mardi 27 mai 2025

Psychogeographie indoor (147)

 


« At present I would prefer not to be a little reasonable » (Bartleby)


29 avril 2024.– Temps trop nuageux pour être honnête (13°C). Bref retour dans le journal non expurgé de Green. Un peu las, après deux ou trois descriptions assez homoérotiques, je l’ai laissé choir, car voyez-vous je ressens un grand besoin de dépaysement, d’exotisme et de soleil. Trois choses que l’on ne trouve pas tout le temps à l’ombre des pissotières. Me suis rabattu sur la Louisiane de James Lee Burke. Entamé Purple Cane Road, sixième volume de la série Dave Robicheaux. L’odeur des sandwichs aux huîtres frites y est très bien décrite, pour le dépaysement c’est déjà ça. Sinon, ce midi sur France Culture, subi trente minutes d’interview avec Édouard Louis. Ce type, ce transféré social qui vire au raciste social, cette bourgeoisie chochotte qui pense être passée du bon côté de la domination, tout cela me donne un léger urticaire.

30 avril 2024.– Temps nuageux, une certaine douceur (19°C). Chez Burke, c’est un peu toujours la même histoire : un meurtre sordide, un tueur vaguement satanique, des flics et politiciens corrompus, des « têtes d’huile », le passé qui remonte comme une bestiole crevée peut remonter du bayou. On pourrait dire de ces ressassements qu’ils ont tout du travail sur le motif, on pourrait aussi dire qu’il y a là un certain manque d’inspiration, que le territoire romanesque de Burke se résume à un territoire géographique sur lequel il brode toujours le même canevas. Reste que dans sa Louisiane, il y a tout de même un certain dépaysement et que parfois l’on ne demande pas grand-chose de plus qu’un certain dépaysement (il y a toujours des nuages derrière mes rideaux). Chez Maurice Martin du Gard, dans ses Mémorables, loin de la junk food, un autre dépaysement : celui des temps. Rencontre avec Georges Bernanos. Nous sommes en 1931. Bernanos sort de Bloy, de Drumont, de Barbey d’Aurevilly ; il aime la pauvreté brillante, la sainteté pleine de soufre. Il déteste les juifs… Encore les juifs, toujours les juifs… Hitler n’a pas encore totalement « déshonoré l’antisémitisme ». Chez Morand et Chardonne et dans leur correspondance, ce n’est pas mieux, c’est toujours un peu la même litanie. Ce sont encore les juifs, toujours les juifs (aujourd’hui ce sont encore les juifs, la bêtise antisémite perdure). Morand voit Vichy comme un repaire d’anti-hitlériens. On sourit à peine en le lisant.

Nombreuses acquisitions. Du précieux frôlant l’incunable : Dépêches au cerf-volant de Sainte-Croix-Loyseau, Artistes sans œuvres : I would prefer not to de Jean-Yves Jouannais, Le Goût de Londres de Bernard Delvaille, Paris 1926 : la société de l’ennui de Ludwig Hohl, Portraits et préférences d’André Suarès, Espagnes de Louis Emié. Un peu de littérature grande presse : Outre-Terre de Jean-Paul Kaufmann, Vingt ans avant de Bernard Frank. Un successeur de Chardonne : Feu mon histoire d’amour d’Alain Bonnand. Un inclassable : Canisy de Jean Follain. Des classiques pas encore lus : Notes sur l’affaire Dominici de Jean Giono, Une Vie d’Italo Svevo. Un acrimonieux distingué : Venises de Paul Morand… Voilà des munitions !

