds qui me tapaient dessus - et les mecs me crachaient au visage. Ce qui m'a sauvé, c'est cette conviction profonde que je pouvais trouver des gens différents, des gens comme moi, ailleurs, plus loin.
Il n'y avait vraiment personne à Pike County, pas un seul ami ?
Je sais que ça peut paraître sordide, mais en vérité mes seuls amis, c'étaient la télé et les disques des Beatles - j'ai découvert les Beatles et la marijuana le même jour, par accident, à 14 ans. Le soir, à la maison, je regardais les émissions de la télévision d'Etat - jamais les chaînes commerciales, que je détestais. Je regardais des documentaires, des pièces de théâtre, des concerts de musique classique. Sans ces émissions, je ne sais pas ce que je serais devenu... A l'école, je n'écoutais pas ce que racontaient les profs. Je préférais gribouiller des paroles de chansons sur mon cahier. Je n'ai jamais ouvert un livre d'école à la maison, jamais consacré une seule minute à mes devoirs. Aujourd'hui, je ne regarde plus la télé. Je vis dans mon monde à moi.
Retournes-tu parfois dans le village où tu as grandi ?
Je n'ai rien à y faire. C'est un lieu vicieux, un endroit perdu pour l'intelligence : elle n'arrivera jamais à s'y installer. Dans ce coin - comme dans des dizaines d'autres endroits en Géorgie et en Caroline -, le Ku Klux Klan existe toujours. Mon grand-père était membre du Klan. Je le revois partir aux réunions secrètes, avec ses copains. Il portait en permanence un pistolet sur lui, au cas où... Il se croyait investi d'une mission : protéger les Blancs. Les gens du Sud vivent dans l'angoisse d'un nouveau soulèvement noir. Voilà leur légitimité, celle qu'ils s'inventent et cultivent en permanence. Ils continuent de s'organiser comme une armée barbare parce qu'ils ont la frousse d'être tués par les Noirs le jour où ils se vengeront.
As-tu été le témoin d'actions concrètes du Klan ?
Plusieurs fois. Je suis traumatisé par un souvenir, celui d'un jeune couple - il était noir et elle blanche - qui a dû quitter la ville sous la menace des fusils. On les a forcés à émigrer vers le Nord. Lui a dû s'engager dans l'armée à 16 ans, sous la contrainte. Et s'il n'avait pas obéi, les gens l'auraient tué... Même autour d'Athens - à quelques kilomètres de l'université -, il y a des villages où des Noirs se font buter pour avoir dragué une femme blanche. Lorsque j'avais 17 ans, je me suis introduit dans une réunion du Klan avec un pote. Les leaders parlaient d'une virée dans un village voisin, ils préparaient leurs fusils pour le grand jour. Cela ressemblait à une messe : les types parlaient de salut de l'âme, du bien et du mal. Ils s'étaient choisi un ennemi, les "Niggers", en qui ils voyaient le diable. Ces gens-là étaient entrés en guerre. C'est le seul moyen qu'ils avaient trouvé pour mettre un peu de sel dans leur pauvre vie. Aujourd'hui, le Klan est moins puissant qu'il y a vingt ou trente ans, mais toujours actif. Parmi les gamins avec qui j'allais en classe, certains en sont probablement des membres. J'ai l'impression de payer pour mes ancêtres : eux étaient racistes et mauvais ; et moi, je me repens à leur place.
J'ai quitté Pike County lorsque j'ai eu la force de me prendre en charge, quelques mois après l'accident de voiture. Je voulais être seul, sans mes parents pour me pousser mon fauteuil. J'avais 18 ans : j'étais comme tous les teenagers, je voulais que mes parents me foutent la paix.
Que cherchais-tu en t'installant à Athens ?
