lundi 17 mars 2025

Psychogeographie indoor (145)

 


« La citation est, en somme, un mauvais moyen littéraire. C'est ne montrer, au lieu de sa propre face, qu'un masque qui la représente à peu près. » (Henri de Régnier, Le bonheur des autres ne suffit pas)

7 mars 2024.– Beau temps (11°C). J'ai vendu trois livres, réalisant un bénéfice de 8 euros. C'est un début prometteur. Par ailleurs, le soleil commençant à caresser mon petit jardin, première véritable séance en extérieur de l'année sur ma fidèle chaise de lecture (qui ressemble plus à un fauteuil qu'à une chaise). Un bref retour dans les entretiens Mallet-Léautaud. Les débuts du second en tant que troisième clerc de notaire, presque une aventure.

9 mars 2024.– Vent infernal, douceur relative (15°C). Humeur assez fluctuante. Guère d’entrain, un peu de narcolepsie sur canapé, l’impression de me survoler. Pas de vraie sieste, mais quelque chose de plus mystérieux. Je suis hors de moi-même. Assez déçu par le début des Plaisirs et lectures de José Cabanis. Il faut dire que l’ordre chronologique choisi par l’auteur ne m’aide pas vraiment. Il commence son spicilège par Descartes, Port-Royal, Rousseau et Versailles, ce genre d’olibrius, de mouvements et de lieux qui m’intéressent certes un peu, mais finalement pas tant que ça. La poussière sied parfois, là elle semble fossilisée. (Allez-vous vous intéresser à de la poussière fossilisée !) Nonobstant, la chronologie avançant – la chronologie avance souvent –, je me retrouve tout de même avec quelques points de coalescence. Les pages consacrées à Hugo, Custine, Sue ou Michelet sont nettement plus à mon goût. On y sent monter le plaisir du lecteur, paraître la délectation, c'est certainement un bon signe pour la suite des opérations.

10 mars 2024.– Une belle éclaircie au cœur de l’après-midi, deux heures de soleil disponibles, puis le retour des nuages et de la pluie en fines averses (12°C). Football, cyclisme, rugby : journée largement occupée par le sport télévisé. (Je suis un grand sportif sur canapé.) Malgré tout, et profitant du temps de soleil disponible évoqué plus haut, poursuivi le Plaisirs et lectures de José Cabanis. C’est un livre agréable qui se fiche bien d’être objectif et qui se fiche encore moins d’être didactique, analytique ou tout ce que vous voulez. Loin de la glose universitaire et des pesantes questions des temps où il aura été écrit (1964, soit le cœur du structuralisme), il n’y est question que de délectation, de plaisir (le propos ne trahit pas son titre). En le lisant, on pense à d’autres ouvrages de même acabit, à La Chose écrite de Dutourd, entre autres. Cabanis tourne joliment autour d’un Michelet qui ne se voyait pas comme un historien, mais plutôt comme une sorte de devin, presque un poète. Il constate aussi que le même Michelet, le Michelet intime, celui du Journal, était davantage une espèce de croquignolet qu’un poète romantique au ton bien ajusté. Surtout, c’était un olibrius qui ne parlait jamais de lui-même, préférant parler de son épouse avec moult détails gluants, allant jusqu’à noter la quantité et la qualité des selles de celle-ci. Une « belle petite corde demi-molle » par-ci, de « belles cordes blondes » par là… Moins scatologique : Baudelaire, qui voyait en Poe un autre lui-même, un ivrogne méthodique cultivant son hystérie. Cabanis se plante ensuite devant Mérimée, dézingue un peu ses œuvres de fiction, mais reste admiratif devant le laisser-aller stendhalien de sa correspondance. Pour rester stendhalien, suivent quelques belles pages consacrées à ce bon vieux bougre de Léautaud. L’économie de ses mots, sa solitude, cette façon de ne pas être dupe. Tout cela est parfaitement pointé.

Autrement, je relis mon propre bouquin en version palpable et imprimée. Finalement, et malgré de nombreuses coquilles, c’est un peu nul, mais pas tant que ça. (Oui, je suis immodeste.)

11 mars 2024.– Pluie (11°C). L'humeur est pluvieuse, comme le temps.

Tout est parfois compliqué. Tenez, par exemple, figurez-vous que dans son Plaisir et lectures, José Cabanis éreinte et loue à la fois Simone de Beauvoir. Il l'éreinte lorsqu'il parle de la grande bourgeoise qui se voyait comme une jeune fille rangée alors qu'elle n'était qu'une jeune fille comblée pleine de ressentiment envers son enfance qu'elle trouvait idiote. Il l'éreinte aussi en constatant qu'elle décrivait son milieu social avec un style plat et amer (or le ressentiment en littérature ne s'accorde jamais avec les platitudes). Il la loue lorsqu'il l'évoque plus mature, écrivant la Force des choses, laissant derrière elle une vie écoulée, l'odeur du foin, les glissades solitaires sur la neige du matin… Pour rester dans une certaine dualité, Cabanis écrit ensuite quelques belles pages sur le Journal de Julien Green ; sur le déchirement qu'il peut y avoir entre un bonheur extraordinaire à vivre et un grand dégoût du monde. Green, c'est un peu l'inverse de Beauvoir, il ne se retourne jamais contre son milieu social et ne trouve pas son enfance idiote, son but n'est que de rechercher de nouvelles premières fois, de retrouver ce regard émerveillé devant un autre monde, celui de l'inconnu, celui du temps présent qui passera, mais qui est là, devant lui.

Le livre de Cabanis s'achève par quelques jolies notes de lecture qui forment une sorte de petite armoire à citations, celle-ci par exemple : « À quoi reconnaît-on le véritable écrivain : Victor Hugo dans le lit même de Juliette Drouet ne pouvait s’empêcher de noter des impressions sur un petit carnet. »

Pour rester dans les mêmes eaux, des eaux de passeurs, j'ai commencé les Journées de lecture de Roger Nimier. La préface de Jouhandeau est assez entichée (on devine qu'il n'y a pas que des raisons littéraires). Les premières notules ne cachent pas vraiment un côté sérieusement amidonné sous les oripeaux de la désinvolture, elles ne m'ont pas follement convaincu. Il faut dire que le menu, lui-même, est assez amidonné. Alain, Anouilh, Arland sont assez loin de mes goûts. Cependant, il y a deux ou trois choses amusantes, celle-ci par exemple : « Alain ressemble à un bœuf qui voudrait jouer les danseuses de corde. »

12 mars 2024.– Ciel très nuageux (10°C). Cervicalgie tenace, appétence existentielle correlative. Ce matin, profitant de menues éclaircies, effectué quelques arpents de psychogéographie en extérieur. Retrouvé mes habituels spots de lecture où, bien assis, j'ai poursuivi mon chemin dans les Journées de lecture du vieux-jeune Roger Nimier. Aymé et Barrès étaient à l'ordre du jour. Pour Nimier, le premier est un anarchiste qui aime l'ordre, un silencieux doué de parole, un paradoxal vu de biais par les intellectuels de son temps. C'est aussi un candide qui n'a pas vraiment conscience de sa folle originalité, un paysan qui se promène le long des quais en cherchant le Danube : « Hélas ! La Seine y coule. » Quoique certainement bien attaché à la terre et au limon national, Barrès est quant à lui moins paysan. Nimier le trouve parfois harmonieux, parfois un peu enterré. Ses Cahiers et ses écrits journalistiques (Leurs figures) peuvent paraître admirables. Le culte du moi ou L'Ennemi des lois souffrent, par contre, d'une sorte d'incertitude de la pensée et d'un goût du raffinement qui confine au charabia symboliste. Bref, Nimier pense qu’on apprécie Barrès pour de mauvaises raisons. Comme Gide, c’est un genre d’armoire à glace. Alors que, par exemple, « Chardonne ou Larbaud nous tendent leurs miroirs secrets. » (Évidemment, rien sur l'antisémitisme de Barrès.)
N. B. S'agissant de Barrès, l'ami des bêtes Leautaud émet des avis nettement plus tranchés : « … il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite… Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans ? » (Journal Littéraire)

Cet après-midi, éclaircies encore bien timides. Néanmoins je me suis encore aventuré dans la grande aventure du plein air. Fait un tour au cimetière puis quelques kilomètres de randonnée plus ou moins soutenus par les caprices du hasard. Dans ma poche arrière, les Aphorismes sur la sagesse dans la vie du père Schopenhauer. Résultat à mon retour, les lignes qui suivent me sont montées au cerveau : Je suis, je n’ai pas grand-chose et je ne représente rien si ce n’est ce que je suis.

Rien (ou presque) : Sa douceur parfois déborde, alors le solitaire n'est plus qu'un roi malade de lui-même.

13 mars 2024.– Quasi beau temps (16°C). Labeur. Cioran, Schopenhauer. Pif paf pouf… Rien (ou presque) : L'esprit se promène autour des choses, il se fait son opinion puis c'est cette opinion qui compte plus que les choses elles-mêmes.

14 mars 2024.– Soleil se voilant (18°C). Il est communément admis de dire que la monotonie et l'ennui offrent un terrain propice à la prolifération du nihilisme. C'est certainement un peu vrai, mais on peut aussi considérer que la monotonie et l'ennui font partie des quelques portes ouvertes sur le monde, sur son acception et sur le fait qu'il faille faire avec lui sans ostentation et avec une résignation non dupe.

15 mars 2024.– Larges éclaircies, quelques foyers orageux (17°C). Labeur. Guère de temps pour la lecture. Rien (ou presque) : Les passe-temps sont semblables à des tambourins que l'on agiterait dans une sorte d'appoggiature rythmée de l'existence. C'est l'un des ajouts chamarrés sans lequel nous ne pourrions vivre.

16 mars 2024.– Ciel changeant, deux ou trois belles éclaircies (16°C). Hier soir, vie sociale, restaurant et boissons alcoolisées en quantité raisonnable. (Il faut savoir se modérer.) Ce matin, encore un peu brumeux, retour sur mon canapé où j'ai poursuivi la lecture des avis pénétrants de l'épée Nimier. Breton, Céline, Chardonne, Drieux, Daumal, Genet, Gide, Giono ou Green étaient convoqués dans l'ordre alphabétique (difficile de paraître inintéressant, il y a certainement eu de pires périodes pour la littérature française). Malgré un soupçon de raideur corsetée, une monotonie de droite bien repassée — Nimier ne nous laisse pas à l'abri de quelques raisonnements originaux. Ainsi, voit-il en Chardonne un sage mêlé d’intelligence alors que — chacun le sait — les sages sont généralement d'une extrême bêtise. Breton est regardé avec moins de sympathie confraternelle, c'est un grandiloquent féru d'adjectifs et d'épithètes. Il écrit des phrases qui font des « ronds de bras ». Quant à Genet, malgré un style assez chantourné, il est fade et puis, surtout, c’est un « fieffé bavard ».
Cet après-midi, lecture en extérieur à peine dérangée par la présence de quelques abeilles et d'un chat à la queue coupée (ou pas, ce chat est peut-être de race sybarite, un Manx de l’île de Man ?) Nimier tournait autour de Larbaud et je n'ai rien trouvé à redire. Barnabooth est des miens.