1er mai 2024.– Ciel couvert, le muguet fait grise mine (17°C). Saucisses, bacon, épis de maïs luisants de beurre, côtelettes de porc frites, légumes cuisinés au gras de jambon, pommes de terre flottant dans la graisse, œufs brouillés sur le grill, huîtres frites, gumbo, sandwich po’ boy, bœuf cajun ou jambalaya. Chez Burke, les aliments sont parfois appétissants, mais ils pourraient engendrer quelques troubles coronariens chez le lecteur. (Pour le reste, le livre n’est pas si mal que ça, l’intrigue avance cahin-caha, je ne suis pas vraiment déçu.) Tout étant dans tout, mais peut-être pas tout le temps, dans la correspondance de Chardonne avec Morand, il n’est pas question de cuisine cajun. Mieux, il n’est jamais question de nourriture. C’est à croire que les deux loustics ne s’alimentent que de leur propre bile. Par contre, et pour en revenir au tout est dans tout, il est question des Mémorables de Maurice Martin du Gard, (ouvrage que je lis à l’alternat avec leur correspondance). Aux alentours de la page huit cents, Martin du Gard s’entretient avec Valery Larbaud. Les deux parlent des journées de travail du second. La façon de travailler de Larbaud n’est ni aventureuse (desultory), ni régulière et systématique : « il m’arrive de faire de très gros efforts matériels, soit en composant, soit en traduisant, soit en lisant et en prenant des notes, c’est-à-dire de passer des journées et des nuits à ma table de travail ou de nombreuses heures dans ma bibliothèque. Puis cela sera suivi de plusieurs semaines d’oisiveté relative, sorties, promenades, excursions, ou encore un repos forcé à la suite de l’effort donné. Mais, dès que les forces reviennent, le processus de maturation reprend… » Nous voilà loin du bayou.

Mort de Paul Auster. Aimé ses débuts, sa Trilogie new-yorkaise, moins le reste.

3 mai 2024 – Quelques belles éclaircies (15°C). Lever 5 h 00. Labeur. Sieste. Fatigue corrélative. Feuilleté L'Artistes sans œuvres de Jouannais. C'est une petite affaire qui me semble assez à mon goût. Trois pages du Journal de Léautaud, elles aussi assez à mon goût.

4 mai 2024.– Éclaircies et passages nuageux parfois denses. Quelques courtes averses (19°C). Le chat de ma nouvelle voisine est un félidé miniature tout aussi attachant qu'il est aventureux. Ce matin, il s'est caché derrière ma bibliothèque et en est ressorti avec sa petite caboche pleine de gros moutons de poussière. Courtes déductions en forme de question : peut-être faudrait-il que je fasse le ménage plus en profondeur ? Mes montagnes de livres ont-elles accouché d'une souris ? Sinon, ce matin, j'ai aussi changé de pantoufles, ce qui me permettra sans doute d’appréhender l'existence sous de nouvelles perspectives. Fini Purple Cane Road de James Lee Burke. Loin d'être son plus mauvais. On y sent même comme un début d'amorce de renouvellement. La fin, toute pleine de pirouettes romanesques, est simplement réussie. Enchaîné avec Jean-Yves Jouannais et ses artistes sans œuvres. Joli thème : les œuvres qui n’accèdent pas à la lumière, la partie immergée de l'iceberg, mieux, les œuvres non produites pourraient avoir autant d'importance que les œuvres produites. Jouannais convoque Dubuffet et l'Art Brut, l'homme blanc est un peu renvoyé à ses pénates artistiques, « l'idée de l'occidental que la culture est une affaire de livres, de peintures et de manuscrits, est enfantine ». En complément, les Cahiers de Cioran. Pas de petit félidé à l'horizon, pas d'Art Brut non plus, mais un type qui redevient timide avec l'âge, un type qui doit tous ses mouvements de bonté au scepticisme, un type qui se réveille à cinq heures du matin et se demande : « Où va cet instant ? À la mort. »

