mardi 1 juillet 2025

Psychogeographie indoor (148)

 



Contort yourself, oh, contort yourself

Hey, baby, you better twist it, oh

You'll never, never, never resist it

Contort yourself, contort yourself, oh



23 mai 2024.– Averses orageuses, toujours pas de beau temps (20°C). Labeur immanquablement sinistre, fatigue corrélative. Court retour dans les Cahiers de l’ami Cioran, qui ne se sent pas en dehors de la société, mais plutôt en dehors de l’humanité, avec une vie qui n’est qu’une « suite de cessations ». En complément, trois pages du Journal de Renard, qui lui pense parfois écrire une sorte de « littérature de furet ».

24 mai 2024.– Tempo sempre tempestoso (20°C). Alba alle 5:00. Lavoro. Siesta. Niente letto. Giornata inutile.

25 mai 2024.– Un peu de soleil, enfin (23°C). Lever à 8 h 00, douche, petit-déjeuner, 15 km de vélo (chemin faisant, récupéré Sur le fleuve Amour de Joseph Delteil dans une boîte à livres). Douche à nouveau, lecture de L'Équipe du jour, puis 10 km à pied agrémentés de belles pauses de lecture (en gros, vingt minutes de marche, trente minutes de lecture). La première m'a permis d'entamer Canisy de Jean Follain dans une sorte de sous-bois où l'on a cru bon de poser un banc public propice aux lecteurs égarés. Rien à redire, le tout était merveilleux. Le banc public perdu dans le sous-bois, et Follain aussi, surtout Follain. Dans Canisy, il raconte les lieux de son enfance avec une prose d'apparence simple, mais avec un ton et des couleurs qui ne doivent pas être si simples que ça à trouver (on parlera de simplicité naturellement travaillée). Pour vous donner une petite idée de ce qu'est son texte, il y a une page où, marchant dans la boue et voyant se fixer sous son pas le dessin de ses semelles, il se met à penser que la fugace trace d'une paire de chaussures à clous sur la poussière d'un chemin plus sec représenterait encore mieux un « sentiment émouvant de l'univers ». C’est pas mal, c’est très beau, c’est tout simple… Ceci lu et dit, sur les coups de midi, retour vers mon petit intérieur. Ménage à base de vifs coups de plumeau vialiattien, puis déjeuner : salade verte, poisson et tomates que l'on dit provençales, fromage et petit blanc. Joué ensuite un peu avec le chat de la voisine qui a fini ses cabrioles sur mes épaules de brute sélénite. Sieste sur ma chaise de jardin (le chat de ma voisine m’a réveillé en me léchant l'oreille droite), café expresso, vaisselle et retour dans l'enfance de Follain. Le merveilleux ne s'était pas envolé. Toujours cette formule de simplicité, cette façon de montrer et de ne jamais démontrer. Il faut chercher la simplicité. Soyons simples…

« Les grandes architectures de la nuit tombante : arcs de triomphe que formaient les branches au bout des avenues, labyrinthes des sentiers rafraîchis, stades des champs aux gradins de haies jusqu’à l’horizon, portiques et dolmens de nuages encadraient notre être enfant allant vers son destin. »

(Vous me pardonnerez ces quelques lignes mélangeant maladroitement style télégraphique et impressionnisme à la petite semaine.)

26 mai 2024.– Ciel se couvrant au fil de la journée et laissant deviner une certaine tendance orageuse pour les heures qui viennent (24°C). Ce matin, après mon tour de vélo, il y avait davantage de queue devant le fleuriste que devant la boulangerie, ce qui n'a pas manqué de m'étonner, car les queues dominicales devant cette dernière sont habituellement d'une longueur déjà quasi polonaise. Figurez-vous que, pas bien malin, je n'avais tout d'abord pas compris les raisons de ce que je constatais. Puis, soudain, tel le premier Claudel assommé par son pilier, j'ai ressenti comme une sorte d'illumination hébétée : aujourd'hui, c'était la Fête des Mères, cette vieille tradition pétainiste qui exige que l'on offre des fleurs une fois par an à sa maman ! Voilà donc ce qui explique la longueur de cette queue inhabituelle. Finalement, on est peu de choses. Pour rester dans les fleurs, cet après-midi, rempoté quelques géraniums et autres pâquerettes d'origine vaguement australe. Cette chose faite, retour dans le Canisy de Follain, et comme tout est dans tout, ces lignes : « Puis venait l'heure grave de l'arrosage des plantes en pot : une petite fille s'apprête à traverser la pièce avec un bol trop plein qu'elle tient avec une précaution immense, faisant mouvoir son jeune squelette, elle va passer, elle passe, elle est passée. »

27 mai 2024.– Pluie (18°C). Maussade comme le temps. Pas mis un pied dehors. Ah si ! J'ai sorti les poubelles ! Comme il le rappelle en citant José Ortega y Gasset, Follain est un homme qui aime simplement le passé. Oh, pas par traditionalisme — non, les traditionalistes veulent que le passé soit le présent — mais plutôt parce que le passé perd toute rudesse, parce que les vieilles pierres, les vieux murs, les vieux pavés et les fenêtres de notre enfance où l'on voyait se mouvoir des ombres ; tout cela n'accrédite pas le futur, tout cela rêve le futur : « En montant la rue Corne-de-Cerf, je frôlais de mes mains la rampe de fer qui avait perdu la chaleur du jour et prenais conscience du métal froid qui poursuivait son rêve de matière forgée. Puis, comme je regardais à nouveau tous les points brillants du ciel, mon père me redisait que certains étaient, à proprement parler, non pas des étoiles, mais des planètes où s'était peut-être, comme sur terre, répandue la vie. » 

Demain, labeur…

28 mai 2024.– Beau temps, quelques nuages élevés (21°C). Ce matin, lever 5 h 00, soulevé un nombre considérable de produits manufacturés en Chine. Cet après-midi, entre la musique brésilienne de la voisine de droite et la tondeuse du voisin de gauche, vague impression d’assister à un concert de Throbbing Gristle. Dans de telles conditions, sieste impossible, lecture problématique. Malgré tout, picoré chez Cioran et Léautaud. Le calme revenu, sombré dans une sorte de narcolepsie qui n’avait rien de vraiment heureux. Ce sera tout pour aujourd’hui.

29 mai 2024.– Couverture nuageuse épaisse (21°C). Labeur, aucune satisfaction autre que pécuniaire. La prostitution n’est pas loin. Rentré, ce n’est pas mieux. Piaillements des voisines et de leurs enceintes Bluetooth. Sieste impossible, lecture impossible. Mon cerveau ne supporte plus la contention forcée, trop soutenue ou intempestive des bruits non désirés.

30 mai 2024.– Ciel plombé dégageant sous l’effet des rafales de vent et laissant peu à peu place à des teintes finalement saisonnières (21°C). Ce matin, lu Feu mon histoire d’amour d’Alain Bonnand. Cent quinze pages boulottées en moins d’une heure vingt. Pas mal du tout, vrai beau style entre des concisions dignes de Vivant Denon et quelque chose du vieux Chardonne et du jeune Berthet. Élégance, désinvolture un peu désincarnée, on apprécie tout ça. Et puis, aussi quelque chose de plus intriguant, de plus trivial. Le héros de Bonnand tombe dans les amours ancillaires comme on pourrait tomber dans les escaliers. Il se « tape » toutes les femmes de ménage du collège où il officie faiblement comme surveillant. On rigole presque, c’est toujours aussi bien écrit et, malgré la trivialité des situations, toujours élégant. Faut-il en conclure qu’en littérature le style fait tout et les situations relatées pas grand-chose ? (Ce livre date de 1988, c’est-à-dire il y a des millénaires. Aujourd’hui, au point où en sont rendus les « rapports » homme/femme, il ne serait peut-être même pas écrit et en tous les cas pas publié. D’ailleurs, Bonnand a presque disparu de la circulation.) Cet après-midi, entamé Vingt ans avant, volume résolument plus replet rassemblant un choix des chroniques que Bernard Frank avait données au Matin de Paris entre 1980 et 1985. Dans la préface, qui est épatante tout en n’oubliant pas d’être un peu drôle, il explique que, bien malgré sa réputation de lymphatique en chef, il a dû écrire plus de cinq mille pages de chroniques pour l’Observateur, Le Monde ou Le Matin de Paris, puis il conclut par ceci : « Comme on le voit, ce ne sont pas les projets qui manquent. Mais c’est si bien de ne rien faire. Et plus les jours nous sont comptés, plus il est doux de passer son temps. »

1er juin 2024.– Nuages, vent et pluie. Temps toujours épouvantable. Cela dure depuis bientôt trois mois. Faut-il s’en réjouir ? (18°C). Lu À l’ombre des majorités silencieuses de Baudrillard. Opuscule assez court, ce qui ne l’empêche pas d’être baudrillardesque en diable. L’ami Jean effectue de jolies pirouettes autour de la notion de masse, cette entité poussive et amorphe qui ne sera jamais un « sujet » moral ou politique mais plutôt une sorte de trou noir qui absorberait toute énergie, toute information pour mieux ne rien en faire. Bref, pour lui, la masse (silencieuse) n’est qu’un concept inventé pour mieux faire disparaître la politique (au sens noble, celui de la vie de la cité), un symptôme de l’hyperréalité. Soit une réalité simulée, une réalité non réelle. Évidemment, énoncé comme cela, le menu pourrait paraître un peu lourd à digérer. Il n’en est rien, car toutes ces fines théories sont peintes avec des couleurs croquignolettes, des couleurs de poète illuminé par ses propres idées (on pourrait dire que Baudrillard, c’est plus que de la sociologie, ou alors une « autre » sociologie). Le bouquin offre un autre petit texte en conclusion. Il y est question d’extase et de socialisme. Permettez-moi de trouver ce qui suit un peu marrant : « L’hypothèse serait que nous sommes actuellement en France dans une forme extatique du socialisme. Il n’est que de voir l’extase funèbre du visage de Mitterrand. L’extase caractérise généralement le passage à l’état pur, dans sa forme pure, d’une forme sans contenu et sans passion. L’extase est antinomique de la passion. »

2 juin 2024.– Bruine et brouillard, vent aigrelet. Un temps de Toussaint. Faut-il vraiment que je tamponne le trop fameux « réchauffement climatique » ? En attendant, j’ai froid aux pieds (15°C). Lu cent pages de Vingt ans avant. Ce spicilège de chroniques me semble pour l’instant un peu trop lié au marigot politique et au tout petit monde littéraire du début des années quatre-vingt. Grande présence du socialisme mitterrandien, beaucoup de règlements de comptes avec Pauwels et d’Ormesson, quelques batailles de chiffonniers avec le Fig Mag. Reste que quand Frank parle d’autre chose, de livres par exemple, c’est tout à fait rond, gourmand, délicieux.