17 mars 2024.– Temps maussade et doux (17°C). Ce matin, encore Nimier. Chez lui, Larbaud est un Stendhal privé d'ambition qui papillonne en tout bien tout honneur autour des petites filles. Un discret qui se voudrait comme un « petit précieux à demi oublié » alors qu'il est une sorte de Cardinal de la littérature, un point de ralliement auprès duquel on vient célébrer les « premières communions intellectuelles ». Pages finalement assez émouvantes, le corset de Nimier tombe un peu. Moins émouvant Maurras qui suit. Il est décrit comme un étrange vieillard devenu ennemi public nº1, un Goethe qui se serait trompé de siècle, un bohème qui, transformé en homme d'action, commet l'erreur de se jeter à l'eau de la politique et de nager dans une « mer de souffre ». Évidemment, c'est un peu vrai, mais Nimier est certainement trop proche idéologiquement de Maurras pour espérer l'observer depuis un noble belvédère d'idées. Il a beau émettre certaines réserves, on les sent forcées.

Cet après-midi, une petite troupe d'abeilles a pris possession de mon hôtel à insectes. Un gros chat roux les observe depuis bientôt vingt minutes. Le bougre ne sait pas ce qu'il risque. Quant à moi, posé sur ma chaise de jardin à moins de deux mètres du potentiel futur drame, j'attends qu'il survienne en continuant les Journées de lecture de Nimier. Péguy et Peyrefitte ne m'intéressant que très vaguement, j'ai somnolé en parcourant les petites notules plus ou moins amoureuses qui leur étaient consacrées. Je me suis un peu réveillé en lisant les avis de Nimier sur Mandiargues (surréaliste tardif désinvolte), Perret (marin désinvolte), Radiguet (vieux jeune) et Rebatet (grand écrivain gâché par la politique). Je me suis complètement réveillé lorsqu'il était question de Paulhan (un personnage inquiétant) et de Francis Ponge. Ce dernier, tout de même assez moderne, est défendu par un Nimier qui le ramène curieusement à l'abbé Delille et à Horace, ces vieux auteurs qui donnaient également dans le neuf tout en n'excluant pas une certaine ironie, de l'imprévu et de la finesse : « … voici Ponge, écrivain français, qui a donné de la saveur aux galets et qui apprend aux hommes à se connaître, en observant leur ténacité dans la mousse, leur liberté dans la pluie, leur cerveau dans les huîtres. »

Mort de Steve Harley, leader de Cockney Rebel et vrai écrivain de chansons.

18 mars 2024. – L'épaisse chape nuageuse s'est désintégrée en fin d'après-midi, laissant place à quelques résidus moutonneux et à deux ou trois timides éclaircies… tardives… bien trop tardives (18°C).
(Avant le déjeuner.) Nimier parle de Sartre d'une façon un peu trop clinique et scolaire ; on sent qu'il ronge son frein, qu'il donne dans la supposée objectivité alors qu'au fond de lui-même bout une sorte de soupe caustique. Bref, on s'ennuie. Par contre, on ne s'ennuie pas du tout lorsque, plus en accord avec lui-même, il friponne autour de Louis de Vilmorin dont il dresse un portrait assez énamouré… (Posant un pied d'un siècle à l'autre, elle est vue comme boitant, ce qui est charmant.) Pour Nimier, elle n'a pas d'autre défaut que de « pousser trop loin la plupart de ses qualités ». Elle aime les pays continentaux, les voyages en voiture, les histoires de Cocteau, l’ordre dans ses affaires et dans sa syntaxe. Madame D… est une merveille, l’élégance et la vivacité règnent et les virgules sont si bien placées qu’elles donnent l’envie de « battre des mains à chaque page »… Il y a Louise de Vilmorin et puis il y a ces lignes qui suivent. On pense au destin de Nimier, à celui de Sunsiaré de Larcône : « …vous achèterez une voiture. Une belle jeune femme, assise à vos côtés, vous fera la lecture. Et la vitesse vous fera penser que les aventures de l'héroïne sont là, devant vous, cent mètres plus loin, dans une forêt verte et ténébreuse. »

(Après le déjeuner.) Roman(s), maximes, souvenirs ? On ne sait pas bien ce que sont Les Chimériques de Chardonne. On ne sait pas bien et tout en étant étonné par une forme que l’on dirait moderne, par ces fragments qui jonglent avec virtuosité autour des affaires conjugales, on a tout de même sa petite idée. L’œuvre, cette écume du moi, semble disparaître devant la vision même de Chardonne. C’est une fenêtre ouverte sur le domaine des sentiments. Un monde où des fils se mêlent entre eux, un monde où les héros, si on peut parler de héros, sont des somnambules à la recherche d’un absolu : l’amour…

(Chardonne évoque aussi en creux la Seconde Guerre mondiale, la libération et les « ennuis » qu’il aura rencontrés. Il le fait avec une sorte de délicatesse naïve. Ayant lu quelques pages de sa correspondance avec Morand, nous ne sommes malheureusement pas dupes.)

19 mars 2024.– Temps magnifique, doux et plein de promesses vernales (18°C). Matinée passée en extérieur dans mes habituels spots de lecture. Peu de présence humaine. Un quidam aux airs vaguement ukrainiens faisait des simagrées devant son téléphone intelligent pendant que son moufflet chevauchait un tricycle un peu bruyant, quelques chiens de petite taille, quatre retraités, pas de quoi déclencher une troisième guerre mondiale. Poursuivi ma lecture des Chimériques face au soleil. Au bout d'un certain temps – le vague ukrainien tirait la langue – Chardonne m'a semblé distiller un peu d'ennui. Un cognac qui perdrait sa teneur en alcool et virerait au Pineau. Cela dit, son livre est plutôt très bien dans son ensemble et le dernier texte, en tous les cas, est admirable : « Je venais d’acquérir une maison abandonnée de ses habitants, et je voulais y faire quelques retouches. Je remuais des projets avec un plaisir juvénile ; ils étaient trop ambitieux pour une époque de pénurie, mais je pouvais au moins planter des arbres. L’idée que je ne les verrais pas beaucoup grandir ne m’est point venue. J’étais dans le feu et les rêves de l’action qui n’ont aucun rapport avec l’humaine mesure, je n’étais plus sur terre. » Fini la matinée avec Schopenhauer. Ses considérations sur les nègres et leur bêtise heureuse ne passent forcément plus la rampe, mais ce qu'il écrit sur les rapports entre l'intelligence et l'insociabilité me semble encore assez juste.

Après le déjeuner, retour dans mon petit jardin et dans le Journal de Green. Toujours aussi cochon, plein de sexes sucés, de fesses bien blanches embrassées et pénétrées, de luxure disséminée un peu partout au gré du vent. Au milieu de ces océans de foutre, on se noie un peu, on éprouve beaucoup de peine à trouver une bouée virginale sur laquelle nous pourrions nous accrocher afin de reprendre notre souffle (il ne saurait être question de boire la tasse). Bon, il y a bien quelques portraits – Cocteau qui ponctue toutes ses phrases avec de fort peu élégants « merde » et parle des tapettes ramassées par un Gide toujours aussi drôle – c'est déjà ça, mais le Q n'est jamais que trop présent.

Par ailleurs, voulu acheter le nouveau et forcément dernier Sollers chez la libraire du coin de la rue. Elle ne l'avait pas en stock, ce qui, avouons-le, frôle l'incompréhensible.

21 mars 2024.– Temps magnifiquement printanier. Cependant, cela ne va pas durer, on annonce une chute drastique des températures pour la semaine prochaine (22°C). Labeur. Mes tâches faiblement rémunératrices étant bien plus physiques qu'intellectuelles, il arrive que mon corps subisse de temps à autre quelques accidents au passage. Ce matin, par exemple, ma cheville droite est entrée en collision avec une sorte de chariot patibulaire. Résultat : une vague entorse et une nouvelle démarche digne d'un pauvre diable boiteux. Bon, je peux tout de même positiver cet emmouscaillement en me disant rétrospectivement que mes tâches laborieuses ne risquent pas d’entraîner une quelconque entorse du cogito, c'est toujours ça. Mais en attendant, j'ai mal.

À mon retour, le labeur far behind me, sieste puis poche de glace sur ma cheville endolorie. Commencé la lecture des Moralités littéraires de Roger Judrin. Ce dernier, membre assez oublié de la clique à Paulhan, me semble être un bon critique capable de développer moult considérations qui sont autant de chuchotements adressés à l’heureux petit nombre. J'imagine qu'il ne risquait pas de se tordre la cheville dans les couloirs de la NRF… Quoique...

23 mars 2024.– Vent, ciel dégagé, chute des températures (12°C). Hier soir, vie sociale. Sacrifié une andouillette, bu quelques décilitres de vin de Brouilly. La soirée s'est éternisée juste ce qu'il fallait. Ce matin, commencé La Maison mélancolie de feu l'académicien Goncourt Nourissier. Cet oiseau-là me sied généralement, mais pour l'instant je dois avouer être très peu transpercé par une lecture dans laquelle j'éprouve beaucoup de peine à entrer. Nourissier n'est certainement pas la cause de mon manque d'entrain. Plus sûrement, c'est le fameux effet post-andouillette qui doit amoindrir mon appétence lectorale et mon cogito tout à la fois… Pour tout vous dire, les mots s'empilent et les phrases se suivent, je suis un peu ailleurs. Cependant, deux choses que mes antennes ont réussi à capter malgré tout : le style de Nourissier est toujours très pipe bourrée et épagneul mouillé (d'ailleurs, il évoque un chien assis sur ses espadrilles), et puis il ne se porte jamais vraiment au pinacle lui-même. Son manque d'autosatisfaction est toujours plaisant à constater.