5 mai 2024.– Large couverture nuageuse, quelques gouttes (20°C). Malgré les nuages, lecture en extérieur possible et même agréable. Voisinage présent, mais assez sage. Du côté de la faune, deux ou trois petits félidés domestiques en goguette, un escargot et un drôle d'oiseau plein de couleurs bariolées (certainement un piaf exotique égaré). Du côté des livres, immersion dans I would prefer not to. Pour tout vous dire, cela me convient assez. Tout d'abord, parce que j'ai un tuba virtuel qui me permet toutes les apnées lectorales. Ensuite, parce que le dénommé Jouannais fait très bien avec le dilemme qu'il a dû rencontrer. C'est-à-dire construire une œuvre palpable, ce livre qu'il a écrit et que je lis, qui ne fait que tourner autour de ce qui n'est pas œuvre et qui n'est en tous les cas pas réalisé dans le palpable. Outre ce dilemme adroitement contourné, on parlera du dilemme de Bartelby. Il y a aussi le fait que Jouannais évite de ripoliner son sujet en peignant des carrés blancs sur des fonds blancs, ce qui serait un peu trop ton sur ton (pour éviter l'hallali des froissements, on ne parlera pas du trop fameux combat de nègres dans un tunnel inventé par le père Allais). De surcroît, il monte sa petite affaire simplement, de façon structurée et didactique, convoquant tour à tour Fénéon, Balzen, Joubert ou Rigaut, autant de types qui ne se seront jamais mis en « frais de forme » et n'auront finalement laissé que des traces derrière eux. Il est donc question de parler d'absence d'œuvre et plus précisément d'improductivité, de non-démonstratif d'ironie du geste et de poésie des coïncidences. On sent bien que pour un peu Jouannais serait de cette caste-là. Mais que voulez-vous, il faut bien des passeurs, alors il s'oublie, non œuvrant, et il passe. (Parfois, ce sont les passeurs qui forment l'œuvre de ceux qui ne veulent pas former œuvre. Que serait Kafka sans Max Brod ? Que serait Félicien Marbœuf sans Jean-Yves Jouannais ?)

6 mai 2024.– Météo sinistre, ciel plombé, averses patibulaires, rien de printanier (12°C). Humeur à l'image du temps, c'est-à-dire un peu sinistre. Comme tout va bien de travers, les travaux de gentrification ont repris autour de moi. Bruits de chantiers furibards, incessant va-et-vient de camions, décidément la bourgeoisie m'en veut (qu'elle ne se rassure pas : je serai le dernier des Mohicans !). Pour en revenir à la lecture et aux « artistes sans œuvres » de Jouannais, après avoir gracieusement tourné autour de quelques œuvres d'artistes le plus souvent impalpables – Klein et le gaz, le Roumain André Cadere et son fameux bâton coloré – il finit son petit truc par un bel éloge de la copie (et même de ceux qui auront cessé de copier, Bartelby est évoqué, la boucle est bouclée). Pour Jouannais, copier est une forme d'admiration et de dévotion créative. Ce n'est pas une imitation sans valeur, mais plutôt l'occasion de laisser apparaître de nouvelles voies de pensée et c'est aussi une sorte de célébration. La copie, et notamment la copie littéraire, n'est donc qu'une forme d'engagement profond avec le texte original permettant de découvrir de nouvelles perspectives tout en prolongeant l'acte de lecture qui se transforme ainsi en acte d'écriture et, par le fait, en une nouvelle création. On avouera que tout cela est assez retors, mais personnellement je n'y trouve rien à redire. Dans des atours moins évidemment modernistes, poursuivi mon petit bonhomme de chemin lectoral avec Le Venises de l'abominable Morand. C'est un livre censément consacré à la vieille cité lacustre que tout le monde connaît, mais on sent bien que c'est aussi un peu autre chose. Ce pluriel n'est pas là pour rien, il fait la différence. (Disons alors que monsieur l'ambassadeur offre un double portrait : celui d'une ville et celui de lui-même). Comme d'habitude, nous sommes tout de suite enchantés par le style de Morand. Par sa façon d'exprimer un maximum de choses en un minimum de mots, par ses formules rapides et désinvoltes, par ses phrases qui scintillent. Comme d'habitude, nous sommes aussi un peu affligés, car tout cela : la concision, la désinvolture, le scintillement, porte sa propre ombre. Chez Morand, le style est souvent au service du pire (au bout de quarante courtes pages, les juifs et les invertis sont tout de même déjà beaucoup évoqués).