Athens, c'est la ville où s'installent ceux qui en ont marre de vivre dans leur trou. Moi, j'étais à la poursuite de mon rêve de bohème. Je suivais mon instinct d'artiste : vivre avec trois fois rien. Vivre pour l'art, la littérature, la poésie, la peinture, la musique. La connaissance me semblait être l'unique issue, puisque la religion ne signifiait plus rien. Comme mes jambes ne me servaient plus, j'allais faire usage de mon cerveau... L'imagination est chez moi une activité permanente. Une activité à laquelle la musique m'empêche d'ailleurs de m'adonner. Aujourd'hui, je n'ai plus le temps de rêver, d'avoir l'esprit dans les nuages. J'ai des obligations : prendre des avions, donner des concerts. Et je me demande si la vie que je mène n'est pas néfaste pour mes chansons. Cela me torture... (Il se frotte le front et grimace)... Je ne veux pas perdre la flamme : c'est tout ce que j'ai au monde.
En quoi ta nouvelle vie affecte-t-elle ton écriture ?
Désormais, j'écris des chansons dans le but de capter l'attention des gens. Il y a là une vraie démarche, un effort. Alors que pour mes débuts à Athens, je pouvais tout donner sans pudeur, ouvrir mon journal intime sans me soucier de la réaction du public. Tout le monde savait qui j'étais et comment j'en étais arrivé là.
Aujourd'hui, peux-tu parler plus facilement de ton accident de voiture ?
J'ai accepté l'idée de devoir vivre ainsi, dans un fauteuil. Cela ne me fait plus souffrir... Je me suis planté lorsque j'avais 18 ans. Il était 2h du matin, un lundi de Pâques. Je revenais d'une fête chez des copains. Nous avions passé la journée à boire, j'étais complètement défoncé. Je ne garde aucun souvenir de ce qui s'est passé entre 16h et l'accident. Des copains m'ont juste dit que j'avais quitté la fête assez tôt, après quoi j'ai dû rouler pendant des heures. Je faisais ça fréquemment : rouler bourré, je trouvais ça très excitant. J'étais jeune, j'écoutais de la musique punk, alors rouler bourré me semblait naturel... Je me suis planté dans un fossé - c'est ce que m'ont dit les flics - et j'ai été éjecté de la voiture. J'ai atterri à plusieurs mètres de là, devant la porte d'une maison. Si l'accident s'était produit en pleine campagne, je serais mort dix minutes plus tard. Heureusement, les habitants de la maison ont réagi très vite. Ensuite, à l'hôpital, mon cœur s'est arrêté pendant une dizaine de minutes. On l'a relancé avec des électrodes. Je garde l'image d'un couteau que l'on pose sur ma poitrine, au moment où l'on m'a fait une trachéotomie. J'ai repris conscience plus tard, dans l'hélicoptère qui m'emmenait de l'hôpital de la petite ville vers celui d'Atlanta. Je me rappelle avoir senti que je volais, je croyais que je montais au ciel... J'ai passé quatre mois à l'hôpital, avec des poids sous la tête et sur le corps. Je n'étais pas en trop mauvais état : je m'étais juste cassé le nez et le cou. Le nez, ce n'était pas très grave : on s'en remet très bien. Par contre, le cou, c'est irréversible... D'ici dix ans, certains médecins pensent trouver un moyen de reconstituer la moelle épinière. Mais, honnêtement, je m'en fous. Tout le monde fait une fixation sur mes jambes, mais pas moi. Mes jambes ne sont pas le centre de ma vie. Mon cerveau, lui, est en parfait état. Je n'ai pas besoin de marcher pour voyager. Je peux rester ici, dans cette pièce, et entreprendre des voyages extraordinaires.
Quand as-tu appris que tu ne pourrais plus marcher ?
On me l'a dit tout de suite et ça ne m'a pas choqué. Je pensais que j'allais passer ma vie à l'hôpital, ce qui ne me déplaisait pas - je pouvais réfléchir et écrire à loisir, tout en étant soigné par les infirmières. Je savais que je venais de commettre quelque chose de grave, mais je ne voulais surtout pas m'apitoyer sur mon sort. J'étais résigné. Ces quatre mois passés allongé m'ont beaucoup apporté : c'est pendant cette période que j'ai choisi d'adopter le style de vie que je mène aujourd'hui.
