samedi 7 décembre 2024

Psychogeographie indoor (142)

 



« Matin de nouvel an –
ah ! J’ai l’air d’une célébrité
dans ce nouveau kimono. »

(Bashô Matsuo)



19 décembre 2023.– La brume ne s'est pas levée, la nuit est tombée, saloperie d'hiver ! (2°C). Fait un tour au cimetière. Le sommet des tombes émergeait du brouillard, le cercle d'un soleil bien inutile tentait de percer dans le ciel, rien pour réveiller les morts. Lu Le Tunnel de Sábato. Un peintre asocial fier de sa solitude olympienne tombe amoureux d'une jeune femme presque par hasard. Il la tue. Voilà pour la trame de ce court roman. C'est évidemment très bon, il y a quelques admirables passages à la misanthropie assez quantifiable. Cependant, quelque chose achoppe : la supposée histoire d'amour qui tourne à la jalousie maladive manque un soupçon de chair et d'incarnation. C'est pour ainsi dire trop théorique. On a parfois l'impression de lire du Camus en mieux. 

21 décembre 2023.– Ciel couvert (8°C). Labeur toujours aussi saumâtre. Rayon lecture : dans son Ainsi soit-il, Gide s'accorde quelques distractions au Cirque Médrano. Un avaleur de grenouilles et la cuisse de Marc Allégret font son bonheur. Rien d'autre, ou presque. 

22 décembre 2023. – Radoucissement (11°C). Et voilà les fêtes de fin d'année, la pire période qui soit, presque une maladie. Antidotes : les Cahiers de Cioran, quelques pages de Thomas Bernhard, la correspondance de Flaubert… 

23 décembre 2023.– Nuages (10°C). Solstice d'hiver, la lumière se fait rare, mon Kalanchoe est mort. Entamé Fragments d'une forêt de Patrick Mauriès. Une Forêt, c'était dans des temps assez anciens – Mauriès parle du « seuil de l'âge moderne » – une collection de fragments littéraires, de vies rapportées et de faits « récupérés chez les uns pour être proposés aux autres ». Un genre en soi où s’illustrait un bon nombre d'érudits : Bacon, Aubrey, Burton, Hobbes… Notre auteur – ce Patrick que nous aimons assez – continue la lignée et perpétue la tradition. Son petit livre, fait de bouts merveilleux, est tout à fait délicieux. Il bruisse élégamment entre littérature italienne, plaisirs légers et refus des doxas dominantes… Il y a pire.

Par ailleurs, et pour rester dans le fragmenté, je publie un court spicilège tournant autour des bestioles. Il y est question de léporidés bisexués sautillant un peu partout, de l'hermaphrodisme des crabes et lapins, des sacs vocaux des grenouilles vertes au moment de la reproduction, d'une vache sacrée à six pattes, du rapport entre la taupe et le tigre du Bengale, de Pline l'Ancien et de quelques vieux Grecs, d'Henri Michaux et du rat musqué, de Gaston de Pawlowski et de Francis Miomandre, de Serge Voronoff et de Charles-Marie Widor, de la ville de Guéret, de plumes et de poils, de choses et d'autres… Je vais en vendre six, ce qui ne pourvoira certainement pas aux nécessités pécuniaires de mon alcoolisme modéré.

Rien (ou presque) : Les êtres brisés de l’intérieur sont les plus proches du maraca ; c’est pourquoi ils distillent une « musique » globalement chaloupée.

24 décembre 2023.– Beau temps totalement hors de saison (12°C). Vendu trois livres (à ce rythme-là, et avec la mince marge que je m'octroie, j'aurai rentabilisé mon affaire en 5036). Picoré un peu tout azimut. Chez le vieux Gide, finalement assez drôle ; chez Patrick Mauriès – une voix, un ton et un très bon passeur – et, par capillarité, dans l’Alphabet des aveux de Louise de Vilmorin. Cette dernière, délicieuse et diablement inventive, offre un monde de fantaisie, des olorimes et des calligrammes comme s’il en pleuvait. Elle est bien oubliée aujourd’hui, et c’est un tort. (Tout étant dans tout sur Internet, on peut la voir répondre aux questions de la télévision helvétique. Elle apparaît comme une vieille dame au ton aristocratique et gouailleur, se décrit comme misogyne, ne dit pas beaucoup de bien des femmes et félicite d’être un peu l’esclave de ses amoureux. Évidemment, tout cela est si scandaleux, tellement hors de nos temps, que cela doit être subtil).

Pour le reste, en dehors d’un ou deux bons repas, les festivités qui s’annoncent ne m’inspirent pas plus que ça. Je ne crois plus au Père Noël.

26 décembre 2023.– Ciel dégagé (9°C). Mon semblant de jardin toujours à l'ombre, la lecture en extérieur y est donc quasi impossible sans le port d'une tenue un tantinet polaire. C'est pourquoi ce matin je me suis contenté de mon canapé où, sous un plaid raisonnable, j'ai fini La Forêt de Patrick Mauriès (beau catalogue qui m'aura donné l'envie de lire Ennio Flaiano, Edward Gorey ou Lytton Strachey). Cet après-midi, pour la suite de mes aventures lectorales, j'ai tout de même choisi l'extérieur et les bancs publics potentiellement situés face au soleil. Petit hic, ils étaient presque tous encombrés par les stigmates du réveillon, remplis de bouteilles et canettes, de papiers gras et d'emballages de pizzas – en somme, les restes de tristes et modiques agapes… J'ai finalement trouvé mon bonheur sur ce banc déjà évoqué ici, vous savez, ce banc sis juste au-dessus du confluent… J'y ai lu Pourquoi j'aime Barthes, une toute petite affaire de l'agronome en chef Robbe-Grillet. J'ai vraiment aimé ça, c'est pas mal du tout. On y apprend que Robbe récitait du Barthes dans sa baignoire ; que, pour lui, ce dernier était un « producteur de glissements » plus que de toute autre chose. C'est un texte assez entiché et plein de jolies contradictions (pour Robbe, il faut se contredire, sinon on ne peut pas glisser). Disons que l'on a certainement lu mieux, mais que l'on a plus souvent lu pire.

29 décembre 2023.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (11°C). Rien lu, journée gâchée par le labeur.

30 décembre 2023. – Vague beau temps, une certaine douceur (11°C). Un peu mou et, en tout cas, pas vraiment soumis aux contraintes du velléitaire. Il faut dire que cette période des agapes ne m'inspire pas grand-chose en dehors d'un ennui pour le moins quantifiable. Entamé Un peu d'ordre d'Evelyn Waugh avec une certaine méfiance. C'est un recueil de chroniques écrites dans les années vingt, trente et quarante du siècle dernier, et le risque était assez grand qu'elles soient chloroformées par le poussiéreux tout en étant un peu étranglées par le fil du temps. Mes craintes n'étaient pas totalement fondées. Au bout d'une cinquantaine de pages, le charme snob et le goût de crème brûlée de Waugh prennent le pas sur la poussière et la strangulation. Pour tout dire, on y remarque un Waugh plus réveillé qu'autre chose (vous noterez que j'écris réveillé et pas éveillé). Il dézingue les modernités de son temps (Cocteau, Picasso et Wilde en prennent pour leurs grades respectifs), dit beaucoup de mal des jeunes et ne s’épargne pas lui-même… Il explique, par exemple, comment il aura été poussé dans les escaliers de la littérature en constatant que c’était la seule « activité » où un homme paresseux et peu instruit comme lui pouvait gagner correctement sa vie. Disons que l’on a un peu de mal à croire en cette paresse-là, comme si c’était si simple : « La peinture salit ; la musique casse les oreilles ; et les arts appliqués exigent tous un certain langage technique. L’écriture, en revanche, est propre, discrète et peut être pratiquée n’importe où, n’importe quand, par n’importe qui. On n’a guère besoin que d’un peu d’encre, d’une feuille de papier, d’un stylo et de très vagues notions d’orthographe. Dont on peut d’ailleurs se passer, pourvu que l’on emploie une dactylographe compétente. »

Rien (ou presque) : Mes bras sont des branches tortueuses qui tentent de saisir l’air. N’y parvenant pas, ils vont se contenter de réorganiser l’univers.

31 décembre 2023.– Temps pluvieux (8°C). Les chroniques de Waugh ressemblent à une belle commode patinée avec une fine couche de poussière dessus. Il y a certes deux ou trois scories un peu emmerdantes (le Waugh primo-esthète), mais l’essentiel reste hautement sautillant. Je pense en particulier à ces quelques pages consacrées à l’usine hollywoodienne où Waugh fait preuve d’une assez bluffante prescience. Le voilà qui dézingue et défourraille à tout crin tout en constatant judicieusement que la censure impose des codes interdisant de produire le moindre film si ce dernier risque d’être nocif à qui que ce soit, ou alors s’il risque de « porter atteinte aux susceptibilités d’une race ou d’une religion quelconque ». Le politiquement correct ne serait-il donc pas une nouveauté ?

Sinon, et pour rester dans la prescience, il y a aussi ces quelques lignes : « Personne n’aura envie d’aller où que ce soit parce que tous les édifices se ressembleront, tous les magasins vendront les mêmes marchandises, tous les gens diront la même chose de la même voix… D’ici quelques années, le monde sera divisé en zones d’insécurité, où l’on ne pourra se rendre qu’au risque de se faire trucider, et en circuits touristiques le long desquels on s’envolera vers des chaînes d’hôtels, hygiéniques et médiocres… » La mondialisation heureuse ne serait donc pas, elle non plus, une nouveauté ?

1er janvier 2024.– Ciel changeant (8°C). Long repas du Nouvel An. Pas mal de vin. Rien lu en dehors de cette merveilleuse lettre de l'ami Tchekhov :

Mon cœur,
Remets à Raïevskaïa la lettre ci-jointe. Si tu vois Altschuller, achète une petite livre de bonbons chez Abrikossov et envoie-les-moi par son intermédiaire. Achète également de la pâte de fruits.
Je m’ennuie sans toi. Demain, je me coucherai exprès à 9 heures du soir pour ne pas fêter le Nouvel An. Tu n’es pas là, il n’y a donc rien à fêter et je n’ai besoin de rien. Le temps s’est dégradé. Il y a du vent, il fait froid, cela sent la neige. Manifestement, l’hiver commence. Je vais écrire à Nemirovitch.
Mon cœur, écris-moi, je t’en supplie ! T’ai-je souhaité une bonne année ? Non ? Dans ce cas, je t’embrasse fort et te chuchote à l’oreille diverses bêtises.
N’oublie pas ton mari. Tu sais qu’il se bagarre quand il est en colère !
Eh bien, j’embrasse ma petite épouse.
Ton mari Antonio
(Le 30 décembre 1901, Yalta)

Cette simplicité tendre et lumineuse, si propre à Tchekhov, résume tout : la neige, l’attente, l’amour maladroitement fervent. À côté de cela, le vin du jour paraît un peu lourd, et les bêtises chuchotées à l’oreille semblent déjà plus légères.

2 janvier 2024.– Lourde et bien basse chape nuageuse, luminosité déprimante assez caractéristique des années naissantes (8°C). Je finis les bouteilles, ce qui n'est pas sans renforcer une certaine capacité naturelle à la léthargie… Entre deux étirements et de courts, mais nombreux assoupissements, j'ai tout de même su préserver quelques phases de faible lucidité qui m'ont permis de poursuivre Un peu d'ordre ! de l'ami Waugh.

Ce qu'il y a de mieux ? Peut-être pas ses avis sur l'art et la peinture, qui me semblent assez patinés. Plus sûrement ses chroniques littéraires, peu ou prou toutes remarquables. Saki, P.G. Wodehouse ou Ronald Firbank sont convoqués, on tourne un peu autour de la famille Sitwell et du faux Français mais vrai Anglais Hilaire Belloc. On découvre aussi Henry Green, bonhomme intrigant, industriel le matin, poète l'après-midi – je note ce nom-là dans mon petit calepin.

Même si sa vision est parfois obstruée par quelques œillères idéologiques raisonnablement réactionnaires (pour Waugh, Stephen Spender écrit comme un chimpanzé ; c'est un peu vrai), le ton reste ouvert aux nouveautés, quand il n'est pas avenant et, pour tout dire, amoureux.