Cet après-midi, voulant toujours acquérir le tout dernier ouvrage de Sollers, repris le chemin de la librairie du coin. Résultat : une porte close ! Vais-je devoir me rabattre vers une officine de vente en ligne ne payant pas ses impôts sur le territoire français pour acquérir ce mince volume ? (Pire encore, la tentation de la piraterie dématérialisée me titille un peu. Je ne cède pas pour l'instant.)

Après cette aventure, court retour dans le Journal de Renard : « À chaque instant, la vie passe à côté de son sujet. Il faut refaire tout ce qu’elle fait, réécrire tout ce qu’elle crée. » En somme, tout est dit.

24 mars 2024.– Temps hivernal, bourrasques glaciales, ciel à demi dégagé, mais le soleil, dans un grand élan de fourberie satanique, s'est évertué à rester dans la partie nuageuse (7°C). Ma cheville droite est toujours un peu douloureuse. De surcroît, crise d'adynamisme assez prononcée, un peu de neurasthénie latente, de la morosité qui pointe, je n'y suis pas vraiment. Du côté lectoral, fini par entrer dans La Maison mélancolie de Nourissier aux alentours de la page cent soixante-dix. (C'était déjà trop tard, il ne restait qu'une trentaine de pages à boulotter.) En fait, ce qu'il y a de mieux dans ce livre ce ne sont certainement pas les fluctuations autour des maisons, mais plus assurément la lourdeur de Nourissier. La lourdeur de celui qui va bientôt s'absenter du monde, ce goût de vomi dans la bouche, ces pieds lourds d'ankylose, ces tâches veineuses et vineuses, cette peau croûteuse et desquamante. La lourdeur de celui qui sourdement comme par inadvertance laisse échapper des grossièretés, des membres et des bites… En somme, la lourdeur d'un mal cisgenre comme on n'en fait plus, qui avec l'âge trouve la « brame, la baise et l'enfilade monotones », ce qui ne l'empêche pas de « tringler, bourrer et limer ». Tout cela sent le renfermé. On en revient aux maisons, cependant on n'ouvrira pas les fenêtres. En complément, une page du Journal de Renard. Parfois bien lourd, lui aussi : « La bonne, dans sa cuisine, fait beaucoup de tapage en remuant ses casseroles pour couvrir le bruit de monsieur dérangé, à côté, dans les cabinets. »

25 mars 2024.– Brumes matinales, puis un soleil dévoilé, fier, resplendissant… bientôt enrobé par le retour des brumes. Tout est appelé à recommencer (4°C → 15°C). Matinée, lecture en plein air dans un semblant de frimas. Quelques joggers intrépides, un bambin dans sa poussette avec sa jeune maman, deux chiens de petit calibre… Que reste-t-il de l'ancien Journal de Julien Green ? Rien, ou presque. Subsistent quelques rares pages, des paragraphes sur l'enfance, l'innocence de Green, quelques mots sur la littérature et la marche du monde. La religion qui semblait si importante semble, elle-même, avoir presque disparu du tableau. Tout cela est noyé dans le flux libidineux, entre frasques de pissotières, anecdotes graveleuses étalées comme du miel tiède. On apprend par exemple, enfin, on le savait déjà, que l'infâme Michel Simon couchait avec des singes et des guenons, « seules bêtes, peut-être, qui acceptent de caresser le monstre », que Max Jacob était un vieux juif folâtre qui rassemblait autour de lui « un petit chœur de pédéraste », on voit des pénis se dresser, des culs se remplir. Il ne semble plus être question que d'affaires sexuelles et le style, lui-même, semble contaminé par tout cela. Disons que l'on passe d'une prose tenue, certainement relue et corrigée, à quelque chose de bien relâché, d'écrit à la diable. Bon, après tout, ce n'est peut-être pas tant un problème que ça. Le Journal de Stendhal n'est-il pas, lui aussi, écrit à la diable ?

Fini la journée avec les Lettres à moi-même de Toulet. Si je voulais être moderne, je dirais que c'est un genre d'espèce de dispositif.

26 mars 2024.– Lourde chape nuageuse, de courtes averses (13°C). Maussade comme le temps. Lecture en intérieur sur mon canapé.

Les lettres et cartes postales que Toulet s'envoyait à lui-même forment une sorte de journal intime en creux où il parle de son moi bien réel, mais aussi de ses autres moi plus ou moins fantasmés. C'est assez toqué, charmant et plein de fantaisie. On pense un peu à d'autres cartes postales et à un autre toqué notoire : Henry Jean-Marie Levet. On est aussi et surtout à l'abri des quelques lourdeurs parfois rencontrées dans les romans de Toulet (des lourdeurs d'époque). Pour tout dire, c'est vraiment pas mal.

D'une correspondance l'autre, je lis également La terre a ses limites, mais la bêtise est infinie, court volume qui rassemble une grande partie des échanges épistolaires entre Flaubert et Maupassant. J'aurai peu de peine à démontrer que la correspondance générale du père Flaubert est tout à fait géniale. Ici, c'est du génie au carré, tout est synthétisé et on frôle la merveille. Comme Maupassant n'est pas en reste, on est très vite harponné par les relations entre les deux loustics. Relation entre un maître et son élève, relation quasi filiale (quasi, car non Maupassant n'était pas le fils de Flaubert), relation pleine d'amitié frémissante. Tout avançant et les œuvres avec, nous voilà plongés dans l'arrière-cuisine de Bouvard et Pécuchet (le cadet donne des conseils topographiques à l’aîné). Tout cela est formidable. Encore plus formidable, l'irruption de l'humain forcément humain. Maupassant semble perpétuellement assommé par des problèmes de bureaucratie qui virent aux teintes kafkaïennes avant l'heure légale. La bureaucratie et puis le « cul des femmes qui est monotone comme l’esprit des hommes ». Face à ces maux, Flaubert trouve un remède bien simple : il suffit de ne pas « s’en servir du cul des femmes » ! Quand Maupassant rappelle que les « événements ne sont pas variés ; que les vices sont bien mesquins ; et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases », Flaubert lui répond qu’il lui faudrait surtout travailler plus, oublier les putains, le canotage et l’exercice physique… Travailler plus ? Je ne sais pas si c'est un bon conseil (ce texte en est la preuve).

P.-S. J’ai fait trois librairies dans la journée. Le Sollers est introuvable.

28 mars 2024.– Belles éclaircies (16°C). Labeur, fatigue corrélative. Sieste. Picoré dans la correspondance Flaubert-Maupassant, dans les Cahiers de Cioran, dans le Journal de Renard. Quelques points communs entre les quatre et ce constat : on rencontre quantités de merdes molles à chaque pas que l’on fait.

(Le Sollers n'est toujours pas en ma possession.)

29 mars 2024.– Vent tempétueux, hausse des températures (20°C). Labeur. Douleurs diverses et variées. Guère d'appétence lectorale. Plutôt tenté par la léthargie sur canapé, à laquelle je cède.

30 mars 2024.– Vent violent, pluie diluvienne, ciel hésitant entre l'ocre et le jaune orangé, douceur sirupeuse ; une douceur de cadavre. Les changements climatiques nous en veulent et avec eux ils emportent bien des choses : le printemps, par exemple (15°C). Humeur torve et menaçante, à l'image du temps. Histoire de rester climatique et ton sur ton, je suis toujours plongé dans diverses correspondances. Celle de Flaubert et de Maupassant, celle de Paul-Jean Toulet avec lui-même, celle de Cioran… Trois mois avant sa mort, Flaubert passe au tutoiement. Les petits mots doux et les « Mon chéri » fusent, les conseils paternels aussi (on a envie de crier : « Vive le patriarcat ! »). Bref, plus qu'une amitié, il s'agit d'amour entre les deux (évidemment, un autre amour). Manque de pot, tout finit et la vie avec. Quatre jours avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés, le 4 mai 1880, Flaubert écrit une dernière lettre à Maupassant. Il y est question de se voir la semaine suivante : « En attendant, ton vieux t'embrasse. »

Mon Flaubert-Maupassant achevé et refermé, retour dans la vraie-fausse correspondance de Toulet avec lui-même. Même si le flottement touletien se situe dans des strates assurément moins hautes, c’est toujours charmant. Pour rester dans le genre du jour, finis l'après-midi en entamant Manie épistolière, un choix de lettres puisées dans la correspondance d’Emil Cioran. L’affaire est publiée par la maison Gallimard, qui pour le coup, donne dans le margoulin. Police de caractère replète, blancs non parcimonieux, l’ami Emil méritait certainement mieux que ce volume qui ressemble à une sorte de rente viagère étalée sur deux cent cinquante pages. Nonobstant tout cela, les deux premières lettres que j’ai lues ne sont pas si mal. Elles sont l’œuvre du primo Cioran, celui qui écrivait encore en roumain, le type pas forcément recommandable qui se désadoubera lui-même plus tard.



To be continued









jeudi 13 février 2025

Psychogeographie indoor (144)

 


« J'aime vos seins, enfin, euh… surtout le gauche » (Christophe Bourseiller)


15 février 2024.Voile nuageux, douceur hors de saison (16°C). Le labeur n'est certainement pas une libération. Je parlerais plutôt d'une punition répétée. Car enfin, qu'avons-nous fait pour mériter d'être punis d'une façon aussi régulière et vicieuse ?

Sans envie, un peu des Cahiers de Cioran, une lettre de Flaubert, une autre de Manchette. Quelques lignes du vibrant Armel Guerne. Il est question de Kafka, de la trahison de Max Brod. Pour Guerne, le fait que l'œuvre de Kafka aurait dû disparaître borne les limites de celle-ci. C’est une hypothèse qui se tient, mais que l’on n'est pas forcément obligé de tamponner.

