jeudi 13 février 2025

Psychogeographie indoor (144)

 


« J'aime vos seins, enfin, euh… surtout le gauche » (Christophe Bourseiller)


15 février 2024.Voile nuageux, douceur hors de saison (16°C). Le labeur n'est certainement pas une libération. Je parlerais plutôt d'une punition répétée. Car enfin, qu'avons-nous fait pour mériter d'être punis d'une façon aussi régulière et vicieuse ?

Sans envie, un peu des Cahiers de Cioran, une lettre de Flaubert, une autre de Manchette. Quelques lignes du vibrant Armel Guerne. Il est question de Kafka, de la trahison de Max Brod. Pour Guerne, le fait que l'œuvre de Kafka aurait dû disparaître borne les limites de celle-ci. C’est une hypothèse qui se tient, mais que l’on n'est pas forcément obligé de tamponner.

16 février 2024. Ciel couvert, douceur (16°C). Encore une journée gâchée par le labeur. Lectures. Deux pages d'Armel Guerne, rien de follement sautillant. Guerne parle de Novalis sans vraies boutades. Trois pages des Cahiers de Cioran, que je n'ai toujours pas finis. Emil est bien plus rigolo que son ami Guerne, enfin rigolo en creux. Une lettre de Flaubert…

17 février 2024.Temps maussade et vaguement doux (13°C). De nouveaux voisins qui emménagent et bien évidemment le pire est envisageable. En parlant de pire, lu deux courts textes de l'oiseau Beckett (un échassier). L'un, Premier amour, assez précoce – c'est la première production de Beckett en français –, l'autre, Cap au pire, plus tardif et écrit en anglais. Premier amour est une nouvelle sinistre et drôle, parfois même hilarante, où Beckett fait fi de la moindre convenance tout en cherchant un très haut degré de naïveté (il faut savoir se créer de la naïveté). Texte admirable où l'habitué des cimetières et bancs publics que je me trouve être aura trouvé de sombres échos. Cap au pire est certainement le texte le plus radical de Beckett. Radical dans le sens où tout y est pris à la racine, les mots sont arrachés, mâchés et remâchés, ingurgités jusqu'à ce que leur moindre sens ne soit plus qu'un jus, une chique qui distille une sorte de poison… Victime de tout ça, le lecteur ne peut être que saisi par des vertiges, une ivresse qui tourne au nauséeux. Pour tout dire, il voit un texte se dévorer lui-même, s'autodigérer pour ne laisser apparaître qu’un suc, une pourriture. Beckett invente l'autophagie littéraire et, forcément, c'est génial. (Oserais-je dire que l'expérience est un peu perturbante ?) Loin de tout ça, plus proche de la littérature grande presse, entamé Avec les fées du conservateur extrémiste de droite, fasciste et quasi nazi Sylvain Tesson. Bon, Ezra Pound peut dormir tranquille, Tesson est bien sage tant dans sa forme que dans ses idées. Son livre de navigation atlantique en milieu celte se laisse lire, mais mollement, très mollement… Rien (ou presque) : dégonflé, je m'allège, je suis ouvert à toute élévation.

18 février 2024.– Une certaine luminosité, mais gâchée (15°C). Dans le but d'une prochaine publication je corrige confusément mes épanchements diaristiques et je constate que, dans ceux-ci, je cite plus qu'à mon tour les Cahiers du danseur de tango roumain Cioran. Un procès est à craindre. Sur le front lectoral, tel l'ursidé à peine réveillé, hasardé mon museau dans mon semblant de jardin pour la première fois de l'année. Ma chaise de lecture était toujours là, mais l'expérience ne fut guère concluante. Moins de quarante minutes sous un ciel changeant et déjà des conversations téléphoniques impudiques (a priori, l'une de mes voisines ne souhaite pas être sexualisée. Je pense qu'il s'agit de la fille aux cheveux rouges du dernier étage), quelques aubades autotunées, en somme rien de vraiment sympathique. Résultat : un repli assez précoce vers mon petit intérieur et mon canapé où j'ai poursuivi mon affaire lectorale du moment, en l'occurrence la dernière production du fils Tesson. Rien de vraiment sympathique là non plus, c'est essentiellement bourru et emphatique, viril et tout juste correct. Il y a certes deux ou trois moments que je tamponne, une façon de ne pas être contemporain, de ne toucher à rien, de ne rien faire de plus que se laisser aller par ses pieds ou par la force du vent, mais l'essentiel, ce qui suture le livre, n'est pas concluant. Pour résumer, je dirai que la partie d'extrême droite mollement voyageuse n'est pas totalement nulle, mais que la partie nazie celtique n'apporte pas grand-chose à la graaande histoire de la littérature. Disons que c'est tout de même bien sage pour un pamphlet fascisant. Nicolás Gómez Dávila aurait fait mieux en trois lignes. Par ailleurs, disparition de Dmitry Markov, photographe qui aura certainement le mieux saisi la déglingue poutienne (avec des armes toutes simples : un iPhone, un compte Instagram et une humanité comme on en rencontre peu). Tout étant dans tout, il est mort le même jour qu'Alexeï Navalny, le principal opposant à Poutine.

19 février 2024.– Lumière sourde tapie sous les nuages, douceur sucrée, un peu mortelle. Tout cela bien loin des illuminations méditerranéennes, des bleus matissiens. Je suis maussade (14°C). Mes intuitions se confirment, mes nouveaux voisins sont des champions du claquage de porte et des décibels dissipés à qui mieux mieux. Mes velléités de troglodyte gymnosophiste s'en trouvent largement contrariées. Je vais devoir faire avec eux.

Lectures. Évidemment, lisant Tesson, me voilà rattrapé par mon amour de la géographie. Je retrouve des lieux jadis traversés par mon enveloppe corporelle et parfois par mon esprit. L'Irlande et ses microclimats, Galway et ses pubs, l'île de Skye et ses petites maisons en couleur, l'Écosse tout entière, Inverness et les lochs. Je suis aussi incité à vouloir traverser d'autres endroits qui n'ont pas encore eu l'honneur de ma visite : les îles de Man, les Shetlands… Pour ces raisons, des raisons liées à la topographie, le livre de Tesson aurait presque pu me convenir. (Le reste, le fatras autour des légendes celtiques, le style boy-scout et le côté allons-y Alonso me conviennent beaucoup moins.) D'un antimoderne à l'autre, j'effectue une sorte de grand écart assez souple qui me permet de passer de Tesson fils à Guy Debord. Du second, je relis Cette mauvaise réputation. Ce petit livre de règlement de comptes est toujours aussi réjouissant. On peut y voir Debord dézinguer tout à tour Serge Daney, Michel Crépu, Charles Dantzig, Philippe Sollers ou Gérard Guéguan (et sauver Arnaud Viviant). Le fond est assurément mégalomane, mais c'est comme toujours superbement écrit (on aimerait écrire comme Debord).

21 février 2024.– Temps nuageux et doux (15°C). Labeur, va-et-vient des voisins. Rien lu. Journée inutile. (Enfin pour l'instant, à 17 h 42.)

22 février 2024.– Ciel couvert, vent en rafales, petite pluie torve (12°C). Mon taux d'inspiration frôlant le létal, je m'excuse par avance de vous faire subir les lignes valétudinaires qui suivent. Largement croqué dans La Vie extraordinaire d'un homme ordinaire, livre où l'entité cool Paul Newman raconte sa vie avec moult détails. Rien de vraiment hautement littéraire dans tout ça, mais le bonhomme m'intrigue assez pour que je dépense quelques heures de mon temps de cerveau disponible avec lui. Bon, pour la salade éditoriale, c'est un bouquin construit à partir de discussions que Stewart Stern – ami de Newman et scénariste de La Fureur de vivreaura retravaillées dans le sens de la cohérence et de la linéarité biographique. Pour tout vous dire, j'ai lu de pires livres écrits au magnétophone, la salade est comestible, la sauce prend, et la parole de Newman est assez bien contrebalancée par l'intervention et les témoignages de quelques proches (Joanne Woodward, Elia Kazan, John Huston, Sidney Lumet, d'autres…). Je n'ai pour l'instant lu qu'une centaine de pages, mais elles m'ont permis de confirmer certaines intuitions que je ressentais à propos du bonhomme. Une sincérité palpable, une belle empathie (cette empathie que l'on retrouve dans ses propres réalisations), une façon de ne pas s'en faire que je tamponne tout à fait.

La vie de Newman semble tout d'abord couler dans une sorte de continuum joliment ordinaire. L'enfance d'un petit demi-juif dans une Amérique suburbaine, le collège, l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale, les études, un mariage, un enfant, puis le continuum quitte le joliment ordinaire pour virer au cool. Newman devient acteur comme par hasard, presque accidentellement (c'était ça ou le sport). Quelques pièces de théâtre, un déménagement à New York, un an d'Actors Studio et de méthode Stanislavski, Hollywood, la découverte d'un certain magnétisme sexuel.

Rien à voir, tout du moins en termes de magnétisme sexuel, je lis les Commentaires sur la Société du spectacle de Guy Debord. (On n'est jamais aussi bien commenté que par soi-même.)

23 février 2024.– Des nuages (9°C). Labeur, encore, toujours… Deux pages de Debord, trois de Newman. L'un plus sexy que l'autre. Nouvelles acquisitions : Promenade dans un parc, DimensionsCalaferte, L'AncêtreJuan José Saer, Vie et mort de Guy DebordChristophe Bourseiller.

24 février 2024.– Quelques éclaircies, mais un temps de soleil disponible bien trop faible pour circonvenir nos besoins (11°C). Cette nuit, une sorte de fiesta furibarde dans ma rue. Au milieu des mélopées que j'ai devinées autotunées et des éclats de type « Nique sa mère, on s'en bat les couilles », impossible de trouver le sommeil. Il a fallu que j'élève ma belle voix de stentor pour que, sur les coups de quatre heures du matin, le calme revienne enfin dans le Landernau.

Après ces hostilités pour le moins festives, je n'ai dormi que trois heures et, ce matin, à mon vague réveil, j'ai dû subir une bonne petite crise de névralgie cervico-brachiale. J'ai, pour tout vous dire, bien du mal à tenir la mine avec laquelle j'écris les lignes faiblardes que vous êtes en train de lire. Bref, on ne va pas se plaindre, mais tout va mal.