Sur la toile, l'un de mes impalpables camarades évoque le très croquignolet Hugues Rebell. Tout étant dans tout, et s'agissant du même Rebell, dans le Journal de Léautaud on peut lire ceci : « J’ai dit qu’il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s’était mis à la masturber. Si bien qu’à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n’en était pas moins exigeante. Ce fut alors le valet de chambre qui dut s’occuper d’elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de chambre : “Jean, lui disait-il, masturbez la chatte” tout comme il aurait dit : “Jean, donnez-moi mon chapeau.” Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet. »

Par ailleurs, entamé le premier volume des Colportages rassemblés par Gérard Macé. C'est édité par Patrick Mauriès, et ça me semble être un assez joli bibelot.

5 janvier 2024.– Pluies éparses (7°C). Labeur (toujours misérable). Lectures : Gide, Valéry, Flaubert. Rien (ou presque) : La réalité du monde n'offre qu'une succession de surimpressions ahurissantes, d'indécisions où la matière même est poreuse. Le chaos à l'origine de tout cela n'est qu'une approximation cosmologique, un désordre déchirant comme une promesse d'état primitif…

6 janvier 2023.– La température extérieure baisse. On annonce du polaire pour les jours qui viennent (5°C). Malade. Toux et expectorations suspectes, nez qui coule. Le Covid ? Beaucoup de mal à vouloir entrer dans mes diverses lectures. Néanmoins, quelques paragraphes de Waugh faisant largement part à ses tendances conservatrices et à son anticommunisme, qui n'était pas primaire mais plutôt bien drôle. (Rassurez-vous, Waugh n'était pas d'extrême-droite, les réactionnaires sont loin de l'être tous. J'écris ces mots entre deux parenthèses à l'attention des jeunes engagés qui ne les liront jamais.)

Rien (ou presque) : Ce qui restera de la politique culturelle d'Emmanuel Macron ? La persécution des bouquinistes et la livraison à 3 € pour les livres neufs achetés en ligne. (Loi censément écologique qui n'emmerde que les lecteurs bouseux périphériques, les petites structures, et aucunement les pontes d'Amazon.)

7 janvier.– Vent glacial (2°C). Malade, dix pages de Waugh malgré de pesantes céphalées. Passé le reste de ma journée vautré sur canapé où j'ai regardé la télévision. Subi les épanchements de Mathilde Panot, puis dans la foulée ceux d’Éric Zemmour. Expérience traumatisante.

8 janvier 2024.– Quelques flocons valétudinaires (0°C). Toujours un peu malade. Cependant, la fièvre descend. Fini le Un peu d'ordre ! du zèbre Waugh. La dernière partie, qui butine sur ses arpents catholiques, est sacrément enquiquinante. Je dois avouer avoir sauté de nombreuses pages… L'ultime texte, consacré à Simone Weil et Edith Stein, est par contre assez émouvant. Enchaîné avec Et moi, et moi, et moi, les mémoires de Jacques Dutronc. On sent l'affaire bidouillée au magnétophone, mais c'est plein d'anecdotes croquignolettes et le plus souvent poilant. (Le sujet a toute ma sympathie.)

9 janvier 2023.– Ciel très nuageux, froideur patibulaire (0°C). Toujours un peu malade et par conséquent pas vraiment convalescent. Fini le petit livre de souvenirs de Dutronc que j'ai trouvé tout à fait réjouissant. Il faut dire que je n'ai pas grand-chose à dire de mal sur les sujets abordés. La fainéantise, les chats, la Corse, les blagues potaches, la pétomanie, la fainéantise, les épisodes de l'inspecteur Derrick et leurs effets somnifères, les discussions avec Chabrol, la fainéantise, les colères de Pialat, les conneries de Godard, l'âge qui avance, les disparus, la mort qui avance, qui vient… Tout est élégant chez Dutronc, même le pire. Par ailleurs, nouveau premier ministre : un enfant.

12 janvier 2024.– Froideur et grisaille (1°C). Labeur, plus de sept heures au froid… Conséquence : je suis encore malade. Quintes de toux quasi permanentes, tout cela est assez pénible. Tenté de lire quelques pages de Gérard Macé (Colportages)… En vain.

13 janvier 2024.– Froideur patibulaire (0°C). Je tourne un peu moins, cependant je tousse toujours. Simon Leys n'aura jamais vraiment eu le temps de s'attaquer aux grandes affaires romanesques. Il faut dire qu'il avait bien d'autres choses à faire : tourner autour des vieux Chinois et du Grand Timonier, tirer les barbes postiches du progressisme, lire de la littérature de haute mer, émigrer en Australie… Bon, il a tout de même écrit une petite œuvre de fiction La Mort de Napoléon, une centaine de pages que j'ai lues dans la matinée. Comme on dit : c'est une uchronie. L'Empereur s'échappe de Sainte-Hélène où un imposteur le remplace. Puis, sous l'identité d'un certain Eugène Lenormand, il compte bien retrouver et refonder ses forces, reprendre le pouvoir. Évidemment, rien ne se passe comme il faut, et Napoléon devient vraiment Eugène Lenormand… qui se prend pour Napoléon. Dans cette sorte de nouveau Comte de Monte-Cristo où le héros ne forge pas son destin, mais le subit, l'ironie de Leys fait merveille. On pourrait aussi dire que derrière les côtés comiques de tout ce qu'il raconte, le meilleur sinologue barbu d'outre-Quiévrain offre une réflexion sur le pouvoir. On pourrait dire bien des choses (et même convoquer Orwell).

14 janvier 2024.– Le froid ne démord pas (1°C). La Montée du soir de Michel Déon. Folio récupéré dans une boîte à livres il y a quelques semaines. Entamé ce matin. Sur la page de garde, cet avis écrit par un certain G. Henry (l'avis date de 1995) : « Très bon descriptif de la haute montagne et du vieux montagnard. Bien aimé, peu d'action, on sent les prémices du vieil homme. » Les prémices du vieil homme : c'est assez bien vu. Déon avait 68 ans lorsqu'il écrivit ce court roman en 1987, et il s’agit bien de cela : de l’âge qui avance, de l'inéluctable qui point… On oublie la futilité des amours, on ne s'attache plus aux objets qui disparaissent, que nous abandonnons comme nous abandonnons un navire en détresse avant qu'il ne sombre. Alors, on monte sur les montagnes, on griffe le ciel, on ressent la présence de l'univers, que c'est tout de même quelque chose, l'univers, face à nous qui allons disparaître. Voilà, le livre de Déon parle de ça. Tout du moins me semble-t-il (très beau style, il y a aussi un chien).

15 janvier 2024.– Averses (4°C). Toujours malade. Visite médicale. Résultat : mon vieux praticien me prescrit radios, sirop et antibios. Je suis dubitatif. Fini La Montée du soir. Le panthéisme vire à la pente tragique, c'est assez beau : « Et, sur ce paysage, un silence inouï, non pas de commencement du monde car ce commencement n’a été que fracas, ululements sinistres dans l’univers vide qui se peuplait de planètes en fusion secouées de sanglantes éruptions, ni de fin du monde qui sera un long râle glacé, non, mais un silence doux, feutré comme le vol d’un couple de ces aigles qui, plus bas, dans un cri, sans un battement d’ailes, planent dans les courants ascendants. » Pour la suite de mes pérégrinations lectorales, j'hésite entre plusieurs volumes (le pire étant certainement la nouvelle petite chose de Sylvain Tesson que j'ai chapardée numériquement).

16 janvier 2024.– Une certaine froideur est toujours de mise (1°C). Nouveau symptôme : cervicalgie. Ma machine interne semble déréglée.

(Lectures.) Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote aimablement autour de Caillois, Ponge et Tardieu. C'est un peu précieux, un peu de la dentelle autour des cailloux, mais ce n'est pas mal du tout… Moins dans les coquetteries et le nectar des concetti littéraires, Michéa, le philosophe à bonnet, dont j'ai largement entamé le nouvel opus : Extension du domaine du capital. Je tamponne l'essentiel des thèses étayées (la principale étant que le libéralisme économique et le libéralisme sociétal vont de pair). C'est beaucoup mieux que du Onfray (pas difficile), et il y a même quelques solutions proposées. Elles oscillent entre le réalisable (la « décence commune » d'Orwell), l'irréalisable pour le plus grand nombre (un retour à Debord, à l'antimodernisme), et le semi-réalisable (une relecture de Marx). Disons que c'est un livre vraiment de gauche, c'est-à-dire qu'il n'est pas progressiste et qu'il se coltine les effets du réel néo-libéral bille en tête sans vouloir le moins du monde collaborer avec lui. (C'est aussi un livre qui donne des raisons de désespérer et d'espérer en même temps.)

18 janvier 2024.– Étonnamment, la température aura baissé au fil de la journée (12°C → 1°C). Labeur. Sieste. Quelques haïkus de l'impeccable Bashô.

Celui-ci :

La cascade claire —
les aiguilles de pin vertes
tombent dans les flots

Et celui-là :

Parfois des nuages
viennent reposer ceux qui
contemplent la lune !

Rien d'autre.

19 janvier 2024.– Beau temps froid (0°C). Problèmes personnels sur lesquels je ne m'étendrai pas. Rien lu.

20 janvier 2024.– Ciel dégagé, température polaire (-1°C). Certains de mes amis me soufflent que Michéa serait, en quelque sorte, un escroc, un type qui falsifierait des textes et concepts plus qu'il ne les manipulerait, afin de délayer une pensée cohérente. Évidemment, avec de sourds desseins, des desseins populistes. N'ayant pas les armes philosophiques pour vraiment constater de quoi il retourne – je suis un autodidacte badin – je me dirai davantage à mon instinct qu'à tout autre chose. Celui-ci me dit qu’il n’y a rien de vraiment torve chez l’entité à bonnet Michéa. Dois-je me fier à mon instinct ou tenir compte des avis pénétrants émis par mes amis ? (Ici ouvrir le débat : philosophie -> instinct.)
Rien (ou presque) : il est là, il sort du bois, le pétitionnaire de la 25e heure. (Sylvain Tesson, ce fascistoïde à la gueule cassée, peut trembler.)

21 janvier 2024.– Beau temps, une certaine douceur (10°C). Cervicalgie, dorsalgie, lombalgie… Sinistre triumvirat. Je ne sautille pas vraiment. À l'instar de Thomas Bernhard, grand feuilleteur, aujourd'hui, j'ai plus feuilleté que je n’ai vraiment lu. J'ai feuilleté les Colportages de Gérard Macé (Jean Tardieu et Louis-René des Forêts étaient convoqués), L'Esprit des lieux d'Alain Monnier (sur les conseils de son ami Michéa), ainsi que Le Pêcheur de perles, le nouvel opus de l'académicien vitupérant Finkielkraut (que j'ai chapardé virtuellement). Résultat : Gérard Macé reste un peu bibelot, un peu précieux ; Alain Monnier est une vraie découverte, il semble être un bon exogéographe. Quant à Finkielkraut, ce qui m'est parvenu de lui m'a semblé, pour une part, assez émouvant (une histoire d'amour conjugal racontée avec une non-pudeur qui confine à la pudeur) et, pour une autre, un peu fatigant (ses sempiternelles marottes contre le camp du bien). Ah oui, j'ai aussi feuilleté les Cent onze haïkus de l'impeccable Bashô Matsuo, je les ai tant feuilletés que je les ai finis. On peut y lire ceci :

Malingre et pourtant
sans raison le chrysanthème
fait de tels bourgeons !

Pour en revenir à l’instinct et aux questions philosophiques. À l'âge de 12 ans, je savais instinctivement que le dénommé Rouhollah Khomeini avait tout du sale type. Michel Foucault, haut perché sur son savoir, ne semblait pas renifler la même chose. Heureusement, je n'ai rencontré ni l'un ni l'autre, et surtout pas le second qui m'aurait sans doute entortolé.