16 février 2024. Ciel couvert, douceur (16°C). Encore une journée gâchée par le labeur. Lectures. Deux pages d'Armel Guerne, rien de follement sautillant. Guerne parle de Novalis sans vraies boutades. Trois pages des Cahiers de Cioran, que je n'ai toujours pas finis. Emil est bien plus rigolo que son ami Guerne, enfin rigolo en creux. Une lettre de Flaubert…

17 février 2024.Temps maussade et vaguement doux (13°C). De nouveaux voisins qui emménagent et bien évidemment le pire est envisageable. En parlant de pire, lu deux courts textes de l'oiseau Beckett (un échassier). L'un, Premier amour, assez précoce – c'est la première production de Beckett en français –, l'autre, Cap au pire, plus tardif et écrit en anglais. Premier amour est une nouvelle sinistre et drôle, parfois même hilarante, où Beckett fait fi de la moindre convenance tout en cherchant un très haut degré de naïveté (il faut savoir se créer de la naïveté). Texte admirable où l'habitué des cimetières et bancs publics que je me trouve être aura trouvé de sombres échos. Cap au pire est certainement le texte le plus radical de Beckett. Radical dans le sens où tout y est pris à la racine, les mots sont arrachés, mâchés et remâchés, ingurgités jusqu'à ce que leur moindre sens ne soit plus qu'un jus, une chique qui distille une sorte de poison… Victime de tout ça, le lecteur ne peut être que saisi par des vertiges, une ivresse qui tourne au nauséeux. Pour tout dire, il voit un texte se dévorer lui-même, s'autodigérer pour ne laisser apparaître qu’un suc, une pourriture. Beckett invente l'autophagie littéraire et, forcément, c'est génial. (Oserais-je dire que l'expérience est un peu perturbante ?) Loin de tout ça, plus proche de la littérature grande presse, entamé Avec les fées du conservateur extrémiste de droite, fasciste et quasi nazi Sylvain Tesson. Bon, Ezra Pound peut dormir tranquille, Tesson est bien sage tant dans sa forme que dans ses idées. Son livre de navigation atlantique en milieu celte se laisse lire, mais mollement, très mollement… Rien (ou presque) : dégonflé, je m'allège, je suis ouvert à toute élévation.

18 février 2024.– Une certaine luminosité, mais gâchée (15°C). Dans le but d'une prochaine publication je corrige confusément mes épanchements diaristiques et je constate que, dans ceux-ci, je cite plus qu'à mon tour les Cahiers du danseur de tango roumain Cioran. Un procès est à craindre. Sur le front lectoral, tel l'ursidé à peine réveillé, hasardé mon museau dans mon semblant de jardin pour la première fois de l'année. Ma chaise de lecture était toujours là, mais l'expérience ne fut guère concluante. Moins de quarante minutes sous un ciel changeant et déjà des conversations téléphoniques impudiques (a priori, l'une de mes voisines ne souhaite pas être sexualisée. Je pense qu'il s'agit de la fille aux cheveux rouges du dernier étage), quelques aubades autotunées, en somme rien de vraiment sympathique. Résultat : un repli assez précoce vers mon petit intérieur et mon canapé où j'ai poursuivi mon affaire lectorale du moment, en l'occurrence la dernière production du fils Tesson. Rien de vraiment sympathique là non plus, c'est essentiellement bourru et emphatique, viril et tout juste correct. Il y a certes deux ou trois moments que je tamponne, une façon de ne pas être contemporain, de ne toucher à rien, de ne rien faire de plus que se laisser aller par ses pieds ou par la force du vent, mais l'essentiel, ce qui suture le livre, n'est pas concluant. Pour résumer, je dirai que la partie d'extrême droite mollement voyageuse n'est pas totalement nulle, mais que la partie nazie celtique n'apporte pas grand-chose à la graaande histoire de la littérature. Disons que c'est tout de même bien sage pour un pamphlet fascisant. Nicolás Gómez Dávila aurait fait mieux en trois lignes. Par ailleurs, disparition de Dmitry Markov, photographe qui aura certainement le mieux saisi la déglingue poutienne (avec des armes toutes simples : un iPhone, un compte Instagram et une humanité comme on en rencontre peu). Tout étant dans tout, il est mort le même jour qu'Alexeï Navalny, le principal opposant à Poutine.

19 février 2024.– Lumière sourde tapie sous les nuages, douceur sucrée, un peu mortelle. Tout cela bien loin des illuminations méditerranéennes, des bleus matissiens. Je suis maussade (14°C). Mes intuitions se confirment, mes nouveaux voisins sont des champions du claquage de porte et des décibels dissipés à qui mieux mieux. Mes velléités de troglodyte gymnosophiste s'en trouvent largement contrariées. Je vais devoir faire avec eux.

Lectures. Évidemment, lisant Tesson, me voilà rattrapé par mon amour de la géographie. Je retrouve des lieux jadis traversés par mon enveloppe corporelle et parfois par mon esprit. L'Irlande et ses microclimats, Galway et ses pubs, l'île de Skye et ses petites maisons en couleur, l'Écosse tout entière, Inverness et les lochs. Je suis aussi incité à vouloir traverser d'autres endroits qui n'ont pas encore eu l'honneur de ma visite : les îles de Man, les Shetlands… Pour ces raisons, des raisons liées à la topographie, le livre de Tesson aurait presque pu me convenir. (Le reste, le fatras autour des légendes celtiques, le style boy-scout et le côté allons-y Alonso me conviennent beaucoup moins.) D'un antimoderne à l'autre, j'effectue une sorte de grand écart assez souple qui me permet de passer de Tesson fils à Guy Debord. Du second, je relis Cette mauvaise réputation. Ce petit livre de règlement de comptes est toujours aussi réjouissant. On peut y voir Debord dézinguer tout à tour Serge Daney, Michel Crépu, Charles Dantzig, Philippe Sollers ou Gérard Guéguan (et sauver Arnaud Viviant). Le fond est assurément mégalomane, mais c'est comme toujours superbement écrit (on aimerait écrire comme Debord).

21 février 2024.– Temps nuageux et doux (15°C). Labeur, va-et-vient des voisins. Rien lu. Journée inutile. (Enfin pour l'instant, à 17 h 42.)

22 février 2024.– Ciel couvert, vent en rafales, petite pluie torve (12°C). Mon taux d'inspiration frôlant le létal, je m'excuse par avance de vous faire subir les lignes valétudinaires qui suivent. Largement croqué dans La Vie extraordinaire d'un homme ordinaire, livre où l'entité cool Paul Newman raconte sa vie avec moult détails. Rien de vraiment hautement littéraire dans tout ça, mais le bonhomme m'intrigue assez pour que je dépense quelques heures de mon temps de cerveau disponible avec lui. Bon, pour la salade éditoriale, c'est un bouquin construit à partir de discussions que Stewart Stern – ami de Newman et scénariste de La Fureur de vivreaura retravaillées dans le sens de la cohérence et de la linéarité biographique. Pour tout vous dire, j'ai lu de pires livres écrits au magnétophone, la salade est comestible, la sauce prend, et la parole de Newman est assez bien contrebalancée par l'intervention et les témoignages de quelques proches (Joanne Woodward, Elia Kazan, John Huston, Sidney Lumet, d'autres…). Je n'ai pour l'instant lu qu'une centaine de pages, mais elles m'ont permis de confirmer certaines intuitions que je ressentais à propos du bonhomme. Une sincérité palpable, une belle empathie (cette empathie que l'on retrouve dans ses propres réalisations), une façon de ne pas s'en faire que je tamponne tout à fait.

La vie de Newman semble tout d'abord couler dans une sorte de continuum joliment ordinaire. L'enfance d'un petit demi-juif dans une Amérique suburbaine, le collège, l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale, les études, un mariage, un enfant, puis le continuum quitte le joliment ordinaire pour virer au cool. Newman devient acteur comme par hasard, presque accidentellement (c'était ça ou le sport). Quelques pièces de théâtre, un déménagement à New York, un an d'Actors Studio et de méthode Stanislavski, Hollywood, la découverte d'un certain magnétisme sexuel.

Rien à voir, tout du moins en termes de magnétisme sexuel, je lis les Commentaires sur la Société du spectacle de Guy Debord. (On n'est jamais aussi bien commenté que par soi-même.)

23 février 2024.– Des nuages (9°C). Labeur, encore, toujours… Deux pages de Debord, trois de Newman. L'un plus sexy que l'autre. Nouvelles acquisitions : Promenade dans un parc, DimensionsCalaferte, L'AncêtreJuan José Saer, Vie et mort de Guy DebordChristophe Bourseiller.

24 février 2024.– Quelques éclaircies, mais un temps de soleil disponible bien trop faible pour circonvenir nos besoins (11°C). Cette nuit, une sorte de fiesta furibarde dans ma rue. Au milieu des mélopées que j'ai devinées autotunées et des éclats de type « Nique sa mère, on s'en bat les couilles », impossible de trouver le sommeil. Il a fallu que j'élève ma belle voix de stentor pour que, sur les coups de quatre heures du matin, le calme revienne enfin dans le Landernau.

Après ces hostilités pour le moins festives, je n'ai dormi que trois heures et, ce matin, à mon vague réveil, j'ai dû subir une bonne petite crise de névralgie cervico-brachiale. J'ai, pour tout vous dire, bien du mal à tenir la mine avec laquelle j'écris les lignes faiblardes que vous êtes en train de lire. Bref, on ne va pas se plaindre, mais tout va mal.

Nonobstant ce qui précède, poursuivi La Vie extraordinaire d'un homme ordinaire de l'entité cool Newman Paul (soufrait-il de voisins encombrants et de névralgie cervico-brachiale ?). Newman et ses enfants (belles photos du clan), la mort de son fils Scott (par overdose, on imagine qu'il faisait souvent la fête), la politique et la trahison de Lyndon B. Johnson, une croisière croquignolette en Croatie avec Gore Vidal, son amour pour Joanne Woodward… Tout cela est certes très bien, mais on frôle parfois le ras de l'anecdote. On aurait aimé (enfin, j'aurais aimé) que Newman évoque un peu plus ses débuts de réalisateur, Rachel, Rachel et L'Influence des marguerites. Il le fait, un peu, mais pas assez. (Tout du moins, me semble-t-il.)

Grand retour du Monde : quand on supprime l'industrie, on supprime les ouvriers ; quand on industrialise l'agriculture, on supprime les paysans ; quand on supprime les paysans, on supprime un pays. Aujourd'hui, Emmanuel Macron avait ressorti sa chemise blanche et, devant les vaches et biquettes du Salon de l'Agriculture, il s'est pris plus que des œufs sur le coin du museau.

