mardi 18 juillet 2006

Le « croquignolet » du jour - Bruce Joyner

« On écrit de la musique instrumentale autour de la voix de Bruce … et Bruce produit tous ces bruits étranges avec sa voix, comme si c’était un instrument »



Les biographies secouées de Jackson C Frank ou de Roy Orbison sont des océans de quiétude et ne font pas le poids face aux jeunes années de Bruce Joyner. Il voit le jour au fin fond de la Georgie dans une petite ville, Valdosta près de la frontière avec la Floride. Une ville cachée au milieu des bois et entourée de grands marécages fétides (L’Okefenokee Swamp) où la vie n’est pas toujours guillerette : « Très isolé. Très peu de communication. Tu vis avec beaucoup de données morales et culturelles bien établies. Les gens vivent comme ils vivaient il y a cent ans …Ils sont très ignorants et si vous restez tranquille sans ouvrir la bouche, ils vous aiment bien. Moi j’étais un véritable embarras pour eux … »
Enfant il absorbe par inadvertance quelques gouttes de révélateur photographique, brûlant ses cordes vocales pour la vie, ce qui lui donnera ce grain de voix si particulier : « ... une fois les tissus brûlés enlevés, mes cordes vocales étaient comme deux élastiques. Je parlais comme Mickey Mousse. Il m’a fallu complètement réapprendre à parler. Alors techniquement je ne peux pas sonner comme un autre : ma voie varie d’heure en heure… » À l’âge de quatorze ans, il perd un oeil dans une bagarre qui ne le concernait même pas ! Un peu plus tard fasciné par le punk anglais naissant et curieusement les Stranglers, il monte un groupe avec quelques copains de lycée. Malheureusement, un terrifiant accident de voiture l’estropie et le clou sur un lit pendant deux ans « ... cet accident de voiture,c’est ça qui ma sauvé : en deux ans j’ai eu le temps de réfléchir. Je me suis aperçu que je n’étais pas une île, que j’avais besoin des autres, de communiquer. Pendant des mois je ne pouvais rien faire seul. J’ai été plusieurs fois dans des situations de vie ou de mort. Alors, je me sens un peu qualifié pour parler de la vie. C’est de ça que parlent toutes mes chansons. Après l’hôpital, il n’était plus question, pour moi de rester en Georgie … » Devant tant de catastrophes, beaucoup auraient renoncé. Joyner lui puise dans son vécu. Un vécu qui le fait naître une seconde fois ! Il se met à la guitare et aux claviers et commence à se raconter en douce. Il s’installe à Los Angeles où sans argent il vit dans sa voiture. Enfin là où sa voiture exténuée est tombée en panne !
Au début des années 80 la scène rock Los Angeles est en pleine ébullition. Des groupes bientôt déterminants commencent à pointer leur nez : X, Gun Club, Wall Of Woodoo … Attiré par ce bouillonnement , Joyner crée les Unknowns avec Mark Neill l’un de ses amis géorgiens à la guitare et deux inconnus rencontrés sur place. Le groupe devient vite une sorte d’attraction, une musique venant de nulle part, du punk frayant avec de fortes influences sixties, des guitares surfs, un orgue farfisa téléporté de chez nuggets circa 65-66. Pourtant, ce n’est pas un groupe nostalgique et revivaliste, il y a quelque chose de beaucoup plus mystérieux. Ils jouent avec une intensité presque effrayante. Joyner chante ASSIS ou soutenu par une canne, et sa voix change constamment, passe du velours à la frayeur la plus pure liquéfiant le spectateur interloqué. Ajoutons une absence totale de look, qui accentue l’étrangeté et le côté hors du temps du groupe.



Un premier mini-album « Dream Sequence » sort chez Bomp !! Records, et c’est quasiment un pur chef-d'œuvre. Un son garage puissant et sec - le disque est enregistré dans hangar au milieu des avions ! Et de la sauvagerie presque. Le groupe a évolué, un croisement inconvenant entre les Cramps et les Talking Heads dira t’on à l’époque pour simplifier les choses. Pourtant il y a bien de cela, la manière sèche et roide des Talking Heads , cette voix qui tourne autour de la psychose en y tombant parfois et cette manière de filtrer en six titres tout impeccables 30 ans de culture rock. Une transformation quasiment invisible à l’oreille nue, mais indéniablement quelque chose de nouveau, un électrochoc sur un corps presque mort. Joyner est également un sacré song-writer, un peu naïf mais toujours sincère, ses chansons ont l’aspect de petites nouvelles : « Dream Sequence est juste ça, trois rêves : dans le premier le type rêve un truc sado-maso, il est ligoté et torturé ; Il n’aime pas du tout ça, c’est pas son truc. Le second rêve se passe dans la rue. Il y a une prostituée qui croit qu’il est de la CIA et refuse d’aller avec lui. Dans le troisième rêve, il est réellement de la CIA et elle c’est un, agent double. Je chante : « The carpet was blue/ But them it turned red. » elle la buté, tu vois … »