Nonobstant ce qui précède, poursuivi La Vie extraordinaire d'un homme ordinaire de l'entité cool Newman Paul (soufrait-il de voisins encombrants et de névralgie cervico-brachiale ?). Newman et ses enfants (belles photos du clan), la mort de son fils Scott (par overdose, on imagine qu'il faisait souvent la fête), la politique et la trahison de Lyndon B. Johnson, une croisière croquignolette en Croatie avec Gore Vidal, son amour pour Joanne Woodward… Tout cela est certes très bien, mais on frôle parfois le ras de l'anecdote. On aurait aimé (enfin, j'aurais aimé) que Newman évoque un peu plus ses débuts de réalisateur, Rachel, Rachel et L'Influence des marguerites. Il le fait, un peu, mais pas assez. (Tout du moins, me semble-t-il.)

Grand retour du Monde : quand on supprime l'industrie, on supprime les ouvriers ; quand on industrialise l'agriculture, on supprime les paysans ; quand on supprime les paysans, on supprime un pays. Aujourd'hui, Emmanuel Macron avait ressorti sa chemise blanche et, devant les vaches et biquettes du Salon de l'Agriculture, il s'est pris plus que des œufs sur le coin du museau.

25 février 2024.– Temps nuageux et déprimant (11°C). Même si sur la fin il vire un poil au bancal pas vraiment peaufiné et au soupçon hagiographique, assez aimé le bouquin de Newman. Au-delà des anecdotes, de la vinaigrette philanthrope, des courses de grosses cylindrées et de l'alcoolisme embièré, il laisse deviner un type qui ne trichait pas trop avec les autres et encore moins avec lui-même, un type pas trop ramenard et foncièrement humain. En somme, le type que laissent deviner les trop rares films qu'il aura réalisés (Films que je place très haut dans mon petit panthéon cinématographique personnel). Newman derrière moi, failli poursuivre mes pérégrinations lectorales en enchaînant avec le lourd pavé Kafka de Reiner Stach. Finalement, cette somme biographique en deux volumes de plus de huit cents pages chacun attendra, je ne suis pas encore assez affûté pour m'attaquer à un tel massif. Pour patienter, je me contenterai du Vie et mort de Guy Debord du lymphatique triomphant Christophe Bourseiller. Tout de même quatre cents pages, mais le massif est plus jurassique… Lu trois chapitres après mon déjeuner qui s'est terminé de façon un peu tragique (pas de café, ma cafetière est tombée en panne). Le préambule est assez drôle. Bourseiller raconte un peu son enfance de lymphatique qui se sera politisé tout seul dans sa chambre. La suite – le vrai début de son entreprise biographique, l'enfance de Debord – n'offre rien de notable. Puis c'est la jeunesse du chef situ, le lettrisme et Saint-Germain-des-Prés. Pour l'instant, je n'apprends pas grand-chose de plus que ce que j'avais appris en lisant le Lipstick Traces de Greil Marcus. Cependant, je reste optimiste pour la suite et j'imagine que Bourseiller saura agiter de belles lanternes éclairantes dans les pages suivantes.

26 février 2024.– Ciel changeant, quelques belles soleillées (13°C). Cervicalgie tenace, taux d'inspiration faiblard. Ce matin, pour rester adhérent avec mes lectures, effectué une séance de psychogéographie dans les lieux affleurant mon modeste logis (où la lumière est toujours un peu basse). Au gré de ma courte dérive, me suis retrouvé dans ce parc où j'ai pris mes petites habitudes. Manque de pot, mon banc préféré, celui où j'aime poser mon modeste séant, avait presque totalement disparu ! En fait, il n'en restait plus que le squelette et aucune des lattes de bois. J’imagine qu'une rénovation est prévue (les rénovations nous tueront). Je me suis donc rabattu sur un autre banc. On ne m'y reprendra pas, celui-ci étant situé trop près des manèges et autres amusements pour mouflets et mouflettes, j'ai éprouvé bien du mal à trouver ne serait-ce qu'un semblant de concentration bien à même de soutenir ma modeste lecture. J'ai donc pris mes pénates et pris la direction du parc suivant tout en zigzaguant. Ce nouveau spot atteint, j'y ai dégotté un banc raisonnablement orienté et en tous les cas à l'abri des piaillements de la marmaille. Pour en revenir à ce qui devrait nous occuper vraiment – oui, je digresse un brin – c'est-à-dire la biographie de Guy Debord par Christophe Bourseiller, je ne peux que constater les limites de l'entreprise. L'opacité intime de Debord est telle que Bourseiller écrit davantage une histoire du situationnisme qu'une biographie collée aux basques du pape soulographe des dérives psychogéographiques.

Cet après-midi, lecture en toute quiétude, à l'abri entre les murs du cimetière. Continué le Debord de Bourseiller, parallèlement entamé Promenade dans un parc du Lyonnais Calaferte. S'agissant de ce recueil d'histoires courtes, on me parle de Kafka, j'ai plutôt pensé au Bernhard de L'Imitateur. Même esprit malaisant (et totalement raccord avec le lieu de ma lecture).

27 février 2024.– Bourrasques, petit air tempétueux (10°C). Enfant, j'étais un peu zinzin (je le suis toujours un peu). Ainsi, aux alentours de mes dix ans, il me prit l'idée pour le moins ludique de monter un orchestre de musique rock avec les peluches survivantes au tsunami de ma petite enfance. Malin comme j'étais (je le suis moins aujourd'hui), je baptisais bien vite mon ensemble musical d'un nom assez pindarique – imaginez les Rolling Lapnours ! – et le tour était joué. Bikini, le vieil ours brun au museau plein de paille, tambourinait, Barnabé, l'ours bleu électrique, tenait la guitare tandis que Bibo, le lapin – je me souviens encore de sa disparition dans un vide-ordures quelques années plus tard et j'en frémis encore – chantait et gambillait avec des inflexions pour le moins jaggériennes. Tout allait pour le mieux, mes Rolling Lapnours sautillaient à l'unisson, j'étais le seul maître de mon petit monde. L'année suivante, lassé par le rock’n’roll, je transformai ma petite troupe de peluches en un court aréopage de militants politiques. J'inventai pour elle un mouvement, le peluchisme, et un parti bien à même de propager la bonne parole, le PPL, le Parti des Peluches Libres. La doctrine de ce parti était un peu inquiétante, foncièrement anti-capitaliste, anti-impérialiste et anti-américaine. Mes peluches libres vivaient dans une contrée que j'avais réinventée, l'Atoll Bikini. Dans ce paradis collectiviste, il n'y avait plus de monnaie, le troc remplaçait les magasins et les voitures et autres véhicules motorisés étaient prohibés. L'ours Bikini et le lapin Bibo dirigeaient l'atoll après avoir été désignés par une sorte de conseil ouvrier révolutionnaire et tout semblait aller pour le mieux. En somme, j'avais inventé une contrée où d'ex-peluches rock star se seraient converties au marxisme-léninisme. En somme, j'avais inventé la Corée du Nord en mieux ! Vous avouerez que, comme je l’annonçais au début de ce petit texte faiblard, enfant, j’étais un peu zinzin… Tout cela pour vous dire que finalement, ce que j’aime le plus dans les débuts de Guy Debord, c’est le côté zinzin, les théories fumeuses (bien que parfois justes), le marxisme à la lorgnette, les exclusions, les « congrès » avec quatre personnes. Bref, des choses qu’un gamin de onze ans aurait pu inventer. Chez Debord, j’aime donc ça. J’aime aussi le côté margoulin, cette façon de savoir rester bourgeois tout en vivant aux crochets des autres (sa mère, Michèle Bernstein, Gérard Lebovici…). Quant au livre de Bourseiller, celui dont il devrait ici être question, il me convient parfaitement. La chronologie est respectée, tout est assez à sa place. Certaines choses que l’on connaissait sont rappelées et on en apprend d’autres. C’est vraiment pas mal, il y a du beau boulot de fait.

28 février 2024.Vent aigrelet (9°C). Une histoire assez torve de Calaferte. Nouvelle acquisition : Plaisir et lecture – José Cabanis.

29 février 2024. Beau temps frais (9°C). Le temps de soleil disponible enfle légèrement dans mon petit bout de jardin. Cet après-midi, après le labeur, j'ai même pu y effectuer un semblant de sieste qui m'aura certainement rechargé en vitamine D. Lu une histoire patibulaire de Calaferte. Rien d'autre.

1er mars 2024.Quasi beau temps (12°C). Un chapitre du Debord/Bourseiller (le compte bancaire russe de Guy-Ernest), deux pages de Calaferte (ça grince), trois lettres de Flaubert (qui enterre ses amis), quatre pages de l'ami Cioran (Cahiers que je n'ai toujours pas finis). Telles auront été mes lectures du jour. Rien (ou presque) :

La pluie pleut
le vent vente
l'eudémonologiste distribue du bonheur.

2 mars 2024. Temps maussade (14°C). Toujours plongé dans Vie et mort de Guy Debord de l'ami Bourseiller. Au risque de me répéter, c'est pour l'instant plus une histoire du situationnisme qu'une biographie de son supposé chef. Ses arpents un peu intimes, sa voix monocorde manquent un peu. L'ouvrage est certes assez bien réalisé ; l'apport de Debord et de sa petite bande aux folles journées de mai 1968 est, par exemple, rappelé avec moult détails. Mais pour tout dire, on se demande si Bourseiller n'est pas trop minutieux, trop scrupuleux, et on se demande même s'il ne bichonnerait pas un peu trop son affaire. On le préférait plus lymphatique, et sans dire qu'il n'aurait pas dû travailler son texte, on pourrait dire qu'il aurait dû moins le travailler et davantage le sentir (je sais, je suis paradoxal).

En complément, lu deux histoires de Calaferte. Rien de sautillant, je suis un peu dubitatif.