Des questions ? Mes réponses au questionnaire que l’on dit de Bolaño :

Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit ?

Rien.

Quelle est la différence entre ce mot et le mot « écrivain » ?

C’est un peu l’inverse, un écrivain c’est souvent celui qui remplit.

Qu’est-ce que la littérature française ?

Parfois c’est une idée de la tragédie grecque revisitée par le romantisme allemand, ce qui donne une certaine douceur : Giraudoux, par exemple. Parfois, c’est tout autre chose.

Camões, Álvaro de Campos ou Gonçalo M. Tavares ?

Alberto Caeiro.

Que pensez-vous de la « littérature mondiale » ?

À peu près autant de choses que de la littérature neptunienne.

Emily Dickinson, Kafka ou Kae Tempest ?

Franz, mais j’aime beaucoup Emily.

Bruce Springsteen, Rihanna ou Godspeed You! Black Emperor ?

Bruce, évidemment.

Quel est le meilleur roman d’António Lobo Antunes ?

António Lobo qui ?

Si vous l’aviez connu, qu’auriez-vous dit à Pessoa ?

Comment faites-vous pour gérer tout ce petit monde ?

Et à Salazar ?

Dans ta gueule, Tapioca !

Avez-vous déjà versé des larmes à cause de critiques adverses ?

Oui, des larmes de joie.

Avez-vous déjà ressenti la faim féroce ? Le froid jusque dans la moelle des os ? La chaleur qui coupe le souffle ?

Oui, oui et oui. Ce qui fait beaucoup de oui.

Avez-vous déjà marché dans le désert ? Si oui, pourquoi ?

Pas à ma connaissance, mais je suis monté en haut de la dune du Pilat.

3 juin 2024.– Temps toujours abominable, vent, averses, quasi froideur. Ceci dit, au moment où j’écris ces lignes, un peu d’espoir, presque un miracle : une éclaircie (16°C). Sur le fleuve Amour de Joseph Delteil. Deux jeunes gandins officiers de l’Armée Rouge tombent amoureux d’une voluptueuse Ludmilla, commandante d’un régiment de femmes de l’armée tsariste. Ils changent de camp par amour, désertent, la suivent jusqu’à Shanghai, rencontrent un petit télégraphiste bleu, les cadavres tombent, l’amour perdure… Voilà pour l’intrigue hautement improbable, un prétexte de pacotille qui permet à Delteil de déployer une prose plus poétique et luxuriante que mon coude gauche. Pour tout dire, c’est assez merveilleux, plein de couleurs chamarrées, d’humour en sous-main et de délicatesses cachées. Adoubé par Breton, Delteil fut une petite vedette littéraire au milieu des années vingt (du siècle dernier). On le verra ensuite de biais, car pas assez moderne, finalement trop paysan. Or, c’est ce qu’il était : paysan, vigneron et Languedocien. Rien de truqué dans son art, non, plutôt un don naturel, de la verve et de la candeur, un art pour les calembours, les coq-à-l’âne et les épithètes de cape et d’épée. Quelque chose de fruité, mais en beaucoup mieux que ce que j’en dis.

Après avoir volé la mine avec laquelle j’ai écrit ces mots, le chat de ma voisine vient d’emporter mon modeste feuillet. Va-t-il le lire ?

4 juin 2024.– Quelques belles éclaircies (22°C). Effectué une dizaine de kilomètres de psychogéographie pédestre qui m’ont mené au pied d’une pagode où j’ai fini Le Fleuve Amour de Delteil. C’était assez ton sur ton, en tout cas plein de couleurs mélangées. Rien à redire. Rentré dans mon petit home sweet home, j’ai bien vite retrouvé ma chaise de lecture sur laquelle j’ai poursuivi les chroniques de Bernard Frank que j’avais entamées avant-hier. Le chat de la voisine me regardait avec un lézard gigotant dans la gueule. C’est charmant, mais je pense que si j’étais plus petit et que le félin miniature de ma voisine était plus grand, c’est moi qui gigoterais entre ses crocs. Ceci dit, et pour en revenir à ce qui devrait nous occuper, c’est-à-dire la lecture, il faut savoir que le Frank chroniqueur est toujours joueur. On l’imagine aisément avec quelques écrivains gigotant dans sa belle gueule de gourmet lymphatique. Ici, il évoque beaucoup Nimier, un peu Morand, surtout, il donne de jolis coups de patte à Gide et à ses relents antisémites guère dissimulés. (C’est bien simple, on se demande comment Gide a bien pu passer le tamis à la Libération.) Moins appétissant : le labeur que je reprendrai demain. Sans entrain, comme d’habitude.

5 juin 2024.– Beau temps chaud, comme si c’était possible ! (28°C). Labeur, fatigue, rien lu. On pourrait croire que ce qui souffre durcit, mène à une prise de conscience plus profonde de la réalité et, parfois, à une sorte de sagesse détachée. Tout cela est certainement vrai, mais peut-être pas pour tout le monde. Par exemple, mes souffrances ne durcissent jamais vraiment et me rendent plutôt vaporeux et éloigné du réel, tout en ne m’apportant qu’une sorte de molle nervosité assez oxymorique. Disons que je suis un lymphatique en pire.

7 juin 2024.– Orages (25°C). Rien mais alors rien du tout. Une sorte de vide humide.

8 juin 2024.– Queue d’orage laissant place à un temps à demi nuageux mais bien chaud (28°C). Douleurs cervicales tenaces. Matin : coiffeur, ménage, joué avec le chat (qui est en fait une chatte). Déjeuner : tomates farcies, rosé. Sieste puis cinq chroniques de l’animal Frank lues sur ma chaise de jardin. J’en suis là. Ce soir, vie sociale, peut-être un restaurant. En tout cas, certainement quelques volutes alcoolisées en perspective.

9 juin 2024.– Éclaircies et passages nuageux parfois denses. Du vent. Humidité encore latente (23°C). Trop bu hier soir, encore vaporeux ce matin. Cela ne m’a pas empêché de faire mes quinze kilomètres de vélo, en zigzaguant. Malgré tout, rentré à bon port, attaqué assez mollement la lecture de Quelques pas ensemble, un opuscule dématérialisé d’Yves Martin trouvé sur un dangereux site de partage informatique assez prohibé par les autorités. Yves Martin, voilà un type qui m’intrigue depuis belle lurette. Que voulez-vous, son amour pour les petites filles et les prostituées, ses descriptions d’un Paris populaire et oublié, sa demi-clochardisation non avouée, mais pas du tout simulée. Sa poésie un peu tanguante et son faux laissé-aller d’ancien clerc de notaire. Tout cela me sied pour ainsi dire tout à fait. Seul petit hic, les trente pages que j’ai lues ce matin me sont passées au-dessus de la tête et je n’y ai trouvé que la vague mélodie d’une « petite musique » (je suis injuste, je suis vaporeux). Valises, demain départ pour la Bourgogne, Autun et les franges du massif du Morvan.

10 juin 2024.– Autun. Beau temps à peine dérangé par une courte cohorte de nuages (21°C). Sacrifice d’une andouillette, foie gras et ris de veau. Ma première journée autunoise aura été consacrée au plaisir des calories et à l’augmentation de mon cholestérol (je ne parlerai pas des boissons fermentées).

11 juin 2024.– Autun, ciel très nuageux se dégageant presque totalement (21°C). Visite des vestiges de la ville romaine, de ceux de la ville médiévale. Autour de ces vestiges et d’un centre historique assez joli, ce qui pourrait bien tenir de la « France périphérique ». D’autres vestiges, ceux des petits commerces abandonnés. La féerie morose des devantures désertées, un centre commercial patibulaire, des ronds-points et des logements sociaux au milieu des champs, dignes des temps collectivistes. Tout cela expliquant peut-être un peu le résultat des élections d’avant-hier.

12 juin 2024.– Autun. Ciel se couvrant au fil de la journée (18°C). Ascension du Mont Beuvray, exercice mitterrandien s’il en est. Mort de Françoise Hardy, tristesse.

13 juin 2024.– Autun. Beau temps ! (21°C). Un peu de route. Visite de Châteauneuf (château et petit bourg médiéval, charmant). Quelques kilomètres de dérive sur des routes communales, virant parfois au chemin vicinal. Croisé quelques tracteurs et presque rien d’autre.

14 juin 2024.– Autun. Journée globalement pluvieuse (21°C). Matin : musée. Après-midi : randonnées de faible intensité. Croisé quelques vaches…

15 juin 2024.– Nuages et éclaircies (22°C). Retour de Bourgogne. Retour sur ma chaise de jardin. Retour dans les Cahiers de Cioran.

16 juin 2024.– Quasi beau temps, rattrapé par une petite armée de nuages (24°C). Climat politique délétère, cervicalgie avec quelque chose de vaguement nauséeux, rien de bon, pas plus à l’extérieur qu’à l’intérieur. Néanmoins, petit tour de vélo, quatre chroniques de Bernard Frank, découverte de Michel Torga (sorte de Camus lusitanien). Il ne faut pas se laisser abattre.

17 juin 2024.– Large offensive estivale. Comme si c’était possible ! (28°C). Dix kilomètres à pied. Parcs et jardins. Guère de fureur, mais du bruit dans les deux. Trouvé un refuge relativement stratégique dans un tout nouveau petit square où, plus à l’ombre d’un platane que d’une jeune fille en fleur, j’ai lu Race et mémoire, une courte plaquette de Claude Lévi-Strauss (tout étant dans tout, le banc sur lequel j’ai posé mon modeste séant était orné de deux croix celtiques et de ce slogan : « France blanche »). Chez Lévi-Strauss, aucun petit poing brandi face au pire, non, plutôt une certaine finesse d’analyse. Il parle certes un peu de Gobineau et de sa théorie du non-mélange, mais surtout de différences culturelles, de la place de la civilisation occidentale, de la relativité de l’idée de progrès. J’imagine qu’aujourd’hui tout cela est un peu vu de biais par la doxa dominante. D’ailleurs, aux dernières nouvelles, Lévi-Strauss serait presque passé du côté du tendancieux : « On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. ». Après-midi consacrée à une non-activité sereine et relâchée. Sieste prolongée puis match de balle au pied télévisé (une compétition continentale venant de débuter, j’imagine qu’elle m’accaparera assez les quelques semaines qui suivent).