Le premier vrai album sans titre sort un peu plus tard. Le son n’est plus aussi ramassé. Il y a un peu de vent dans le hangar, mais cela accentue la sauvagerie de l’ensemble. Dans « Dream Sequence » Joyner se souvenait du Sud profond ses vielles histoires mordorées remontaient à son enfance au milieu de bois entouré par le swamp . Dans ce premier album il nous parle de la ville, de Los Angeles miroir aux alouettes : « City Of Angels c’est sur la vie dans la ville, comme quoi il n’y a pas de différence entre la jungle, le marais et la grande ville, sauf que c’est NOUS qui vivons dans la grande ville … » Il nous parle de la tension, de la rue, du crime et des hommes qui barbotent dans tout cela. Une œuvre au noir au milieu des ombres, la vision naïve d’un homme du Sud un peu archaïque pris dans la fausse complexité du monde moderne et qui tente de se débattre tant bien que mal.
C’est un disque magnifique ou on a l’impression de voir passer l’histoire du rock dans un train fantôme : les pionniers (Buddy Holly), la surf music (la guitare twang), le British boom, les Doors et le Velvet, Roxy Music et le punk, Iggy et le New Wave … Tout cela presque innocemment et d’une manière tout à fait pelotonnée. Une renaissance inespérée qui passe par la voix cyclothymique de Joyner, par les fabuleuses guitares Mosrite, par l’orgue le plus délicieusement aigrelet depuis 96 tears, au final grand disque plein d’air, vive l’air…



La carrière de Joyner sera ensuite un peu erratique. Séparation précoce des Unknowns en 1983. Puis quelques disques avec des groupes au line up aléatoire (un avec un guitariste plus mauvais que l’auteur de ces lignes) et un magnifique retour en forme avec l’album « Hot Georgia Night » à l’écriture plus sereine et moins ingénue, très influencé par le poisseux en chef Roy Orbison. D'ailleurs, la poisse rattrape notre homme qui tombe gravement malade : subit quatre opérations, est condamné par la médecine, s’en sort miraculeusement et retourne vivre dans la Georgie de son enfance…
Joyner est dans le civil un personnage courtois pétri de politesse sudiste. Un être doux qui pourrait sortir d’un roman de Carson McCullers. Pourtant, son côté sombre ressort irrémédiablement lorsque sur scène ASSIS il devient moins aimable, littéralement emporté par des flots qu’il ne contrôle plus, secoué par des mouvements brusques que semble retenir en vain un corps affaibli. Ce qui ne passe pas par son corps s’échappe par sa voix, par toutes les strates de cette voix révélée accidentellement dès l’enfance, c’est ce qui fait le prix et la force parfois inquiétante de ce chanteur au grain unique.


En fait, Joyner n’est pas un croquignolet au sens strict plutôt un type qui n’a pas eu trop de chance, mais il fallait bien le caser quelque part . Jolie extension dans le
swamp pour ceux qui sont intéressés bien évidemment.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Magnifique bio, enflammée et généreuse. j'aime la passion palpable dans chaque phrase et j'imagine les émotions "mordorées" que convoque joyner chez l'auteur de ce lignes.
j'aimerais dire que je partage cette fascination pour ce mec hors du commun et pour sa musique si crue, si dépouillée et si honnête.
j'aimerais dire aussi qu'il est sorti en 1988 un double LP intitulé "the Outtake Collection 1978-88" qui me semble constituer un point de départ magnifique pour un néophyte. Joyner y exhume quelques vieilleries indispensables de l'époque Unknowns dont une poignée d'inédits. Il livre des titres du Stroke Band de ses jeunes années, tous plus irrémédiablement destroy les uns que les autres (et pas destroy théâtral-je-fais-semblant, genre punk anglais) destroy genre je mets à nu mon âme, et c'est parfois insoutenable autant de sincérité. Enfin, et surtout, il revisite une dizaine de chansons, réenregistrées en 88 pour l'occasion voire carrément inédites. pas de production, un son brut, 2 pistes, une batterie sèche, une basse ronde, une guitare sobre et une voix simplement bouleversante. Ici sur 3 ou 4 titres, il faut être un monstre pour ne pas pleurer.

Pokespagne a dit…

Très bel article sur un artiste exceptionnel que j'aitoujours personnellement révéré. J'étais aussi au Rex Club en Février 1988, pour un superbe concert.