25 février 2024.– Temps nuageux et déprimant (11°C). Même si sur la fin il vire un poil au bancal pas vraiment peaufiné et au soupçon hagiographique, assez aimé le bouquin de Newman. Au-delà des anecdotes, de la vinaigrette philanthrope, des courses de grosses cylindrées et de l'alcoolisme embièré, il laisse deviner un type qui ne trichait pas trop avec les autres et encore moins avec lui-même, un type pas trop ramenard et foncièrement humain. En somme, le type que laissent deviner les trop rares films qu'il aura réalisés (Films que je place très haut dans mon petit panthéon cinématographique personnel). Newman derrière moi, failli poursuivre mes pérégrinations lectorales en enchaînant avec le lourd pavé Kafka de Reiner Stach. Finalement, cette somme biographique en deux volumes de plus de huit cents pages chacun attendra, je ne suis pas encore assez affûté pour m'attaquer à un tel massif. Pour patienter, je me contenterai du Vie et mort de Guy Debord du lymphatique triomphant Christophe Bourseiller. Tout de même quatre cents pages, mais le massif est plus jurassique… Lu trois chapitres après mon déjeuner qui s'est terminé de façon un peu tragique (pas de café, ma cafetière est tombée en panne). Le préambule est assez drôle. Bourseiller raconte un peu son enfance de lymphatique qui se sera politisé tout seul dans sa chambre. La suite – le vrai début de son entreprise biographique, l'enfance de Debord – n'offre rien de notable. Puis c'est la jeunesse du chef situ, le lettrisme et Saint-Germain-des-Prés. Pour l'instant, je n'apprends pas grand-chose de plus que ce que j'avais appris en lisant le Lipstick Traces de Greil Marcus. Cependant, je reste optimiste pour la suite et j'imagine que Bourseiller saura agiter de belles lanternes éclairantes dans les pages suivantes.

26 février 2024.– Ciel changeant, quelques belles soleillées (13°C). Cervicalgie tenace, taux d'inspiration faiblard. Ce matin, pour rester adhérent avec mes lectures, effectué une séance de psychogéographie dans les lieux affleurant mon modeste logis (où la lumière est toujours un peu basse). Au gré de ma courte dérive, me suis retrouvé dans ce parc où j'ai pris mes petites habitudes. Manque de pot, mon banc préféré, celui où j'aime poser mon modeste séant, avait presque totalement disparu ! En fait, il n'en restait plus que le squelette et aucune des lattes de bois. J’imagine qu'une rénovation est prévue (les rénovations nous tueront). Je me suis donc rabattu sur un autre banc. On ne m'y reprendra pas, celui-ci étant situé trop près des manèges et autres amusements pour mouflets et mouflettes, j'ai éprouvé bien du mal à trouver ne serait-ce qu'un semblant de concentration bien à même de soutenir ma modeste lecture. J'ai donc pris mes pénates et pris la direction du parc suivant tout en zigzaguant. Ce nouveau spot atteint, j'y ai dégotté un banc raisonnablement orienté et en tous les cas à l'abri des piaillements de la marmaille. Pour en revenir à ce qui devrait nous occuper vraiment – oui, je digresse un brin – c'est-à-dire la biographie de Guy Debord par Christophe Bourseiller, je ne peux que constater les limites de l'entreprise. L'opacité intime de Debord est telle que Bourseiller écrit davantage une histoire du situationnisme qu'une biographie collée aux basques du pape soulographe des dérives psychogéographiques.

Cet après-midi, lecture en toute quiétude, à l'abri entre les murs du cimetière. Continué le Debord de Bourseiller, parallèlement entamé Promenade dans un parc du Lyonnais Calaferte. S'agissant de ce recueil d'histoires courtes, on me parle de Kafka, j'ai plutôt pensé au Bernhard de L'Imitateur. Même esprit malaisant (et totalement raccord avec le lieu de ma lecture).

27 février 2024.– Bourrasques, petit air tempétueux (10°C). Enfant, j'étais un peu zinzin (je le suis toujours un peu). Ainsi, aux alentours de mes dix ans, il me prit l'idée pour le moins ludique de monter un orchestre de musique rock avec les peluches survivantes au tsunami de ma petite enfance. Malin comme j'étais (je le suis moins aujourd'hui), je baptisais bien vite mon ensemble musical d'un nom assez pindarique – imaginez les Rolling Lapnours ! – et le tour était joué. Bikini, le vieil ours brun au museau plein de paille, tambourinait, Barnabé, l'ours bleu électrique, tenait la guitare tandis que Bibo, le lapin – je me souviens encore de sa disparition dans un vide-ordures quelques années plus tard et j'en frémis encore – chantait et gambillait avec des inflexions pour le moins jaggériennes. Tout allait pour le mieux, mes Rolling Lapnours sautillaient à l'unisson, j'étais le seul maître de mon petit monde. L'année suivante, lassé par le rock’n’roll, je transformai ma petite troupe de peluches en un court aréopage de militants politiques. J'inventai pour elle un mouvement, le peluchisme, et un parti bien à même de propager la bonne parole, le PPL, le Parti des Peluches Libres. La doctrine de ce parti était un peu inquiétante, foncièrement anti-capitaliste, anti-impérialiste et anti-américaine. Mes peluches libres vivaient dans une contrée que j'avais réinventée, l'Atoll Bikini. Dans ce paradis collectiviste, il n'y avait plus de monnaie, le troc remplaçait les magasins et les voitures et autres véhicules motorisés étaient prohibés. L'ours Bikini et le lapin Bibo dirigeaient l'atoll après avoir été désignés par une sorte de conseil ouvrier révolutionnaire et tout semblait aller pour le mieux. En somme, j'avais inventé une contrée où d'ex-peluches rock star se seraient converties au marxisme-léninisme. En somme, j'avais inventé la Corée du Nord en mieux ! Vous avouerez que, comme je l’annonçais au début de ce petit texte faiblard, enfant, j’étais un peu zinzin… Tout cela pour vous dire que finalement, ce que j’aime le plus dans les débuts de Guy Debord, c’est le côté zinzin, les théories fumeuses (bien que parfois justes), le marxisme à la lorgnette, les exclusions, les « congrès » avec quatre personnes. Bref, des choses qu’un gamin de onze ans aurait pu inventer. Chez Debord, j’aime donc ça. J’aime aussi le côté margoulin, cette façon de savoir rester bourgeois tout en vivant aux crochets des autres (sa mère, Michèle Bernstein, Gérard Lebovici…). Quant au livre de Bourseiller, celui dont il devrait ici être question, il me convient parfaitement. La chronologie est respectée, tout est assez à sa place. Certaines choses que l’on connaissait sont rappelées et on en apprend d’autres. C’est vraiment pas mal, il y a du beau boulot de fait.

28 février 2024.Vent aigrelet (9°C). Une histoire assez torve de Calaferte. Nouvelle acquisition : Plaisir et lecture – José Cabanis.

29 février 2024. Beau temps frais (9°C). Le temps de soleil disponible enfle légèrement dans mon petit bout de jardin. Cet après-midi, après le labeur, j'ai même pu y effectuer un semblant de sieste qui m'aura certainement rechargé en vitamine D. Lu une histoire patibulaire de Calaferte. Rien d'autre.

1er mars 2024.Quasi beau temps (12°C). Un chapitre du Debord/Bourseiller (le compte bancaire russe de Guy-Ernest), deux pages de Calaferte (ça grince), trois lettres de Flaubert (qui enterre ses amis), quatre pages de l'ami Cioran (Cahiers que je n'ai toujours pas finis). Telles auront été mes lectures du jour. Rien (ou presque) :

La pluie pleut
le vent vente
l'eudémonologiste distribue du bonheur.

2 mars 2024. Temps maussade (14°C). Toujours plongé dans Vie et mort de Guy Debord de l'ami Bourseiller. Au risque de me répéter, c'est pour l'instant plus une histoire du situationnisme qu'une biographie de son supposé chef. Ses arpents un peu intimes, sa voix monocorde manquent un peu. L'ouvrage est certes assez bien réalisé ; l'apport de Debord et de sa petite bande aux folles journées de mai 1968 est, par exemple, rappelé avec moult détails. Mais pour tout dire, on se demande si Bourseiller n'est pas trop minutieux, trop scrupuleux, et on se demande même s'il ne bichonnerait pas un peu trop son affaire. On le préférait plus lymphatique, et sans dire qu'il n'aurait pas dû travailler son texte, on pourrait dire qu'il aurait dû moins le travailler et davantage le sentir (je sais, je suis paradoxal).

En complément, lu deux histoires de Calaferte. Rien de sautillant, je suis un peu dubitatif.

D'autre part, reçu le deuxième volume de mes considérations psychogéographiques d'intérieur que j'ai fait imprimer dans le but sournois de les diffuser en version tactile et, pour ainsi dire, palpable. Résultat : de nombreuses coquilles que je n'avais pas vues dans la version numérique. Là encore, il va falloir retravailler. Décidément, le travail nous en veut. Je préférerais un lymphatisme de bon aloi.

Du côté du Monde, ce drôle d'écho :

« Y'a pas la peine de s'emmerder. » – Emmanuel Macron

« Si nous sommes maîtres des mots que nous n'avons pas prononcés, nous devenons esclaves de ceux que nous avons laissé échapper. » – Winston Churchill.

3 mars 2024. Grand retour de l'hiver, froideur et même de la neige (3°C). Cervicalgie tenace, humeur maussade.

Bourseiller et bio Debord. Tout avançant et Mai 68 derrière nous, voilà le début d'une nouvelle décennie. L'Internationale situationniste s'autodissout, puis c'est la rencontre avec Gérard Lebovici, l'aventure des éditions Champ libre et les montagnes de mélancolie qui commencent à poindre sur l'horizon. C'est In girum imus nocte et consumimur igni, le plus beau film, et texte, de Debord. C'est la mort de Lebovici, abattu dans un parking, la dérive enivrée qui se transforme en polynévrite alcoolique, Arles (comme Van Gogh) et Bellevue-la-Montagne, l'inéluctable qui approche, qui est là, presque palpable.

Simple constat : finalement et après tout, Debord ne s'est jamais compromis avec le pire. Il n'a jamais été léniniste, stalinien, trotskiste, maoïste. Il n'a pas soutenu la Bande à Baader, les Brigades rouges et les mouvements de libération nationale. Disons qu'il aura su éviter les éléments spectaculaires et problématiques.