D'autre part, reçu le deuxième volume de mes considérations psychogéographiques d'intérieur que j'ai fait imprimer dans le but sournois de les diffuser en version tactile et, pour ainsi dire, palpable. Résultat : de nombreuses coquilles que je n'avais pas vues dans la version numérique. Là encore, il va falloir retravailler. Décidément, le travail nous en veut. Je préférerais un lymphatisme de bon aloi.

Du côté du Monde, ce drôle d'écho :

« Y'a pas la peine de s'emmerder. » – Emmanuel Macron

« Si nous sommes maîtres des mots que nous n'avons pas prononcés, nous devenons esclaves de ceux que nous avons laissé échapper. » – Winston Churchill.

3 mars 2024. Grand retour de l'hiver, froideur et même de la neige (3°C). Cervicalgie tenace, humeur maussade.

Bourseiller et bio Debord. Tout avançant et Mai 68 derrière nous, voilà le début d'une nouvelle décennie. L'Internationale situationniste s'autodissout, puis c'est la rencontre avec Gérard Lebovici, l'aventure des éditions Champ libre et les montagnes de mélancolie qui commencent à poindre sur l'horizon. C'est In girum imus nocte et consumimur igni, le plus beau film, et texte, de Debord. C'est la mort de Lebovici, abattu dans un parking, la dérive enivrée qui se transforme en polynévrite alcoolique, Arles (comme Van Gogh) et Bellevue-la-Montagne, l'inéluctable qui approche, qui est là, presque palpable.

Simple constat : finalement et après tout, Debord ne s'est jamais compromis avec le pire. Il n'a jamais été léniniste, stalinien, trotskiste, maoïste. Il n'a pas soutenu la Bande à Baader, les Brigades rouges et les mouvements de libération nationale. Disons qu'il aura su éviter les éléments spectaculaires et problématiques.

On peut penser ce que l'on veut de l’éthylique en chef Debord et de sa petite troupe de situs en goguette. Force est de constater que ces gens-là avaient le sens du dézingage. Pour preuve :

Aragon Louis – la gâteuse, renégat.
Buffet Bernard – affreux, image d'Épinal de la résignation.
Buñuel Luis – résigné stupide.
Cohn-Bendit Daniel – étudiant modérantiste.
Deleuze Gilles – argumentiste.
Duras Marguerite – tartine racornie de la déconfiture actuelle du milieu littéraire moderniste, jobarde, déchet.
Gagarine Youri – cosmonaute bureaucrate.
Glucksmann André – minus.
Godard Jean-Luc – enfant de Mao et du Coca-Cola, le plus con des Suisses pro-chinois.
Grass Günther – écrivain engagé, jobard social-démocrate.
Le Clézio J.-M. – figurant du décor des vacances.
Malraux André – épicerie fine esthétique, triste auteur, homme d'État.
Maspéro François – stalino-castriste, bureaucrate, con stalinien, maspérisateur.
Molotov – bureaucrate et cocktail.
Morin Edgar – louche, mauvaise foi, hostilité miséreuse, imbécilité artistique, argumentiste, planétiste, terriblement médiocre, versaillais de la culture.
Pauwels Louis – arriviste occulte, ordure.
Proudhon Pierre-Joseph – partisan de l'ordre, arriéré.
Robbe-Grillet Alain – image d'Épinal de la résignation, crétin, notable quantité d'importance nulle.
Russell Bertrand – particulièrement débile et superficiel.
Sartre Jean-Paul – bête, menteur, imbécile, marchandise avariée, charogne avancée, nullité, inqualifiable.
Trotsky Léon – homme d'État, salaud et imbécile.
Vidal-Naquet Pierre – pédant, néo-stalinien.
Vergès Jacques – stalinien, pro-chinois, islamisé sous le nom de Mourad, RÉPUGNANT.

(L'Internationale situationniste : Protagonistes, chronologie, bibliographie [avec un index des noms insultés] – Jean-Jacques Raspaud et Jean-Pierre Voyer)

4 mars 2024.– Large couverture nuageuse (9°C). Achevé la lecture du Debord/Bourseiller. Moins la politique est présente, plus l'intime se fait saillant. Debord est finalement un homme d'une autre époque, un bel esprit au style de vie aristocratique, un dandy qui ne touche jamais un téléphone, qui répugne à palper de l'argent, qui ne s'occupe absolument pas de l'entretien de ses maisons. En somme, un (anti)moderne profondément inclassable, un homme bien plus subtil qu'un militant, bien plus sautillant qu'un sectateur de concept. En tout cas, c'est cet homme-là qui transparaît dans les dernières pages du bouquin de Bourseiller et certainement pas le théoricien austère. Disons qu'il y a aussi une certaine émotion.

En complément et histoire de rester encore un peu avec Debord, lu ses Commentaires sur la Société du spectacle. C'est une sorte de notice explicative du spectaculaire intégré, cette nouvelle forme plus que moins néolibérale qui aura remplacé les deux autres formes de spectaculaire : le diffus (capitaliste) et le concentré (collectiviste). Le progressisme de nos temps étant ce qu'il est, c'est aujourd'hui un livre que d'aucuns pourraient trouver vaguement complotiste et confusément réactionnaire. Il n'en est rien, ou alors ce n'est pas si grave que ça. Ce qui compte ici, c'est le constat, résigné et mélancolique, de l'étendue des dégâts.

Les génuflexions devant le savoir absolu de l'informatique naissante tandis que ses contempteurs ignorent la lecture (qui exige un véritable jugement à toutes les lignes), la connaissance historique qui disparaît, l'ignorance organisée, le faux qui forme le goût, la conversation presque morte et la mort prochaine de ceux qui savaient parler. On a le droit de penser que, sur tous ces sujets, Debord avait raison avant l'heure légale. On a aussi le droit de penser que le progressisme a tort, puisqu'il est devenu l'un des éléments du désastre.

Rien à voir, ou presque. Court retour dans Les Mémorables de Maurice Martin du Gard. Beau portrait d'Eugène Marsan. La gentillesse même, ce qui ne lasse pas d'étonner pour un aussi grand zélateur de Charles Maurras.

5 mars 2024.– Une éclaircie trop tardive (9°C). Quelques soucis domestiques… enfin, plutôt quelques soucis de voisinage… Le voisin nous en veut.

Commentaires sur la société du spectacle : au milieu du flux débordien, quelques belles intuitions, et puis cette citation d'Arthur Cravan : « Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à trouver un homme. »

Tout étant dans tout et tout formant parfois un drôle d'écho, je poursuis ma dérive lectorale en retournant dans les Exorcismes spirituels de Philippe Muray. (Muray n'est certes pas vraiment débordien, ou même pas du tout, mais la citation de Cravan aurait pu être de lui.)

Belles pages sur Soutine, qui peignait comme « on en vient aux mains », ses exagérations, ses grossissements qui le font passer du côté du « je », du côté de la littérature, du côté de Céline. Voilà Louis-Ferdinand Soutine !

Un beau dézinguage du cinéma pelucheux animaliste, Le Grand Bleu, L’Ours et Max mon amour. Papier réjouissant initialement paru dans Globe, l'organe officiel du mitterrandisme.



To be continued.



vendredi 10 janvier 2025

Psychogeographie indoor (143)

 


« Jeudi 24 mars. Je crois que je vais mieux mais la chasteté commence à m’être assez difficile et je bande beaucoup la nuit… » (Julien Green – Journal Intégral)

24 janvier 2024.– Ciel couvert, hausse des températures (14°C). Pour Valéry (Paul) on ne se comprend pas soi-même si on comprend les autres… Et on cesse de comprendre les autres si on se comprend tout à fait soi-même… C'est évident. Pour Cioran on cesse d'être écrivain dès qu'on ne s'intéresse plus à sa propre vie, « le détachement de soi ruine un talent. Quand on détruit la matière première de l'inspiration, on ne s'abaissera pas ensuite à aller puiser dans l'ersatz »… C’est tout aussi évident. Quant à moi, je ne pense pas grand-chose de tout ça, l’autre a renoncé à être moi.

25 janvier 2024.– Temps étonnamment printanier, on se demande bien pourquoi (15°C). Cervicales coincées, rien pour moi… Après mes heures de labeur dans la colonie pénitentiaire néo-libérale, je feuillette les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch (que l'on dit apocryphes, mais c'est un autre problème) et je tombe sur ces lignes (c'est Kafka qui parle) : « On aspire toujours à ce que l’on n’a pas. Le progrès technique commun à tous les peuples les dépouille de plus en plus de leurs caractères propres de peuples. C’est pour cela qu’ils deviennent nationalistes. Le nationalisme moderne est une réaction de défense contre l’emprise brutale de la civilisation. » Kafka ou pas, c'est assez bien vu.

26 janvier 2024.– Aquasité quasi palpable, vague douceur (15°C). Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote joliment autour du très oublié Jean de Boschère. Voilà un type diablement intriguant, un type qui n'était pas l'ami de n'importe qui (Suarès, Michaux, Paulhan, Follain…) un type qui aura laissé derrière lui une œuvre — picturale, littéraire — qui laisse comme un goût de malaise sur la pointe de la langue (il y est question de situations extrêmes, d'impossibles rapports). Pour Macé, de Boschère est un rebelle solitaire certainement retranché du reste des hommes, mais avant tout retranché d'une partie de lui-même, celle qui se trouve « le plus directement en contact avec ses organes sensoriels ». Il y a certainement tout ça chez ce type à la tête toute bizarre, mais il y a aussi quelque chose de Brueghel ou de Goya (celui des Désastres).

27 janvier 2024.– Beau temps peu nuageux (7°C).

(Matin.) Sur la toile vu un numéro d'Apostrophes où Bernard-Henri Lévy, Gabriel Matzneff, Maurice Bardèche et Roger Grenier discutaient doctement autour de la « figure de l'intellectuel »… Aujourd'hui on ne pourrait plus rassembler un tel aréopage sur un plateau de télévision. Les opinions des protagonistes si divergentes, l'affaire virerait assurément à la faiblesse de raisonnement et au quasi-pugilat. Ainsi, nous ne progressons pas… (Dans cette joute où Bardèche et Lévy s'envoient quelques bouquets de fleurs vénéneuses, mes suffrages vont à Roger Grenier. Quant à Matzneff, tout en lunettes noires, il est déjà terriblement antipathique.) Après ce moment télévisé en léger différé, j'ai fini L'Esprit des lieux d'Alain Monnier. Certainement pas un très grand livre, cependant Monnier sait se laisser submerger par la force des lieux qu'il aura traversés : le camp de Rivesaltes, la Chapelle des Cormes, la Karl-Marx-Allee, la Villa Médicis, le Mont Valérien.