18 juin 2024.Premières chaleurs. Impression de passer de Reykjavik à Marrakech sans passer par Cork ou Paimpol (30°C). Matin, marche. Tous les deux ou trois kilomètres, différence des paysages, de l'architecture, de la sociologie des bâtiments même. Accorder tout cela aura tenu jusqu'à présent de la gageure, mieux, du miracle. Cela ne durera certainement pas, car tout ce qui se construit aujourd'hui semble être assommé par une sorte de catéchisme où les différences se noient dans une sorte d'ode au mélange qui tend à l'indistinction. Dans ce nouveau monde qui se fabrique, point d'accord, ou alors un accord neutre où plus rien ne se permet de sonner de guingois. Les nouveaux quartiers sont ainsi faits, voulant faire place aux différences, ils en deviennent indifférents, neutres et monocordes, sans musique et c'est bien là le problème du manque de frontières (évidemment, je ne parle pas de frontières autrement qu'en les voyant symboliques). Pour le reste, entre deux pas, je me suis réservé quelques pauses de lecture et suis retourné dans le Journal de Green. Rien à redire, il est toujours très cochon.

Après-midi, examen médical saumâtre. Demain, reprise du labeur.

20 juin 2024. Nette tendance orageuse (28°C). Labeur. Sieste. Football télévisé. Mort de James White (ou Chance), freluquet no wave, sax maniac… Pour l'occasion, je ressors ce petit texte écrit il y a une dizaine d'années. Ce sera mon hommage :

Quel drôle de vilain petit canard, ce James Chance ! À vouloir être James Brown, Albert Ayler ET Iggy Pop à la fois ! Tout blanc par-dessus le marché ! Vraiment n’importe quoi ! James Siegfried en fait (ça ne s’invente pas), petit lactescent maigrichon qui, fraîchement débarqué de son gloupissant Wisconsin, commence à faire le zozo dans les poubelles du Lower East Side new-yorkais… Poum, vlan, tchac ! On s’enfile de l’héro iranienne plus facile à trouver que la soupe Campbell. On se tortille tel l’épileptique moyen chez la pythie no-wave Lydia Lunch. On fait le zozo dans des formations free-jazz sous le regard affligé de types trop cools, et finalement, car il faut bien faire le malin, on s’attache bientôt à démembrer les cadavres de la soul, du rock et du jazz en leur insufflant une effarante succession d’électrochocs… Vlan ! Voilà donc un saxo pas langoureux, strident et tapageur, ça crisse sec. En sous-main, une guitare lacère le carambolage rythmique avec la régularité d’un psychotique armé d’un assez problématique coupe-chou. Chance, très freluquet, quand il lâche sa simili trompette, glapit ton sur ton des choses peu aimables et pas palimpseste en surcouche sur le tintamarre. Les Contorsions ! Le truc de James Chance : les contorsions ! Avec cette certitude que finalement ce qui compte vraiment pour lui, chétif blanc-bec tout maigre… eh bien… c’est la confrontation (les contorsions ?) avec le public… pas uniquement l’agression sonore qui carambole les esgourdes, non surtout la vraie, la bien physique chiffonnade ; celle qui passe par Iggy Pop et se souvient de la croquignolette pâtisserie des sinistres explosés actionnistes viennois ! Alors voilà, on démolit le visage d’un type à coups de saxophone alto (on altère le type), on mord le téton d’une fille, on tire très fort les cheveux d’une autre, on se jette sur une triste assistance de quidams lénifiés, on les gifle pour les réveiller un peu, on remonte sur scène le visage en sang, et hop ! c’est reparti pour un embrouillamini de saxo qui picote les oreilles avec la délicatesse d'une pelote d'épingles rouillées. Ce n’est plus de la musique, c’est du Pollock in vivo avec des secrétions, des démangeaisons, une masse crispée qui explose à la gueule… pur prurit de salopard sans conscience. Plus tard, devenu attraction no-wave, notre aigrefin se fait irascible, sax maniac tyrannique et métronomique avec ses musiciens, forçant le tempo dans une vitesse inabordable au commun des mortels. C’est lui le chef, c’est lui qui souffle. Il se trouve une sorte de Yoko Ono (Anya Phillips) qui l’habille et sème la zizanie. Il sort des disques encore tous raides de la scène (Buy The Contortions), d’autres quasi écoutables (Off White), se roule dans des postures aristocratiques « Je ne veux PAS avoir de rapport avec les gens ! » De Chance, il devient White, plus abordable… disco funky et moins punk jazz, toujours hargneux et encore raide, toujours aussi peu noir alors qu’il voudrait assurément l’être un peu… noir. Sa Yoko à lui meurt d’un cancer. Bientôt, il disparaît… quasi… et réapparaît… parfois. La musique est encore là ; avec la fragrance, la raideur, les yeux exorbités et les os qui craquent d’un héroïnomane tombé depuis quinze jours au pied de l’escalier. Du no bidule funky nihiliste pas pire que les DNA, qui eux jouaient avec des moufles… mais c’est une autre histoire.


To be continued.


dimanche 15 juin 2025

Chambre verte - Brian Wilson

 C’est seulement l’insondable inertie, la pesanteur de la raison, qui s’oppose à la création d’un monde en dehors des corps – et Brian Wilson voulait être en dehors de son corps. Cela fut certainement l’un de ses problèmes : comment s’extraire de cette enveloppe de chair, et comment tenter de flotter au-dessus ? Comment tenter de conserver un minimum de distance face à son propre corps, avec cette somme de désirs dedans, cette somme de candeur, aussi ? Expérience périlleuse, expérience qui ne laisse rien de sauf en dessous de soi.


mardi 27 mai 2025

Psychogeographie indoor (147)

 


« At present I would prefer not to be a little reasonable » (Bartleby)


29 avril 2024.– Temps trop nuageux pour être honnête (13°C). Bref retour dans le journal non expurgé de Green. Un peu las, après deux ou trois descriptions assez homoérotiques, je l’ai laissé choir, car voyez-vous je ressens un grand besoin de dépaysement, d’exotisme et de soleil. Trois choses que l’on ne trouve pas tout le temps à l’ombre des pissotières. Me suis rabattu sur la Louisiane de James Lee Burke. Entamé Purple Cane Road, sixième volume de la série Dave Robicheaux. L’odeur des sandwichs aux huîtres frites y est très bien décrite, pour le dépaysement c’est déjà ça. Sinon, ce midi sur France Culture, subi trente minutes d’interview avec Édouard Louis. Ce type, ce transféré social qui vire au raciste social, cette bourgeoisie chochotte qui pense être passée du bon côté de la domination, tout cela me donne un léger urticaire.

30 avril 2024.– Temps nuageux, une certaine douceur (19°C). Chez Burke, c’est un peu toujours la même histoire : un meurtre sordide, un tueur vaguement satanique, des flics et politiciens corrompus, des « têtes d’huile », le passé qui remonte comme une bestiole crevée peut remonter du bayou. On pourrait dire de ces ressassements qu’ils ont tout du travail sur le motif, on pourrait aussi dire qu’il y a là un certain manque d’inspiration, que le territoire romanesque de Burke se résume à un territoire géographique sur lequel il brode toujours le même canevas. Reste que dans sa Louisiane, il y a tout de même un certain dépaysement et que parfois l’on ne demande pas grand-chose de plus qu’un certain dépaysement (il y a toujours des nuages derrière mes rideaux). Chez Maurice Martin du Gard, dans ses Mémorables, loin de la junk food, un autre dépaysement : celui des temps. Rencontre avec Georges Bernanos. Nous sommes en 1931. Bernanos sort de Bloy, de Drumont, de Barbey d’Aurevilly ; il aime la pauvreté brillante, la sainteté pleine de soufre. Il déteste les juifs… Encore les juifs, toujours les juifs… Hitler n’a pas encore totalement « déshonoré l’antisémitisme ». Chez Morand et Chardonne et dans leur correspondance, ce n’est pas mieux, c’est toujours un peu la même litanie. Ce sont encore les juifs, toujours les juifs (aujourd’hui ce sont encore les juifs, la bêtise antisémite perdure). Morand voit Vichy comme un repaire d’anti-hitlériens. On sourit à peine en le lisant.

Nombreuses acquisitions. Du précieux frôlant l’incunable : Dépêches au cerf-volant de Sainte-Croix-Loyseau, Artistes sans œuvres : I would prefer not to de Jean-Yves Jouannais, Le Goût de Londres de Bernard Delvaille, Paris 1926 : la société de l’ennui de Ludwig Hohl, Portraits et préférences d’André Suarès, Espagnes de Louis Emié. Un peu de littérature grande presse : Outre-Terre de Jean-Paul Kaufmann, Vingt ans avant de Bernard Frank. Un successeur de Chardonne : Feu mon histoire d’amour d’Alain Bonnand. Un inclassable : Canisy de Jean Follain. Des classiques pas encore lus : Notes sur l’affaire Dominici de Jean Giono, Une Vie d’Italo Svevo. Un acrimonieux distingué : Venises de Paul Morand… Voilà des munitions !

1er mai 2024.– Ciel couvert, le muguet fait grise mine (17°C). Saucisses, bacon, épis de maïs luisants de beurre, côtelettes de porc frites, légumes cuisinés au gras de jambon, pommes de terre flottant dans la graisse, œufs brouillés sur le grill, huîtres frites, gumbo, sandwich po’ boy, bœuf cajun ou jambalaya. Chez Burke, les aliments sont parfois appétissants, mais ils pourraient engendrer quelques troubles coronariens chez le lecteur. (Pour le reste, le livre n’est pas si mal que ça, l’intrigue avance cahin-caha, je ne suis pas vraiment déçu.) Tout étant dans tout, mais peut-être pas tout le temps, dans la correspondance de Chardonne avec Morand, il n’est pas question de cuisine cajun. Mieux, il n’est jamais question de nourriture. C’est à croire que les deux loustics ne s’alimentent que de leur propre bile. Par contre, et pour en revenir au tout est dans tout, il est question des Mémorables de Maurice Martin du Gard, (ouvrage que je lis à l’alternat avec leur correspondance). Aux alentours de la page huit cents, Martin du Gard s’entretient avec Valery Larbaud. Les deux parlent des journées de travail du second. La façon de travailler de Larbaud n’est ni aventureuse (desultory), ni régulière et systématique : « il m’arrive de faire de très gros efforts matériels, soit en composant, soit en traduisant, soit en lisant et en prenant des notes, c’est-à-dire de passer des journées et des nuits à ma table de travail ou de nombreuses heures dans ma bibliothèque. Puis cela sera suivi de plusieurs semaines d’oisiveté relative, sorties, promenades, excursions, ou encore un repos forcé à la suite de l’effort donné. Mais, dès que les forces reviennent, le processus de maturation reprend… » Nous voilà loin du bayou.

Mort de Paul Auster. Aimé ses débuts, sa Trilogie new-yorkaise, moins le reste.