On peut penser ce que l'on veut de l’éthylique en chef Debord et de sa petite troupe de situs en goguette. Force est de constater que ces gens-là avaient le sens du dézingage. Pour preuve :

Aragon Louis – la gâteuse, renégat.
Buffet Bernard – affreux, image d'Épinal de la résignation.
Buñuel Luis – résigné stupide.
Cohn-Bendit Daniel – étudiant modérantiste.
Deleuze Gilles – argumentiste.
Duras Marguerite – tartine racornie de la déconfiture actuelle du milieu littéraire moderniste, jobarde, déchet.
Gagarine Youri – cosmonaute bureaucrate.
Glucksmann André – minus.
Godard Jean-Luc – enfant de Mao et du Coca-Cola, le plus con des Suisses pro-chinois.
Grass Günther – écrivain engagé, jobard social-démocrate.
Le Clézio J.-M. – figurant du décor des vacances.
Malraux André – épicerie fine esthétique, triste auteur, homme d'État.
Maspéro François – stalino-castriste, bureaucrate, con stalinien, maspérisateur.
Molotov – bureaucrate et cocktail.
Morin Edgar – louche, mauvaise foi, hostilité miséreuse, imbécilité artistique, argumentiste, planétiste, terriblement médiocre, versaillais de la culture.
Pauwels Louis – arriviste occulte, ordure.
Proudhon Pierre-Joseph – partisan de l'ordre, arriéré.
Robbe-Grillet Alain – image d'Épinal de la résignation, crétin, notable quantité d'importance nulle.
Russell Bertrand – particulièrement débile et superficiel.
Sartre Jean-Paul – bête, menteur, imbécile, marchandise avariée, charogne avancée, nullité, inqualifiable.
Trotsky Léon – homme d'État, salaud et imbécile.
Vidal-Naquet Pierre – pédant, néo-stalinien.
Vergès Jacques – stalinien, pro-chinois, islamisé sous le nom de Mourad, RÉPUGNANT.

(L'Internationale situationniste : Protagonistes, chronologie, bibliographie [avec un index des noms insultés] – Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer)

4 mars 2024.– Large couverture nuageuse (9°C). Achevé la lecture du Debord/Bourseiller. Moins la politique est présente, plus l'intime se fait saillant. Debord est finalement un homme d'une autre époque, un bel esprit au style de vie aristocratique, un dandy qui ne touche jamais un téléphone, qui répugne à palper de l'argent, qui ne s'occupe absolument pas de l'entretien de ses maisons. En somme, un (anti)moderne profondément inclassable, un homme bien plus subtil qu'un militant, bien plus sautillant qu'un sectateur de concept. En tout cas, c'est cet homme-là qui transparaît dans les dernières pages du bouquin de Bourseiller et certainement pas le théoricien austère. Disons qu'il y a aussi une certaine émotion.

En complément et histoire de rester encore un peu avec Debord, lu ses Commentaires sur la Société du spectacle. C'est une sorte de notice explicative du spectaculaire intégré, cette nouvelle forme plus que moins néolibérale qui aura remplacé les deux autres formes de spectaculaire : le diffus (capitaliste) et le concentré (collectiviste). Le progressisme de nos temps étant ce qu'il est, c'est aujourd'hui un livre que d'aucuns pourraient trouver vaguement complotiste et confusément réactionnaire. Il n'en est rien, ou alors ce n'est pas si grave que ça. Ce qui compte ici, c'est le constat, résigné et mélancolique, de l'étendue des dégâts.

Les génuflexions devant le savoir absolu de l'informatique naissante tandis que ses contempteurs ignorent la lecture (qui exige un véritable jugement à toutes les lignes), la connaissance historique qui disparaît, l'ignorance organisée, le faux qui forme le goût, la conversation presque morte et la mort prochaine de ceux qui savaient parler. On a le droit de penser que, sur tous ces sujets, Debord avait raison avant l'heure légale. On a aussi le droit de penser que le progressisme a tort, puisqu'il est devenu l'un des éléments du désastre.

Rien à voir, ou presque. Court retour dans Les Mémorables de Maurice Martin du Gard. Beau portrait d'Eugène Marsan. La gentillesse même, ce qui ne lasse pas d'étonner pour un aussi grand zélateur de Charles Maurras.

5 mars 2024.– Une éclaircie trop tardive (9°C). Quelques soucis domestiques… enfin, plutôt quelques soucis de voisinage… Le voisin nous en veut.

Commentaires sur la société du spectacle : au milieu du flux débordien, quelques belles intuitions, et puis cette citation d'Arthur Cravan : « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à trouver un homme. »

Tout étant dans tout et tout formant parfois un drôle d'écho, je poursuis ma dérive lectorale en retournant dans les Exorcismes spirituels de Philippe Muray. (Muray n'est certes pas vraiment débordien, ou même pas du tout, mais la citation de Cravan aurait pu être de lui.)

Belles pages sur Soutine, qui peignait comme « on en vient aux mains », ses exagérations, ses grossissements qui le font passer du côté du « je », du côté de la littérature, du côté de Céline. Voilà Louis-Ferdinand Soutine !

Un beau dézinguage du cinéma pelucheux animaliste, Le Grand Bleu, L’Ours et Max mon amour. Papier réjouissant initialement paru dans Globe, l'organe officiel du mitterrandisme.



To be continued.



vendredi 10 janvier 2025

Psychogeographie indoor (143)

 


« Jeudi 24 mars. Je crois que je vais mieux mais la chasteté commence à m’être assez difficile et je bande beaucoup la nuit… » (Julien Green – Journal Intégral)

24 janvier 2024.– Ciel couvert, hausse des températures (14°C). Pour Valéry (Paul) on ne se comprend pas soi-même si on comprend les autres… Et on cesse de comprendre les autres si on se comprend tout à fait soi-même… C'est évident. Pour Cioran on cesse d'être écrivain dès qu'on ne s'intéresse plus à sa propre vie, « le détachement de soi ruine un talent. Quand on détruit la matière première de l'inspiration, on ne s'abaissera pas ensuite à aller puiser dans l'ersatz »… C’est tout aussi évident. Quant à moi, je ne pense pas grand-chose de tout ça, l’autre a renoncé à être moi.

25 janvier 2024.– Temps étonnamment printanier, on se demande bien pourquoi (15°C). Cervicales coincées, rien pour moi… Après mes heures de labeur dans la colonie pénitentiaire néo-libérale, je feuillette les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch (que l'on dit apocryphes, mais c'est un autre problème) et je tombe sur ces lignes (c'est Kafka qui parle) : « On aspire toujours à ce que l’on n’a pas. Le progrès technique commun à tous les peuples les dépouille de plus en plus de leurs caractères propres de peuples. C’est pour cela qu’ils deviennent nationalistes. Le nationalisme moderne est une réaction de défense contre l’emprise brutale de la civilisation. » Kafka ou pas, c'est assez bien vu.

26 janvier 2024.– Aquasité quasi palpable, vague douceur (15°C). Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote joliment autour du très oublié Jean de Boschère. Voilà un type diablement intriguant, un type qui n'était pas l'ami de n'importe qui (Suarès, Michaux, Paulhan, Follain…) un type qui aura laissé derrière lui une œuvre — picturale, littéraire — qui laisse comme un goût de malaise sur la pointe de la langue (il y est question de situations extrêmes, d'impossibles rapports). Pour Macé, de Boschère est un rebelle solitaire certainement retranché du reste des hommes, mais avant tout retranché d'une partie de lui-même, celle qui se trouve « le plus directement en contact avec ses organes sensoriels ». Il y a certainement tout ça chez ce type à la tête toute bizarre, mais il y a aussi quelque chose de Brueghel ou de Goya (celui des Désastres).

27 janvier 2024.– Beau temps peu nuageux (7°C).

(Matin.) Sur la toile vu un numéro d'Apostrophes où Bernard-Henri Lévy, Gabriel Matzneff, Maurice Bardèche et Roger Grenier discutaient doctement autour de la « figure de l'intellectuel »… Aujourd'hui on ne pourrait plus rassembler un tel aréopage sur un plateau de télévision. Les opinions des protagonistes si divergentes, l'affaire virerait assurément à la faiblesse de raisonnement et au quasi-pugilat. Ainsi, nous ne progressons pas… (Dans cette joute où Bardèche et Lévy s'envoient quelques bouquets de fleurs vénéneuses, mes suffrages vont à Roger Grenier. Quant à Matzneff, tout en lunettes noires, il est déjà terriblement antipathique.) Après ce moment télévisé en léger différé, j'ai fini L'Esprit des lieux d'Alain Monnier. Certainement pas un très grand livre, cependant Monnier sait se laisser submerger par la force des lieux qu'il aura traversés : le camp de Rivesaltes, la Chapelle des Cormes, la Karl-Marx-Allee, la Villa Médicis, le Mont Valérien.

(Après-midi.) Le quasi beau temps presque là et mon semblant de jardin toujours à l'ombre, pris mes coudes à mes genoux et suis sorti dans les extérieurs où, après avoir visité mes morts au cimetière, j'ai trouvé un banc public raisonnablement ensoleillé et bien à même de recueillir mon modeste séant. Là, dans un semblant de tiédeur ouatée, entamé le premier volume du Journal intégral de Julien Green. Je crois avoir déjà évoqué mes inquiétudes devant cette publication non caviardée qui ferait passer le Journal de Matthieu Galey pour le Manuel des Castors juniors. Bon, pour l'instant, au bout d'une quinzaine de pages, rien de vraiment inquiétant.

29 janvier 2024.– Beau temps assez hors de saison pour espérer être vraiment honnête (15°C). 

(Matin.) Lecture dans l'outdoor à moins d'un kilomètre de mon canapé. C'est peu et beaucoup tout à la fois… La publication du Journal intégral de Julien Green est un événement. S'accrochant au reste que l'on connaissait déjà, le surplombant parfois, on peut y trouver, tout du moins pour la partie 1919-1940, la vie sexuelle du jeune chrétien fraîchement converti décrite avec moult détails intimes, des mots sans fard, des termes crus et ce qu'il faut bien définir comme de la pornographie. Nous voilà donc loin de l'ancienne version qui, avec un ton de culpabilité chrétienne, laissait deviner plus qu'elle n'étalait les histoires de Q. Green y apparaissait comme un garçon sensible, plus sentimental et tenaillé qu'émoustillé, et il y avait un certain mystère dans tout ça. Gagnons-nous quelque chose dans cette publication non expurgée de l'intime ? Pour l'instant, je n’ai lu que les entrées des années 1919 à 1924 : la lubricité et l'homopornographie ne sont pas encore de mise. Nous sommes avec un jeune gandin terriblement sérieux (on est très sérieux quand on a 19 ans). Un garçon qui n'aime pas le monde et que le monde n'aime pas, un garçon qui ne se plaint pas vraiment, qui aime sa solitude et ne se complaît jamais dans des attitudes d'incompris. Disons qu'il se pose des questions religieuses, philosophiques, sexuelles peut-être déjà tout de même un petit peu.