(Après-midi.) Le quasi beau temps presque là et mon semblant de jardin toujours à l'ombre, pris mes coudes à mes genoux et suis sorti dans les extérieurs où, après avoir visité mes morts au cimetière, j'ai trouvé un banc public raisonnablement ensoleillé et bien à même de recueillir mon modeste séant. Là, dans un semblant de tiédeur ouatée, entamé le premier volume du Journal intégral de Julien Green. Je crois avoir déjà évoqué mes inquiétudes devant cette publication non caviardée qui ferait passer le Journal de Matthieu Galey pour le Manuel des Castors juniors. Bon, pour l'instant, au bout d'une quinzaine de pages, rien de vraiment inquiétant.

29 janvier 2024.– Beau temps assez hors de saison pour espérer être vraiment honnête (15°C). 

(Matin.) Lecture dans l'outdoor à moins d'un kilomètre de mon canapé. C'est peu et beaucoup tout à la fois… La publication du Journal intégral de Julien Green est un événement. S'accrochant au reste que l'on connaissait déjà, le surplombant parfois, on peut y trouver, tout du moins pour la partie 1919-1940, la vie sexuelle du jeune chrétien fraîchement converti décrite avec moult détails intimes, des mots sans fard, des termes crus et ce qu'il faut bien définir comme de la pornographie. Nous voilà donc loin de l'ancienne version qui, avec un ton de culpabilité chrétienne, laissait deviner plus qu'elle n'étalait les histoires de Q. Green y apparaissait comme un garçon sensible, plus sentimental et tenaillé qu'émoustillé, et il y avait un certain mystère dans tout ça. Gagnons-nous quelque chose dans cette publication non expurgée de l'intime ? Pour l'instant, je n’ai lu que les entrées des années 1919 à 1924 : la lubricité et l'homopornographie ne sont pas encore de mise. Nous sommes avec un jeune gandin terriblement sérieux (on est très sérieux quand on a 19 ans). Un garçon qui n'aime pas le monde et que le monde n'aime pas, un garçon qui ne se plaint pas vraiment, qui aime sa solitude et ne se complaît jamais dans des attitudes d'incompris. Disons qu'il se pose des questions religieuses, philosophiques, sexuelles peut-être déjà tout de même un petit peu.

(Après-midi.) Lecture toujours dans l’immensité de l’outdoor (l’outdoor est immense, tellement immense qu’il est infini). Pris une direction opposée à celle de ce matin. Sur mon chemin, croisé une fille dont je fus vaguement amoureux il y a quelques années. Nous nous sommes reconnus. Elle ne m’attendait pas, elle attendait le bus, qui est venu. Après cette rencontre qui m’a laissé un tantinet songeur, posé mon séant sur un banc convenablement lumineux où j’ai poursuivi le gros pavé de Green. Les premiers élans sexuels surgissent et peut-être avec eux le début des problèmes. Ce que j’avais jusqu'à présent lu de ce Journal dans sa version expurgée savait très bien rester à l’ombre des membres turgescents, il ne faudrait pas qu’à présent il soit entièrement caché par eux. Lors de mes pérégrinations au cœur de l'outdoor, dégotté trois nouveaux volumes dans les boîtes à livres environnantes : un Nina Berberova (grande habituée des boîtes à livres), un Leiris (que j’ai déjà lu) et un Gracq de chez Corti pas complètement découpé (son ancien propriétaire a dû le laisser choir en cours de lecture).

30 janvier 2024.– Soleil voilé, nuages en formation (14°C). Bulldozers, pelleteuses et bétonneuses : les travaux reprennent autour de mon entité corporelle. La France d'Emmanuel Macron est ainsi : les chantiers succèdent aux chantiers et pourtant rien ne bouge. C'est un tour de magie, ou un sortilège… Dans ces conditions, la fuite s'impose. C'est ce que j'ai fait en me dirigeant vers l'outdoor. Je n'ai pas pris mon volume du Journal intégral du catho lubrique Green avec moi, il est bien trop replet, mais sa version numérique que j'ai savamment installée sur mon téléphone intelligent. C'est donc dans ce format que l'on dit Epub que je poursuis ma lecture (je sais, c'est un sacrilège, mais c'est tout de même bien pratique…). En 1929, Green éprouve un véhément besoin de changer de vie et d'être libre… Ne trouvant guère d'issue en dehors de l'ascétisme, il n'est pas bien avancé… Reste le plaisir. C'est à cette époque, plus précisément le 20 septembre 1929 (pourquoi cette date ?), que son Journal commence à garder les traces dudit plaisir. Il avoue avoir fait le tour des pissotières de son quartier, raconte ses nombreuses masturbations et ses éjaculats consécutifs, tout comme ses aventures avec des marins basanés aux petites couilles. Tout cela amuse le lecteur pendant quelques pages, mais il s'ennuie assez vite devant cette partie glutineuse de l'iceberg qui surgit inconsidérément. C'est toujours la transgression qui vieillit le plus vite et, comme de bien entendu, ce sont ces parties inédites (et sexuelles) qui sont finalement les moins intéressantes. Le reste, ce qui était déjà dans le Journal de Green, est toujours très bien. Ce côté coupable qui s'invite dans à peu près toutes les pages (ce non-dit qui se passait bien de la loupe du dit), de beaux portraits littéraires, la cape de Gide, la voix étonnamment haut perchée de Bernanos, les afféteries de Cocteau, la jalousie de Crevel, tout un monde, voyez-vous : « En arrivant, Cocteau nous montre un oiseau malade qu'il a trouvé dans les Champs-Élysées. Colette le prend, l'examine et va lui tordre le cou dans le jardin. »

1er février 2024.– Averses (10°C). Labeur. Morne agrégat du quotidien. Lire Otto Weininger (suicide), Ingeborg Bachmann (suicide ou accident), Georg Trakl (suicide ou overdose), Ödön von Horváth (tué par une branche d'arbre devant le théâtre Marigny)…

2 février 2024. – Quelques belles soleillées (12°C). Green, Diary. Visite de Gide qui pousse des grognements en écoutant quelques préludes de Chopin. Il évoque ensuite sa correspondance amoureuse avec un garçon de 16 ans puis il décrit les délices de l'ex-piscine Rochechouart, un endroit assez obscur où se passaient des choses très agréables avec des gitons de 13 à 18 ans. Bref, en 1929, Gide est déjà un vieux dégoûtant qui pousse des grognements.

3 février 2024.– Beau temps frais (7°C). Le soleil commence à descendre dans mon semblant de jardin (qui est aussi mon salon de lecture). Pas plus de vingt minutes, c'est toujours ça, mais ce n'est néanmoins pas grand-chose pour moi qui voudrais atteindre les saintes extases lectorales en toute tiédeur. Je me suis donc rabattu une fois de plus vers les extérieurs. Ce fameux outdoor qui ne semble pas avoir de limites et dans lequel les petits coins ensoleillés sont aussi nombreux que les petits coins à l'ombre. Manque de pot, le banc ensoleillé le plus proche de mon domicile, celui que mon auguste séant use le plus, était déjà occupé par un genre de squatteur, en l'occurrence un autre lecteur ayant eu la même idée que moi. Ne voulant déclencher aucune hostilité avec ledit lecteur et bien que ce soit l'un de mes spots de lecture habituelle et que je pourrais revendiquer de facto une préemption toute naturelle des lieux, j'ai passé silencieusement mon chemin et, après deux-trois minutes d'errance quasi psychogéographique, j'ai trouvé un autre banc à quelques centaines de mètres de là. Bon, ce nouveau banc était certainement moins bien orienté : il a fallu me positionner de trois quarts pour ressentir les effets bénéfiques de la petite étoile que l'on nomme soleil, mais il m'a tout de même permis de lire une cinquantaine de pages du Journal de Julien Green dans un vague halo de tiédeur. En parlant de tiédeur et même de chaleur, on pourrait dire que la version non expurgée de ce qui est certainement le magnum opus de Green forme une toute autre œuvre. Les pines et les culs percés y font florès. Les tapettes de tous poils louvoient autour des pissotières. On se branle et s'entre-branle beaucoup et, pour tout vous dire, cette affaire vire à l'obsession du Q. Il n'y a aucune page où le futur académicien ne se défoule pas en se libérant de son moi corseté par la bienséance catholique. On pourrait trouver cela croquignolet et même parfois un peu assommant. Reste qu'en définitive, le texte que nous lisons a quelque chose de plus fascinant qu'autre chose.

Mort de Wayne Kramer, première guitare chez MC5. Grande perte sonique.

