vendredi 18 janvier 2008

Psychogeographie indoor (4)

« Un livre dans lequel l’univers n’aurait pas sa place n’en serait pas un ; car il serait un livre auquel il manquerait les plus belles pages, celles de gauche dans lesquelles se mire jusqu’au plus obscur caillou. » (Edmond Jabès)


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Chose inexplicable et inexpliquée, ma bibliothèque possède une curieuse propriété, la nuit tombée, elle absorbe les livres, ils disparaissent ! C’est inquiétant, fâcheux et angoissant tout à la fois. Ce n’est donc pas sans un sombre pressentiment ; une lassitude quotidienne face à cette pénible habitude, que ce matin l’air hagard et un peu chiffonné par un sommeil insuffisamment réparateur, je me suis mis à la recherche des absorbés de la nuit.
Et bien pour cette fois, voyez-vous que parcourant songeur la suite de planches fonctionnelles découpées par le ténébreux scandinave Ivar Ikéa, je me suis trouvé devant ce fait accompli et irrévocable, « L’Amérique » de Kafka n’était plus là ! Imaginez, cet effroi inexpugnable, ces sueurs froides me saisissant comme l’esprit saisissant le footballeur... « L’Amérique » n’était plus là ! Alors qu’Alain Finkielkraut était toujours là ! Après un moment de stupéfaction, je cherchais une logique à ce perturbant mystère. Ma bibliothèque, toutes les nuits du dix-sept janvier, absorberait-elle dorénavant les livres inachevés ? Les livres de Franz Kafka ? Les livres sur et avec New York ? Assurément non, car « Le Château », et « Le Voyage au bout de la nuit » de l’azimuté de Meudon tout comme le « New York » de l’académicien Morand étaient encore là. Ma bibliothèque pour cette nuit s’était donc uniquement contentée d'ingérer les livres inachevés de Franz Kafka… avec New York dans le fond, l’Amérique quoi !

Tout était dans l’ordre des choses d’un fait inexpliqué qui s’installe, mon Earl Grey bu je retournais vers ma bibliothèque en quête d’un volume quelconque pour occuper la matinée. Et bien, voilà, sachez que stupeur et inexplicable coup de théâtre, le Kafka était à nouveau là ! Oui le Kafka, lui, mais plus à la même place ! Modeste folio coincé entre « Le Lys dans la vallée » et « l’Or » de Cendrars. Volume jauni avec sa couverture de Tardi qui est bien meilleur pour Céline. Ma bibliothèque n’ingurgite donc pas ! Elle déplace !

À demi soulagé j’ouvrais donc « L’Amérique », et au bout de sept lignes, stupéfaction encore, la statue de la Liberté ne portait plus un flambeau, mais une épée !


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Chez Kafka, la chose en fer d’Auguste Bartholdi soulève une épée. Mais Kafka ne cherche pas la vraisemblance. New York n’est qu’une toile de fond, du brouillard dans la brume. Kafka est ailleurs.
Chez Céline, dans « le voyage », et dans mes souvenirs, il n’y a aucune trace de cette petite tour Eiffel portant une robe. Il y a une ville raide qui émerge de la brume. Une ville droite, avec des « cornichons » qui rigolent devant.
Chez Morand et dans son « New York » à lui, Il n’y a pas de « cornichons » mais tout le reste, la statue, le brouillard, une métropole debout…un essai de mythologie, un pronostic futé sur l’avenir de la ville, un guide touristique, une chronique documentée, de l'anthropologie, une nouvelle véloce ; nerveuse tout en étant longue… Morand dans la grosse pomme, c’est le vers dans le fruit, un français à New York, une drôle de comédie ; musicale mais pas toujours. Mélodie au bonheur triste, étincelante et bruissante de mille lexies coruscantes. Un genre de must désinvolte délicieusement rapide et moderne (le téléphone, le cinématographe parlant, les paquebots et les ascenseurs, toutes ces choses-là..)

Morand est brillant, sec, nerveux, dégagé, mais informé, didactique, mais sans en faire trop En somme grand écrivain dans les pas d’un Chateaubriand. Toujours bon et plein d’intuitions, et à tous sujets… sauf que… hélas… Il est mauvais, et très, quand il est rattrapé par ses démons… sa haine du mélange… cette concise, mais bien présente gêne thirties qui pique l’estomac. Morand est plus raciste et antisémite que Hergé taillant la barbe du capitaine Haddock. Vous me direz que c’était la manie d’une époque moisie, que bon le style est là… mais non justement le style n’est plus là, car le racisme, chacun le sait use de stéréotypes et quel pire ennemi pour l’écrivain encore debout que le cliché ? Truisme et poncif sont dans un bateau, et le bateau ne coule pas… Chez Morand on passe de la félicité la plus absolue à la facilité la plus sinistre, on compare les noirs à des grands singes, les juifs à une indistincte cohorte d’être suintants et adipeux, tout cela avec bonhomie, raciste, mais paternaliste, antisémite, mais admiratif devant toutes ces coutumes singulières. Chez Morand il y a une angoisse du crochu, il voit des crochus partout, une haine irrationnelle de ce qu’il estime être courbé , un amour de La ligne supposée droite.. la ligne claire. Il faudrait écrire une thèse sur cette pathologie, le temps nous manque… Ce qui est encore plus triste chez Morand et presque pire que chez les autres (ouvrez la liste…) c’est que tout cela durera, et longtemps après l’abjection , bien longtemps.
Morand ? Un écrivain splendide tendre et émouvant, un beau salaud, pire que le toqué de Meudon, bien pire, car les mains toujours propres, le regard hautain et le sourire smart gentry au coin de l’ironie. Horrible constatation, j’adore ce salaud, j’adore le lire, je détourne parfois les yeux, mais je l’aime, ces livres sont encore là. Il n’y a personne pour les jeter dans un puits sans fond, morale de l'histoire ?


2 commentaires:

otis a dit…

Et NY chez Finkielkraut ?

Francky 01 a dit…

Super texte ! Quelle belle plume ! Félicitation et merci pour ton blog. A +