(Après-midi.) Lecture toujours dans l’immensité de l’outdoor (l’outdoor est immense, tellement immense qu’il est infini). Pris une direction opposée à celle de ce matin. Sur mon chemin, croisé une fille dont je fus vaguement amoureux il y a quelques années. Nous nous sommes reconnus. Elle ne m’attendait pas, elle attendait le bus, qui est venu. Après cette rencontre qui m’a laissé un tantinet songeur, posé mon séant sur un banc convenablement lumineux où j’ai poursuivi le gros pavé de Green. Les premiers élans sexuels surgissent et peut-être avec eux le début des problèmes. Ce que j’avais jusqu'à présent lu de ce Journal dans sa version expurgée savait très bien rester à l’ombre des membres turgescents, il ne faudrait pas qu’à présent il soit entièrement caché par eux. Lors de mes pérégrinations au cœur de l'outdoor, dégotté trois nouveaux volumes dans les boîtes à livres environnantes : un Nina Berberova (grande habituée des boîtes à livres), un Leiris (que j’ai déjà lu) et un Gracq de chez Corti pas complètement découpé (son ancien propriétaire a dû le laisser choir en cours de lecture).

30 janvier 2024.– Soleil voilé, nuages en formation (14°C). Bulldozers, pelleteuses et bétonneuses : les travaux reprennent autour de mon entité corporelle. La France d'Emmanuel Macron est ainsi : les chantiers succèdent aux chantiers et pourtant rien ne bouge. C'est un tour de magie, ou un sortilège… Dans ces conditions, la fuite s'impose. C'est ce que j'ai fait en me dirigeant vers l'outdoor. Je n'ai pas pris mon volume du Journal intégral du catho lubrique Green avec moi, il est bien trop replet, mais sa version numérique que j'ai savamment installée sur mon téléphone intelligent. C'est donc dans ce format que l'on dit Epub que je poursuis ma lecture (je sais, c'est un sacrilège, mais c'est tout de même bien pratique…). En 1929, Green éprouve un véhément besoin de changer de vie et d'être libre… Ne trouvant guère d'issue en dehors de l'ascétisme, il n'est pas bien avancé… Reste le plaisir. C'est à cette époque, plus précisément le 20 septembre 1929 (pourquoi cette date ?), que son Journal commence à garder les traces dudit plaisir. Il avoue avoir fait le tour des pissotières de son quartier, raconte ses nombreuses masturbations et ses éjaculats consécutifs, tout comme ses aventures avec des marins basanés aux petites couilles. Tout cela amuse le lecteur pendant quelques pages, mais il s'ennuie assez vite devant cette partie glutineuse de l'iceberg qui surgit inconsidérément. C'est toujours la transgression qui vieillit le plus vite et, comme de bien entendu, ce sont ces parties inédites (et sexuelles) qui sont finalement les moins intéressantes. Le reste, ce qui était déjà dans le Journal de Green, est toujours très bien. Ce côté coupable qui s'invite dans à peu près toutes les pages (ce non-dit qui se passait bien de la loupe du dit), de beaux portraits littéraires, la cape de Gide, la voix étonnamment haut perchée de Bernanos, les afféteries de Cocteau, la jalousie de Crevel, tout un monde, voyez-vous : « En arrivant, Cocteau nous montre un oiseau malade qu'il a trouvé dans les Champs-Élysées. Colette le prend, l'examine et va lui tordre le cou dans le jardin. »

1er février 2024.– Averses (10°C). Labeur. Morne agrégat du quotidien. Lire Otto Weininger (suicide), Ingeborg Bachmann (suicide ou accident), Georg Trakl (suicide ou overdose), Ödön von Horváth (tué par une branche d'arbre devant le théâtre Marigny)…

2 février 2024. – Quelques belles soleillées (12°C). Green, Diary. Visite de Gide qui pousse des grognements en écoutant quelques préludes de Chopin. Il évoque ensuite sa correspondance amoureuse avec un garçon de 16 ans puis il décrit les délices de l'ex-piscine Rochechouart, un endroit assez obscur où se passaient des choses très agréables avec des gitons de 13 à 18 ans. Bref, en 1929, Gide est déjà un vieux dégoûtant qui pousse des grognements.

3 février 2024.– Beau temps frais (7°C). Le soleil commence à descendre dans mon semblant de jardin (qui est aussi mon salon de lecture). Pas plus de vingt minutes, c'est toujours ça, mais ce n'est néanmoins pas grand-chose pour moi qui voudrais atteindre les saintes extases lectorales en toute tiédeur. Je me suis donc rabattu une fois de plus vers les extérieurs. Ce fameux outdoor qui ne semble pas avoir de limites et dans lequel les petits coins ensoleillés sont aussi nombreux que les petits coins à l'ombre. Manque de pot, le banc ensoleillé le plus proche de mon domicile, celui que mon auguste séant use le plus, était déjà occupé par un genre de squatteur, en l'occurrence un autre lecteur ayant eu la même idée que moi. Ne voulant déclencher aucune hostilité avec ledit lecteur et bien que ce soit l'un de mes spots de lecture habituelle et que je pourrais revendiquer de facto une préemption toute naturelle des lieux, j'ai passé silencieusement mon chemin et, après deux-trois minutes d'errance quasi psychogéographique, j'ai trouvé un autre banc à quelques centaines de mètres de là. Bon, ce nouveau banc était certainement moins bien orienté : il a fallu me positionner de trois quarts pour ressentir les effets bénéfiques de la petite étoile que l'on nomme soleil, mais il m'a tout de même permis de lire une cinquantaine de pages du Journal de Julien Green dans un vague halo de tiédeur. En parlant de tiédeur et même de chaleur, on pourrait dire que la version non expurgée de ce qui est certainement le magnum opus de Green forme une toute autre œuvre. Les pines et les culs percés y font florès. Les tapettes de tous poils louvoient autour des pissotières. On se branle et s'entre-branle beaucoup et, pour tout vous dire, cette affaire vire à l'obsession du Q. Il n'y a aucune page où le futur académicien ne se défoule pas en se libérant de son moi corseté par la bienséance catholique. On pourrait trouver cela croquignolet et même parfois un peu assommant. Reste qu'en définitive, le texte que nous lisons a quelque chose de plus fascinant qu'autre chose.

Mort de Wayne Kramer, première guitare chez MC5. Grande perte sonique.

4 février 2024.– La brume s'est levée sur les coups de seize heures, c'était trop tard (7°C). Bien mangé. Cuisses de poulet aux morilles et petits pois. Vin raisonnable, un Madiran. Petite sieste corrélative puis retour dans les Œuvres complètes de Georges Perros dans le gros volume Quarto des établissements Gallimard. Le livre est bien trop replet : il pèse sur l'estomac du lecteur qui voudrait l'entreprendre couché sur son canapé après une sieste. Quant à sa typographie, n'en parlons pas, elle est plus que problématique et frôle l'incompréhensible. Néanmoins, ce que j'ai lu cet après-midi, un entretien formidable avec Jean Roudaut et Michel Deguy datant de 1975, n'était disponible que dans le numéro hommage de la revue Ubac consacré à Perros. Il m'aurait fallu beaucoup de courage pour trouver ce texte en dehors du commerce numérique. Donc, finalement merci Gallimard… Dans cet entretien, Perros explique comment il essaie d'appauvrir le langage, comment il est un homme de fragments, comment il est toujours posé entre deux trains « qui roulent, qui roulent et qui se croisent, comme ça… » Il s’étonne aussi que des gens osent le publier. Aujourd’hui, il ne le serait certainement pas (c’est moi qui souligne). Ce matin, avant tout ça, les cuisses de poulet, la sieste et Perros, j’étais encore plongé dans le Journal de Green. J’avance à un rythme assez soutenu dans cette lecture… L’amour assez fleur bleue de Green pour Robert de Saint Jean a quelque chose de charmant (bien qu’il soit question de sucer le second nommé et de jouir entre ses fesses). Moins charmante, la misogynie de Green. En dehors de sa sœur Anne, peu de femmes sont épargnées. Il y a notamment un portrait assez peu ragoûtant d’Anna de Noailles. En parlant de portrait, il y a également ces lignes consacrées à Jean-Louis Vaudoyer et à ses amis moustachus (que j’aime tout de même assez). Là, on sent les moqueries du jeune freluquet monter : « Vu Vaudoyer […]. Ces longues moustaches, cette élégance fanée, ce ton 1910. L’âge, la fatigue, le dépit d’être resté en arrière, tout cela soufflette ce vieux bellâtre et lui tire les joues et les yeux par en bas. Je me rappelle un mot assez drôle de Zimmer à propos des moustaches de Régnier et de Vaudoyer. “Ils arrivent en courant de 1905, et c’est le vent de la course qui leur brosse les moustaches en arrière”, disait-il à peu près. Quant au nom de Vaudoyer, il me fait songer à un verbe péjoratif :… toute la journée à se vaudoyer dans un fauteuil, ou alors à un verbe qui signifierait assouplir :… ses souliers me pincent les pieds, mais ils vont se vaudoyer, j’espère. » Ruine. […]

5 février 2024.– Temps maussade en partie sauvé par deux belles éclaircies. Baisse des températures (6°C). Dans le but d'une future publication, je relis et corrige plus ou moins mollement les années 2015 à 2020 de ce vague journal valétudinaire. Force est de constater que ce n'est pas vraiment ma meilleure période et que l'inspiration ne brandille pas au coin de toutes les pages. À cette époque qui n'est pas si lointaine, je devais être encore trop saisi par le labeur à plein temps pour espérer m'en libérer complètement. En résulte un effort diaristique qui ne foudroie pas grand-chose et qui, le plus souvent, ressemble à une grosse armoire à citations plus qu'à toute autre chose… Pour en revenir au présent de mes épanchements journaliers, ceux que vous êtes en train de lire, ils me semblent désormais plus étayés et en tous cas plus primesautiers…

Pour le reste, ces moutons qui devraient m'occuper, grande présence de Gide dans le Journal de Green. Il est là tout en cape avec cet œil lubrique perpétuellement posé sur les petits garçons du voisinage. Comme tout est toujours plus compliqué qu'il n'y paraît, Green le fréquente beaucoup, mais cela ne l'empêche pas de le dézinguer en italique. Pour lui, sa littérature est d'une grande pauvreté ; c'est un type qui aura grappillé tout le long de sa carrière. Grappillé dans les vignes de Blake, de Nietzsche et de Stendhal, grappillé dans la correspondance de Flaubert (sa fameuse phrase sur les bons sentiments en littérature). Que restera-t-il de lui ? « Un accent, un ton nasillard, une façon guindée de redire ce qui avait été dit avant lui. » Green n'aura donc pas caché qu’entre ses histoires de Q, il aura aussi dissimulé quelques avis au lance-flammes. La parution de son Journal inédit en apporte la preuve. Moins acrimonieux, un voyage en Allemagne primo-hitlérienne, les bords de l'Elbe, son amour de fripon rosissant pour Robert de Saint Jean.