Mes deux premiers albums, Little et West of Rome, me font encore peur aujourd'hui. On les croirait sortis d'un trou noir, ces chansons-là viennent du néant... (Il marque une longue pause puis reprend)... Ce n'est pas moi qui chante ainsi, c'est mon inconscient - toutes ces choses gardées en moi depuis trop longtemps. Quand j'écoute ces chansons, j'entends un type très seul, un gamin triste qui a besoin d'oxygène, un gamin blessé mais volontaire. Je venais de quitter Pike County, cet univers profondément néfaste pour moi, un monde sans place pour l'art. J'arrivais à Athens : soudain, tout ce que j'avais en moi pouvait sortir, comme lors d'une séance de psychothérapie. J'appelle ça de l'art-therapy (de la thérapie par l'art). C'était assez violent, ce besoin de libération... J'étais très excité - ça s'entend sur les chansons - car le monde s'ouvrait à moi. Et, pour la première fois, je pouvais vivre sans peur des représailles. Je n'allais pas me faire engueuler par mon père parce que je chantais dans un fauteuil. Alors qu'à Pike County, s'exprimer par l'art était un acte répréhensible... Là-bas, je me suis toujours senti à part. J'étais handicapé - par cette obsession pour l'art et la poésie - bien avant de perdre l'usage de mes jambes.
La légende dit que Michael Stipe, le chanteur de REM, t'a littéralement poussé en studio.
C'est la stricte vérité : je lui dois tout. Avant, je n'avais jamais enregistré la moindre chanson, jamais envoyé de cassette à qui que ce soit. Ma vie d'artiste s'arrêtait donc lorsque je quittais la scène. C'est dans un bar que Michael m'a abordé, quelques minutes après la fin de mon concert. Il s'est approché, m'a dit qu'il aimait beaucoup mes chansons, qu'il n'avait jamais entendu rien de mieux depuis les Butthole Surfers. Puis il est reparti. Une copine m'a dit que c'était Stipe. "Ah vraiment ? C'était Michael Stipe ?" J'étais complètement bourré : je n'ai pas pu apprécier le moment à sa juste valeur. Ensuite, nous avons appris à nous connaître. On traînait dans les mêmes coffee-shops, on parlait pendant des heures. Et puis, trois ans après notre première rencontre, lorsque Michael a considéré que j'étais prêt, il m'a téléphoné et m'a dit "Tu es libre demain ? Alors nous allons en studio ensemble !" Moi, je pensais que nous allions enregistrer une cassette demo pour faire connaître mes chansons à des maisons de disques. Mais ces sessions - cinq heures d'enregistrement - sont devenues Little, mon premier album. Honnêtement, je n'en étais pas très satisfait. Pour mon premier disque, je pensais travailler une année complète en studio, avec un orchestre de 80 musiciens (sourire)... Michael a passé l'après-midi derrière la table de mixage, aux côtés de l'ingénieur du son. Il n'est intervenu qu'une fois : pour me convaincre de jouer du clavier sur trois chansons... Après ça, ma vie a changé. Quand l'album est sorti, des gens m'ont invité à jouer à New York et à Los Angeles, ces villes dont je me croyais exclu. J'étais fou de bonheur. A ma manière, j'avais déjà l'impression d'être une star. Avec mon album, je tenais ma revanche sur mon destin.
Dans quelles conditions matérielles as-tu enregistré le second album, West of Rome ?