Bernard Pivot est mort, comme si c'était possible…

7 mai 2024.– Légère amélioration, quelques éclaircies finalement plus présentes que les courtes averses (15°C). Humeur assez apathique, motivation et inspiration un peu en berne. Je n'y suis pas vraiment. Cependant, toujours dans Le Venises d'un Morand qui n'est plus pressé, mais seulement vieux. Alors il laisse la fenêtre qu'il avait ouverte à 17 ans et il se souvient. Oh, pas seulement de Venise qui n'est qu'un fil rouge, mais de bien d'autres choses. De lui-même, par exemple. C'est son premier texte ouvertement autobiographique et on y voit flotter les souvenirs en bord de canal. Sa jeunesse anglaise, Paris et les roaring twenties, Valentine Hugo et la foire du trône. Histoire de rester un peu à Venise, il y a aussi de belles pages sur le Club des longues moustaches, sur le monocle de Henry de Régnier, c'est très bien : « Personne ne portait le monocle avec autant de hauteur que Henri de Régnier, tête rejetée en arrière ; le sien était une sorte d'œil de bœuf creusé dans le dôme de son crâne poli, pareil à une sixième coupole de Saint-Marc. Le thé, c'était leur drogue d'hiver. Jaloux, Abel Bonnard, Du Bos l'offraient aux dames avec des rites mandarins. Les droits d'auteur les eussent dégoûtés, s'ils en avaient eu. Tous étaient pauvres, ou presque. »

Sinon, Bernard Pivot est toujours mort.

9 mai 2024.– Belle journée essentiellement ensoleillée (20°C). Hier, vie sociale. Restaurant, nourriture en quantité raisonnable, quelques boissons en quantité raisonnable également… Ce matin, petit tour de vélo, une quinzaine de kilomètres. Là encore, la raison était de mise (j'attends encore un peu avant de m'aventurer dans des randonnées d'amplitude cingriaesque). Mes courts efforts musculaires derrière moi, back in Venises. Morand y regrette le plaisir des années 20. Un plaisir qui, s'il était sans vraie contrainte, savait rester de bonne tenue. Puis, il s'afflige de l'américanisme, de la drogue, des mitraillettes, des films érotiques et des hippies, ces bouddhas crasseux qui ne lui inspirent que du mépris. (Quant aux touristes avec leur Nikon en bandoulière, ils ne sont pas mieux.) Bref, Morand constate que le savoir-exister a remplacé le savoir-vivre et que le monde d'hier s’enfonçant dans le monde moderne par larges plaques tectoniques, la sottise ne peut qu'avancer à grands pas. Sa propre décrépitude lui tourne autour, Venise se noie avec lui : « C'est peut-être ce qui peut lui arriver de plus beau. »

Cet après-midi, lecture en extérieur avec un petit félin sur les genoux (le chat de la voisine prend ses aises). Quelques pages du journal de Julien Green. Il se masturbe beaucoup par tristesse et sans réel plaisir, se fait enlever deux petits kystes sur la « pine » et visite une Allemagne assez assommée par le nazisme naissant. Demain, labeur. (Je n'ai travaillé que trois jours en deux semaines, c'est déjà trop.)

10 mai 2024.– Splendido tempo, finalmente primaverile (25°C). Lavoro, breve ritorno al Diario di Jules Renard. Tre pagine hanno reso felice la mia giornata. E poi questa riga : « Voyager doucement, comme un poisson mort. »