22 janvier 2024.– Il pleut (8°C). Quelques pétitionnaires sortent du bois et appellent à signer une petite tribune contre Sylvain Tesson, ce fasciste que l'on a osé désigner comme parrain du Printemps des poètes. Outre le fait que ces signataires, résistants de la 25e heure, semblent ignorer qu'il n'y a pas de quoi être fier d’être ainsi désigné pour parrainer une manifestation pour le moins patibulaire – imagine-t-on Baudelaire ou Tristan Corbière participer à ce genre de toutim subventionné ? – ils devraient aussi savoir que l'incriminé Tesson est tout juste positionné à gauche de Jean d’Ormesson sur la grande mappemonde politique (littérairement, c'est quelque chose comme son équivalent chapka-vodka-virilité, grandes tapes dans le dos). Disons qu’il y a un certain plaisir à le lire, mais qu’on sent bien sur quel niveau de l’échelle on met les pieds. Comme je ne voudrais pas rester en reste dans toute cette affaire, pour le prochain Printemps des poètes je propose le parrainage commun du couple infernal Renaud Camus / Richard Millet. Quitte à donner dans le vernal, donnons dans le vernal ! Que diable ! Restant dans des parages fascistoïdes, j’ai fini le livre de l’entité réactionnaire Finkielkraut (je sais, je ne m’épargne rien). Bon, comme je le disais hier, l’académicien rabâche et remâche ses thèmes. Cependant, il est émouvant quand il ne s’épargne pas lui-même, quand il se décrit comme un crapaud disgracieux que l’on se plaît à tourmenter. Par ailleurs, dans le livre d’Alain Monnier, on se retrouve plantés au milieu du camp de Rivesaltes, ce point de départ du pire. Tout ça creuse un peu l’épigastre.
Rien (ou presque) : les fascistes et les nazis étaient de très grands progressistes. Les communistes aussi. Quant au pur réactionnaire, il n’a jamais été qu'un « nostalgique qui rêvait de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles ».

23 janvier 2024.– Éclaircies (8°C). Radiographie du rachis cervical. Résultat : l’arthrose est là, elle s’étend. Je serai certainement bientôt un nouvel Erich von Stroheim (sans monocle ni fouet). La tribune pro-Tesson parue dans Le Point est aussi bêtement écrite que la tribune anti-Tesson parue dans Libération. C’est rassurant et d’une parfaite équanimité.

(Lectures.) Alain Monnier et les traces homicides de la révolution française, Alain Monnier et les traces totalitaires de l’ex-République démocratique allemande. Mauvais génie des lieux. Avant ma petite séance radiographique, dans la salle d’attente, j’ai lu un papier de Marc Lambron consacré à Philippe Jullian. Pas mal, sans plus. Je n’ai pas appris grand-chose et le ton de Lambron m’a semblé un peu douteux.



To be continued.









dimanche 3 novembre 2024

Psychogeographie indoor (141)

 


« S’endormir comme tout le monde, etc., une simple vie réglée. S’endormir comme tout le monde, ce que je veux. (Je veux m’endormir comme les autres gens, c’est tout.) J’ai à faire avant d’y parvenir. » Alix Cléo Roubaud - Journal (1979-1983)


14 novembre 2023. - Vague pluie douçâtre (16 °C). Journée assommée par de petits tracas d'ordre domestique. Tout de même picoré dans la Correspondance de Flaubert et dans le Journal de Bernard Delvaille. Étonnamment, les deux frémissent presque à l'unisson. Rien (ou presque) : C'est fou ce que je pisse. Depuis ma naissance, j'ai dû pisser des océans… J'ai même dû pisser des fleuves, des rivières et des ruisseaux. J'ai pissé l'Amazone et l'Orénoque, le Dniepr et le Danube, le fleuve Congo et les Nils de toutes couleurs, le Fleuve Bleu et le Mississippi. J'ai pissé le Pô et l'Arno, le Rhin et la Meuse, la Tamise et la Clyde, le Douro et le Tage. J'ai pissé l'Odet et le Verdon, l'Aixette et la Seille, la Drouette et la Durance, la Grosne et la Petite Baïse… J'ai pissé les flaques dans lesquelles les mouflets sautent en rentrant de l'école. J'ai pissé les petites cascades qui coulent dans les rues pentues de Briançon, j'ai pissé la pluie qui descend du cimetière de Menton. Depuis ma naissance, j'ai plus pissé que je n'ai pleuré, mais j'ai tout de même pleuré un peu.
Demain reprise du labeur, sans entrain.

16 novembre 2023. - Beau temps (15 °C). Le 7 janvier 1967, Emil Cioran regarde de biais ses géraniums. Ils sont là dehors, sur l’appui de la fenêtre, menacés par un froid intense (c'est le premier jour d’hiver). Le doutant roumain est pris de pitié pour eux et les rentre dans son appartement avec un soin qu'il n'aurait jamais porté à ses semblables : « On peut aimer une fleur, mais pas un homme. »

17 novembre 2023. - Large couverture nuageuse (10 °C). Je ne travaille plus que trois jours par semaine, mais c'est encore trop, beaucoup trop… Cruel dilemme que de devoir ainsi s'assommer l'existence. Tout compte fait, j'aurais préféré être un chat domestique se laissant faussement dominer par ses maîtres (pas un chien ; je les aime, mais il y en a de « travail »). La correspondance du pélican Flaubert vous donne parfois l'impression d'être plongé dans les Cahiers de l'ami Cioran. Pour preuve, ce bout de machin adressé à George Sand : « J’ai été pris au Père-Lachaise d’un dégoût de l’humanité, profond et douloureux. Vous n’imaginez pas le fétichisme des tombeaux ! Le vrai Parisien est plus idolâtre qu’un nègre ! Ça m’a donné envie de me coucher dans une des fosses. »

18 novembre 2023. - Le solstice d'hiver approchant, entre les nuages du matin et du soir, nous n'avons guère le loisir d'admirer le bleu du ciel (10 °C). Terminé l'année 1959 du Journal de Bernard Delvaille, toujours délicieusement chochotte (c'est un immense compliment). Encore un peu plongé dans La Chose écrite de l'amiral Dutourd, que je lis par petites pincées gastronomiques. C'est épatant. Aujourd'hui, Pline le Jeune, Gibbon et Paul Guth étaient au menu (de ce dernier, lire Quarante contre un). Par ailleurs, un peu picoré dans la correspondance de Flaubert (George Sand le tutoie, il la vouvoie) et dans le Journal de Delacroix (on peut préférer le Journal de Delacroix à sa peinture tout comme on peut préférer les Mémoires de Berlioz à sa musique). Pour faire bonne mesure, quelques pages des Carnets de bal de Marc Lambron. Rien de vraiment foudroyant, un peu littérature grande presse, mais il y a des moments (un portrait assez amusant de Brigitte Bardot, par exemple).

20 novembre 2023. - Nuages (11 °C). Hier, long repas familial. Bu raisonnablement. Ce matin, entamé Alain Pacadis, Face B de Charles Salles. Pas mal, lu cent pages. Enfin, plutôt « pas si mal que mal ». Ça se veut roman, mais c'est encore une exofiction (pour ne pas dire une biographie romancée). Je connais assez bien l'oiseau Pacadis, mais j'ai néanmoins tout de même appris deux ou trois choses, notamment sur ses origines gréco-juives mélangées et sur ses parents (pages émouvantes). C'est assez bien écrit, avec des passages hautement croquignolets – une virée avec les New York Dolls, un concert de Nico dans la cathédrale de Reims... bon, voilà. On se demande si le bouquin de Charles Salles excédera un peu le folklorique des années 70, du Palace et de tout le tremblement, pour mieux s'attacher à son vrai sujet : cet Alain Pacadis, sentant tellement la merde, le vomi et le sperme séché qu'il devait bien être pur quelque part. À noter que le livre est plein de sexe homo porno. Ne mangeant pas de ce pain-là, ce côté m’a assez ennuyé (oui, je sais être lourd à mes heures).


21 novembre 2023. - Ciel couvert (10 °C). Le livre de Charles Salles est, somme toute, meilleur que ce que j'ai pu en dire hier. Tout d'abord parce qu'il décrit de façon parfaitement informée une époque et un sujet. Ensuite parce que cette époque (la fracture 70/80) et ce sujet (l'elfe miasmatique Pacadis) ne sont jamais vus par le petit bout d'une lorgnette fixée sur l'anecdotique, le mondain ou le superficiel, mais plutôt par un œil s'attardant avec émotion sur ce qui peut subsister d'un monde révolu et sur l'intimité d'un type, avec tout ce que cela comporte : la sexualité de Pacadis, sa déchéance, mais aussi son enfance, ses racines juives, sa mère morte suicidée… Seul défaut : quelques traces d'anachronismes moraux (notamment dans les quelques lignes consacrées à Gabriel Matzneff, qui pourraient laisser penser que ce dernier était vu de biais en 1978. Non, il ne l'était pas, et tout le problème est là).

Picorage : Correspondance - Flaubert, Journal - Delacroix, Le Grand n'importe quoi - Jean-Pierre Marielle. Conditions lectorales 2/5.

23 novembre 2023. – Beau temps frais, premières gelées (8 °C). Lever à cinq heures. Labeur. Vendredi noir oblige, soulevé une quantité de produits manufacturés en Chine assez déraisonnable. Sieste. Picoré chez Flaubert, Delacroix et Cioran, pas vraiment spécialistes en chinoiseries. Quoique ?

25 novembre 2023. – Vent glacial, grisaille marmoréenne, gueule d'hiver, nous y sommes… (6 °C). Maussade. Une armée de tracas domestiques dont le plus grave – tout est relatif – se trouve être une panne généralisée d’Internet qui doit certainement être liée aux incessants travaux de rénovation entrepris par le voisinage néo-macroniste. Sachant que lors de la dernière panne du même type, la petite histoire avait duré pas loin de trois mois, sachant aussi que vivre de nos jours sans connexion Internet est devenu terriblement handicapant — c'est un peu comme vivre sans un bras, une jambe ou un sexe principal — je ne me lasse pas d'être un tantinet sur mon quant-à-moi.

À l'abri des problèmes de connexion Internet : Bernard Delvaille. Dans son Journal que je persiste à lire entre deux coups de fil à des opératrices ne maîtrisant pas totalement l'idiome français, il semble loin des pandémoniums modernistes, mais cela ne l'empêche pas d'être le plus souvent malheureux, se sentant seul alors qu'il ne l'est pas vraiment (enfin, il l'est certainement moins que moi avec ma loupiotte fibre qui clignote tel un gyrophare dans la nuit). Disons que pour un homme seul, il rencontre pas mal de monde : il croise Pierre Clementi chez Lipp — habillé tout en noir, le « fameux comédien » est à la fois séduisant et inquiétant —, il fait aussi la nouba avec quelques graciles trentenaires, fait même davantage que la nouba avec certains. Il se rend plus que de raison outre-Manche où les lieux de drague et de perdition consécutive semblent essaimer à foison. Il aime d’ailleurs tellement Londres qu’il pourrait l’aimer comme on aime un être humain. Il passe deux heures à Weston-super-Mare, se souvient de Valery Larbaud tandis que l’humidité lui tombe sur les épaules… Son Journal n’est pas le procès-verbal de sa manière d’être (comme celui de Stendhal), mais plutôt un compte-rendu frémissant de son existence. Il y en a de pires… Par ailleurs, petit tour dans le Grand n’importe quoi de Jean-Pierre Marielle. C’est une petite affaire pleine d’humanité bougonne. Là aussi, il y a pire.

Plus tard… Jules Huret rencontre Octave Mirbeau. Quand le premier demande au second ce qu'est pour lui la littérature, le second prend une poignée de feuilles mortes, l'éparpille machinalement dans l'air et affirme doctement : « La littérature ? Demandez plutôt aux hêtres ce qu'ils en pensent ! »

26 novembre 2023.- Vague soleil d'hiver qui se sera vite vu rattrapé par les nuages (5°C). Les années 1961 et 1962 de l'ami Delvaille ne sont pas franchement folichonnes. Il a beau faire quelques escapades de nature indubitablement sexuelles à Londres, Amsterdam ou Stockholm, on ne le sent pas vraiment là, pas à son aise, pas sautillant pour un sou ; pour tout dire, on le sent morose et déprimé. D'ailleurs, il n'écrit plus grand-chose dans son Journal, cette météorologie de son intimité. Ses conditions matérielles de soutier dans l'édition sont certainement l'une des causes de ce spleen passager. Il change d'appartement presque aussi souvent que de partenaire sexuel, mange des sandwichs, et est embauché par Seghers, qui lui fait écrire des choses antonymes (des monographies, des dictionnaires). Comme il s'ennuie de tout et même de lui-même, il entreprend une collection de petits drapeaux… Larbaud collectionnait bien les soldats de plomb. Pas vraiment ennuyé de lui-même : Maurice Martin du Gard. Je suis retourné dans ses Mémorables et c'est toujours vraiment pas mal. Aujourd'hui, il y était question d'une rencontre avec un Paul Valéry finalement très canaille, du Jardin botanique de Montpellier (merveille) et de la nullité en mathématiques dudit Valéry (cela lui fait un point commun avec moi). Pour faire bonne mesure, quelques pages du Grand n'importe quoi de Marielle. Certainement rien de la littérature de haut vol, mais de l'humain, de belles évocations, celle d'Henri Calet et de Jean Carmet, la légèreté de Belmondo… ce genre de choses. Du côté du Monde, bal tragique, racailles aux longs couteaux, ratonnades consécutives. Nous voilà bien.