Nous avions deux semaines complètes devant nous : le grand luxe. Et là, Michael a tout pris en main lui-même. Il a changé la structure des chansons, modifié des intros, des fins de chansons. J'ai énormément appris pendant ces deux semaines. Surtout des choses techniques, comme l'usage des bandes digitales - à l'époque, il en était fou ! Et puis, nous avons un petit secret entre nous (Il prend un air malicieux puis chuchote)... Un micro particulier qui rend nos voix plus belles (sourire)... Il nous arrive de parler pendant des nuits entières. Michael m'a appris beaucoup de choses sur le comportement humain, en particulier sur la manière de gérer la notoriété. Parfois, il s'amuse à me tester, pour voir comment je réagirais face à telle ou telle manifestation d'amour ou de haine. Il me saute dessus comme s'il était un fan épris et me demande de réagir avec esprit et intelligence. Avant de la connaître, j'étais toujours méfiant et parano : j'avais l'impression que les gens se forçaient à être gentils avec moi. Mais Michael m'a appris à apprécier ce genre de manifestation de tendresse. "Sois relax ! Tu les regardes dans les yeux et tu leur dis "merci". C'est tout : mer-ci !" Malgré tout, la vie en tournée m'est parfois très pénible : parce qu'on y rencontre des âmes soeurs que l'on ne reverra plus. Aujourd'hui, j'ai davantage d'amis à 5000 kilomètres de chez moi qu'à Athens. A la maison, je ne connais plus personne... Pour un type dans mon état, être sur la route en permanence est assez dangereux. Je change trop souvent de climat, ça me rend vite malade.
Il y a quelques années, te croyais-tu capable d'un tel rythme de vie ?
Je pensais que j'allais rester planté chez moi pour le reste de mon existence. Faire le tour du monde me semblait parfaitement impossible, je n'en rêvais même plus. Et puis, grâce à mes disques, j'ai pu recommencer à rêver. Sans ces albums, ma vie serait sans doute très morose. Je serais resté à Athens, assis dans mon fauteuil, comme il y a trois ou quatre ans. A l'époque, je passais de mon fauteuil au trottoir, et du trottoir à mon fauteuil. Je restais là, assis et impuissant, pendant des heures entières, à regarder les autres bouger. Je n'étais rien d'autre qu'une paire de fesses... Je rêvais. Je n'avais pas de boulot "normal" et je n'en voulais pas. Je gagnais un peu d'argent en chantant dans les bars d'Athens deux ou trois soirs par semaine. Cela me suffisait pour survivre et payer mon loyer. Et puis l'ami avec qui je partageais un appartement bossait chez Ed's, un restaurant de hamburgers. Le soir, il me ramenait des restes et nous cuisinions un plat très spécial, avec des morceaux d'oignons, de tomates et quelques bouts de fromage récupérés dans les assiettes des clients. C'était notre plat à nous, notre invention brevetée (sourire)... Parfois, lorsque le patron du resto était absent, nous avions le droit de manger au comptoir. Là, c'était jour de fête.
Tu n'as donc jamais eu de boulot régulier ?
Avant mon accident de voiture, j'ai bossé dans une exploitation de coton, pendant un an. Puis dans un fast-food. Ensuite j'ai monté un groupe de bal. Nous ne jouions que des reprises - ça allait des classiques de musique soul à Bob Seger. Moi, je jouais de la trompette. Un vieux souvenir : depuis mon accident, je n'ai plus assez de force dans les doigts. Je n'arrive plus à appuyer sur les pistons.
J'ai appris à aimer la scène, par obligation - c'est mon gagne-pain. Avec le temps, je pense être devenu un performer, j'aime réellement m'y exprimer. Mais cinq minutes avant de me lancer, je suis toujours terrifié. Sans doute à cause de la nature même de l'exercice, qui est très traumatisant. Egalement à cause de ma musique, qui est plutôt fragile et peut facilement s'écrouler en public si le groupe et moi-même ne sommes pas à la hauteur. Je peux me sentir parfaitement bien pendant cinq minutes - si j'ai foi en ce que je chante -, puis être pris de panique en plein milieu d'une chanson. Parfois, je suis envahi par un sentiment de tristesse incontrôlable. Je me dis que ma musique est affreuse, que je ne mérite pas d'être sur scène. Ce sont des moments abominables. Alors je bois. Mais ça ne résout rien, puisque je me compte plutôt parmi les mauvais buveurs, ceux que l'alcool rend mauvais.