4 février 2024.– La brume s'est levée sur les coups de seize heures, c'était trop tard (7°C). Bien mangé. Cuisses de poulet aux morilles et petits pois. Vin raisonnable, un Madiran. Petite sieste corrélative puis retour dans les Œuvres complètes de Georges Perros dans le gros volume Quarto des établissements Gallimard. Le livre est bien trop replet : il pèse sur l'estomac du lecteur qui voudrait l'entreprendre couché sur son canapé après une sieste. Quant à sa typographie, n'en parlons pas, elle est plus que problématique et frôle l'incompréhensible. Néanmoins, ce que j'ai lu cet après-midi, un entretien formidable avec Jean Roudaut et Michel Deguy datant de 1975, n'était disponible que dans le numéro hommage de la revue Ubac consacré à Perros. Il m'aurait fallu beaucoup de courage pour trouver ce texte en dehors du commerce numérique. Donc, finalement merci Gallimard… Dans cet entretien, Perros explique comment il essaie d'appauvrir le langage, comment il est un homme de fragments, comment il est toujours posé entre deux trains « qui roulent, qui roulent et qui se croisent, comme ça… » Il s’étonne aussi que des gens osent le publier. Aujourd’hui, il ne le serait certainement pas (c’est moi qui souligne). Ce matin, avant tout ça, les cuisses de poulet, la sieste et Perros, j’étais encore plongé dans le Journal de Green. J’avance à un rythme assez soutenu dans cette lecture… L’amour assez fleur bleue de Green pour Robert de Saint Jean a quelque chose de charmant (bien qu’il soit question de sucer le second nommé et de jouir entre ses fesses). Moins charmante, la misogynie de Green. En dehors de sa sœur Anne, peu de femmes sont épargnées. Il y a notamment un portrait assez peu ragoûtant d’Anna de Noailles. En parlant de portrait, il y a également ces lignes consacrées à Jean-Louis Vaudoyer et à ses amis moustachus (que j’aime tout de même assez). Là, on sent les moqueries du jeune freluquet monter : « Vu Vaudoyer […]. Ces longues moustaches, cette élégance fanée, ce ton 1910. L’âge, la fatigue, le dépit d’être resté en arrière, tout cela soufflette ce vieux bellâtre et lui tire les joues et les yeux par en bas. Je me rappelle un mot assez drôle de Zimmer à propos des moustaches de Régnier et de Vaudoyer. “Ils arrivent en courant de 1905, et c’est le vent de la course qui leur brosse les moustaches en arrière”, disait-il à peu près. Quant au nom de Vaudoyer, il me fait songer à un verbe péjoratif :… toute la journée à se vaudoyer dans un fauteuil, ou alors à un verbe qui signifierait assouplir :… ses souliers me pincent les pieds, mais ils vont se vaudoyer, j’espère. » Ruine. […]

5 février 2024.– Temps maussade en partie sauvé par deux belles éclaircies. Baisse des températures (6°C). Dans le but d'une future publication, je relis et corrige plus ou moins mollement les années 2015 à 2020 de ce vague journal valétudinaire. Force est de constater que ce n'est pas vraiment ma meilleure période et que l'inspiration ne brandille pas au coin de toutes les pages. À cette époque qui n'est pas si lointaine, je devais être encore trop saisi par le labeur à plein temps pour espérer m'en libérer complètement. En résulte un effort diaristique qui ne foudroie pas grand-chose et qui, le plus souvent, ressemble à une grosse armoire à citations plus qu'à toute autre chose… Pour en revenir au présent de mes épanchements journaliers, ceux que vous êtes en train de lire, ils me semblent désormais plus étayés et en tous cas plus primesautiers…

Pour le reste, ces moutons qui devraient m'occuper, grande présence de Gide dans le Journal de Green. Il est là tout en cape avec cet œil lubrique perpétuellement posé sur les petits garçons du voisinage. Comme tout est toujours plus compliqué qu'il n'y paraît, Green le fréquente beaucoup, mais cela ne l'empêche pas de le dézinguer en italique. Pour lui, sa littérature est d'une grande pauvreté ; c'est un type qui aura grappillé tout le long de sa carrière. Grappillé dans les vignes de Blake, de Nietzsche et de Stendhal, grappillé dans la correspondance de Flaubert (sa fameuse phrase sur les bons sentiments en littérature). Que restera-t-il de lui ? « Un accent, un ton nasillard, une façon guindée de redire ce qui avait été dit avant lui. » Green n'aura donc pas caché qu’entre ses histoires de Q, il aura aussi dissimulé quelques avis au lance-flammes. La parution de son Journal inédit en apporte la preuve. Moins acrimonieux, un voyage en Allemagne primo-hitlérienne, les bords de l'Elbe, son amour de fripon rosissant pour Robert de Saint Jean.

En dehors du Journal de Green, toujours avec l’humain, le terriblement humain Perros. Un entretien pour France Culture, bouleversant parce que c’est la dernière fois où l’on aura pu entendre sa voix (il sera opéré d'un cancer du larynx quelques mois plus tard). Cette voix, je l'ai lue, mais c'est comme si je l'avais entendue. Perros explique que pour lui, un écrivain, c'est Proust ou Balzac : « quelque chose d'infernal ». Que lui ne fait que des fragments, des petites choses, des bouts, des trous : « Je vis dans des trous. Je vis dans des flaques d’eau. Je suis plein de flaques. Je suis rempli de flaques, c’est comme quand la mer se retire… »

En complément, quelques lettres de Flaubert et la découverte de Gabriel Bounoure chez Gérard Macé.

6 février 2024.– Large couverture nuageuse (8°C). Demain retour au labeur ce qui me rend morose. C'est toujours ainsi après quatre jours de non-labeur j'anticipe trop les efforts et sacrifices qu'il me faudra faire pendant trois jours (je ne travaille plus que trois jours par semaine) et je ressasse, je ressasse. Rien de bénéfique dans tout ça. Nouvelles lunettes. Je vois mieux de près, moins bien de loin. De surcroît, elles me bouffent le nez. Pas une franche réussite. Lu le Journal intégral de Green jusqu'au début de l'année 1932. Je le reprendrai plus tard. Il faut que je fasse un break, que je reprenne mon souffle et que je me dessaoule de ces pages licencieuses qui feraient passer les pires meilleurs moments de Guillaume Dustan ou de Renaud Camus pour d'aimables piperies. Fini l'entretien de Perros avec Jean Daive. Il est aussi en grande partie disponible sur le site de France Culture, mais le lire était certainement mieux. Cela m'a permis d'éviter les nombreuses appogiatures de Jean Daive, ses essais radiophoniques, ce mélange de récitatifs et de musique où la voix de Perros n'est qu'un élément parmi d'autres (peut-être les limites de la radio de création inventée par Jean Tardieu et ici poursuivie). Là, à l'état brut, sans tout ce fatras artiste, la parole de Perros est merveilleuse, fluide et entraînante, gaie pour tout dire… D'ailleurs, puisque tout est dans tout, Perros fait l'éloge de la gaieté. La gaieté c'est une chose étrange, ça n'est pas le comique, encore moins l'humour… « C’est un peu ce que je trouve chez Kafka. Cette espèce de sous-jubilation du texte qui est toujours ainsi parce qu’on le mobilise à des fins vraiment absurdes. Et c’est très bien, c’est très gai. Je trouve, quand je lis Kafka… Je ris, je souris, je suis content, il me fait plaisir, il me donne à vivre…»

8 février 2024.– Pluie fine (15°C). Labeur. Perros un peu, deux pages et ça : « D’une manière générale vivre donne envie de se saouler. »

10 février 2024.– Grosse pluie patibulaire (10°C). Vertèbres cervicales en charpie, toux persistante. La forme est paralympique. J'entame le Tome 5 du Manifeste incertain de Frédéric Pajak. Après Walter Benjamin, Gobineau et Pessoa, il s'attaque à Van Gogh et c'est bien évidemment magnifique. Le récit est cette fois-ci un peu différent. Il n'y a pas vraiment de digressions autobiographiques, la vie de Pajak n'est pour ainsi dire pas évoquée (tout du moins pour l'instant, je n'ai lu que les cent vingt premières pages) et nous sommes plongés dans une biographie que l'on pourrait penser plus classique. Reste que Pajak n'avait peut-être pas besoin de se raconter ici, puisque Van Gogh c'est lui (les dessins à l'encre de Chine sont toujours aussi beaux).

Rien (ou presque). Emily Dickinson, Kafka ou Van Gogh (et beaucoup d'autres) n'auraient jamais été découverts sans passeurs. Les génies ne sortent pas toujours de leur lampe et il est fort à parier que sans ces intermédiaires nécessaires bon nombre seraient restés ignorés (combien de Kafkas ignorés ? Combien n'auront pas rencontré un Max Brod ?) La découverte tardive de Van Gogh tient par exemple de l'obstination de sa belle-sœur Johanna (et certainement aussi un peu de l'accidentel et donc du miracle).

11 février 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (10°C). La noirceur du Borinage, l’errance mystique puis la lumière, l'éblouissement d'Arles, un éblouissement nietzschéen qui laisse Van Gogh encore plus toqué qu'il ne l'était, cet éblouissement qui fera son œuvre, ces horizons vides, cet embrasement vibrant de l'air qui formera son destin… Les tableaux à foison que personne n'achète, Gauguin, l'oreille coupée, l'asile. La mort qui n'a plus qu'à lui tomber dessus et qui lui tombe dessus à Auvers-sur-Oise. Tout cela est très connu et Pajak le raconte très bien, sans afféteries, sans pathos non plus, mais avec une solidarité d'artiste. Émoustillé par le Journal intégral de Julien Green, j'ai fait l'acquisition de Passé pas mort, le livre de souvenirs écrit par Robert de Saint Jean. Dans la préface on y apprend que celui-ci aurait eu un dialogue avec Green pendant plus de cinquante ans et que ledit dialogue malgré de nombreuses déclarations d'amour communes n'aura jamais été au-delà d'une relation platonique. Évidemment, quand on se souvient des petites couilles de Robert parfaitement décrites par Julien, tout cela est très amusant. Le platonisme a bon dos.