27 novembre 2023.- Quelques flocons ratés (4°C). Le ciel rejoignant l'horizon, l'atmosphère prend des teintes lapones. Fini Le Grand n'importe quoi de Jean-Pierre Marielle. Étonnamment, ce méli-mélo sous forme d'abécédaire, qui avait tout pour me faire sautiller, me laisse avec un genre de sourd chagrin au coin de l'épigastre. Simplement parce que le type qui s'y déploie paresseusement est tellement vivant, tellement loin d'une quelconque issue fatale qu'il ne donne pas le sentiment de pouvoir mourir un jour (il est pourtant mort en 2019). Comme Marielle parle beaucoup de ses copains Rochefort, Rich, Belmondo, Cremer, que l'on n’imaginait pas mourir un jour eux non-plus, le sourd chagrin n'en est que plus renforcé. Dans Le Grand n'importe quoi, c'est donc un mort en sursis encore très vif qui nous parle de son enfance bourguignonne, de ses jeunes années d'élève à l'école dramatique de la rue Blanche, du conservatoire et de ses débuts dans une profession qui semble lui être tombée sur le coin du nez comme par hasard. Il a de belles rencontres, une balade avec Patrick Modiano où les deux marchent en essayant de se parler par esquisses de phrases… Il y a de l'amitié qui déborde, il y a Jean Rochefort, ce frère siamois uni par la moustache dont il a été séparé à la naissance… Il y a la nonchalance, le dilettantisme, une façon de ne pas s'en faire que je tamponne tout à fait. Le livre est un peu débraillé, assez décousu ; Marielle ne donne pas trop de lui-même, ne se lâche pas trop, certainement par pudeur… Dommage qu'il ne soit plus là pour nous en dire plus. Sinon, encore un peu avec MMG et ses Mémorables. Aujourd'hui, Proust et ses veillées de duels, Morand et la princesse Soutzo, le Club des six et le parapluie déchiré de Satie.

28 novembre 2023.- Ciel couvert, averses faibles (7°C). Malade, certainement un début de colique néphrétique. Vu la série télévisée Sambre de Jean-Xavier de Lestrade. Un peu démonstratif, avec quelques traces d'anachronismes moraux, mais la qualité d'interprétation et l'attention quasi documentaire emportent tout. Dans l'élan, je lis Sambre - Radioscopie d'un fait divers, livre écrit par la journaliste Alice Géraud qui a servi de matrice à la série. C'est encore meilleur, la longue liste des viols, l'aveuglement des forces de police, le peu d'intérêt porté aux victimes ; tout cela offre une longue et implacable litanie. Laissé tomber Le Dernier ange de Robert de Goulaine à son mitan. Guère d'intérêt dans ce ballet d'ectoplasmes. Moins ectoplasmique, deux ou trois lettres de Flaubert à Georges Sand.

1er décembre 2023.- Pluie (7°C). Labeur, je soulève, je soulève ! Je soulève plus que de raison des tonnes de produits manufacturés en Chine. C'est bien simple, j'ai l'impression de soulever la Chine toute entière ! Après la sieste, retour dans le Sambre d'Alice Géraud. Enquête accablante : le peu de considération porté aux victimes d'affaires sexuelles nous semble aujourd'hui effarant. C'est la preuve que nous avons tout de même progressé.

2 décembre 2023.- Quelques flocons (2°C). D'humeur floconneuse, comme le temps. Achevé la lecture du bouquin d'Alice Géraud. Cela me semble être une enquête en tous points remarquable. Les deux dernières pages, où l'intimité de l'auteure perce, éclairent l'ensemble d’une lumière bouleversante (et universelle). Mes voisins ? Un kiné, un artiste peintre, une psychologue, une avocate et une hôtesse de l'air. Résultat : c'est moi qui sors les poubelles.

3 décembre 2023.- Beau temps froid (2°C). Écrit à l'âge de 92 ans, Le Palais des livres est un essai buissonnier où un Roger Grenier encore bien vif se promène dans quatre-vingts ans de lectures et d'écriture. En chemin, il se pose de belles questions. De quelle étoffe les livres sont-ils faits ? Peut-on toujours utiliser le fait divers comme le faisaient Stendhal et Flaubert ? Peut-on tournicoter autour des atrocités diverses et variées à l’instar du très mal pensant Thomas de Quincey ? L’attente et la procrastination que l'on retrouve chez Kafka, Beckett, Melville ou Virginia Woolf sont-elles des choses encore permises et importantes ? Le fait de se soustraire à soi-même — physiquement ou métaphoriquement  comme ont pu le faire Pavese, Crevel ou Pia est-il bénéfique pour la postérité de leur œuvre respective ? La vie intime doit-elle structurer le roman, lui servir de socle solide, alors qu'un sol mouvant pourrait sembler préférable et en tous les cas plus poétique ? En somme, Sainte-Beuve avait-il raison et Proust tort ? L’écriture peut-elle tourner à l'habitude et l'habitude à la manie ? Faut-il écrire pour combattre la solitude, pour apaiser ses angoisses, pour être aimé, pour laisser une trace ? Beaucoup de questions. Grenier offre de belles réponses ; il est des nôtres.

4 décembre 2023.- Vent (8°C). Encore quelques événements un peu tragiques dans mon environnement. N’en disons rien, ou à demi-mot… Tout étant dans tout, Le Palais des livres prend quelques allures testamentaires. C’est le dernier ouvrage d’un vieux monsieur qui fait le bilan de son amour pour la littérature. Rien de docte, rien de pesant… plutôt une promenade un peu sifflotante où les diverses citations forment de beaux échos entre elles… (On remarquera une très grande fidélité envers Albert Camus).

6 décembre 2023.- Nuages, nuages, nuages… (7°C). Entre le labeur et l’actualité patibulaire, pas de quoi sautiller. Un peu dans la correspondance de Flaubert. Rien (ou presque) : J'expire des buées comme des grains de poussière, je secoue un peu mon pollen. Je ne pleure pas.

7 décembre 2023.- Une vague froideur (5°C). Légère intervention chirurgicale à l’oreille gauche qui me donne des airs van-goghiens. Lecture : Dutourd et sa Chose écrite. Belle notule sur Restif. Précurseur de Proust, écrivain monumental, tout du moins en volume… Entamé Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits de Gide. Je ne suis pas follement gidien, mais cet ouvrage posthume et pour ainsi dire terminal semble assez convenir à mon teint blafard. Quelques pages du Journal de Renard que je relis par doses homéopathiques.

8 décembre 2023.- Des averses (8°C). Dans Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits, Gide ne s'en fait pas trop, il est trop proche de l'inéluctable pour s'en faire vraiment. Alors, il écrit « à plume abattue », sans l'obligation de convaincre qui que ce soit ; passe de la description de sa propre physiologie défaillante, de son anorexie, de son grand âge qui avance — et qu'il n'avait pas vraiment prévu — à quelques souvenirs gais ou tristes. On croise Stravinsky, Copeau, Oscar Wilde, Charles Du Bos, Suarès… C'est vraiment pas mal et pourrait presque me guérir de mon antigidisme primaire.

9 décembre 2023.- Petite pluie patibulaire (8°C). Le solstice d'hiver approchant, les jours raccourcissent, et l'humeur devient ombreuse. Il y a quelques semaines, je faisais encore quelques sorties en quête de soleil et d'un banc public capable de supporter mon séant et mes lectures impromptues. Lors de l'une de ces sorties, j'avais récupéré dans une boîte à livres un gros pavé à la couverture rose : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova. En l'occurrence, la pioche fut bonne et mes intuitions semblent se confirmer, car, ayant entamé ce volume aujourd'hui, je lui trouve des atours tout à fait seyants. L'auteure — russe — part du journal intime de sa tante, retrouvé après son décès, et tire de multiples fils biographiques. Des fils intimes et d'autres plus larges, reliés à la grande histoire russe, avec lesquels elle coud une sorte de patchwork mémoriel. Le résultat forme un tissu dont les jointures n'empêchent pas une belle densité, qui vire à l’adamantin et au scintillement. On pense à Sebald et au Barthes de La Chambre claire… Maria Stepanova écrit un livre sur sa famille qui ne traite pas de sa famille, mais d'autre chose : « sans doute de la façon dont est structurée la mémoire… »

10 décembre 2023.- Beau temps virant au nuageux (11°C). Quelque chose de printanier flottant dans l'air, risqué une paire de pas dans les extérieurs. Résultat : le commun des mortels ayant eu la même idée que moi, nous étions nombreux à nous coudoyer dans les lieux publics environnants. Malgré tout, trouvé un banc raisonnablement ensoleillé où j'ai bien cru pouvoir poursuivre la lecture du livre de Maria Stepanova entamé hier. C'était sans compter sur la masse lipoïdique du monde qui m'a bien vite rattrapé et qui, de facto, a empêché mes velléités lectorales.

Au bout de deux, trois piaillements émis par quelques gosses en mal d'activité physique, et de quelques « tapette », « enculé », « fils de pute » proférés par une petite bande d'adolescents à bonnet, j'ai replié mes genoux vers mes coudes et, dans cette position pour le moins inconfortable, j'ai repris le chemin de mon petit intérieur qui n'est pas ensoleillé, mais qui, pour ce dimanche après-midi, présentait les avantages d'une certaine tranquillité.

Sinon, pour en revenir au sujet censé nous occuper vraiment, le livre de Maria Stepanova est un peu rêche, moins confortable que mon canapé, mais cela ne l'empêche pas de révéler de beaux atouts. Comme je le disais hier, c’est un patchwork mémoriel qui fait avec la littérature, la philosophie, les écrits sur l’art, des cartes postales, des bouts de correspondance, le souvenir de l’Holocauste… Comme chez Sebald, tout semble écrit comme à travers un voile de cendre.

11 décembre 2023.- Redoux humide, finalement guère sympathique (15°C). Aucune sortie dans les extérieurs. Ah ! si, j'ai sorti les poubelles ! Chez Maria Stepanova, belles pages sur Le Bruit du temps d'Ossip Mandelstam, sur la supposée froideur, le pragmatisme de ce texte qui entraînera le courroux de Marina Tsvetaïeva… Belles pages sur Francesca Woodman et la qualité spectrale de son travail. Encore plus belles pages sur Charlotte Salomon. La gorge se serre, l'humidité tend à poindre au coin des yeux. Rien (ou presque) : je réorganise le monde de bas en haut, sans grandes exigences, mais avec quelques impératifs. Il faut que cela soit bien rangé.

12 décembre 2023.- Ciel couvert, pluie fine (11°C). Le monde pince et pèse, roule et se déploie. Il faudrait parfois pouvoir l'oublier. Tiens, par exemple, il faudrait que je puisse oublier les rénovations qui tournent autour de moi. Cet immeuble à ma droite, sur lequel on s'affaire depuis plus d'un an (alors qu'il avait déjà été entièrement rénové il y a trois ans), et cette villa à ma gauche que sa nouvelle propriétaire voudrait plus cosy. Je voudrais oublier la stridence des meuleuses et perceuses, le cahin-caha des brouettes, la surprise des coups de massue au débotté, le grincement des scies et les jurons des ouvriers. J'aimerais oublier tout ça, mais c'est impossible, le brouhaha fait à présent partie de ma physiologie, c'est un nouveau membre, comme un bras, un nez, une oreille ou un petit orteil. Bref, je n'y peux rien, c'est ainsi. Dans ces conditions, on comprendra aisément que la lecture relève du domaine de l'hypothétique. Néanmoins, à force de volonté, je suis tout de même parvenu à lire quelques chapitres du beau livre de Maria Stepanova. Là encore du brouhaha, mais celui de l'histoire et de la mémoire. Le siège de Leningrad, le froid, les chemisettes des nazis, la faim qui rôde, le cannibalisme, un grand-père mort au front… Et puis la correspondance familiale de l'auteure, ces lettres et cartes postales comme autant d'éléments d'un puzzle où se mêlent l'intime et la grande marche du temps. (Belle évocation de Joseph Cornell et Henry Darger).