3 mai 2024 – Quelques belles éclaircies (15°C). Lever 5 h 00. Labeur. Sieste. Fatigue corrélative. Feuilleté L'Artistes sans œuvres de Jouannais. C'est une petite affaire qui me semble assez à mon goût. Trois pages du Journal de Léautaud, elles aussi assez à mon goût.

4 mai 2024.– Éclaircies et passages nuageux parfois denses. Quelques courtes averses (19°C). Le chat de ma nouvelle voisine est un félidé miniature tout aussi attachant qu'il est aventureux. Ce matin, il s'est caché derrière ma bibliothèque et en est ressorti avec sa petite caboche pleine de gros moutons de poussière. Courtes déductions en forme de question : peut-être faudrait-il que je fasse le ménage plus en profondeur ? Mes montagnes de livres ont-elles accouché d'une souris ? Sinon, ce matin, j'ai aussi changé de pantoufles, ce qui me permettra sans doute d’appréhender l'existence sous de nouvelles perspectives. Fini Purple Cane Road de James Lee Burke. Loin d'être son plus mauvais. On y sent même comme un début d'amorce de renouvellement. La fin, toute pleine de pirouettes romanesques, est simplement réussie. Enchaîné avec Jean-Yves Jouannais et ses artistes sans œuvres. Joli thème : les œuvres qui n’accèdent pas à la lumière, la partie immergée de l'iceberg, mieux, les œuvres non produites pourraient avoir autant d'importance que les œuvres produites. Jouannais convoque Dubuffet et l'Art Brut, l'homme blanc est un peu renvoyé à ses pénates artistiques, « l'idée de l'occidental que la culture est une affaire de livres, de peintures et de manuscrits, est enfantine ». En complément, les Cahiers de Cioran. Pas de petit félidé à l'horizon, pas d'Art Brut non plus, mais un type qui redevient timide avec l'âge, un type qui doit tous ses mouvements de bonté au scepticisme, un type qui se réveille à cinq heures du matin et se demande : « Où va cet instant ? À la mort. »

5 mai 2024.– Large couverture nuageuse, quelques gouttes (20°C). Malgré les nuages, lecture en extérieur possible et même agréable. Voisinage présent, mais assez sage. Du côté de la faune, deux ou trois petits félidés domestiques en goguette, un escargot et un drôle d'oiseau plein de couleurs bariolées (certainement un piaf exotique égaré). Du côté des livres, immersion dans I would prefer not to. Pour tout vous dire, cela me convient assez. Tout d'abord, parce que j'ai un tuba virtuel qui me permet toutes les apnées lectorales. Ensuite, parce que le dénommé Jouannais fait très bien avec le dilemme qu'il a dû rencontrer. C'est-à-dire construire une œuvre palpable, ce livre qu'il a écrit et que je lis, qui ne fait que tourner autour de ce qui n'est pas œuvre et qui n'est en tous les cas pas réalisé dans le palpable. Outre ce dilemme adroitement contourné, on parlera du dilemme de Bartelby. Il y a aussi le fait que Jouannais évite de ripoliner son sujet en peignant des carrés blancs sur des fonds blancs, ce qui serait un peu trop ton sur ton (pour éviter l'hallali des froissements, on ne parlera pas du trop fameux combat de nègres dans un tunnel inventé par le père Allais). De surcroît, il monte sa petite affaire simplement, de façon structurée et didactique, convoquant tour à tour Fénéon, Balzen, Joubert ou Rigaut, autant de types qui ne se seront jamais mis en « frais de forme » et n'auront finalement laissé que des traces derrière eux. Il est donc question de parler d'absence d'œuvre et plus précisément d'improductivité, de non-démonstratif d'ironie du geste et de poésie des coïncidences. On sent bien que pour un peu Jouannais serait de cette caste-là. Mais que voulez-vous, il faut bien des passeurs, alors il s'oublie, non œuvrant, et il passe. (Parfois, ce sont les passeurs qui forment l'œuvre de ceux qui ne veulent pas former œuvre. Que serait Kafka sans Max Brod ? Que serait Félicien Marbœuf sans Jean-Yves Jouannais ?)

6 mai 2024.– Météo sinistre, ciel plombé, averses patibulaires, rien de printanier (12°C). Humeur à l'image du temps, c'est-à-dire un peu sinistre. Comme tout va bien de travers, les travaux de gentrification ont repris autour de moi. Bruits de chantiers furibards, incessant va-et-vient de camions, décidément la bourgeoisie m'en veut (qu'elle ne se rassure pas : je serai le dernier des Mohicans !). Pour en revenir à la lecture et aux « artistes sans œuvres » de Jouannais, après avoir gracieusement tourné autour de quelques œuvres d'artistes le plus souvent impalpables – Klein et le gaz, le Roumain André Cadere et son fameux bâton coloré – il finit son petit truc par un bel éloge de la copie (et même de ceux qui auront cessé de copier, Bartelby est évoqué, la boucle est bouclée). Pour Jouannais, copier est une forme d'admiration et de dévotion créative. Ce n'est pas une imitation sans valeur, mais plutôt l'occasion de laisser apparaître de nouvelles voies de pensée et c'est aussi une sorte de célébration. La copie, et notamment la copie littéraire, n'est donc qu'une forme d'engagement profond avec le texte original permettant de découvrir de nouvelles perspectives tout en prolongeant l'acte de lecture qui se transforme ainsi en acte d'écriture et, par le fait, en une nouvelle création. On avouera que tout cela est assez retors, mais personnellement je n'y trouve rien à redire. Dans des atours moins évidemment modernistes, poursuivi mon petit bonhomme de chemin lectoral avec Le Venises de l'abominable Morand. C'est un livre censément consacré à la vieille cité lacustre que tout le monde connaît, mais on sent bien que c'est aussi un peu autre chose. Ce pluriel n'est pas là pour rien, il fait la différence. (Disons alors que monsieur l'ambassadeur offre un double portrait : celui d'une ville et celui de lui-même). Comme d'habitude, nous sommes tout de suite enchantés par le style de Morand. Par sa façon d'exprimer un maximum de choses en un minimum de mots, par ses formules rapides et désinvoltes, par ses phrases qui scintillent. Comme d'habitude, nous sommes aussi un peu affligés, car tout cela : la concision, la désinvolture, le scintillement, porte sa propre ombre. Chez Morand, le style est souvent au service du pire (au bout de quarante courtes pages, les juifs et les invertis sont tout de même déjà beaucoup évoqués).

Bernard Pivot est mort, comme si c'était possible…

7 mai 2024.– Légère amélioration, quelques éclaircies finalement plus présentes que les courtes averses (15°C). Humeur assez apathique, motivation et inspiration un peu en berne. Je n'y suis pas vraiment. Cependant, toujours dans Le Venises d'un Morand qui n'est plus pressé, mais seulement vieux. Alors il laisse la fenêtre qu'il avait ouverte à 17 ans et il se souvient. Oh, pas seulement de Venise qui n'est qu'un fil rouge, mais de bien d'autres choses. De lui-même, par exemple. C'est son premier texte ouvertement autobiographique et on y voit flotter les souvenirs en bord de canal. Sa jeunesse anglaise, Paris et les roaring twenties, Valentine Hugo et la foire du trône. Histoire de rester un peu à Venise, il y a aussi de belles pages sur le Club des longues moustaches, sur le monocle de Henry de Régnier, c'est très bien : « Personne ne portait le monocle avec autant de hauteur que Henri de Régnier, tête rejetée en arrière ; le sien était une sorte d'œil de bœuf creusé dans le dôme de son crâne poli, pareil à une sixième coupole de Saint-Marc. Le thé, c'était leur drogue d'hiver. Jaloux, Abel Bonnard, Du Bos l'offraient aux dames avec des rites mandarins. Les droits d'auteur les eussent dégoûtés, s'ils en avaient eu. Tous étaient pauvres, ou presque. »

Sinon, Bernard Pivot est toujours mort.

9 mai 2024.– Belle journée essentiellement ensoleillée (20°C). Hier, vie sociale. Restaurant, nourriture en quantité raisonnable, quelques boissons en quantité raisonnable également… Ce matin, petit tour de vélo, une quinzaine de kilomètres. Là encore, la raison était de mise (j'attends encore un peu avant de m'aventurer dans des randonnées d'amplitude cingriaesque). Mes courts efforts musculaires derrière moi, back in Venises. Morand y regrette le plaisir des années 20. Un plaisir qui, s'il était sans vraie contrainte, savait rester de bonne tenue. Puis, il s'afflige de l'américanisme, de la drogue, des mitraillettes, des films érotiques et des hippies, ces bouddhas crasseux qui ne lui inspirent que du mépris. (Quant aux touristes avec leur Nikon en bandoulière, ils ne sont pas mieux.) Bref, Morand constate que le savoir-exister a remplacé le savoir-vivre et que le monde d'hier s’enfonçant dans le monde moderne par larges plaques tectoniques, la sottise ne peut qu'avancer à grands pas. Sa propre décrépitude lui tourne autour, Venise se noie avec lui : « C'est peut-être ce qui peut lui arriver de plus beau. »

Cet après-midi, lecture en extérieur avec un petit félin sur les genoux (le chat de la voisine prend ses aises). Quelques pages du journal de Julien Green. Il se masturbe beaucoup par tristesse et sans réel plaisir, se fait enlever deux petits kystes sur la « pine » et visite une Allemagne assez assommée par le nazisme naissant. Demain, labeur. (Je n'ai travaillé que trois jours en deux semaines, c'est déjà trop.)

10 mai 2024.– Splendido tempo, finalmente primaverile (25°C). Lavoro, breve ritorno al Diario di Jules Renard. Tre pagine hanno reso felice la mia giornata. E poi questa riga : « Voyager doucement, comme un poisson mort. »

11 mai 2024.– Temps estival (mais qui ne devrait pas durer) (25°C). Matinée consacrée à la pratique assez modérée de quelques activités de faible intensité sportive. Joué avec le chat de la voisine, effectué une quinzaine de kilomètres à vélo en tentant sagement d'éviter la circulation automobile, puis accompli cinq kilomètres de dérive pédestre en sifflotant. Pendant ces pérégrinations à demi sportives, pris quelques petites pauses à visée récupératrice lors desquelles j'ai repris la lecture du Journal de Julien Green. Pas mal de choses sportives là-aussi, mais elles étaient davantage liées aux pratiques sexuelles diverses et variées de l'auteur. Au milieu de cet océan de stupre, je dois bien reconnaître que l'ancien Green, sage et catholique, éprouve beaucoup de difficultés à émerger (Si j'étais malin-coquin, je remplacerais le verbe émerger par le verbe turgescer). En parlant de malin-coquin, consacré une petite partie de mon après-midi à la lecture de La Deuxième vie, dernier ouvrage de l'ami Sollers (forcément son dernier et pour toujours). C'est tout petit, c'est très bien. Une quintessence de ce que fut la dernière manière de Sollers. Un vrai faux roman plus philosophique que psychologique, plus 17e que 19e. Des bribes sur les temps présents, sur le fait que ceux-ci nous assomment consciencieusement, de l'ironie sur les nombreuses tares desdits temps (je ne les énumérerai pas au risque de passer pour réactionnaire). Tout cela et surtout et avant tout de l'émotion. L'émotion de lire un type qui sait pertinemment qu'il ne sera bientôt plus là, un type qui s'invente une nouvelle vie, une deuxième, pas une seconde, avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés. Un type qui constate que le (son) néant est là, et que ce néant contemple le monde éclairé par un soleil noir (j'ai préféré mal périphraser la magnifique dernière phrase que tout le monde recopie).