11 mai 2024.– Temps estival (mais qui ne devrait pas durer) (25°C). Matinée consacrée à la pratique assez modérée de quelques activités de faible intensité sportive. Joué avec le chat de la voisine, effectué une quinzaine de kilomètres à vélo en tentant sagement d'éviter la circulation automobile, puis accompli cinq kilomètres de dérive pédestre en sifflotant. Pendant ces pérégrinations à demi sportives, pris quelques petites pauses à visée récupératrice lors desquelles j'ai repris la lecture du Journal de Julien Green. Pas mal de choses sportives là-aussi, mais elles étaient davantage liées aux pratiques sexuelles diverses et variées de l'auteur. Au milieu de cet océan de stupre, je dois bien reconnaître que l'ancien Green, sage et catholique, éprouve beaucoup de difficultés à émerger (Si j'étais malin-coquin, je remplacerais le verbe émerger par le verbe turgescer). En parlant de malin-coquin, consacré une petite partie de mon après-midi à la lecture de La Deuxième vie, dernier ouvrage de l'ami Sollers (forcément son dernier et pour toujours). C'est tout petit, c'est très bien. Une quintessence de ce que fut la dernière manière de Sollers. Un vrai faux roman plus philosophique que psychologique, plus 17e que 19e. Des bribes sur les temps présents, sur le fait que ceux-ci nous assomment consciencieusement, de l'ironie sur les nombreuses tares desdits temps (je ne les énumérerai pas au risque de passer pour réactionnaire). Tout cela et surtout et avant tout de l'émotion. L'émotion de lire un type qui sait pertinemment qu'il ne sera bientôt plus là, un type qui s'invente une nouvelle vie, une deuxième, pas une seconde, avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés. Un type qui constate que le (son) néant est là, et que ce néant contemple le monde éclairé par un soleil noir (j'ai préféré mal périphraser la magnifique dernière phrase que tout le monde recopie).

Sinon : « Il est difficile de percevoir la colossale innocence des habitants terrestres. Ils n’ont rien à faire là, ils ne sont que les produits de séries de malentendus entre les hommes et les femmes, et, quels que soient leurs délits, même criminels, un voile d'innocence les enveloppe de la naissance à la mort. »

12 mai 2024.– Le ciel se couvre déjà ; nous y revoilà ! (24°C). Vingt kilomètres à vélo (j'augmente les distances). Rien lu, mais feuilleté trois monographies consacrées à William Eggleston, Stephen Shore et Vivian Maier, trois holotypes de la photographie américaine. Les deux premiers sont de grands coloristes, et la troisième, une sorte d'artiste sans œuvre qui aura été découverte après sa mort (c'est la plus touchante). Par ailleurs, je fais mes valises. Demain, départ pour la Provence où, malheureusement, la météo ne s'annonce pas au beau fixe.

13 mai 2024.– Tarascon. Beau temps peu nuageux devenant plus variable (24°C). Rien vu de Tartarin, mais vu le château en bord de fleuve, le centre historique assez décati, abandonné par les commerces, mais tout de même très joli. Cerise sur le gâteau, une odeur entre l'œuf pourri et le chou décomposé qui semble enrober la ville d'une gangue pestilentielle. En cause, une usine à papier classée Seveso qui jouxte la ville. Déjeuner à Beaucaire, le long du canal. Pas foudroyant, l'odeur y était encore pire. Demain, visite d'Arles (sous la pluie).

14 mai 2024.– Arles. Ciel plombé, pluie (18°C). Revisité la ville, chose que je n'avais pas faite depuis plus de cinquante ans. Arènes, Amphithéâtre et quelques musées (bel expo Dubuffet). Rien lu.

15 mai 2024.– Ciel se dégageant au fil de la journée (20°C). En bon touriste moyen, visite de Saint-Rémy-de-Provence et des Baux-de-Provence. Beaucoup d'Américains et de Japonais. Pour tout dire, trop de monde (les Alpilles sont jolies).

16 mai 2024.– Orage violent en début d'après-midi, puis un ciel se dégageant totalement par la suite (20°C). Pont du Gard avec quelques souvenirs de sorties scolaires, une pelle « roulée » au fond d'un bus… Visité Uzès : calme, étonnante, belle avec quelque chose de l'Ombrie.