14 décembre 2023.- Averses éparses (7°C). Lever 5H00. Labeur. Sieste. Renard (Journal), Cioran (Cahiers). Nothing else.

15 décembre 2023.- Éclaircies (8°C). Correspondance de Flaubert (beaucoup de mains baisées), Cahiers de Cioran, cet avis sur la virtuosité que je tamponne assez largement : « La virtuosité dans tous les domaines est signe de néant ; elle n’existe pas à l’aube d’une civilisation. C’est pour cela qu’il y a tant de vérité dans les commencements et si peu dans la réussite et l’achèvement. En tout, ne compte que le moment du désir. Ce qui vient après n’est que fignolage, routine, complaisance. »

Nouvelles acquisitions : Le Tunnel - Ernesto Sabato, Francesca Woodman - Bertrand Schefer, En Vie - Eugène Savitzkaya, Dandys et excentriques - Denis Grozdanovitch.

17 décembre 2023.- Beau temps frais (6°C). Vaguement malade, la gorge, certainement une angine. Hier, vie sociale, restaurant, bu raisonnablement. Ce matin, j'ai repris En Mémoire de la mémoire de Maria Stepanova. Je n'aurais pas dû le laisser de côté pendant trois jours. J'éprouve beaucoup d'embarras à vouloir y replonger (les livres que l'on oublie, ne serait-ce qu'un court instant, se vengent toujours). C'est dommage, car cette belle affaire mémorielle me semble assez formidable. Parallèlement, vu Les Photos d'Alix de Jean Eustache, qui me semble offrir de nombreux points de coalescence avec l’œuvre de Maria Stepanova (par le biais de Francesca Woodman, cette autre photographe de sa propre intimité). J'en suis là, la nuit tombe, la nuit tombe toujours bien trop tôt.



To be continued.



lundi 30 septembre 2024

Psychogeographie indoor (140)

 


« Nous autres Juifs, nous ne sommes pas peintres, à vrai dire. Nous ne savons pas nous représenter les choses de façon statique. Nous les voyons toujours s’écouler, se mouvoir, se métamorphoser. Nous sommes des narrateurs. Que voulez-vous, je suis toujours captif en Égypte. Je n’ai pas encore traversé la Mer Rouge. » (Conversations avec Kafka - Gustav Janouch)


20 octobre 2023. - Il pleut, et même un peu trop (18°C). Climat pesant, quelque chose des heureslesplusombresdenotrehistoire flotte dans l'air. Pour ce qui est de ma prochaine lecture, je lorgnais sur le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Je vais cependant l'éviter, car il me semble trop ton sur ton avec les temps qui nous occupent. En définitive, je pense plutôt entamer Samsara de Patrick Deville, qui ne sera certainement pas pire en mieux.


21 octobre 2023.- Quasi beau temps (19°C). Vie sociale, restaurant. Sacrifié une andouillette. Lu deux pages d'Amos Oz et trois de Patrick Deville. J'hésite toujours entre leurs deux livres.


22 octobre 2023.- Les nuages arrivent, les voilà ! (17°C). Quelques kilomètres de vélocipède, un peu de jardinage, beaucoup de léthargie sur canapé… Toutefois, tout de même entamé le Samsara de Patrick Deville. Menu copieux : Indépendance indienne. Gandhi non violent qui finira assassiné, Pandurang Khankhoje belliciste qui finira dans son lit, Tagore et Tolstoï, Claude Martin et les Lumières, les sikhs et zoroastriens… En somme, and as usual, rivages de l'exofiction décoloniale… Tout cela très bien et très à mon goût. Cependant, pour la première fois avec le Deville du projet Abracadabra, j'achoppe un peu, je n'accroche pas vraiment. Une certaine lassitude commence à s'entortiller autour de mon intérêt… (Deville est certainement hors de cause, ces derniers temps mon appétence lectorale est un peu en berne. Je me donne l'impression d'être un boulimique entre deux crises).


23 octobre 2023. - On annonce une dépression nommée Bernard. Heureux que l'on masculinise enfin les aléas climatiques. Toutes les tempêtes Babeth et autres Aline avaient fini par nous convaincre, à tort, qu'une féminité toxique pouvait exister (20°C). Toujours de vastes chantiers autour de mon entité corporelle. Mes conditions lectorales s'en trouvent largement altérées. Quant aux refuges de l'outdoor, même pas la peine d’y penser, en raison de la dépression Bernard évoquée plus haut ils n’étaient aujourd’hui pas plus envisageables qu’une cautère sur une jambe de bois vermoulu. Vaguement résigné je me suis donc contenté de mon canapé et de deux boules Quiès pour parvenir à mes fins. Ainsi appareillé, je suis un peu mieux entré dans le Samsara de Deville. Pour tout dire, c'est un livre qui se révèle plus passionnant qu'à son tour. L'érudition n'y est jamais paonnante et il y a de multiples passerelles avec les autres ouvrages du vaaaaste projet Abracadabra (le Mexique, Trotsky, Alain Gerbault, tutti quanti…). (Tout étant dans tout, Deville rappelle qu’en 1941, Subhas Chandra Bose, l’un des plus fameux indépendantistes indiens, fut accueilli à bras ouverts par le très toqué Himmler.)


25 octobre 2023.- Pluies éparses (17°C). L'époque est morose, la saison est morose, la météo est morose, je suis morose. Rien pour me faire sautiller, surtout pas les grandes affaires du monde, pas plus que les mornes habitudes du labeur ou une quelconque coalescence de cœur avec quiconque. Non, je suis morose, très morose… Je suis morose et je me replie dans une sorte d'adynamie, une faiblesse d'envie et une stagnation quasi quantifiable. Heureusement, reste le toujours tordant Valéry (Paul) : « Supposé qu'il existe un zéro absolu de la sensation, on demande si un être qui atteindrait (par l'effet de quelque circonstance) ce point de sensation nulle, l'atteindrait vivant, c'est-à-dire s'il pourrait revenir à la vie ? »


26 octobre 2023. - Ciel jaune dégueulasse, pluie patibulaire, nous y sommes… (15°C). Fini le Deville au milieu du brouhaha (toujours des travaux autour de moi). Pas le meilleur du projet Abracadabra. Manque un peu d'incarnation, ce qui est dommage — et même un peu drôle — pour une chose indubitablement indienne. Tout de même pas mal, Deville ne faisant jamais de morale à la petite semaine, ce qui n'est pas tout le temps le cas de ses confrères exofictionneurs décoloniaux (je ne parle pas de Jean Rolin). Pour rester dans des choses indubitablement indiennes, immédiatement enchaîné avec les Souvenirs d'enfance de Rabindranath Tagore (dans la collection l’Imaginaire). C'est tout petit et léger, c'est presque très bien… D'une simplicité de trait assez confondante (nous sommes loin de l’appogiature littéraire et de la grande œuvre en marche). Tagore se souvient avec nostalgie du pays de son enfance, ce Bengale où il n'y avait pas encore d'automobiles, pas encore d’électricité et de lumière artificielle. Un Bengale où les tigres gambadaient dans la nuit noire ; un Bengale où l'on arrosait ses invités de quelques gouttes de rose ; un Bengale où les hommes, les femmes, les enfants vivaient chacun de leur côté. Était-ce plus mal ? En parlant de mal, je suis aussi et à l'alternat plongé dans le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Cette longue nouvelle offre de terrifiants échos : « Au début de l’été, au milieu de la moisson de l’orge, le négociant juif fut l’objet de soupçons. Il fut mis à mort en toute justice pour avoir protesté de son innocence avec énergie. Le spectacle du Juif sur le bûcher aurait dû dissiper un peu l’ennui et l’angoisse qui s’étaient emparés de nous depuis le printemps, mais les choses ont tourné de telle manière que le Juif, se consumant, réussit à tout ternir, à tout détruire en proférant une injure typiquement juive à l’adresse du sieur Guillaume. Cette malédiction fut lancée en présence de tous les habitants de la maison, depuis la maîtresse malade jusqu’aux servantes les plus ignorantes. Et bien entendu, on ne put châtier les malheureux pour avoir prononcé des injures, car ces juifs-là sont de nature à ne brûler qu’une seule fois. »

Dans le « dico amoureux » de Beigbeder, finalement bon passeur, repéré Dominique Fabre et Philippe Forest.


27 octobre 2023. - Humidité de saison (14°C). Chrysanthèmes, je fleuris mes morts, qui s'en fichent certainement. Court retour dans les Cahiers de Cioran. Il voudrait être juif. En ces temps pogromesques, cela ne manque pas de sel.


28 octobre 2023. - Légers passages nuageux n’altérant pas le beau temps. Belle douceur (19°C). Les conditions météorologiques nettement favorables, mon petit intérieur un peu trop dans des teintes semi-blafardes, je me suis risqué dans le large horizon des extérieurs où j'ai accompli quelques kilomètres de psychogéographie outdoor. Hasard ? Sur mon trajet, j’ai rencontré l'un de mes vieux voisins qui exposait ses toiles dans la chapelle hors d'âge — qui n'est plus des saints — située à moins de trente mètres de chez moi. (Les peintures du bougre sont des portraits un peu sauvages à l'acrylique, on y sent tambouriner quelque chose de l'art naïf.) Après une courte discussion sur l'art et la vie en général, quitté mon vieux voisin pour mieux poursuivre mon chemin jusqu'à un banc surplombant le confluent. Cet assemblage de planches s'est révélé convenable, et j'ai pu y entamer Les Naufragés du Wager de l'entité écrivante David Grann avec une assise et un confort peut-être un peu spartiate, mais finalement tout à fait acceptable. Pour l'instant rien de vraiment décevant chez Grann. Je dirais même que son affaire non fictionnelle laisse déjà deviner quelques arpents épatants. C'est un genre de reportage sur les cales d'un navire de Sa Gracieuse Majesté. Comme ledit navire navigue en 1740 et que l'impression de lire un papier in vivo, une sorte de direct live, est très tenace, on comprendra aisément le tour de force. Grann écrit avec un savoir-faire, une science qui frise les moustaches du lecteur. Il rappelle le recrutement forcé, les conditions de navigation terribles, les odeurs, le scorbut, les rats, la merde et le tremblement des moussaillons. Son histoire trace et avance à nœuds raisonnables comme un navire de bois en plein jour. Bon on sent tout de même que de l’inquiétant, du problématique rôde… J’attaque la page quatre-vingt-cinq, le soleil passe derrière les nuages, il est temps de rentrer.

Autres lectures plus matinales : trois pages d'Oz, que j’ai décidé de lire à dose homéopathique (je lis bien les Cahiers de Cioran comme ça). Quatre entrées du Beigbeder. Toujours assez instructif et relativement bon passeur. On sent que cette fois-ci, il s’est un peu forcé.


29 octobre 2023. - Du vent ! (20°C). Mon tour de vélo passe par les boîtes à livres du quartier. J'y ai dégoté Rondeur des jours, un recueil de miscellanées par l'ami Giono. Je concède que tout cela manque un peu d'aventures sexuelles. Rien de vraiment sexuel et rien de vraiment vélocipédique chez David Grann non plus. On navigue à l'estime, une voile reste une voile, un gouvernail reste un gouvernail. On longe la Patagonie, on évite le Détroit de Magellan, on cherche un passage vers le Cap Horn tout en frôlant de trop près les côtes de l'Isla de los Estados… Ce ne sont que rochers fendus par la foudre, montagnes patibulaires qui se profilent au loin et solitude glacée… Les portes d'un autre Monde. Les albatros s'élèvent dans les airs, les dents tombent, le scorbut arrive, le Cap Horn est finalement passé. Pour un peu, on se croirait chez Melville ou chez ce grand écrivain chilien dont j'ai oublié le nom. (Francisco Coloane)


30 octobre 2023. - Lourde chape nuageuse, douceur mielleuse (20°C). Changement d'heure, la nuit tombe à dix-sept heures. Quel est le bénéfice de l'opération ?