Sinon : « Il est difficile de percevoir la colossale innocence des habitants terrestres. Ils n’ont rien à faire là, ils ne sont que les produits de séries de malentendus entre les hommes et les femmes, et, quels que soient leurs délits, même criminels, un voile d'innocence les enveloppe de la naissance à la mort. »

12 mai 2024.– Le ciel se couvre déjà ; nous y revoilà ! (24°C). Vingt kilomètres à vélo (j'augmente les distances). Rien lu, mais feuilleté trois monographies consacrées à William Eggleston, Stephen Shore et Vivian Maier, trois holotypes de la photographie américaine. Les deux premiers sont de grands coloristes, et la troisième, une sorte d'artiste sans œuvre qui aura été découverte après sa mort (c'est la plus touchante). Par ailleurs, je fais mes valises. Demain, départ pour la Provence où, malheureusement, la météo ne s'annonce pas au beau fixe.

13 mai 2024.– Tarascon. Beau temps peu nuageux devenant plus variable (24°C). Rien vu de Tartarin, mais vu le château en bord de fleuve, le centre historique assez décati, abandonné par les commerces, mais tout de même très joli. Cerise sur le gâteau, une odeur entre l'œuf pourri et le chou décomposé qui semble enrober la ville d'une gangue pestilentielle. En cause, une usine à papier classée Seveso qui jouxte la ville. Déjeuner à Beaucaire, le long du canal. Pas foudroyant, l'odeur y était encore pire. Demain, visite d'Arles (sous la pluie).

14 mai 2024.– Arles. Ciel plombé, pluie (18°C). Revisité la ville, chose que je n'avais pas faite depuis plus de cinquante ans. Arènes, Amphithéâtre et quelques musées (bel expo Dubuffet). Rien lu.

15 mai 2024.– Ciel se dégageant au fil de la journée (20°C). En bon touriste moyen, visite de Saint-Rémy-de-Provence et des Baux-de-Provence. Beaucoup d'Américains et de Japonais. Pour tout dire, trop de monde (les Alpilles sont jolies).

16 mai 2024.– Orage violent en début d'après-midi, puis un ciel se dégageant totalement par la suite (20°C). Pont du Gard avec quelques souvenirs de sorties scolaires, une pelle « roulée » au fond d'un bus… Visité Uzès : calme, étonnante, belle avec quelque chose de l'Ombrie.

17 mai 2024.– Soleil, soleil et encore soleil ! (23°C). Retour dans les Alpilles, mais plus à l'écart des flux touristiques. Fontvieille et ses moulins, pays de Daudet père et de sa trop fameuse chèvre. Belle randonnée pleine de senteurs du cru. Déjeuner à Maussane-les-Alpilles, petite localité typique (comme on dit). L'après-midi, Eygalières, charmante bien malgré les stars vieillissantes qui y séjournent plus que de raison.

18 mai 2024.– Averses (18°C). Retour de Provence, route sous la pluie et entre les camions Lettons, Polonais, Slovaques, Danois… N'en jetez plus…

Dans Libé(ration), Lindon parle de Robert Walser. Constat : Walser, on voudrait toujours le garder pour soi, avec cette impression que les « autres » ne le méritent pas vraiment.

(Chambre verte) Le 18 mai 1980, le mont Saint Helens dans l'État de Washington est entré en éruption, tuant 58 personnes. Au Japon, c'est le mont Usu, situé sur l'île d'Hokkaido, qui est aussi entré en éruption. À Macclesfield, dans la banlieue de Manchester, aucune éruption notable, mais cela n'aura pas empêché un freluquet un peu palot d'opter pour les effets létaux d'une corde à linge. Alors que bon, hein, la vie, c'est parfois tout de même pas si mal que ça.

19 mai 2024.– Beau temps se couvrant en fin d’après-midi (23°C). Ce matin, cinq ou six kilomètres de dérive psychogéographique. Sur mon piètre chemin, récupéré un volume de Maurice Garçon dans une boîte à livres. Il s'agit de ses Histoires curieuses, éditées par la Librairie Arthème Fayard en 1959. J’imagine du mordoré. Cet après-midi, entamé Les Notes sur l'affaire Dominici de Giono. Ce sont effectivement des notes sur la fameuse affaire, mais ce sont surtout des notes sur la langue de Gaston Dominici, sur la valeur de ses mots et sur le fait que ce sont eux, leur nombre restreint, qui auront condamné le vieux bougre plus que toute autre chose. La seconde partie du texte est un essai sur le caractère des personnages à l'œuvre dans la fameuse affaire. C'est aussi un essai sur le caractère de la Provence. Évidemment, la Provence de Giono n'a presque rien à voir avec la Provence que j'ai visitée la semaine dernière. La sienne est basse et haute tout à la fois. Ce sont ces Basses-Alpes que l'on a transformées en Haute-Provence, une rude contrée où les esprits sont façonnés par la solitude et où des hommes de peu de mots semblent avoir plus de points communs avec le Mongol ou l'habitant des déserts du Nouveau-Mexique qu'avec le Marseillais volubile. On aura compris que, pour Giono, le caractère d'une terre forge le caractère de ceux qui l'habitent ; mieux, cette dite terre forme même leur langage. Ce n'est pas très original, mais cela a le mérite d'être un peu vrai.

« Je dis à l’Avocat général : « Il aurait été excellent que la première phrase du Président soit celle-ci : avant de commencer, nous allons d’abord nous entendre sur la valeur des mots et la place des pronoms dans le discours. » M. Rozan me fait la grâce de ne pas être très étonné par ce que je viens de lui dire. (Par la suite il sera tellement de mon avis qu’il en fera état dans de nombreuses interventions.) Exemple (à la reprise d’audience, tout de suite après ma remarque) : LE PRÉSIDENT, s’adressant à l’Accusé. — Êtes-vous allé au pont ? (Il s’agit du pont du chemin de fer.) L’ACCUSÉ. — Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. Pour lui qui n’emploie jamais le verbe aller, pour dire : aller au pont, aller à la vigne, aller à la ville, il croit qu’il s’agit de substantifs : une allée, une allée d’arbres, une allée de vignes ; et il répond : il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. Or, comme il est surpris par la phrase du Président (combien anodine cependant, et j’ajoute que le Président ne pouvait pas s’exprimer autrement — moi-même si j’avais eu à formuler la question, je l’aurais faite de la même façon que lui) — comme il est surpris par la forme de la phrase, qu’il y a un mot qu’il ne comprend pas tout de suite, il hésite avant de répondre, il se trouble. On interprète ce trouble. Entendons-nous : ce n’est pas de là que surgira une erreur judiciaire. Nous verrons cependant plus loin qu’en déplaçant un petit pronom, ou en mettant au pluriel ce qui est au singulier, on anéantit complètement une phrase accusatrice et terrible. Et je le répète : c’est un procès de mots ; il n’y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l’autre ; il n’y a que des mots. »

20 mai 2024.– Beau temps, orageux en fin de journée (24°C). Quinze kilomètres à vélo (trouvé quelques chemins éloignés de la circulation) suivis d'une dizaine de kilomètres de dérive pédestre. Entre ces deux activités de nature vaguement sportive, je me suis réservé quelques pauses où j'ai pu finir Les Notes sur l'Affaire Dominici de Giono. Je dirai que c'est très bien. Giono ne se préoccupe finalement pas tellement du brouhaha de l'Affaire qui devrait l'occuper (les faits, aussi horribles soient-ils, sont rappelés brièvement), mais comme je l’écrivais hier, il tourne plutôt autour de la parole de Dominici. Un type qui, malgré un vocabulaire restreint à une trentaine de mots, peut parler de sa vie bucolique avec des accents dignes de Virgile : « Ils vivent de troupeaux, de ruchers, de lavanderaies, de contemplation. Ils cherchent éperdument à se distraire : donc ils s’instruisent. Ils ne sont pas cultivés mais savants. Cette science leur vient tôt. À vingt-cinq ans, ils ont une expérience qui, dans le monde, est appelée l’expérience des vieillards. Même celui qui passe pour être l’idiot du village, même celui qui est l’idiot du village. Leur vie solitaire étant une suite ininterrompue de combats avec l’homme (eux-mêmes et autrui), ils connaissent l’homme. N’ayant de contact (sauf de combats) avec personne, ils sont obligés de tout apprendre seuls : donc, de tout essayer, de tout prendre à zéro, de se faire opinion sur tout. De là, dès qu’ils savent, une certaine arrogance. Pour atteindre à la modestie, il leur faut une force surhumaine. Quelquefois ils l’ont. » Cet après-midi, fait un tour à la jardinerie. Acheté quelques fleurs que je rempoterai demain. Le chat de la voisine les regarde déjà de biais.

21 mai 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (20°C). Lu À la recherche d'André Gide de Pierre Herbart. Un témoignage de première main où, en moins de cent pages, Gide apparaît comme un genre de toqué assez carabiné. Le voilà moins intellectuel que ressentant les êtres et les choses, ne cherchant pas tant à plaire qu'à offrir de lui-même une image conforme à ce que pensent les autres ; trouvant des voluptés bâclées avec des « petits complices », enfants du peuple et « nègres » avec lesquels aucun dialogue n'est possible si ce n'est physique (Herbart est cependant assez peu disert sur la sexualité particulière de Gide) ; affichant un goût certain pour le sordide et le teigneux qui relèvent pour lui de la sensualité ; ne s'offusquant de rien et étant porté par une inlassable curiosité servie par une absence totale de préjugés (Herbart parle de répugnance). Ayant fricoté dans l'intimité de Gide plus qu'aucun autre, le témoignage d'Herbart pourrait ressembler à un coup de pied de l'âne. Il n'en est rien, le sujet Gide est vraiment aimé et bien au-delà de ses croquignoleries (croquignoleries qui me le font paraître de plus en plus intéressant). En complément, léger retour dans la correspondance Morand/Chardonne. Ces quelques lignes que l'on a le droit de trouver fort drôles : « Reçu un mot très gentil et très poli de B. Frank, qui me remercie de l’avoir accueilli. Je lui demanderais bien de venir dimanche 24, mais j’ai invité Michel Déon et (m’a dit Brigitte Leclerc) il y a entre eux une histoire de femmes, et ils risquent de se jeter à la tête une vaisselle qui ne m’appartient pas. »

Demain, retour au labeur après quinze jours de congés ; sans entrain.