17 mai 2024.– Soleil, soleil et encore soleil ! (23°C). Retour dans les Alpilles, mais plus à l'écart des flux touristiques. Fontvieille et ses moulins, pays de Daudet père et de sa trop fameuse chèvre. Belle randonnée pleine de senteurs du cru. Déjeuner à Maussane-les-Alpilles, petite localité typique (comme on dit). L'après-midi, Eygalières, charmante bien malgré les stars vieillissantes qui y séjournent plus que de raison.

18 mai 2024.– Averses (18°C). Retour de Provence, route sous la pluie et entre les camions Lettons, Polonais, Slovaques, Danois… N'en jetez plus…

Dans Libé(ration), Lindon parle de Robert Walser. Constat : Walser, on voudrait toujours le garder pour soi, avec cette impression que les « autres » ne le méritent pas vraiment.

(Chambre verte) Le 18 mai 1980, le mont Saint Helens dans l'État de Washington est entré en éruption, tuant 58 personnes. Au Japon, c'est le mont Usu, situé sur l'île d'Hokkaido, qui est aussi entré en éruption. À Macclesfield, dans la banlieue de Manchester, aucune éruption notable, mais cela n'aura pas empêché un freluquet un peu palot d'opter pour les effets létaux d'une corde à linge. Alors que bon, hein, la vie, c'est parfois tout de même pas si mal que ça.

19 mai 2024.– Beau temps se couvrant en fin d’après-midi (23°C). Ce matin, cinq ou six kilomètres de dérive psychogéographique. Sur mon piètre chemin, récupéré un volume de Maurice Garçon dans une boîte à livres. Il s'agit de ses Histoires curieuses, éditées par la Librairie Arthème Fayard en 1959. J’imagine du mordoré. Cet après-midi, entamé Les Notes sur l'affaire Dominici de Giono. Ce sont effectivement des notes sur la fameuse affaire, mais ce sont surtout des notes sur la langue de Gaston Dominici, sur la valeur de ses mots et sur le fait que ce sont eux, leur nombre restreint, qui auront condamné le vieux bougre plus que toute autre chose. La seconde partie du texte est un essai sur le caractère des personnages à l'œuvre dans la fameuse affaire. C'est aussi un essai sur le caractère de la Provence. Évidemment, la Provence de Giono n'a presque rien à voir avec la Provence que j'ai visitée la semaine dernière. La sienne est basse et haute tout à la fois. Ce sont ces Basses-Alpes que l'on a transformées en Haute-Provence, une rude contrée où les esprits sont façonnés par la solitude et où des hommes de peu de mots semblent avoir plus de points communs avec le Mongol ou l'habitant des déserts du Nouveau-Mexique qu'avec le Marseillais volubile. On aura compris que, pour Giono, le caractère d'une terre forge le caractère de ceux qui l'habitent ; mieux, cette dite terre forme même leur langage. Ce n'est pas très original, mais cela a le mérite d'être un peu vrai.

« Je dis à l’Avocat général : « Il aurait été excellent que la première phrase du Président soit celle-ci : avant de commencer, nous allons d’abord nous entendre sur la valeur des mots et la place des pronoms dans le discours. » M. Rozan me fait la grâce de ne pas être très étonné par ce que je viens de lui dire. (Par la suite il sera tellement de mon avis qu’il en fera état dans de nombreuses interventions.) Exemple (à la reprise d’audience, tout de suite après ma remarque) : LE PRÉSIDENT, s’adressant à l’Accusé. — Êtes-vous allé au pont ? (Il s’agit du pont du chemin de fer.) L’ACCUSÉ. — Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. Pour lui qui n’emploie jamais le verbe aller, pour dire : aller au pont, aller à la vigne, aller à la ville, il croit qu’il s’agit de substantifs : une allée, une allée d’arbres, une allée de vignes ; et il répond : il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. Or, comme il est surpris par la phrase du Président (combien anodine cependant, et j’ajoute que le Président ne pouvait pas s’exprimer autrement — moi-même si j’avais eu à formuler la question, je l’aurais faite de la même façon que lui) — comme il est surpris par la forme de la phrase, qu’il y a un mot qu’il ne comprend pas tout de suite, il hésite avant de répondre, il se trouble. On interprète ce trouble. Entendons-nous : ce n’est pas de là que surgira une erreur judiciaire. Nous verrons cependant plus loin qu’en déplaçant un petit pronom, ou en mettant au pluriel ce qui est au singulier, on anéantit complètement une phrase accusatrice et terrible. Et je le répète : c’est un procès de mots ; il n’y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l’autre ; il n’y a que des mots. »