Le « journalisme » de David Grann est plus qu’étonnant. On pourrait même lui trouver des teintes chamaniques. Il vous donne l'impression d'être là, cabotant et tanguant comme par magie autour de la Terre de Feu, du Détroit de Magellan et du Cap Horn ! Il vous donne aussi l'impression d'être vraiment échoué sur une île désolée avec les velléités turpides d'un nouveau Robinson à la recherche d’une nourriture à portée de bec : des céleris sauvages, des oiseaux rachitiques, un chien oublié, le cadavre d’un camarade qui traîne dans un coin… Il vous permet aussi de croiser des autochtones qui passent comme des nuages dans des paysages qui semblent tombés tout droit d’une autre galaxie… Voilà pour la magie, cet agglomérat d’histoire et de géographie, d'ethnologie et de précision téléportante… Le reste, ce qui fictionne — les assassinats, la révolte qui gronde, le fait que l’homme soit un animal de pouvoir — est tout autant palpable… Chez David Grann, c'est la réalité rapportée qui est magique…



31 octobre 2023. - Quelques belles éclaircies (17°C). Les chantiers sont toujours plantés autour de moi. Vrombissements et chocs assourdissants, stridence généralisée, tout cela n'offrant rien pour favoriser la lecture en intérieur, qui devient à petit feu impossible. Comme, de surcroît, la saison et mes latitudes sont ce qu'elles sont, c'est-à-dire automnales et pas trop sudistes, la lecture en extérieur devient elle aussi quasi impossible. Vous aurez compris mon embarras. Reste que cet après-midi, une large éclaircie m'aura tout de même permis de finir Les Naufragés du Wager sur un banc public (on ne remerciera jamais assez l'inventeur des dits bancs publics). C'est vraiment un très bon livre… (Je n'ai pas lu les soixante pages de notes. Elles sont pourtant le cœur du projet, le combustible qui alimente la machinerie de Grann… Une usine à fictions…)
Une armée de mouflets tonitruants dans mes oreilles, je vous laisse. Les bancs publics ont parfois le tort d’être situés dans les parcs du même nom.


1er novembre 2023. - Pluie (14°C). Il y a des dragueurs lourds, il y a des dragueurs légers. Alain Bonnand est un dragueur léger. Dans La Grammairienne et la petite sorcière — court opuscule que j'ai lu sur les bons conseils du toxicomane repenti Beigbeder —, il n'est presque question que d'une séduction souple et tellement légère que l'on pourrait lui trouver des grâces de danseuse, de papillon… Il y a de ça chez Bonnand, un style léger et fuyant au service du faussement futile et du nécessairement vital. Il nous donne à lire les mails qu'il aura envoyés à une universitaire qui voulait lui consacrer une étude (c'est la grammairienne). Comme tout se fait assez naturellement, ces mails virent assez vite à la tentative d'emprise amoureuse (comme on dit aujourd'hui), aux galanteries… Bonnand tourne ensuite autour de sa fleuriste, puis il frôle les hanches camarades d'une beauté de 47 ans tout en la vouvoyant, et finit par croiser une princesse modeste, une danseuse lente qui tient son sac à bout de bras « telle une Monica Vitti jouant la solitude dans un désert urbain… »
Tout cela est charmant, très bien écrit et sautille sur le cœur. On pense au Chardonne terminal, aux discussions chez Rohmer, à la célérité de Vivant Denon, à l'élégance de Frédéric Berthet : « Il est vrai, il venait à ces cocktails beaucoup de filles de famille qui prenaient ça pour le bal des débutantes ; jolies comme une fessée pas encore reçue, elles réclamaient qu’on ne les abordât pas si on n’avait pas un sens élevé des responsabilités. On les trouvait dans de petits fauteuils Second Empire dont elles arrondissaient l’accoudoir d’un beau bras nu tout en découvrant haut une jambe qu’elles avaient bien longue déjà. »



3 novembre 2023.- Ciel couvert, pluie faible (9°C). Quelques renvoies d'ascenseur chez Beigbeder… Rien d'autre.

Beaux titres : Les jambes d'Émilienne ne mènent a rien - Alain Bonnand. Le Vague à l'âme de la Royal Navy - Bernard Delvaille



4 novembre 2023. - Le vent souffle, la pluie tombe, on annonce une nouvelle tempête (9°C). Bruno de Stabenrath aura vécu beaucoup de choses. À 15 ans, il joue dans L'Argent de poche de Truffaut ; à 17 ans, on le voit embrasser Anne Parillaud dans L’Hôtel de la plage (ce n'est pas donné à tout le monde que de pouvoir embrasser Anne Parillaud), il fait la couverture d'OK Podium, c'est une petite vedette en devenir… Pourtant, rien n’est jamais vraiment tout simple. Vingt ans plus tard, le voilà victime d'un saumâtre accident de voiture qui le laisse paraplégique… C'est déjà beaucoup pour un seul homme, mais il y a encore plus : quelque chose qui incite au plus élémentaire romanesque, il y a son ami Xavier, ce Xavier Dupont de Ligonnès qui tuera toute sa famille au débotté (je n'ai pas vécu autant de choses, mais l'année de L’Hôtel de la plage, j'ai tout de même roulé ma première pelle à La Baule-les-Pins, c'était le jour où Elvis est mort).
S'agissant du romanesque, Bruno de Stabenrath raconte tout ce que je viens de vous dire dans L'Ami impossible, un pavé raisonnable que j'ai entamé ce matin. Il y a donc Anne Parillaud, mais aussi Mort Shuman au piano, une jeunesse versaillaise au milieu des jeunes filles en robe Lacoste jaune pâle. C'est un peu sur-écrit, mais il y a quelque chose qui craque rose tendre et qui pourrait, au-delà du sujet, être potentiellement de la littérature.

Loin de Versailles, chez Oz, on trucide le juif de toutes les façons possibles (sombre écho avec les temps qui nous occupent).

Beigbeder me donne l'envie de lire Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin, comme si c'était possible.



5 novembre 2023. - Le soleil est sorti au moment où il devait se coucher, c'est ballot (15°C). Le climat pogromesque enfle. J'ai beau chercher, j'ai du mal à trouver quelque chose d'aussi stupide que l'antisémitisme. (C'est même une pathologie qui, si elle n'avait pas autant d'arpents tragiques, pourrait même paraître comique.) Par ailleurs et étonnamment, les débuts de L'Ami impossible offrent quelques points de contact avec les récents Éclats de Bret Easton Ellis. Même époque ou presque, même milieu — l’aristocratie versaillaise et la bourgeoisie WASP de Malibu —, même façon de faire tourner les affaires de cœur au milieu des playlists early eighties, même roman de formation qui vire au lugubre, même façon d'enterrer son adolescence…


6 novembre 2023. - Quelques soleillées gâchées (14°C). Vérité qui s'effrite, mensonges de plus en plus prononcés que l'on a du mal à cacher, piège qui se referme. L'Ami impossible ressemble de plus en plus à L'Adversaire et Xavier Dupont de Ligonnès de plus en plus à Jean-Claude Romand. Il y a cependant certaines différences. Chez Carrère, la montée vers le pire engendrait une sorte de sidération cendreuse ; chez de Stabenrath, l'inéluctable pointe d'une façon presque naturelle et même un peu ennuyeuse (ce ne sont pas les meilleures pages du livre).

L'avantage de cette époque où l'on voit refleurir svastikas et étoiles de David un peu partout, c'est qu'elle nous permet de faire le tri parmi nos supposés amis.

Acquis deux petits carnets de Moleskine — un rouge, un noir —, il va falloir que je les remplisse.


7 novembre 2023. - Quelques vagues éclaircies (12°C). Conditions lectorales toujours improbables, repli nécessaire vers l'extérieur… Il y a deux livres dans L'Ami impossible. Le premier est un genre de roman de formation où plane une imperceptible inquiétude. Le second est une enquête à la Capote où l'imperceptible cède à l'implacable, à la matérialité des corps retrouvés. (Entre ces deux livres, quelques pages d'articulation un peu molles. C'est le défaut de l'ensemble.) Le premier livre est très bien, nostalgique comme il faut. Le second est encore mieux. Stabenrath décrit la préméditation, l'achat des outils du pire, la chronologie des meurtres, la découverte des corps, sans sensationnalisme, avec une précision qui n'exclut pas l'émotion, qui la renforce même.


Un mois après les massacres que l'on sait, les juifs sont désignés comme coupables. Aucun étonnement. Ne pas oublier qu'après tout, la bonne conscience est l'un des composants du mal.


8 novembre 2023. - Beau temps (2°C→13°C). Un point sur mes conditions lectorales. En intérieur : quasi impossibilité. Rénovation énergétique oblige, chantier devant, chantier derrière, chantier au-dessus, chantier à gauche, chantier à droite (de surcroît, les ouvriers rotent…). Dans le parc public le plus proche : employés municipaux rentabilisant plus que de raison leurs tondeuses à gazon furibardes. Dans le parc public le plus éloigné : un peu plus de calme, mais des mouflets qui piaillent et des bancs trop à l'ombre pour être honnêtes. Au cimetière : une inhumation à grands coups de pelleteuse (les morts ne sont jamais plus dérangés que par leur nouveau colocataire qui parfois rote et pète). Finalement, j'ai trouvé un vague bonheur sur un banc qui surplombe le confluent. Un peu trop de circulation automobile, cependant l'exposition est bonne. Seul problème, au bout d'une petite trentaine de minutes de lecture, l'irruption tintamarresque d'une machine à souffler les feuilles mortes… Voilà, j'en suis là, la nuit tombe. Néanmoins, ce matin, lu À la cyprine d'Eugène Savitzkaya. Un peu toqué, un peu cochon, très belge pour tout dire (ce sont des poèmes). Cet après-midi, entamé Le Dernier Ange, premier roman de Robert de Goulaine. Collectionneur de papillons vivants, ami de Julien Gracq, érudit, poète, châtelain et vigneron produisant un fameux muscadet, ce type était un drôle de loustic.


9 novembre 2023.- Pluie fine (12°C). Olivier Guez, L'enlèvement de Josef Mengele. Très bien fait, informé comme il faut, mais on se demande à quoi bon ? En dehors de distraire le lecteur, y a-t-il un but moral ou esthétique dans tout ça ? Est-ce de la littérature ? (Guez ne fait pas grand-chose du personnage Mengele, qui est bien falot). Rien (ou presque) : je ne m'inquiète pas de mon état morose. Il est en moi, et je l'ai apprivoisé. C'est devenu une sorte de solide fondation qui ne s'effrite pas. Un continuum vital qui me soutient, qui me fait lever les bras et bouger les jambes. Je pourrais même dire que c'est ma morosité qui me fait avancer.


10 novembre 2023. - Ça fluctue, ça fluctue ! (11°C). Ce matin : fini le Guez. Il me semble difficile de romancer aussi facilement les arpents tragiques de l'Histoire et de diluer ainsi Mengele dans une vague fiction. Guez montre certes un peu la banalité du mal, mais il le fait banalement avec les armes du petit roman que l'on ne lâche pas, c'est un problème, voire une impasse… L'exofiction chez David Grann ou Jean Rolin — pour prendre un exemple local — c'est tout de même autre chose. Midi : le ton désabusé du speaker de France Culture. 13h25 : une bourgeoise blanche nous apprend que le désir est une construction sociale. Cinq minutes plus tard, elle se préoccupe de la sexualité des minorités noires aux États-Unis (sans commentaires). Après-midi : profitant d'une rare éclaircie, je risque mon museau dans les extérieurs. Sur mon banc, lu quelques pages de Robert de Goulaine. Petit goût précieux, cela n'a pas l'air d'être grand-chose. Sur le chemin du retour, boîte à livres. Rien déposé mais chapardé : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova (volume presque neuf, la quatrième de couverture évoque Sebald, Barthes, Mandelstam et Sontag). Retourné dans mon petit intérieur, je me jette sur mon canapé où j'entame derechef Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin. Les trois premières pages sont bien drôles (dans des teintes assez post-houellebecquiennes). Rien (ou presque) : rien ne me sert d'être renfrogné, de déambuler en reniflant mes propres rancunes. Non, j'ai la maussaderie sautillante et presque joyeuse. Je ne marmonne pas.


12 novembre 2023. - Quelques petites averses au débotté (12°C). Quentin. Moult questions autour des sciences : sciences dures et sciences molles. Le racisme biologique de l'extrême droite, le racialisme du wokisme porté par les sciences sociales. Le roman scientifique (expérimental) aussi. Belle mécanique de la forme (qui est très adroite), belle mécanique du fond (qui est plus complexe qu'il n'y paraît).