To be continued





samedi 19 avril 2025

Psychogeographie indoor (146)




« Muchas palabras, montañas de palabras. Y amar es una sola palabra. ¡Qué poco es amar! » (Antonio Porchia)

31 mars 2024.– Vent et pluie (13°C). Ce matin, appétence lectorale indécise. Picoré ici et là : dans les Moralités littéraires de Roger Judrin (un peu raides), dans les Lettres à soi-même la fausse correspondance de Paul-Jean Toulet (un peu fofolle, dans le sens du mordoré). Fini par entamer le Souffre et le Moisi de François Dufay (mort accidentellement en 2009). Cet ouvrage, consacré à la droite littéraire à partir de 1945, tourne principalement autour des figures de Morand et Chardonne. Le ton, pour l’instant, reste assez journalistique, et même si Dufay semble apprécier les deux figures en question, ainsi que la clique des hussards (Nimier, Laurent, Blondin ou Déon), on sent qu’il le fait en les observant depuis les rives du camp du bien – voilà peut-être la limite de ce type d’ouvrage, tenant plus de l’histoire politique que de la critique littéraire.

Cet après-midi, quelques pages du journal de Léautaud (Tome II 1907-1909). L'ami Paul constate que la meilleure étude sur Stendhal est celle d'Auguste Bussière (Dutourd est loin d'avoir déjà écrit son Âme sensible, il n'est même pas né). Par capillarité, et Internet offrant tout de même certains avantages, assez vite retrouvé ladite étude. Elle commence magnifiquement bien : « Nous rencontrerons dans ce talent et dans ce caractère des particularités bizarres, d’étranges anomalies, des contradictions qui nous expliqueront comment, après avoir été plus vanté que lu, plus lu que goûté, plus décrié que jugé, plus cité que connu, il a vécu, si cela peut se dire, dans une sorte de célébrité clandestine, pour mourir d’une mort obscure et inaperçue. »

Pour le reste, sport télévisé : Tour des Flandres (victoire titanesque de Mathieu van der Poel), football anglais… Je fais aussi mes valises. Demain, départ pour le sud et la côte varoise.

2 avril 2024.– Bandol. Météo splendide, ciel parfaitement dégagé (16°C). Quelques kilomètres de psychogéographie alimentés par un petit vin rosé du cru. L'île du Gaou, Le Brusc, Sanary et ses vieilles rues (lieu de repli stratégique de Thomas Mann). Rien (ou presque) : Ne pas confondre tristesse et tristounet. La tristesse n'est jamais loin de l'allégresse qui fut et reviendra, le tristounet n'est que l'eau de vaisselle de l'âme.

3 avril 2024.– Ciel se découvrant totalement au fil de la journée (18°C). Une menue randonnée sur le sentier du littoral. Beaux paysages, pas trop de flux touristique, quelques petits vieux par grappes, de nombreux toutous batifolant dans une sorte de nirvana canin.

4 avril 2024.– Beau temps (18°C). Villages « perchés » : La Cadière-d'Azur assez préservé bien malgré une autoroute tout proche, Le Castellet peut-être plus historique, mais concédant trop au flux touristique et à un artisanat que l'on imagine pas foncièrement local. (C'est le village de La femme du boulanger). Pas croisé l'ombre d'une librairie. Pas le moindre mot sous les yeux. La chose lectorale semble bien loin.

5 avril 2024.– Beau temps (20°C). Hédonisme balnéaire. Rien de plus.

7 avril 2024.– La météorologie nationale annonçait une journée estivale, il n'en fut rien. Le soleil voilé derrière une longue chape jaunâtre et le vent fort et tiède n'auront rien fait pour dissiper notre morosité (24°C). Retour de la Côte d'Azur, ses odeurs son bleu me manque déjà (voir les lignes précédentes). Refait un tour de vélo. Il m'attendait sous sa bâche depuis près de cinq mois. Quelques maigres bénéfices apportés par cet effort sportif minime (maigres car mon vélo est motorisé). En dehors du vélo, rouvert le Souffre et le Moisi de François Dufay. C'est pas mal, on y apprend deux ou trois choses, mais pour être honnête, on se demande si ce type d'ouvrage apporte vraiment de nouveaux éléments au grand débat littérature et engagement politique (faux ou vrai). Oui, Morand et Chardonne, vus de biais depuis le camp de la morale acceptée et tamponnée par les temps qui nous occupent, sont des salauds, mais nous ne sommes pas obligés de les lire et de les apprécier avec des tombereaux de culpabilité pesant sur nos épaules (comme le fait Dufay). Non, tout cela n'est tout de même que de la littérature, et si Morand est condamnable, c'est davantage pour ses actions en tant que diplomate rusé que pour ses écrits, aussi détestables qu'ils puissent être.

8 avril 2024.– Toujours ce ciel jaune, cette douceur torve. Peut-on parler d'impression de mauvais temps comme on parle d'impression de beau temps ? (23°C). Hier et avant-hier j'ai été trop injuste avec François Dufay. D'une part, parce qu'il ne faut jamais être trop dur avec les morts qui ne peuvent plus se défendre, d'autre part, parce que son livre déborde tout de même un peu du raz de l'histoire littéraire et se permet même d'analyser un peu ce qui pourrait être vraiment intéressant lorsqu'il s'agit des duettistes Chardonne et Morand, c'est-à-dire leur style. Ainsi, Dufay parle assez bien de l'obsession de Morand pour le sec et l'aride (Sollers parlait lui d'obsession de la ligne droite), de sa haine du mou, du visqueux, de l'humide… Il décrit aussi la prose aquatique de Chardonne, ses mots qui sont comme des cailloux trouant l'eau « ce qui compte c'est l'ondulation de l'eau » (dixit Jean-Louis Bory). Tout cela en dit beaucoup plus que leur biographie, que leurs opinions sur la grande marche du monde et ses aspects politiques et sociétaux (je ne suis pas certain de ce que j'avance). Le style donc, et puis aussi quelque chose d'un peu amusant, un certain humour de vieux barbons, cette façon que Morand et Chardonne avaient de se planter mutuellement des couteaux dans le dos, ces éloges publics de leurs thuriféraires hussards qui se transformaient en tympanisation dès la sphère du privé atteinte.

En parlant de privé, après le livre de Dufay, enchaîné derechef avec le premier volume de la correspondance entre les mêmes Chardonne et Morand, plus de mille pages qui devraient m'occuper un certain temps. Les cinquante pages que j'ai lues m'ont semblé assez appétissantes. Le style des deux oiseaux apparaît comme libre et sans charnières et le côté arrière-cuisine de la vie littéraire est assez vaudevillesque. Sur le plan moral, rien de bien notable pour l'instant. Chardonne se plaint seulement un peu des « demis noirs qui veulent blanchir sous notre pauvre soleil » et Morand trouve par-ci par-là quelques demi-juifs. En somme, ce sont les « demis », la fameuse créolisation qui semble perturber les deux amis qui écrivent bien droit. En complément, quelques pages du Journal de Léautaud qui dit beaucoup de mal de Barrès (c'est assez mérité) et pour le reste, jour anniversaire de Cioran, né un 8 avril : « Cadeau d’anniversaire : la vieille idée du suicide me reprend depuis quelque temps, et m’a saisi tout particulièrement aujourd’hui. Réagissons, restons encore debout. »

9 avril 2024.– Le ciel jaune est enfin parti, laissant place à de vrais nuages, à de vraies trouées bleues et à quelques possibilités d'éclaircies. Chute des températures, mais on s'en fiche ; une fraîcheur lumineuse est toujours préférable à une tiédeur encombrée (14°C). Ce matin, correspondance Morand/Chardonne, lu plus de cent pages d'une seule traite. Nimier maître du monde, « la lèvre relevée par l'ironie comme une moustache par le vent », Frank comateux en chef accompagnant chastement Sagan, la timidité de Jacques Laurent, la mort de Gide, Tanger et les bains de mer, La Frette et les boucles de la Seine. Il y a là, parfois quelques éblouissements (surtout chez Morand), un grand bonheur de lecture… Et puis, soudain… comme souvent avec ces deux-là, l'éblouissement vire à l'éclipse, la veulerie pointe et un certain rétrécissement d'esprit avec. Christian Pineau « a été à Buchenwald, mais il n'a pas appris la concentration », Lazareff est l'un des rares juifs à « l'esprit souple », Sagan est surnommée « minou troué », Mendès France, « Mendès Tunisie ». Tout cela est d'une connerie insondable, l'esprit s'envole, le style se dissout dans les pires clichés, nous ne sommes pas très loin de Bouvard et Pécuchet

Cet après-midi, trente minutes en extérieur sur ma chaise de jardin. Une éclaircie ; dix pages du Journal de Léautaud (1907-1909). Un chat caressé, des oiseaux nourris à la volée (le Léautaud amoureux des bestioles est déjà là). Jarry, malade, détraqué par les privations, « l'alcoolisme et la masturbation », il est fichu. Léautaud est sec, mais sans fiel, il ne pourrit pas son style.
Fin d'après-midi, retour chez Morand/Chardonne (plus précisément, Chardonne) : « P.-S. À cinq heures, je prends un verre d'eau de Vichy teintée de cassis. Exquis. Si l’alcool ravage les Français, c’est qu’ils n’ont rien de bon à boire, sauf des poisons. »

11 avril 2024.– Soleil, goût printanier (17°C). Sept heures de labeur, sept heures de perdues. Tout cela ne rime pas à grand-chose. Rentré, sieste, visite du chat de la nouvelle voisine, sympathique bestiole un peu collante. Lu une lettre de Morand (assez antipathique, lui, mais il écrit bien), deux poèmes d'Apollinaire et puis ça dans le journal de Renard : « Il semble que, bien lancé, j’écrirais la psychologie d’un chien ou d’un pied de chaise. J’ai évité l’ennui. » Nouvelle acquisition : Les papillons du bagne de Jean Rolin (à lire ce weekend).