12 février 2024.– Ciel cyclothymique laissant passer deux belles éclaircies (10°C). Ma condition physique étant ce qu'elle se trouve être, consacré l'essentiel de ma journée à des choses d'essence médicale. Il y a certainement pire pour un lundi (la mort par exemple est pire), mais il y a certainement mieux. Néanmoins, malgré tout ça, mes récurrents problèmes de tuyauterie et d'engrenages, lu Astachev à Paris de Nina Berberova (madone des boîtes à livres). Dans une ville sombre et quasi pétersbourgeoise, un jeune exilé russe vend des assurances-vie avec une pointe de cynisme au creux de la conviction. On l'entend expliquer à ses éventuels futurs clients (ses potentielles victimes) que l’inévitable va venir (l’inévitable vient toujours) et qu’il faut que ceux-ci sachent s’organiser d’avance de façon la plus avantageuse et la plus commode possible pour tout le monde. Cette chose faite, notre jeune Russe rend ensuite visite à ses mamouchkas (sa mère et sa belle-mère), puis il fraye dans un bordel et fricote avec une caissière de cinéma. Entre mort, cynisme et décrépitude, toute cette histoire finira mal. Voilà pour l’intrigue que je résume à gros petons patauds. Ce petit roman ou cette longue nouvelle n’est pas si mauvaise que ça. J’ai certainement lu mieux mais bien souvent pire. Disons que c’est terriblement russe. C’est-à-dire que tout est terrible et… russe. Pour le terrible, l’intrigue en elle-même sent le gaz de suicidé ; pour le reste, la France est russe, Paris est russe, l’atmosphère et la lumière sont russes, les patronymes et les diminutifs que l’on mélange sont russes, la dureté des relations, les sentiments qui oublient de pincer et la violence d’âme, tout cela est russe. Berberova ne donne pas dans la créolisation, elle donne dans la téléportation (des choses et affaires russes). Sinon, inébranlablement assis sur l’une des chaises des salles d’attente de ma journée, picoré dans le début des entretiens entre Léautaud et Robert Mallet (le mordoré étant compatible avec les nouvelles technologies, j’ai téléchargé ce gros toutim sur mon téléphone intelligent). Comme les chiens ne font pas toujours des chats, j’ai pu y lire ceci :

RM : Vous étiez donc allés à Courbevoie, et je crois qu’à ce moment-là, votre père vivait avec une femme beaucoup plus jeune que lui.
PL : Il avait ramassé, rue des Martyrs, une espèce de petite catin, n’est-ce pas [Louise], et il a payé ça cher dans sa vieillesse, le père Léautaud ! Chaque matin, il descendait au café, avant le déjeuner. À cette époque, il avait treize chiens. Il descendait la rue des Martyrs avec ses chiens et tenant à la main un fouet dont il ne se servait pas pour les chiens. Quand une femme passait qui lui plaisait, il l’attrapait par derrière en passant le fouet autour d’elle.
RM : Les femmes supportaient ça ?
PL : Vous savez, il était très bel homme.

13 février 2024.– Beau temps, goût printanier, je ne vais pas me plaindre de ce réchauffement climatique-là (14°C). Ce matin, lecture dans le vaste horizon de l'outdoor. Conditions assez bonnes, météo quasi parfaite, quelques toutous relativement silencieux, deux corbeaux, trois joggers et un bourgeois bohème accompagné de son coach sportif. Je vous laisse deviner qui des deux faisait le pigeon. En parlant de pigeon, assis sur mon banc, plongé à l’alternat dans les entretiens de Léautaud et dans le Journal de Green. Le premier racontant son enfance avec des mots et un ton plutôt croquignolets, le second étant toujours plus ou moins cochon. Sur le chemin du retour, passant devant l'une des boîtes à livres de mon quartier, échangé L'Âge d'homme de Leiris contre un volume des Essais de Montaigne. Je ne perds rien au change puisque le Leiris était un doublon et que, feuilletant le gros pavé du vieux Montaigne, je tombe d'ores et déjà sur des choses comme celle-ci : « Ils s'en prennent à leur ombre et poussent cette tempête en lieu où personne n'est châtié ni intéressé, que du tintamarre de leur voix tel qu'il n'en peut, mais. J'accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie… »

Cet après-midi, détour par le cimetière où, après avoir salué mes morts, j'ai continué ma lecture alternée des deux zigotos Léautaud et Green (finalement, Green est assez zigoto). (Hier, au bout de la rue où est situé le cimetière évoqué plus haut, à moins de cinq cents mètres de celui-ci, on a retrouvé le cadavre d'une femme. Elle gisait ligotée et en partie calcinée dans les sous-sols d'une grande villa en rénovation. Le féminicide semble certain.)



To be continued.

samedi 7 décembre 2024

Psychogeographie indoor (142)

 



« Matin de nouvel an –
ah ! J’ai l’air d’une célébrité
dans ce nouveau kimono. »

(Bashô Matsuo)



19 décembre 2023.– La brume ne s'est pas levée, la nuit est tombée, saloperie d'hiver ! (2°C). Fait un tour au cimetière. Le sommet des tombes émergeait du brouillard, le cercle d'un soleil bien inutile tentait de percer dans le ciel, rien pour réveiller les morts. Lu Le Tunnel de Sábato. Un peintre asocial fier de sa solitude olympienne tombe amoureux d'une jeune femme presque par hasard. Il la tue. Voilà pour la trame de ce court roman. C'est évidemment très bon, il y a quelques admirables passages à la misanthropie assez quantifiable. Cependant, quelque chose achoppe : la supposée histoire d'amour qui tourne à la jalousie maladive manque un soupçon de chair et d'incarnation. C'est pour ainsi dire trop théorique. On a parfois l'impression de lire du Camus en mieux. 

21 décembre 2023.– Ciel couvert (8°C). Labeur toujours aussi saumâtre. Rayon lecture : dans son Ainsi soit-il, Gide s'accorde quelques distractions au Cirque Médrano. Un avaleur de grenouilles et la cuisse de Marc Allégret font son bonheur. Rien d'autre, ou presque. 

22 décembre 2023. – Radoucissement (11°C). Et voilà les fêtes de fin d'année, la pire période qui soit, presque une maladie. Antidotes : les Cahiers de Cioran, quelques pages de Thomas Bernhard, la correspondance de Flaubert… 

23 décembre 2023.– Nuages (10°C). Solstice d'hiver, la lumière se fait rare, mon Kalanchoe est mort. Entamé Fragments d'une forêt de Patrick Mauriès. Une Forêt, c'était dans des temps assez anciens – Mauriès parle du « seuil de l'âge moderne » – une collection de fragments littéraires, de vies rapportées et de faits « récupérés chez les uns pour être proposés aux autres ». Un genre en soi où s’illustrait un bon nombre d'érudits : Bacon, Aubrey, Burton, Hobbes… Notre auteur – ce Patrick que nous aimons assez – continue la lignée et perpétue la tradition. Son petit livre, fait de bouts merveilleux, est tout à fait délicieux. Il bruisse élégamment entre littérature italienne, plaisirs légers et refus des doxas dominantes… Il y a pire.

Par ailleurs, et pour rester dans le fragmenté, je publie un court spicilège tournant autour des bestioles. Il y est question de léporidés bisexués sautillant un peu partout, de l'hermaphrodisme des crabes et lapins, des sacs vocaux des grenouilles vertes au moment de la reproduction, d'une vache sacrée à six pattes, du rapport entre la taupe et le tigre du Bengale, de Pline l'Ancien et de quelques vieux Grecs, d'Henri Michaux et du rat musqué, de Gaston de Pawlowski et de Francis Miomandre, de Serge Voronoff et de Charles-Marie Widor, de la ville de Guéret, de plumes et de poils, de choses et d'autres… Je vais en vendre six, ce qui ne pourvoira certainement pas aux nécessités pécuniaires de mon alcoolisme modéré.

Rien (ou presque) : Les êtres brisés de l’intérieur sont les plus proches du maraca ; c’est pourquoi ils distillent une « musique » globalement chaloupée.

24 décembre 2023.– Beau temps totalement hors de saison (12°C). Vendu trois livres (à ce rythme-là, et avec la mince marge que je m'octroie, j'aurai rentabilisé mon affaire en 5036). Picoré un peu tout azimut. Chez le vieux Gide, finalement assez drôle ; chez Patrick Mauriès – une voix, un ton et un très bon passeur – et, par capillarité, dans l’Alphabet des aveux de Louise de Vilmorin. Cette dernière, délicieuse et diablement inventive, offre un monde de fantaisie, des olorimes et des calligrammes comme s’il en pleuvait. Elle est bien oubliée aujourd’hui, et c’est un tort. (Tout étant dans tout sur Internet, on peut la voir répondre aux questions de la télévision helvétique. Elle apparaît comme une vieille dame au ton aristocratique et gouailleur, se décrit comme misogyne, ne dit pas beaucoup de bien des femmes et félicite d’être un peu l’esclave de ses amoureux. Évidemment, tout cela est si scandaleux, tellement hors de nos temps, que cela doit être subtil).

Pour le reste, en dehors d’un ou deux bons repas, les festivités qui s’annoncent ne m’inspirent pas plus que ça. Je ne crois plus au Père Noël.

26 décembre 2023.– Ciel dégagé (9°C). Mon semblant de jardin toujours à l'ombre, la lecture en extérieur y est donc quasi impossible sans le port d'une tenue un tantinet polaire. C'est pourquoi ce matin je me suis contenté de mon canapé où, sous un plaid raisonnable, j'ai fini La Forêt de Patrick Mauriès (beau catalogue qui m'aura donné l'envie de lire Ennio Flaiano, Edward Gorey ou Lytton Strachey). Cet après-midi, pour la suite de mes aventures lectorales, j'ai tout de même choisi l'extérieur et les bancs publics potentiellement situés face au soleil. Petit hic, ils étaient presque tous encombrés par les stigmates du réveillon, remplis de bouteilles et canettes, de papiers gras et d'emballages de pizzas – en somme, les restes de tristes et modiques agapes… J'ai finalement trouvé mon bonheur sur ce banc déjà évoqué ici, vous savez, ce banc sis juste au-dessus du confluent… J'y ai lu Pourquoi j'aime Barthes, une toute petite affaire de l'agronome en chef Robbe-Grillet. J'ai vraiment aimé ça, c'est pas mal du tout. On y apprend que Robbe récitait du Barthes dans sa baignoire ; que, pour lui, ce dernier était un « producteur de glissements » plus que de toute autre chose. C'est un texte assez entiché et plein de jolies contradictions (pour Robbe, il faut se contredire, sinon on ne peut pas glisser). Disons que l'on a certainement lu mieux, mais que l'on a plus souvent lu pire.

29 décembre 2023.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (11°C). Rien lu, journée gâchée par le labeur.