L'alcool t'a privé de l'usage de tes jambes. N'est-il pas devenu ton plus grand ennemi ?
Je bois depuis que j'ai 14 ans, comment pourrais-je arrêter ? Je me suis tapé mon premier coma éthylique à 15 ans. (Il prend un air malicieux)... Lorsque j'ai goûté à l'alcool pour la première fois, je me suis dit "Wouah ! Qu'est-ce que c'est que ce truc-là ?" Depuis, évidemment, l'alcool m'a joué bien des tours, mais je trouve l'idée de boire aussi excitante qu'au premier jour. C'est une grande distraction ! Et puis l'alcool m'aide à faire taire ce boucan que j'ai dans ma tête. Lorsque le vacarme se met en route dans mon cerveau, je sors une bouteille. C'est un poison, mais j'en ai besoin. Cela m'aide à avancer, à me rendre un peu plus heureux. Hélas, je ne suis jamais heureux plus d'une heure d'affilée.
L'alcool est-il un bon stimulant pour la créativité ?
Si ma femme est là pour veiller sur moi et ôter tous les objets pointus de la pièce où je me trouve, alors je suis capable d'écrire les plus belles choses du monde sous l'emprise de l'alcool. Une bouteille, une feuille de papier et un stylo, c'est tout ce qu'il me faut... J'aime l'idée de l'excès, c'est dans ma nature. Par exemple, je suis fasciné par le destin de Kurt Cobain, un de mes bons copains. Fasciné et terrorisé à la fois. Lui et River Phoenix - que je connaissais par l'intermédiaire de Michael Stipe - me foutent la trouille, car ils sont allés jusqu'au bout de la route. A l'époque où ils se shootaient, je me piquais aussi. Alors forcément, leur mort m'a glacé le sang, parce que moi, contrairement à Kurt, je n'ai encore rien fait de ma vie. Je n'ai pas envie de laisser trois disques de seconde zone en guise de testament. Il me reste encore beaucoup de boulot à abattre avant de pouvoir songer à la mort... Pour l'instant, ce qui me retient sur terre, c'est un rêve - exposer mes peintures dans une galerie -, l'envie de faire mieux musicalement - je retourne en studio pour un nouvel album dans quelques jours - et une immense responsabilité envers ma femme. Elle m'a sauvé la vie une centaine de fois au cours des cinq dernières années, juste en étant là, près de moi.
Tu penses souvent au suicide ?
J'y pense chaque jour, en permanence. Et, lorsque le moment sera venu, je sais que j'aurai la force de le faire. Je ne veux pas être inutile... De toute façon, il y a un certain degré d'immortalité dans ce que je fais, dans l'art en général : plus tard, mes disques parleront pour moi.
Les Inrockuptibles N°62 - décembre 95
par Emmanuel Tellier
N. B. J’ai bien conscience d’avoir volé tout ça (son et image chez youtube, mots dans le dernier inrockuptibles, historique et mensuel). S’il a lieu d'effacer, j’effacerai, mais ce serait dommage, forcement dommage...
9 commentaires:
Merci beaucoup !
Ce Vic était vraiment très fort, très émouvant.
Ce qu'il devait être bon de lire des interviews comme celle-ci dans les Inrocks...
Bravo Emmanuel. Continue, tu es doué et sensible. c'est pas très courant dans le monde du rock. ciao. ro
Salut.
Bel hommage que tu as fait pour ce songwriter disparu trop tôt. Paix à son âme....
reposes en paix Vic ...
:'( (et très bonne IW)
Ce soir j'ai fais une très belle rencontre. Fabuleux Vic
Ca fait plaisir de relire cette interview. Merci!
Hello nice postt
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