12 avril 2024.– Beau temps avec quelques nuages élevés (23°C). Journée presque entièrement gâchée par le labeur. Peu d'appétence lectorale. Une lettre de Chardonne à Morand. Fourberie de Chardonne qui, ayant voyagé un mois avec Jouhandeau, trouve ses écrits faibles : « beaucoup de bavardages, surtout dans ses derniers livres. Voyez ses Carnets dans Arts. Ce n’est pas ennuyeux ; mais ce n’est rien. » On ne se méfie jamais assez de nos amis.

13 avril 2024.– Beau temps, premières tiédeurs (25°C). Journée assez sportive : dix kilomètres à vélo, dix kilomètres à pied (avec un détour par les boîtes à livres du secteur), vingt minutes d'aspirateur et la vaisselle d'hier soir. Résultat : je ne suis pas loin d'être exténué. Après le déjeuner — où j'ai peut-être un peu abusé de vin de Madiran — et une sieste nécessaire, forcément nécessaire, entamé Les papillons du bagne de Jean Rolin. Ma chaise de lecture m'attendait dans une lumière semi-ajourée et, en dehors du chat de la nouvelle voisine, petite bête assez affectueuse et un peu collante, je dois bien dire que les conditions de lecture frôlaient l'optimal. Pour en revenir vraiment au sujet censé occuper cette courte entrée diaristique qui se perd dans le digressif, c'est-à-dire le livre de Rolin, il a eu peu de peine à me convaincre. Je dirai même que pour l'instant, il est plus que très bien (Rolin est souvent plus que très bien). Comme tout est dans tout, le début vadrouille du côté de Bandol, cité balnéaire que j'ai revisitée pas plus tard que la semaine dernière. Rolin aurait pu y trouver son sujet : les écrivains et la Côte d'Azur. (Bandol, outre Raimu, aura été un lieu de villégiature diablement ensoleillé pour Katherine Mansfield, D.H. Lawrence ou Thomas Mann ; plus loin, Hyères, que j'avais visitée en septembre, un autre lieu de villégiature tout autant ensoleillé pour Fitzgerald, Stevenson ou Tolstoï… Et que dire de Menton, mouroir d'écrivains conséquents, les délicieux Francis Poictevin et Henry Jean-Marie Levet y ont rejoint la vaste communauté des trépassés.) Tout cela aurait donc pu être un sujet et un projet, mais Rolin se lasse et se perd assez vite dans le bâti périphérique de la Côte d'Azur. Trop de gens ont écrit sur ces lieux, ces écrivains… Le sujet s'échappe, le projet fuit puis se transforme. Par la grâce de l'accidentel, du naturel, Rolin revoit un bout du film Papillon sur la télévision d'un Hôtel Ibis Budget et, comme par capillarité, en deux coups d'aile, il transporte son lecteur en Guyane au milieu des lépidoptères et autres insectes et bestioles de tous poils. Il faut savoir changer d'objet.

14 avril 2024.– Journée estivale (29°C). Figurez-vous que j'ai inventé une sorte de nouveau triathlon où la course est remplacée par la marche, la natation par la lecture en plein air, et le vélo musculaire remplacé par un vélo électrique, car il ne s'agirait pas de fournir le moindre effort superflu. Ce matin, j'ai par exemple enchaîné dix kilomètres sur deux roues puis une heure de lecture, suivie de cinq kilomètres de nouveau sur deux roues, eux-mêmes suivis par quatre kilomètres de marche à pied. Fini par une autre heure de lecture. Mes dépenses matinales auront donc été un peu physiques, un peu intellectuelles, mais jamais sans pousser le chaland dans les deux domaines. Je pourrais presque prétendre aux Jeux olympiques du lymphatisme triomphant. Entre deux coups de pédales et quelques pas vaguement assurés, le rayon approximativement cérébral de mon triptyque aura consisté en la lecture des Papillons du bagne de l'entité écrivaine Jean Rolin. Voilà encore un drôle de sportif qui ne semble jamais donner dans l'effort superfétatoire. Pour tout dire, chez lui, tout coule, il semble avoir définitivement trouvé son style, sa propre sensibilité de touche, des phrases où l'humour est toujours là en sous-main avec une ironie qui ne ricane jamais. Ainsi, rien n'est gras chez lui. Il peut s'agir des chenilles mortes, de souffler dans leur anus « à l'aide d'une paille afin de leur redonner l'apparence de la vie », de l'agami trompette, cette « poule péteuse » gardienne précieuse pour le troupeau de volaille, de l'anaconda et de sa façon de transformer ses proies en une sorte de longue saucisse. On est ravis, on se croirait chez le jeune Michaux augmenté par Vialatte. C'est-à-dire que c'est vraiment pas mal. Sur la fin de sa petite affaire, Rolin revient presque sur la Côte d'Azur, il parle de Nabokov et de sa passion pour les lépidoptères. Il y a des papillons, des couleurs, la synesthésie n'est pas loin. La littérature, non plus.

Cet après-midi. Longue sieste à l'ombre. Taille de mes haies sous le regard du chat de la voisine, très amateur de siestes, lui aussi.

15 avril 2024.– Beau temps malgré quelques passages nuageux (21°C). Encore des travaux dans ma rue. Une énième rénovation à visée gentrificatrice. Seul bénéfice : la circulation automobile est bloquée. Entre deux discrets coups de masse, le silence frôle donc le monacal. Pour tout vous dire, on pourrait presque entendre gazouiller les oiseaux. Lectures : Cool Memories (T1, 2). Baudrillard à son meilleur, se fichant éperdument de savoir s’il sera lu, commenté, analysé, considéré. Alors, il est extrême, plein de risques, s’éloignant avec bonheur des sciences sociales pour mieux trouver une nouvelle forme quelque part entre la note, le journal intime, l’aphorisme, la littérature, la poésie… Ce faisant, le voilà bien au-delà de toutes choses et presque bien au-delà de lui-même, contemplant un paysage de simulacre sur lequel neige les idées. (Des idées, qui pour certaines, lui vaudraient d’être enfermé aujourd’hui : la vulnérabilité du corps féminin est une caresse, sa rétractibilité une arme ; il est question de « salopes », des « mythologies viriles », mais aussi des « emblèmes féminins » qui se perdent au profit du « mirage narcissique transsexuel ». Tout cela ne se dit pas, ou plus.) Il y a de belles pages sur le chat, sur la mouche (cet insecte brownien), sur l’araignée. D’autres plus socio-géographiques sur les « favelas qui descendent comme des glaciers jusqu’aux confins des quartiers de luxe ». Beaucoup de considérations sur le sexe, la séduction et le frémissement amoureux, d’autres choses que je n’évoquerai pas. Pour tout dire, nous sommes parfois assez loin du simple brassage de concepts : « Recopier ces notes est à tous égards indélicat, et je n’en pressens que du mal. Une sorte d’arrêt de mort, de violence, car pourquoi les arrêter dans le déroulement manuscrit ? Si elles ne peuvent qu’être écrites à la main, c’est qu’elles ne sont ni un livre ni des pensées. C’est donc qu’elles constituent un texte secret, mais ça non plus ça n’a pas de sens. Il faut prévoir pour elles une fin hasardeuse, une échéance indéterminée, ou plutôt la chance d’être surprises sans défense, sans la défense qu’institue la littérature. Mais cette phobie du littéraire elle-même m’ennuie. Le diagnostic est simple : il n’y a rigoureusement aucune raison de cacher un miroir dans son tiroir. »

Relu Nul désordre, court spicilège poétique d’Henri Thomas. Préambule merveilleux : « Le fait que le genre de bien-être provoqué par l’alcool ou les excitants pharmaceutiques non seulement ne m’a jamais stimulé à écrire le moindre poème, mais a même eu l’effet de m’en ôter la possibilité, me prouve que le poème est lié à des rythmes corporels très profonds, sur lesquels aucune euphorie factice ne peut rien. Peut-être même ce qu’on appelle santé n’en est-il qu’une manifestation imparfaite (elle serait encore une euphorie, un phénomène superficiel). C’est sans doute à une vie aussi réelle, mais aussi inconnue de moi, que le fonctionnement de mon cœur, de mon cerveau, la façon dont le sommeil et le réveil interviennent, — que la poésie est liée. »

16 avril 2024.– Temps maussade, ciel chargé, rares éclaircies tenant de l’illumination divine, grande baisse de la température extérieure (13°C). Vaguement malade, barbouillé pour tout dire. Toujours avec un Baudrillard parfois étonnamment sentimental, parfois ridicule, souvent génial. Quelques belles prémonitions : sur le transhumanisme, sur le genre, la « question trans », les histoires de viols, l’inclusion… il voit avant l’heure légale, mais son regard n’est jamais biaisé par une quelconque morale (on pourrait même constater qu’en 1981 il critiquait par anticipation la pensée dominante de 2024). Sinon, beau fourre-tout, poésie des vols intercontinentaux, un voyage dans l’hémisphère austral, cet hémisphère doux, lunaire et maternel. De l’humour aussi, Baudrillard n’était pas pataphysicien pour rien, ne l’oublions pas : « L’eau en poudre : il suffit de rajouter de l’eau pour obtenir de l’eau. »

Du côté des grandes lourdeurs du monde, après la mise en place de la livraison obligatoire à 3 € pour les livres neufs, voilà maintenant la taxe sur les livres d’occasion ! Avec un nombre de lecteurs de plus en plus rare, peut-être faudrait-il plutôt taxer la connerie de certains technocrates. Le bénéfice serait certain. D’ailleurs, à ce titre, je n’ai toujours pas acquis le nouveau dernier Sollers (ni neuf, ni d’occasion, ni sur Amazon, ni chez la libraire du coin). Demain, retour au labeur, sans entrain, as usual.

17 avril 2024.– Giboulées de mars en avril, c’est malin ! (13°C). Labeur, fatigue, morose, toujours. Un peu d’humour roumain : « Ma faculté de découragement dépasse les limites du… morbide. Elle est proprement inconcevable. » (Cioran, Cahiers), un peu d’humour post-structuraliste : « John grandit normalement, mais il ne parle pas. Au grand désespoir de ses parents. Vers l’âge de seize ans, il dit enfin, à l’heure du thé : “J’aimerais bien un peu de sucre.” Sa mère, émerveillée : “Mais, John, pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’ici ?” “Jusqu’ici, tout était parfait.” » (Baudrillard, Cool Memories). Rien d’autre.