30 décembre 2023. – Vague beau temps, une certaine douceur (11°C). Un peu mou et, en tout cas, pas vraiment soumis aux contraintes du velléitaire. Il faut dire que cette période des agapes ne m'inspire pas grand-chose en dehors d'un ennui pour le moins quantifiable. Entamé Un peu d'ordre d'Evelyn Waugh avec une certaine méfiance. C'est un recueil de chroniques écrites dans les années vingt, trente et quarante du siècle dernier, et le risque était assez grand qu'elles soient chloroformées par le poussiéreux tout en étant un peu étranglées par le fil du temps. Mes craintes n'étaient pas totalement fondées. Au bout d'une cinquantaine de pages, le charme snob et le goût de crème brûlée de Waugh prennent le pas sur la poussière et la strangulation. Pour tout dire, on y remarque un Waugh plus réveillé qu'autre chose (vous noterez que j'écris réveillé et pas éveillé). Il dézingue les modernités de son temps (Cocteau, Picasso et Wilde en prennent pour leurs grades respectifs), dit beaucoup de mal des jeunes et ne s’épargne pas lui-même… Il explique, par exemple, comment il aura été poussé dans les escaliers de la littérature en constatant que c’était la seule « activité » où un homme paresseux et peu instruit comme lui pouvait gagner correctement sa vie. Disons que l’on a un peu de mal à croire en cette paresse-là, comme si c’était si simple : « La peinture salit ; la musique casse les oreilles ; et les arts appliqués exigent tous un certain langage technique. L’écriture, en revanche, est propre, discrète et peut être pratiquée n’importe où, n’importe quand, par n’importe qui. On n’a guère besoin que d’un peu d’encre, d’une feuille de papier, d’un stylo et de très vagues notions d’orthographe. Dont on peut d’ailleurs se passer, pourvu que l’on emploie une dactylographe compétente. »

Rien (ou presque) : Mes bras sont des branches tortueuses qui tentent de saisir l’air. N’y parvenant pas, ils vont se contenter de réorganiser l’univers.

31 décembre 2023.– Temps pluvieux (8°C). Les chroniques de Waugh ressemblent à une belle commode patinée avec une fine couche de poussière dessus. Il y a certes deux ou trois scories un peu emmerdantes (le Waugh primo-esthète), mais l’essentiel reste hautement sautillant. Je pense en particulier à ces quelques pages consacrées à l’usine hollywoodienne où Waugh fait preuve d’une assez bluffante prescience. Le voilà qui dézingue et défourraille à tout crin tout en constatant judicieusement que la censure impose des codes interdisant de produire le moindre film si ce dernier risque d’être nocif à qui que ce soit, ou alors s’il risque de « porter atteinte aux susceptibilités d’une race ou d’une religion quelconque ». Le politiquement correct ne serait-il donc pas une nouveauté ?

Sinon, et pour rester dans la prescience, il y a aussi ces quelques lignes : « Personne n’aura envie d’aller où que ce soit parce que tous les édifices se ressembleront, tous les magasins vendront les mêmes marchandises, tous les gens diront la même chose de la même voix… D’ici quelques années, le monde sera divisé en zones d’insécurité, où l’on ne pourra se rendre qu’au risque de se faire trucider, et en circuits touristiques le long desquels on s’envolera vers des chaînes d’hôtels, hygiéniques et médiocres… » La mondialisation heureuse ne serait donc pas, elle non plus, une nouveauté ?

1er janvier 2024.– Ciel changeant (8°C). Long repas du Nouvel An. Pas mal de vin. Rien lu en dehors de cette merveilleuse lettre de l'ami Tchekhov :

Mon cœur,
Remets à Raïevskaïa la lettre ci-jointe. Si tu vois Altschuller, achète une petite livre de bonbons chez Abrikossov et envoie-les-moi par son intermédiaire. Achète également de la pâte de fruits.
Je m’ennuie sans toi. Demain, je me coucherai exprès à 9 heures du soir pour ne pas fêter le Nouvel An. Tu n’es pas là, il n’y a donc rien à fêter et je n’ai besoin de rien. Le temps s’est dégradé. Il y a du vent, il fait froid, cela sent la neige. Manifestement, l’hiver commence. Je vais écrire à Nemirovitch.
Mon cœur, écris-moi, je t’en supplie ! T’ai-je souhaité une bonne année ? Non ? Dans ce cas, je t’embrasse fort et te chuchote à l’oreille diverses bêtises.
N’oublie pas ton mari. Tu sais qu’il se bagarre quand il est en colère !
Eh bien, j’embrasse ma petite épouse.
Ton mari Antonio
(Le 30 décembre 1901, Yalta)

Cette simplicité tendre et lumineuse, si propre à Tchekhov, résume tout : la neige, l’attente, l’amour maladroitement fervent. À côté de cela, le vin du jour paraît un peu lourd, et les bêtises chuchotées à l’oreille semblent déjà plus légères.

2 janvier 2024.– Lourde et bien basse chape nuageuse, luminosité déprimante assez caractéristique des années naissantes (8°C). Je finis les bouteilles, ce qui n'est pas sans renforcer une certaine capacité naturelle à la léthargie… Entre deux étirements et de courts, mais nombreux assoupissements, j'ai tout de même su préserver quelques phases de faible lucidité qui m'ont permis de poursuivre Un peu d'ordre ! de l'ami Waugh.

Ce qu'il y a de mieux ? Peut-être pas ses avis sur l'art et la peinture, qui me semblent assez patinés. Plus sûrement ses chroniques littéraires, peu ou prou toutes remarquables. Saki, P.G. Wodehouse ou Ronald Firbank sont convoqués, on tourne un peu autour de la famille Sitwell et du faux Français mais vrai Anglais Hilaire Belloc. On découvre aussi Henry Green, bonhomme intrigant, industriel le matin, poète l'après-midi – je note ce nom-là dans mon petit calepin.

Même si sa vision est parfois obstruée par quelques œillères idéologiques raisonnablement réactionnaires (pour Waugh, Stephen Spender écrit comme un chimpanzé ; c'est un peu vrai), le ton reste ouvert aux nouveautés, quand il n'est pas avenant et, pour tout dire, amoureux.

Sur la toile, l'un de mes impalpables camarades évoque le très croquignolet Hugues Rebell. Tout étant dans tout, et s'agissant du même Rebell, dans le Journal de Léautaud on peut lire ceci : « J’ai dit qu’il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s’était mis à la masturber. Si bien qu’à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n’en était pas moins exigeante. Ce fut alors le valet de chambre qui dut s’occuper d’elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de chambre : “Jean, lui disait-il, masturbez la chatte” tout comme il aurait dit : “Jean, donnez-moi mon chapeau.” Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet. »

Par ailleurs, entamé le premier volume des Colportages rassemblés par Gérard Macé. C'est édité par Patrick Mauriès, et ça me semble être un assez joli bibelot.

5 janvier 2024.– Pluies éparses (7°C). Labeur (toujours misérable). Lectures : Gide, Valéry, Flaubert. Rien (ou presque) : La réalité du monde n'offre qu'une succession de surimpressions ahurissantes, d'indécisions où la matière même est poreuse. Le chaos à l'origine de tout cela n'est qu'une approximation cosmologique, un désordre déchirant comme une promesse d'état primitif…

6 janvier 2023.– La température extérieure baisse. On annonce du polaire pour les jours qui viennent (5°C). Malade. Toux et expectorations suspectes, nez qui coule. Le Covid ? Beaucoup de mal à vouloir entrer dans mes diverses lectures. Néanmoins, quelques paragraphes de Waugh faisant largement part à ses tendances conservatrices et à son anticommunisme, qui n'était pas primaire mais plutôt bien drôle. (Rassurez-vous, Waugh n'était pas d'extrême-droite, les réactionnaires sont loin de l'être tous. J'écris ces mots entre deux parenthèses à l'attention des jeunes engagés qui ne les liront jamais.)

Rien (ou presque) : Ce qui restera de la politique culturelle d'Emmanuel Macron ? La persécution des bouquinistes et la livraison à 3 € pour les livres neufs achetés en ligne. (Loi censément écologique qui n'emmerde que les lecteurs bouseux périphériques, les petites structures, et aucunement les pontes d'Amazon.)

7 janvier.– Vent glacial (2°C). Malade, dix pages de Waugh malgré de pesantes céphalées. Passé le reste de ma journée vautré sur canapé où j'ai regardé la télévision. Subi les épanchements de Mathilde Panot, puis dans la foulée ceux d’Éric Zemmour. Expérience traumatisante.

8 janvier 2024.– Quelques flocons valétudinaires (0°C). Toujours un peu malade. Cependant, la fièvre descend. Fini le Un peu d'ordre ! du zèbre Waugh. La dernière partie, qui butine sur ses arpents catholiques, est sacrément enquiquinante. Je dois avouer avoir sauté de nombreuses pages… L'ultime texte, consacré à Simone Weil et Edith Stein, est par contre assez émouvant. Enchaîné avec Et moi, et moi, et moi, les mémoires de Jacques Dutronc. On sent l'affaire bidouillée au magnétophone, mais c'est plein d'anecdotes croquignolettes et le plus souvent poilant. (Le sujet a toute ma sympathie.)

9 janvier 2023.– Ciel très nuageux, froideur patibulaire (0°C). Toujours un peu malade et par conséquent pas vraiment convalescent. Fini le petit livre de souvenirs de Dutronc que j'ai trouvé tout à fait réjouissant. Il faut dire que je n'ai pas grand-chose à dire de mal sur les sujets abordés. La fainéantise, les chats, la Corse, les blagues potaches, la pétomanie, la fainéantise, les épisodes de l'inspecteur Derrick et leurs effets somnifères, les discussions avec Chabrol, la fainéantise, les colères de Pialat, les conneries de Godard, l'âge qui avance, les disparus, la mort qui avance, qui vient… Tout est élégant chez Dutronc, même le pire. Par ailleurs, nouveau premier ministre : un enfant.

12 janvier 2024.– Froideur et grisaille (1°C). Labeur, plus de sept heures au froid… Conséquence : je suis encore malade. Quintes de toux quasi permanentes, tout cela est assez pénible. Tenté de lire quelques pages de Gérard Macé (Colportages)… En vain.