13 novembre 2023. - Ciel gris, pendaison, petite bruine torve (14°C). La fin du Voyant d'Étampes ressemble à un pied de nez trop facile pour être honnête. C'est dommage, car le reste est assez finement fagoté et sait se libérer d'influences qui pourraient paraître de prime abord un peu trop prégnantes (Houellebecq, le Roth de La Tâche ou le Coetzee de Disgrace…).

Marin mon cœur d'Eugène Savitzkaya. Un homme observe son bébé et c'est très simple, très beau : une somme de premières fois.

La correspondance de Flaubert est imparable. On l'ouvre au hasard et on tombe sur des merveilles : « J’ai connu, comme vous, les intenses mélancolies que donne l’Angélus par les soirs d’été. Si tranquille que j’aie été à la surface, moi aussi j’ai été ravagé et, faut-il le dire, je le suis encore quelquefois. Mais, convaincu de cette vérité, que l’on est malade dès qu’on pense à soi, je tâche de me griser avec l’Art, comme d’autres font avec de l’eau-de-vie. À force de volonté, on parvient à perdre la notion de son propre individu. Croyez-moi, on n’est pas heureux, mais on ne souffre plus. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie).


To be continued.


dimanche 25 août 2024

Psychogeographie indoor (139)



« Revois deux fois pour voir juste ; ne vois qu’une fois pour voir beau. » (Henri-Frédéric Amiel - Journal intime)


11 septembre 2023.- Le ciel se couvre, la chaleur stagne (33°C). Hier, long barbecue tout autant dominical que viriliste. Je risque certainement la relégation, une Kolyma végétaliste, je m'en fiche. Lu Éloge de rien (dédié à personne), un très court opuscule réédité par la maison Allia. L'auteur est censément anonyme, mais il s'agit en fait de Louis Coquelet, un olibrius dix-septièmiste qui œuvrait dans le genre burlesque. On lui doit également une Critique de la charlatanerie, un Éloge de la goutte et un autre des Femmes méchantes, ce qui pose son olibrius. Sa petite affaire consacrée au rien sautille parfaitement dans un élan léger qui n'exclut cependant pas une certaine métaphysique : « Qu'y a-t-il eu de toute éternité avec Dieu ? Rien. Tout a commencé par Rien, et Rien n'a jamais eu de commencement. Si on considère l'excellence de Rien, elle est admirable ; Rien, aussi bien que la Divinité, ne se peut définir que par lui-même. Qu'est-ce que Rien ? C'est Rien. Comme elle, Rien est immense, incommensurable, et s'étend au-delà de toutes choses. Rien est immuable et indivisible. On ne saurait l'augmenter ni le diminuer. Ajoutez Rien à Rien, cela fait toujours Rien. Ôtez Rien de Rien, il reste toujours Rien. Rien ne vient de Personne, et tout ce que nous voyons dans la nature vient de Rien. Ce soleil si lumineux, ces astres si brillants, ces charmantes fontaines, ces prairies si riantes, ces plaines si agréablement diversifiées, ces lacs, ces mers, ces montagnes, ces mines si précieuses qu'elles cachent, tout cela a été fait de Rien ». Moins dix-septièmiste, plus étasunien, L'Étoile du désert, le nouveau roman de Michael Connelly. Vingt-septième apparition de Hieronymus “Harry” Bosch, et on pourrait se dire que cela fait un peu trop, que Connelly devrait savoir lâcher son héros. Il n'en est rien, sa petite entreprise fonctionne toujours aussi bien et au bout de dix pages de léger doute et de méfiance relative, c'est reparti pour de la précision géographique, pour des pages entières consacrées aux nouvelles techniques d'investigation scientifique. Bref, tout roule presque parfaitement et c'est toujours aussi bien.


12 septembre 2023.- On annonce quelques chutes de pluie (32°C). Des noms de rues, de boulevards, de places, d'autoroutes, de centres commerciaux, d'aéroports. Des marques de voitures, une étiquette de Pinot Noir, le fonctionnement du système de santé de la marine américaine. Les livres de meurtres, les détails concernant la collecte de l'ADN, la génétique et la généalogie. La procédure judiciaire disséquée et expliquée… Chez Connelly, ce sont les informations accolées de la façon la plus professionnelle possible qui forment le récit. Rien de plus normal pour un ancien journaliste. Au milieu de cette somme d’informations, un peu de mélancolie : Harry Bosch vieillit.


14 septembre 2023.- Éclaircies (24°C). Labeur, fatigue. Connelly : deux chapitres. Cioran, Cahiers : une page. Nothing else.

15 septembre 2023.- Ciel dégagé (29°C). Lever 5h00. Labeur (toujours aussi saumâtre). Sieste. Les voisines repointant le bout de leur nez poudré, conditions lectorales quasi impossibles. Ça papote, ça papote ! Malgré tout, deux chapitres de Connelly. Vous savez, le finaliste du prix Pulitzer 1986.


16 septembre 2023.- Ciel changeant (25°C). Inspiration en berne, élan mou, aucune velléité, je m'absente, et ce vague journal en est la preuve quotidienne.

Restent les livres, un peu, vaguement… Tiens, Connelly téléporte la fin de son nouvel opus dans l'archipel des Keys. Cela nous vaut quelques belles pages de littérature Google Maps (c'est un compliment). Sont évoqués l'Overseas Highway, Key Largo et Key West (l'une des villégiatures du père Hemingway). En dehors de la géographie satellitaire, une belle inquiétude : Harry Bosch va-t-il disparaître corps et biens ? Connelly saura-t-il s'en débarrasser, tel Conan Doyle jetant son héros dans les chutes de Reichenbach ?


17 septembre 2023.- Vent tiède, orages en amorce (31°C). Connelly, belle fin mélancolante… Plus chantourné Chamfort et la société. Toute une histoire : « La Société, ce qu’on appelle le Monde, n’est que la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l’une par l’autre, qui expient le lendemain, dans le dégoût d’une défaite, le triomphe de la veille. »

Je fais mes valises. Demain, départ pour Hyères et la Presqu'île de Giens où la météo s'annonce malheureusement problématique.


24 septembre 2023.- Beau temps un peu frais (20°C). Retour de Giens. Villégiature agréable en bord de tombolo. Un jour de vraie pluie qui m'aura permis de visiter la vieille ville d'Hyères et les jardins de la Villa Noailles. Pour le reste, la météo aidant, d'amples randonnées sur les sentiers du littoral. Ils sont parfois périlleux, mais laissent de temps à autre deviner des paysages à couper le souffle. (Rentrée littéraire.) L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint. Comment caser sa vie dans la contrainte, ou plus précisément, comment faire entrer son autobiographie, ses jeunes années, la crise du Covid et le confinement dans les 64 cases d'un échiquier. Drôle d'idée où Toussaint donne l'impression de vouloir tailler la barbiche de Perec avec une lame imperceptiblement modianesque. C'est au cordeau, mais pour tout dire finalement trop désincarné, comme si sans les petits pans lactescents de la fiction Toussaint ne nous montrait plus qu'un moi cardinal flottant au milieu d'un monde frisquet et sans chair. (Une pièce d'échec sur une case d'échiquier ?)


25 septembre 2023.- Tiédeur modérée, soleil trop bas, charme des demi-saisons (23°C). Toussaint. Ce qui sonne artiste, ce qui voudrait prendre forme, les cases d'échiquier en autant de petits chapitres, tout cela me semble froid et plaqué. Le reste, ce qui est dans le cadre, ce qui relève du témoignage, les affaires de famille et les souvenirs qui remontent, est nettement plus chaud et pourrait tenir tout seul. En somme, la forme toussaintienne barbifie élégamment un fond souvent émouvant.

P.-S. Et comme de bien entendu, aux alentours de la page 140, dans un très beau passage qui rappelle ce qu'est vraiment la littérature, Toussaint vient de rabattre mon dubitatif caquet. Voilà l'un des charmes du read in progress.

Fais un grand tour de vélo avec ma voisine de droite qui est finalement plus jolie que pénible.

26 septembre 2023.- Le soleil passe sous les frondaisons (23°C). Fini le Toussaint. Trop de confinement, pas assez de Gilles Andruet… Commencé Cœurs solitaires de John Harvey. Polar gris et social. Tout à fait britannique. Rien (ou presque) : drôle de paradoxe. C'est l'ennui, le manque de variation, qui font passer les jours plus vite. Tout cela fuit.

28 septembre 2023.- Été indien (28°C). Labeur toujours assomant. Court retour dans le Journal de Bernard Delvaille. Nothing else.


29 septembre 2023.- Ciel couvert (26°C). Labeur. Sieste sous le blitz des moustiques tigres. Un chapitre de mon polar britannique entamé il y a deux trois jours. Travaillé ma psychogeographie en intérieur…


30 septembre 2023.- Soleil voilé et trop bas. Tellement bas qu'il doit bien générer des rayons inutiles (24°C). Je suis dans une forme molle et légumineuse. De surcroît, je me donne l'impression de flotter au-dessus de moi-même. Drôle de tableau. Sinon, le polar de John Harvey n'est pas si mal que ça. Il est lui aussi un peu mou et légumineux, comme peuvent l'être certaines séries britanniques (Happy Valley, par exemple). Pour vous donner une petite idée du ton employé et d'un certain humour en sourdine, voilà le genre de choses que l'on peut y lire : « Elle vivait à présent dans un HLM du quartier d’Old Lace Market, en concubinage avec un cycliste professionnel qui passait le plus clair de son temps à pédaler dans les Alpes et l’essentiel de ses loisirs à se raser les jambes pour éliminer la résistance au vent. Au moins disposait-elle d’assez d’espace. »


1er octobre 2023.- Still Indian summer (24°C). Finalement le Cœurs solitaires de John Harvey me tombe assez des mains. Ça voudrait s'attacher à l'humain, ça s'y attache trop… Certainement pour tenter de faire oublier une intrigue mal fagotée. Rien de retors dans le bon sens, aucune précision horlogère, nous sommes loin du roman procédural à l'américaine. Michael Connelly, par exemple, qui, lui, sait combiner les deux, la patte humaine et le savoir-faire… (Mon humeur un brin maussade et mon entrain modéré face à toutes choses biaisent certainement mon avis. C'est la saison qui est en cause.)


2 octobre 2023.- Quasi tiédeur, du vent (29°C). (Hier soir.) À la radio, Masque et la Plume consacré à l'actualité littéraire. Oh ! rassurez-vous, rien de vraiment violent. On y a fait, comme de bien entendu, un éloge mou et très appuyé des divers ouvrages évoqués. Le présentateur s'est seulement un peu offusqué que l'on puisse penser un instant que l'hétérosexualité soit la norme de quelque chose (un avis qui aurait tout de même mérité un petit débat où les deux gueuses, physiologie et sociologie, auraient fait les malines). Bref, des avis bourgeois, bien peignés dans le sens de l'époque. Des avis qui, pour tout vous dire, manquaient cruellement de hululements et de la plus élémentaire naïveté… En attendant, l'inflation enfle, il n'y a plus de transgression nulle part, et j'ai mal à ma gauche modérée. (Midi.) Sur France Culture, il est question de poésie. L'une des deux demi-moustachues de CocoRosie parle couteau à beurre pendant vingt minutes, puis elle enchaîne par un éloge de Fifi Brindacier, ce « personnage punk plus fort que les flics ». (Après-midi.) Le soleil d'octobre étant ce qu'il est, mon semblant de jardin se trouve plongé dans une ombre plus que prononcée. Tout cela n'incite pas vraiment à la pratique de la lecture en extérieur, et c'est pourquoi cet après-midi je me suis téléporté vers un lieu plus lumineux, tout au moins semi-ombragé. Je veux parler du cimetière qui se trouve à moins de quatre cents mètres de chez moi. En cette saison (et même en hiver), c'est un lieu idéal pour la lecture. On n'y est pas dérangé par les locataires. On en visite certains et même de très chers. Après avoir visité mes morts, j'ai donc entamé la lecture de L'Heure du Roi, œuvre d’un certain Boris Khazanov. Ce petit livre culte récupéré dans une boîte à livres du Massif des Bauges me semble pour l'instant tout à fait concluant. Écrit par un dissident antisoviétique, il déroule une parabole assez futée sur le nazisme, le royaume du Danemark et, plus généralement, le totalitarisme. Bref, c'est lourd-léger.