20 avril 2024.– La semaine dernière était d’une tiédeur quasi saharienne. Cette semaine, ce sont de grandes volutes glacées qui tombent du Grand Nord. Dans ce yo-yo météorologique, l’anticyclone des Açores ne semble plus faire son boulot et nous voilà forts maris dans les frimas et le vent, le cul sagement assis sur notre chaise de jardin, notre belle tête de brute mélancolique tournée vers les rares éclaircies. Décidément, tout nous en veut et même le temps (11°C). Hier, un examen médical aux résultats plus ou moins tendancieux. Il va falloir approfondir les explorations plus en détail. Je suis un peu dubitatif et las d’avance. Du côté du reste (c’est-à-dire en dehors de la météo intérieure et extérieure), tant de choses à lire et si peu de temps pour le faire. Ma pile de livres « en attente » touche le plafond (ma pile de livres dématérialisés touchera bientôt la lune). Je ne sais pas s’il faut que je me réjouisse de ce constat ; il a plutôt tendance à me rendre morose, car pour la lecture, comme pour toute chose, le temps nous est compté. Sinon, fini le premier volume des Cool Memories de Baudrillard. Légère oscillation entre intuitions dignes de ce bon vieux Nostradamus et quelque chose de la post-modernité vieillotte. Des passages lumineux, d’autres assurément bien lourds. Vraie constante : l’humour en sous-main du bonhomme (on pourrait le surnommer Gaudrillard). Enchaîné avec le Manie épistolaire du primesautier Emil. Chronologie oblige, nous sommes en 1933 et nous avons donc affaire au jeune Cioran, l’hitlérien qui a souvent tendance à vouloir en faire trop. Cela dit, j’ai lu de pires jeunes cons : « Je voudrais écrire avec mon sang. Cela, sans viser un effet poétique, mais concrètement, dans l’acception matérielle du mot. Que tout en moi soit blessure sanguinolente, j’en suis définitivement convaincu. »

Encore fait trois libraires sans trouver le Sollers, serai-ce d’ores et déjà un incunable ?

Observatoire de la novlangue : « La ménopause, c’est la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles saveurs. » – France 5, 12h12

21 avril 2024.– Temps abominable (8°C). Guère d’entrain et comme je suis plongé dans la correspondance de Cioran, rien ne me rend vraiment sautillant, tout est rembruni, et même mes lectures.

Résumons. Garde de Fer, quelques voyages, le fameux exil parisien de l’ami Cioran, l’Occupation qui passe comme une lettre à la poste, la Libération comme un fétu de paille. Sept ans dans le Quartier Latin où il moisit glorieusement, à ne rien faire. Il habite une mansarde, mange dans un centre estudiantin, ne gagne rien, mais ne trouve pas son sort hostile : il lui permet de vivre en marge de la société. Quand ça n’ira plus, il pense se tirer une balle. Il ne le fait pas, tout semble donc aller pour le mieux. Il écrit en français, envoie ses premiers manuscrits dans cette langue d’adoption (ou de réfutation du roumain), ils sont refusés, car trop pessimistes. On n’est jamais trop pessimiste. Ses correspondants ne font pas vraiment partie du beau monde, Mircea Eliade et d’autres Roumains oubliés. Il y a une belle lettre adressée à la veuve de Benjamin Fondane. En 1947, Cioran n’est plus hitlérien. (Évidemment, j’exorcise tel un diacre tatillon. Chacun sait que le Cioran privé était un type joyeux. C’est ce que j’essaie d’être aussi, malgré une certaine tendance à l’épanchement neurasthénique.)

22 avril 2024.– Météo hivernale, rien ne s’améliore et rien n’est appelé à s’améliorer (7°C). Du côté de mon satané corps, cela ne s’améliore pas vraiment non plus. Cervicalgie tenace, dos bloqué, rien pour moi. Toutes ces choses additionnées, grosse gangue de neurasthénie (je pourrais presque la tenir dans le creux de la main).

Histoire de me repaître de neurasthénie, je suis toujours dans la correspondance de Cioran. Paulhan, Mauriac, Miller, Supervielle, Jünger, le beau linge est au menu. Reste que les plus belles lettres sont celles écrites à sa famille, à ses vieux amis roumains et à Armel Guerne. Reste que cette manie épistolaire fomentée par la maison Gallimard frôle un peu les pratiques margoulinesques (le projet éditorial semble ne viser qu’à publier un volume de Cioran avec un bandeau « inédit »). Reste également que les Cahiers post-1971 du même Cioran sont toujours inédits, dorment dans un tiroir et que Gallimard ne fait rien pour les éditer.

Bon, malgré tout, notre Valaque sceptique est là : « Depuis que je regarde ce monde, je ne cesse de m’étonner de l’énergie qu’on y dépense. C’est avec une vraie terreur que je contemple les autres besogner et produire. La seule activité dont je sois capable est de lire ; mais la lecture à ce degré n’est qu’une frénésie des plus suspectes. Vous ne me croirez pas, mais je vais presque tous les jours à la bibliothèque, je bourre ma serviette de livres, et, misère des misères, je les dévore. Peut-on tomber plus bas ? Je ne suis pas dupe de cette voracité, ni de cette fébrilité. Derrière elles, je distingue nettement la fainéantise et l’imposture. »

25 avril 2024.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (13°C). Correspondance Cioran. La morbidité, le scepticisme généralisé, et soudain : l’amour ! Six lettres adressées à Friedgard Thoma où le sarcasme obligatoire face aux nécessités physiologiques du corps se transforme en une sorte d’acceptation des sentiments un peu fleur bleue (un peu Sissi, peut-on dire). Évidemment, chez Cioran, l’amour est une souffrance de plus, pire, c’est une montagne impérieuse. Il a 70 ans, celle dont il est amoureux 35. Il est fragile, tout cela pince un peu le lecteur, il y a du pathétique, mais le pathétique est parfois beau : « Je viens de relire votre lettre imprégnée de poésie – et j’ai pleuré (je pleure tellement depuis que je vous connais !) »

Pour rester dans le pathétique, ou plutôt le sournois, retour dans une autre correspondance, celle de Morand avec Chardonne. La mort de Larbaud est évoquée par Morand. Pour lui, c’était un gros Bouddha souvent recroquevillé, s’amusant à tripoter des mots et des armées miniatures. Un homme craintif, très tendre, très intelligent. Un homme qui, comme Giraudoux, était plein de réserves de grâce… Pour en revenir au pathétique, ou donc plutôt au sournois, on est charmés par Morand évoquant Larbaud, on est charmés, et puis, insidieusement, as usual, le déplaisant pointe avec ses petites pattes velues. Morand rappelle lourdement le penchant de Larbaud pour les fillettes, nous voilà gênés, la délicatesse s’envole. Quelques lettres plus loin, Morand, toujours lui (Chardonne est plus sage), raconte que lors de l’une de ses randonnées équestres il a été dérangé par deux « pédalistes » qui « s’enculaient » sous un pont. Le Morand bistre n’en rate décidément jamais une.

Otherwise, pour ce week-end, je compte lire Adolphe de Benjamin Constant. Chose que je n’ai jamais faite et qui, à mon âge bientôt avancé, relève du scandale pur et simple.

26 avril 2024. Quelques rares éclaircies dans un ciel toujours sinistre (13°C). Labeur, rien d'autre.

27 avril 2024.– De ces temps qui n'existaient pas jadis avant le dérèglement climatique. Du vent, une mince couche nuageuse, le soleil que l’on ne sent pas si loin, mais qui ne sort jamais vraiment. On parlera d’impression de beau temps. On aurait préféré que le temps soit vraiment beau. Un peu comme la vie : parle-t-on d’impression d’existence ? (20°C).

Ce matin, trois ou quatre kilomètres de psychogéographie m’ont mené dans un parc public où, sur un banc, j’ai ouvert Adolphe de Benjamin Constant. Malheureusement, les conditions de lecture se sont avérées rapidement impossibles : trop de bruit, trop de joggers, trop de mouflets babillant dans des volumes sonores inconsidérés. J’ai donc bien vite refermé mon volume, ne lisant que la fausse préface assez maligne, et j’ai repris le chemin de mon petit intérieur.

Je n’ai rouvert mon livre que cet après-midi sur ma chaise de jardin. Les conditions climatiques étaient certes acceptables, mais là encore, trop de bruit : une tondeuse, et même parfois deux tondeuses à l’unisson, une conversation impudique et plus que languissante, quelques mélopées autotunées. Bref, je n’ai lu que cinquante pages d’Adolphe et je ne suis toujours pas parvenu à entrer dedans. J’ai bien vu la construction de l’édifice, le style admirable, les intermittences du cœur, la mélancolie de Constant et sa timidité froissée, mais je suis resté sur le quai, regardant en amateur averti le train d’une fiction qui me passait devant le nez.

La lecture d’un roman, aussi limpide soit-il, demande vraisemblablement un minimum d’implication, de concentration que l’on ne saurait trouver lorsque les conditions de lecture se trouvent altérées. Peut-être qu’en ce qui concerne Constant, j’aurais dû me contenter de choses plus fragmentées, de sa correspondance ou plus assurément de son journal. La composition même de ces écrits, plus bruts, moins façonnés et surtout plus morcelés, laisse certainement davantage d’amplitude au lecteur qui peut les parcourir en perdant le fil de sa concentration. J’aurais donc dû entamer Adolphe dans des lieux d’essence plus monacale que ceux qui m’entourent. Ou alors, et plus sûrement, mes voisins, en l’occurrence mes voisines, devraient savoir se taire, ou mourir.

P.S. Ce matin sur mon chemin, détour par les boîtes à livres du secteur. J’ai chapardé Les grands cimetières sous la lune de Bernanos. (J’ai toujours l’impression de chaparder dans les boîtes à livres. Certainement mon côté trop honnête pour être honnête.)

28 avril 2024.– Il pleut, dehors c’est toujours l’automne (11°C). L’amour est une chose terrible. On est souvent plus amoureux de ses propres sentiments que de l’être que l’on est censé aimer. Quand lesdits sentiments s’étiolent, on se retrouve devant un constat accablant : on n’aimait pas, notre amour n’était qu’une chimère. Par prévenance, on ne s’avoue rien et on n’avoue rien à l’autre. Voilà un piège. C’est ce qui arrive à l’Adolphe de Constant : il tombe dans le piège que ses sentiments lui ont tendu ; c’est ce qui arrive à beaucoup de monde. Cela arrive d’ailleurs tellement souvent que l’on se demande si l’amour a existé ne serait-ce qu’une fois depuis les débuts de l’humanité (et même de l’univers, l’amour chez les extraterrestres doit être tout aussi problématique).

Évidemment, j’assène ces sombres vérités parce qu’il pleut très fort derrière mes rideaux et peut-être aussi parce que j’ai enterré ma femme dans le jardin depuis des lustres.

Contre poison : ce mot de Cyril Connolly : « À partir de ce moment, j’ai rarement vécu sans un amour en tête, et une vie sans amour m’a toujours apparu comme une opération sans anesthésie ». Reste à savoir si Connolly était amoureux de ses sentiments.



To be continued