13 janvier 2024.– Froideur patibulaire (0°C). Je tourne un peu moins, cependant je tousse toujours. Simon Leys n'aura jamais vraiment eu le temps de s'attaquer aux grandes affaires romanesques. Il faut dire qu'il avait bien d'autres choses à faire : tourner autour des vieux Chinois et du Grand Timonier, tirer les barbes postiches du progressisme, lire de la littérature de haute mer, émigrer en Australie… Bon, il a tout de même écrit une petite œuvre de fiction La Mort de Napoléon, une centaine de pages que j'ai lues dans la matinée. Comme on dit : c'est une uchronie. L'Empereur s'échappe de Sainte-Hélène où un imposteur le remplace. Puis, sous l'identité d'un certain Eugène Lenormand, il compte bien retrouver et refonder ses forces, reprendre le pouvoir. Évidemment, rien ne se passe comme il faut, et Napoléon devient vraiment Eugène Lenormand… qui se prend pour Napoléon. Dans cette sorte de nouveau Comte de Monte-Cristo où le héros ne forge pas son destin, mais le subit, l'ironie de Leys fait merveille. On pourrait aussi dire que derrière les côtés comiques de tout ce qu'il raconte, le meilleur sinologue barbu d'outre-Quiévrain offre une réflexion sur le pouvoir. On pourrait dire bien des choses (et même convoquer Orwell).

14 janvier 2024.– Le froid ne démord pas (1°C). La Montée du soir de Michel Déon. Folio récupéré dans une boîte à livres il y a quelques semaines. Entamé ce matin. Sur la page de garde, cet avis écrit par un certain G. Henry (l'avis date de 1995) : « Très bon descriptif de la haute montagne et du vieux montagnard. Bien aimé, peu d'action, on sent les prémices du vieil homme. » Les prémices du vieil homme : c'est assez bien vu. Déon avait 68 ans lorsqu'il écrivit ce court roman en 1987, et il s’agit bien de cela : de l’âge qui avance, de l'inéluctable qui point… On oublie la futilité des amours, on ne s'attache plus aux objets qui disparaissent, que nous abandonnons comme nous abandonnons un navire en détresse avant qu'il ne sombre. Alors, on monte sur les montagnes, on griffe le ciel, on ressent la présence de l'univers, que c'est tout de même quelque chose, l'univers, face à nous qui allons disparaître. Voilà, le livre de Déon parle de ça. Tout du moins me semble-t-il (très beau style, il y a aussi un chien).

15 janvier 2024.– Averses (4°C). Toujours malade. Visite médicale. Résultat : mon vieux praticien me prescrit radios, sirop et antibios. Je suis dubitatif. Fini La Montée du soir. Le panthéisme vire à la pente tragique, c'est assez beau : « Et, sur ce paysage, un silence inouï, non pas de commencement du monde car ce commencement n’a été que fracas, ululements sinistres dans l’univers vide qui se peuplait de planètes en fusion secouées de sanglantes éruptions, ni de fin du monde qui sera un long râle glacé, non, mais un silence doux, feutré comme le vol d’un couple de ces aigles qui, plus bas, dans un cri, sans un battement d’ailes, planent dans les courants ascendants. » Pour la suite de mes pérégrinations lectorales, j'hésite entre plusieurs volumes (le pire étant certainement la nouvelle petite chose de Sylvain Tesson que j'ai chapardée numériquement).

16 janvier 2024.– Une certaine froideur est toujours de mise (1°C). Nouveau symptôme : cervicalgie. Ma machine interne semble déréglée.

(Lectures.) Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote aimablement autour de Caillois, Ponge et Tardieu. C'est un peu précieux, un peu de la dentelle autour des cailloux, mais ce n'est pas mal du tout… Moins dans les coquetteries et le nectar des concetti littéraires, Michéa, le philosophe à bonnet, dont j'ai largement entamé le nouvel opus : Extension du domaine du capital. Je tamponne l'essentiel des thèses étayées (la principale étant que le libéralisme économique et le libéralisme sociétal vont de pair). C'est beaucoup mieux que du Onfray (pas difficile), et il y a même quelques solutions proposées. Elles oscillent entre le réalisable (la « décence commune » d'Orwell), l'irréalisable pour le plus grand nombre (un retour à Debord, à l'antimodernisme), et le semi-réalisable (une relecture de Marx). Disons que c'est un livre vraiment de gauche, c'est-à-dire qu'il n'est pas progressiste et qu'il se coltine les effets du réel néo-libéral bille en tête sans vouloir le moins du monde collaborer avec lui. (C'est aussi un livre qui donne des raisons de désespérer et d'espérer en même temps.)

18 janvier 2024.– Étonnamment, la température aura baissé au fil de la journée (12°C → 1°C). Labeur. Sieste. Quelques haïkus de l'impeccable Bashô.

Celui-ci :

La cascade claire —
les aiguilles de pin vertes
tombent dans les flots

Et celui-là :

Parfois des nuages
viennent reposer ceux qui
contemplent la lune !

Rien d'autre.

19 janvier 2024.– Beau temps froid (0°C). Problèmes personnels sur lesquels je ne m'étendrai pas. Rien lu.

20 janvier 2024.– Ciel dégagé, température polaire (-1°C). Certains de mes amis me soufflent que Michéa serait, en quelque sorte, un escroc, un type qui falsifierait des textes et concepts plus qu'il ne les manipulerait, afin de délayer une pensée cohérente. Évidemment, avec de sourds desseins, des desseins populistes. N'ayant pas les armes philosophiques pour vraiment constater de quoi il retourne – je suis un autodidacte badin – je me dirai davantage à mon instinct qu'à tout autre chose. Celui-ci me dit qu’il n’y a rien de vraiment torve chez l’entité à bonnet Michéa. Dois-je me fier à mon instinct ou tenir compte des avis pénétrants émis par mes amis ? (Ici ouvrir le débat : philosophie -> instinct.)
Rien (ou presque) : il est là, il sort du bois, le pétitionnaire de la 25e heure. (Sylvain Tesson, ce fascistoïde à la gueule cassée, peut trembler.)

21 janvier 2024.– Beau temps, une certaine douceur (10°C). Cervicalgie, dorsalgie, lombalgie… Sinistre triumvirat. Je ne sautille pas vraiment. À l'instar de Thomas Bernhard, grand feuilleteur, aujourd'hui, j'ai plus feuilleté que je n’ai vraiment lu. J'ai feuilleté les Colportages de Gérard Macé (Jean Tardieu et Louis-René des Forêts étaient convoqués), L'Esprit des lieux d'Alain Monnier (sur les conseils de son ami Michéa), ainsi que Le Pêcheur de perles, le nouvel opus de l'académicien vitupérant Finkielkraut (que j'ai chapardé virtuellement). Résultat : Gérard Macé reste un peu bibelot, un peu précieux ; Alain Monnier est une vraie découverte, il semble être un bon exogéographe. Quant à Finkielkraut, ce qui m'est parvenu de lui m'a semblé, pour une part, assez émouvant (une histoire d'amour conjugal racontée avec une non-pudeur qui confine à la pudeur) et, pour une autre, un peu fatigant (ses sempiternelles marottes contre le camp du bien). Ah oui, j'ai aussi feuilleté les Cent onze haïkus de l'impeccable Bashô Matsuo, je les ai tant feuilletés que je les ai finis. On peut y lire ceci :

Malingre et pourtant
sans raison le chrysanthème
fait de tels bourgeons !

Pour en revenir à l’instinct et aux questions philosophiques. À l'âge de 12 ans, je savais instinctivement que le dénommé Rouhollah Khomeini avait tout du sale type. Michel Foucault, haut perché sur son savoir, ne semblait pas renifler la même chose. Heureusement, je n'ai rencontré ni l'un ni l'autre, et surtout pas le second qui m'aurait sans doute entortolé.

22 janvier 2024.– Il pleut (8°C). Quelques pétitionnaires sortent du bois et appellent à signer une petite tribune contre Sylvain Tesson, ce fasciste que l'on a osé désigner comme parrain du Printemps des poètes. Outre le fait que ces signataires, résistants de la 25e heure, semblent ignorer qu'il n'y a pas de quoi être fier d’être ainsi désigné pour parrainer une manifestation pour le moins patibulaire – imagine-t-on Baudelaire ou Tristan Corbière participer à ce genre de toutim subventionné ? – ils devraient aussi savoir que l'incriminé Tesson est tout juste positionné à gauche de Jean d’Ormesson sur la grande mappemonde politique (littérairement, c'est quelque chose comme son équivalent chapka-vodka-virilité, grandes tapes dans le dos). Disons qu’il y a un certain plaisir à le lire, mais qu’on sent bien sur quel niveau de l’échelle on met les pieds. Comme je ne voudrais pas rester en reste dans toute cette affaire, pour le prochain Printemps des poètes je propose le parrainage commun du couple infernal Renaud Camus / Richard Millet. Quitte à donner dans le vernal, donnons dans le vernal ! Que diable ! Restant dans des parages fascistoïdes, j’ai fini le livre de l’entité réactionnaire Finkielkraut (je sais, je ne m’épargne rien). Bon, comme je le disais hier, l’académicien rabâche et remâche ses thèmes. Cependant, il est émouvant quand il ne s’épargne pas lui-même, quand il se décrit comme un crapaud disgracieux que l’on se plaît à tourmenter. Par ailleurs, dans le livre d’Alain Monnier, on se retrouve plantés au milieu du camp de Rivesaltes, ce point de départ du pire. Tout ça creuse un peu l’épigastre.
Rien (ou presque) : les fascistes et les nazis étaient de très grands progressistes. Les communistes aussi. Quant au pur réactionnaire, il n’a jamais été qu'un « nostalgique qui rêvait de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles ».

23 janvier 2024.– Éclaircies (8°C). Radiographie du rachis cervical. Résultat : l’arthrose est là, elle s’étend. Je serai certainement bientôt un nouvel Erich von Stroheim (sans monocle ni fouet). La tribune pro-Tesson parue dans Le Point est aussi bêtement écrite que la tribune anti-Tesson parue dans Libération. C’est rassurant et d’une parfaite équanimité.

(Lectures.) Alain Monnier et les traces homicides de la révolution française, Alain Monnier et les traces totalitaires de l’ex-République démocratique allemande. Mauvais génie des lieux. Avant ma petite séance radiographique, dans la salle d’attente, j’ai lu un papier de Marc Lambron consacré à Philippe Jullian. Pas mal, sans plus. Je n’ai pas appris grand-chose et le ton de Lambron m’a semblé un peu douteux.



To be continued.