3 octobre 2023.- Quelques nuages en amorce (27°C). Acquis quelques plantes d'intérieur. Il faudra bien passer l'hiver dans un semblant de verdure. L'Heure du Roi de Boris Khazanov. Qu'est-ce qu'être libre ? Quelle est la valeur d'un geste ? (Il peut être symbolique.) Comment, en quelques minutes, une action héroïque peut engendrer une répression encore plus féroce (ici le port de l'étoile jaune par un roi d'opérette). Beau texte, parfois un peu embrouillé, finalement plus philosophique que parabolique… Curieusement, les lexèmes et morphèmes de Khazanov m'ont rappelé les Moralités légendaires de Laforgue (même si cela n'a strictement, ou presque, rien à voir). Pour faire bonne mesure, dix pages du Journal de Bernard Delvaille. Toujours très à mon goût.


4 octobre 2023.- Nuages (19°C). Je vais faire la vaisselle, je vais me laver les dents, je vais pisser, je vais défaire mon lit, je vais me coucher, je vais dormir, je vais faire des rêves, je vais me réveiller, je vais pisser, je vais me laver les dents, je vais me doucher, je vais boire un mauvais thé, je vais mettre mes chaussures, je vais prendre le bus, je vais travailler, je vais déjeuner, je vais pisser, je vais reprendre le bus, je vais quitter mes chaussures, je vais faire la sieste, je vais faire mon lit, je vais lire quelques pages d'un esthète français, je vais regarder un épisode de la série NCIS, je vais évacuer mon déjeuner, je vais regarder le plafond, je vais écrire deux idioties sur Internet, je vais pisser, je vais souper, je vais faire la vaisselle, je vais me laver les dents, je vais pisser… Je ne vis pas trop, je pisse beaucoup.


6 octobre 2023. – Matinée un peu fraîche, plus de douceur par la suite (5°C -> 23°C). Le soleil est trop bas, je me replie vers l'intérieur. Mon hibernation est certes précoce, mais j'ai froid aux pieds, que voulez-vous ! Encore dans le Journal de Bernard Delvaille. Commencé Mauvais genre, un livre d'entretiens avec François Nourissier. J'aime assez les livres d'entretiens, j'aime bien Nourissier, son côté chien triste et pipe mouillée.


7 octobre 2023. – Ciel dégagé, douceur amniotique (23°C). Mon intérieur trop frisquet, mon semblant de jardin trop à l'ombre, j'ai pris la décision de poursuivre mes activités lectorales dans le large horizon de l'outdoor. Ainsi cet après-midi, j'ai un peu flâné dans le Mauvais genre de Nourissier, assis sur un banc ensoleillé à droite de la première église venant sur mes pas. Belle tiédeur et belle vue sur la Métropole en contrebas. Jolis souvenirs aussi. Ceux de Nourissier. Son enfance floue, son adolescence sous l'occupation allemande. Drôle d'époque, le très peu de vrais résistants, mais aussi le très peu de vrais collaborateurs. Une population qui, pour Nourissier, subissait plutôt les choses, sans ostentation et avec une certaine résignation : « À leur façon, ils ont été bien. Si la passivité était une résistance, les Français ont été résistants. Si c'était une action, une prise de risque majeure, ils l'étaient moins. » La jeunesse, l'occupation puis la libération. Les très nombreux résistants de la vingt-cinquième heure, une certaine veulerie à se voir du côté des vainqueurs. Nourissier est un peu sur les barricades, puis il se découvre une vocation. Il sera écrivain (écrivain et pas romancier, romancier c'est autre chose). Tout cela est très bien raconté, passe par les biais d'une parole qui n'achoppe pas vraiment et pourrait même être captivant par instants. Aucune nostalgie, un ton confortable, rien à redire…

Grande offensive du Monde. Le Hamas attaque Israël, on imagine les conséquences. L'effet domino de tout ça.


8 octobre 2023. – Still Indian summer (25°C). Attaques en Israël, plus de sept cents morts… Il y a des jours où mon philosémitisme — déjà bien présent — enfle. Comme tout est dans tout dans ses entretiens, Nourissier se souvient que l'antisémitisme sera passé de la droite à la gauche au mitan des années cinquante. Déjà cette histoire de cause palestinienne.


9 octobre 2023.- Soleil (29°C). Désolation moyenne orientale. Rien lu.



10 octobre 2023. – Last Indian summer days (27°C). Le but de ma journée ? Trouver un lieu, un banc public, pour poser mon séant face au soleil, voire face au demi-soleil. Mission accomplie pour ce matin où j'ai trouvé mon bonheur dans un parc quasi déserté de toute présence humaine. (Deux joggeurs, trois retraités, une jeune Ukrainienne et sa mouflette.) Mission accomplie pour cet après-midi aussi. (Sur un banc plus isolé et surplombant le confluent et la métropole.) Le soleil était bien là, et j'ai même dû m'en cacher un peu, car au bout d'un certain temps, voyez-vous, je rosissais plus que de raison. Bon, voilà pour la météo, les conditions lectorales…

Pour ce qui est de ce que j'ai lu, je suis toujours dans le Mauvais genre de Nourissier. Bouquin presque passionnant, tranquille, modéré et au ton jamais touché par une quelconque inquiétude bourgeoise… Le pensionnaire de l'Académie Goncourt se souvient joliment d'Aragon, de son homosexualité qui revient après la mort d'Elsa, de ses engagements douteux qui finiront par fluer du bon côté (celui de la dissidence et de la critique du stalinisme). Il y a aussi les acrobaties de Roger Vailland. Cette façon de vouloir concilier un style hussard et droitard avec une idéologie de l'autre bord. Vailland y parviendra, puis via le libertinage, il finira par retomber du côté droit.

Pour le reste, Nourissier lit allongé sur un canapé au risque de glisser vers le sommeil à la moindre défaillance d'attention. Gageons qu'il n'écrivait pas couché… Tout étant dans tout (je me répète), ces lignes qui formeront un drôle d'écho avec quelques événements tragiques récents : « Mais Aragon ne restait pas inerte face aux mots d'ordre communistes. Je me souviens qu'au moment d'une exaspération du conflit entre Israël et les pays arabes, il m'a dit un jour triomphant : “Je les tiens, j'ai une citation de Lénine. "La terre appartient à ceux qui la travaillent.” En Palestine, ce sont les Juifs qui ont travaillé la terre, donc ils sont chez eux.” »

11 octobre 2023. – Le soleil est toujours là (27°C). Labeur, douleurs dorsales, le train-train. Lu deux pages de Delvaille. Conditions lectorales quasi impossibles : un chantier à droite, un chantier à gauche, l'incessant caquetage du voisinage, une enceinte connectée, le pompon.

Israël, terrible bilan des attaques.

12 octobre 2023. – Le ciel se couvre (25°C). Vacarme du voisinage, lecture impossible.

Rentrée littéraire, nouvelles acquisitions : Les Naufragés du Wager - David Grann, La Danseuse - Patrick Modiano, Samsara - Patrick Deville.

13 octobre 2023. – Du vent (25°C). Le conflit entre les trucideurs du Hamas et Israël s'intensifie. En France, un professeur est assassiné. Parfois, on ne se croirait pas en enfer, on y est.

14 octobre 2023. – Deux averses, appétence automnale (22°C). Le professeur assassiné hier à Arras était agrégé de lettres et spécialiste de Julien Gracq. Rien pour mériter d'être égorgé par un abruti. Fini Mauvais genre de Nourissier. Bel exemple de civilisation feutrée. L’académicien Goncourt se défend d'être bourgeois avec des arguments que l'on pourrait trouver tout à fait pertinents. Il y a des passages pleins d’une demi-ironie où affleure le tordant. Celui-ci, par exemple : « La création littéraire est chose sérieuse et il faut la traiter sérieusement. Le piège est dans l'excès, dans une sorte de solennité, ou d'emphase, qui a parfois affecté les écrivains, surtout au XIXe siècle et au début de celui-ci. Il y a un équilibre à trouver entre la glorification de soi et la dérision de soi. Bien entendu, l'excès peut se manifester de diverses façons. Les photographies avec visage torturé, rides graves, noblesse négligente sont à proscrire ; je n'aime guère non plus les auteurs qui retirent leur cravate pour une émission de télévision, ou qui se décoiffent trop savamment… Mais je n'aime pas davantage ceux qui parlent de leur travail comme d'un petit commerce innocent. Il faut essayer d'occuper la surface et le volume qu'on peut occuper – pas plus, mais pas moins, et dans le ton juste. »

Entamé La Danseuse, nouveau court roman de Modiano (on frôle la novella). Toujours très beau, toujours sur le motif (le motif, c'est la mémoire). Néanmoins – sacrilège ! –, on s'ennuie un peu… Par ailleurs, chapardé le Dictionnaire amoureux des écrivains vivants démoulé par l'ex-toxicomane Beigbeder… J'ai pour ce dernier -– qui n'est pas un sphinx – une sympathie pour ainsi dire inavouable. Rien de vraiment pénétrant dans son petit pavé, mais un projet qui vaut quand même pour ce qu'il vaut. Il recense pas loin de trois cents écrivains français vivants, cela me semble beaucoup.

15 octobre 2023. – Ciel à moitié nuageux, soleil trop bas (16°C). Ce matin, cassé ma chaîne de vélo. Mon petit tour quotidien s'est donc terminé de façon problématique et pédestre. Il y a de pires fiascos, mais ce fut tout de même une petite tragédie. Dans l'élan, fini La Danseuse de Modiano. Quelques pages magnifiques — la place de la Concorde vue comme une grande clairière, une esplanade de bord de mer, les Champs-Élysées en grande avenue forestière —, mais de l'ennui aussi. Peut-être faudrait-il que Modiano sache, si ce n'est fuir son motif, du moins changer un peu sa forme, que sa brume mémorielle s'attaque vraiment à lui-même, qu'elle verse dans l'autobiographique prononcé. Bref, qu'il enlève un peu sa cape de mystère. Autrement, le Dictionnaire de Beigbeder a tout de même un mérite : il fait l'inventaire. (Sur Modiano, je me trompe sûrement)

16 octobre 2023. – Le soleil descend, la fraîcheur monte, l'automne avance (14°C). Ce matin, picoré tous azimuts… Dans La Chose écrite du bougon en chef Dutourd, qui m'a donné des envies de Comtesse de Ségur ; dans le Dictionnaire amoureux de Beigbeder, qui n'est pas si mal et qui, lui, m'a donné de curieuses envies de Claire Castillon (j'y ai aussi repéré Matthieu de Boisséson). Cet après-midi, devant l'avancée des travaux du voisinage, j'ai un peu fait ce que font les Palestiniens devant les forces israéliennes : je me suis replié vers un lieu plus calme. En l'occurrence, un parc public et un banc sur lequel j'ai poursuivi la lecture du Journal de Bernard Delvaille. C'est toujours aussi bien, hautement civilisé et loin des égorgements divers et variés, certainement un peu chochotte, mais en bien, en très bien voyez-vous.

17 octobre 2023. - Ciel se couvrant (21°C). Journée essentiellement consacrée à des problèmes de maintenance. Visite médicale et réparation de mon vélocipède. Ce dernier devrait aller relativement bien. Pour ce qui est de mon auguste personne, c'est un tout petit peu plus problématique. Il va falloir que je me fasse opérer, rien de vraiment grave, mais bon, la chirurgie subie n'est jamais un exercice très amusant. Entre ces deux problèmes de maintenance, tout de même trouvé le temps de m’asseoir sur un banc avec le Journal de l'ami Delvaille. Rien de vraiment mécanique, rien de vraiment médical non plus. Tout juste un peu de mécanique plaquée sur du vivant et quelques problèmes de physiologie. Delvaille raconte un voyage à Hambourg. La drague dans les buissons, une nuit de débauche où il se retrouve avec le pantalon taché : « La nuit a été de sperme et de seringas. » Quelques pages plus loin, il éprouve une certaine angoisse à vouloir dévoiler une part trop intime de lui-même. Ce voyage à Hambourg, par exemple… Encore quelques entrées du dico Beigbeder, pas vraiment totalement mauvaises…

18 octobre 2023. - Pluie diluvienne (21°C). Labeur, fatigue, rien lu… Hier, mort de Carla Bley, cheftaine de clique brinquebalante. Aujourd'hui, mort de Dwight Twilley, petit prince power pop. Tout s'en va…


To be continued.