En dehors du Journal de Green, toujours avec l’humain, le terriblement humain Perros. Un entretien pour France Culture, bouleversant parce que c’est la dernière fois où l’on aura pu entendre sa voix (il sera opéré d'un cancer du larynx quelques mois plus tard). Cette voix, je l'ai lue, mais c'est comme si je l'avais entendue. Perros explique que pour lui, un écrivain, c'est Proust ou Balzac : « quelque chose d'infernal ». Que lui ne fait que des fragments, des petites choses, des bouts, des trous : « Je vis dans des trous. Je vis dans des flaques d’eau. Je suis plein de flaques. Je suis rempli de flaques, c’est comme quand la mer se retire… »

En complément, quelques lettres de Flaubert et la découverte de Gabriel Bounoure chez Gérard Macé.

6 février 2024.– Large couverture nuageuse (8°C). Demain retour au labeur ce qui me rend morose. C'est toujours ainsi après quatre jours de non-labeur j'anticipe trop les efforts et sacrifices qu'il me faudra faire pendant trois jours (je ne travaille plus que trois jours par semaine) et je ressasse, je ressasse. Rien de bénéfique dans tout ça. Nouvelles lunettes. Je vois mieux de près, moins bien de loin. De surcroît, elles me bouffent le nez. Pas une franche réussite. Lu le Journal intégral de Green jusqu'au début de l'année 1932. Je le reprendrai plus tard. Il faut que je fasse un break, que je reprenne mon souffle et que je me dessaoule de ces pages licencieuses qui feraient passer les pires meilleurs moments de Guillaume Dustan ou de Renaud Camus pour d'aimables piperies. Fini l'entretien de Perros avec Jean Daive. Il est aussi en grande partie disponible sur le site de France Culture, mais le lire était certainement mieux. Cela m'a permis d'éviter les nombreuses appogiatures de Jean Daive, ses essais radiophoniques, ce mélange de récitatifs et de musique où la voix de Perros n'est qu'un élément parmi d'autres (peut-être les limites de la radio de création inventée par Jean Tardieu et ici poursuivie). Là, à l'état brut, sans tout ce fatras artiste, la parole de Perros est merveilleuse, fluide et entraînante, gaie pour tout dire… D'ailleurs, puisque tout est dans tout, Perros fait l'éloge de la gaieté. La gaieté c'est une chose étrange, ça n'est pas le comique, encore moins l'humour… « C’est un peu ce que je trouve chez Kafka. Cette espèce de sous-jubilation du texte qui est toujours ainsi parce qu’on le mobilise à des fins vraiment absurdes. Et c’est très bien, c’est très gai. Je trouve, quand je lis Kafka… Je ris, je souris, je suis content, il me fait plaisir, il me donne à vivre…»

8 février 2024.– Pluie fine (15°C). Labeur. Perros un peu, deux pages et ça : « D’une manière générale vivre donne envie de se saouler. »

10 février 2024.– Grosse pluie patibulaire (10°C). Vertèbres cervicales en charpie, toux persistante. La forme est paralympique. J'entame le Tome 5 du Manifeste incertain de Frédéric Pajak. Après Walter Benjamin, Gobineau et Pessoa, il s'attaque à Van Gogh et c'est bien évidemment magnifique. Le récit est cette fois-ci un peu différent. Il n'y a pas vraiment de digressions autobiographiques, la vie de Pajak n'est pour ainsi dire pas évoquée (tout du moins pour l'instant, je n'ai lu que les cent vingt premières pages) et nous sommes plongés dans une biographie que l'on pourrait penser plus classique. Reste que Pajak n'avait peut-être pas besoin de se raconter ici, puisque Van Gogh c'est lui (les dessins à l'encre de Chine sont toujours aussi beaux).

Rien (ou presque). Emily Dickinson, Kafka ou Van Gogh (et beaucoup d'autres) n'auraient jamais été découverts sans passeurs. Les génies ne sortent pas toujours de leur lampe et il est fort à parier que sans ces intermédiaires nécessaires bon nombre seraient restés ignorés (combien de Kafkas ignorés ? Combien n'auront pas rencontré un Max Brod ?) La découverte tardive de Van Gogh tient par exemple de l'obstination de sa belle-sœur Johanna (et certainement aussi un peu de l'accidentel et donc du miracle).

11 février 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (10°C). La noirceur du Borinage, l’errance mystique puis la lumière, l'éblouissement d'Arles, un éblouissement nietzschéen qui laisse Van Gogh encore plus toqué qu'il ne l'était, cet éblouissement qui fera son œuvre, ces horizons vides, cet embrasement vibrant de l'air qui formera son destin… Les tableaux à foison que personne n'achète, Gauguin, l'oreille coupée, l'asile. La mort qui n'a plus qu'à lui tomber dessus et qui lui tombe dessus à Auvers-sur-Oise. Tout cela est très connu et Pajak le raconte très bien, sans afféteries, sans pathos non plus, mais avec une solidarité d'artiste. Émoustillé par le Journal intégral de Julien Green, j'ai fait l'acquisition de Passé pas mort, le livre de souvenirs écrit par Robert de Saint Jean. Dans la préface on y apprend que celui-ci aurait eu un dialogue avec Green pendant plus de cinquante ans et que ledit dialogue malgré de nombreuses déclarations d'amour communes n'aura jamais été au-delà d'une relation platonique. Évidemment, quand on se souvient des petites couilles de Robert parfaitement décrites par Julien, tout cela est très amusant. Le platonisme a bon dos.

12 février 2024.– Ciel cyclothymique laissant passer deux belles éclaircies (10°C). Ma condition physique étant ce qu'elle se trouve être, consacré l'essentiel de ma journée à des choses d'essence médicale. Il y a certainement pire pour un lundi (la mort par exemple est pire), mais il y a certainement mieux. Néanmoins, malgré tout ça, mes récurrents problèmes de tuyauterie et d'engrenages, lu Astachev à Paris de Nina Berberova (madone des boîtes à livres). Dans une ville sombre et quasi pétersbourgeoise, un jeune exilé russe vend des assurances-vie avec une pointe de cynisme au creux de la conviction. On l'entend expliquer à ses éventuels futurs clients (ses potentielles victimes) que l’inévitable va venir (l’inévitable vient toujours) et qu’il faut que ceux-ci sachent s’organiser d’avance de façon la plus avantageuse et la plus commode possible pour tout le monde. Cette chose faite, notre jeune Russe rend ensuite visite à ses mamouchkas (sa mère et sa belle-mère), puis il fraye dans un bordel et fricote avec une caissière de cinéma. Entre mort, cynisme et décrépitude, toute cette histoire finira mal. Voilà pour l’intrigue que je résume à gros petons patauds. Ce petit roman ou cette longue nouvelle n’est pas si mauvaise que ça. J’ai certainement lu mieux mais bien souvent pire. Disons que c’est terriblement russe. C’est-à-dire que tout est terrible et… russe. Pour le terrible, l’intrigue en elle-même sent le gaz de suicidé ; pour le reste, la France est russe, Paris est russe, l’atmosphère et la lumière sont russes, les patronymes et les diminutifs que l’on mélange sont russes, la dureté des relations, les sentiments qui oublient de pincer et la violence d’âme, tout cela est russe. Berberova ne donne pas dans la créolisation, elle donne dans la téléportation (des choses et affaires russes). Sinon, inébranlablement assis sur l’une des chaises des salles d’attente de ma journée, picoré dans le début des entretiens entre Léautaud et Robert Mallet (le mordoré étant compatible avec les nouvelles technologies, j’ai téléchargé ce gros toutim sur mon téléphone intelligent). Comme les chiens ne font pas toujours des chats, j’ai pu y lire ceci :

RM : Vous étiez donc allés à Courbevoie, et je crois qu’à ce moment-là, votre père vivait avec une femme beaucoup plus jeune que lui.
PL : Il avait ramassé, rue des Martyrs, une espèce de petite catin, n’est-ce pas [Louise], et il a payé ça cher dans sa vieillesse, le père Léautaud ! Chaque matin, il descendait au café, avant le déjeuner. À cette époque, il avait treize chiens. Il descendait la rue des Martyrs avec ses chiens et tenant à la main un fouet dont il ne se servait pas pour les chiens. Quand une femme passait qui lui plaisait, il l’attrapait par derrière en passant le fouet autour d’elle.
RM : Les femmes supportaient ça ?
PL : Vous savez, il était très bel homme.

13 février 2024.– Beau temps, goût printanier, je ne vais pas me plaindre de ce réchauffement climatique-là (14°C). Ce matin, lecture dans le vaste horizon de l'outdoor. Conditions assez bonnes, météo quasi parfaite, quelques toutous relativement silencieux, deux corbeaux, trois joggers et un bourgeois bohème accompagné de son coach sportif. Je vous laisse deviner qui des deux faisait le pigeon. En parlant de pigeon, assis sur mon banc, plongé à l’alternat dans les entretiens de Léautaud et dans le Journal de Green. Le premier racontant son enfance avec des mots et un ton plutôt croquignolets, le second étant toujours plus ou moins cochon. Sur le chemin du retour, passant devant l'une des boîtes à livres de mon quartier, échangé L'Âge d'homme de Leiris contre un volume des Essais de Montaigne. Je ne perds rien au change puisque le Leiris était un doublon et que, feuilletant le gros pavé du vieux Montaigne, je tombe d'ores et déjà sur des choses comme celle-ci : « Ils s'en prennent à leur ombre et poussent cette tempête en lieu où personne n'est châtié ni intéressé, que du tintamarre de leur voix tel qu'il n'en peut, mais. J'accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie… »

Cet après-midi, détour par le cimetière où, après avoir salué mes morts, j'ai continué ma lecture alternée des deux zigotos Léautaud et Green (finalement, Green est assez zigoto). (Hier, au bout de la rue où est situé le cimetière évoqué plus haut, à moins de cinq cents mètres de celui-ci, on a retrouvé le cadavre d'une femme. Elle gisait ligotée et en partie calcinée dans les sous-sols d'une grande villa en rénovation. Le féminicide semble certain.)



To be continued.