20 mai 2024.– Beau temps, orageux en fin de journée (24°C). Quinze kilomètres à vélo (trouvé quelques chemins éloignés de la circulation) suivis d'une dizaine de kilomètres de dérive pédestre. Entre ces deux activités de nature vaguement sportive, je me suis réservé quelques pauses où j'ai pu finir Les Notes sur l'Affaire Dominici de Giono. Je dirai que c'est très bien. Giono ne se préoccupe finalement pas tellement du brouhaha de l'Affaire qui devrait l'occuper (les faits, aussi horribles soient-ils, sont rappelés brièvement), mais comme je l’écrivais hier, il tourne plutôt autour de la parole de Dominici. Un type qui, malgré un vocabulaire restreint à une trentaine de mots, peut parler de sa vie bucolique avec des accents dignes de Virgile : « Ils vivent de troupeaux, de ruchers, de lavanderaies, de contemplation. Ils cherchent éperdument à se distraire : donc ils s’instruisent. Ils ne sont pas cultivés mais savants. Cette science leur vient tôt. À vingt-cinq ans, ils ont une expérience qui, dans le monde, est appelée l’expérience des vieillards. Même celui qui passe pour être l’idiot du village, même celui qui est l’idiot du village. Leur vie solitaire étant une suite ininterrompue de combats avec l’homme (eux-mêmes et autrui), ils connaissent l’homme. N’ayant de contact (sauf de combats) avec personne, ils sont obligés de tout apprendre seuls : donc, de tout essayer, de tout prendre à zéro, de se faire opinion sur tout. De là, dès qu’ils savent, une certaine arrogance. Pour atteindre à la modestie, il leur faut une force surhumaine. Quelquefois ils l’ont. » Cet après-midi, fait un tour à la jardinerie. Acheté quelques fleurs que je rempoterai demain. Le chat de la voisine les regarde déjà de biais.

21 mai 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (20°C). Lu À la recherche d'André Gide de Pierre Herbart. Un témoignage de première main où, en moins de cent pages, Gide apparaît comme un genre de toqué assez carabiné. Le voilà moins intellectuel que ressentant les êtres et les choses, ne cherchant pas tant à plaire qu'à offrir de lui-même une image conforme à ce que pensent les autres ; trouvant des voluptés bâclées avec des « petits complices », enfants du peuple et « nègres » avec lesquels aucun dialogue n'est possible si ce n'est physique (Herbart est cependant assez peu disert sur la sexualité particulière de Gide) ; affichant un goût certain pour le sordide et le teigneux qui relèvent pour lui de la sensualité ; ne s'offusquant de rien et étant porté par une inlassable curiosité servie par une absence totale de préjugés (Herbart parle de répugnance). Ayant fricoté dans l'intimité de Gide plus qu'aucun autre, le témoignage d'Herbart pourrait ressembler à un coup de pied de l'âne. Il n'en est rien, le sujet Gide est vraiment aimé et bien au-delà de ses croquignoleries (croquignoleries qui me le font paraître de plus en plus intéressant). En complément, léger retour dans la correspondance Morand/Chardonne. Ces quelques lignes que l'on a le droit de trouver fort drôles : « Reçu un mot très gentil et très poli de B. Frank, qui me remercie de l’avoir accueilli. Je lui demanderais bien de venir dimanche 24, mais j’ai invité Michel Déon et (m’a dit Brigitte Leclerc) il y a entre eux une histoire de femmes, et ils risquent de se jeter à la tête une vaisselle qui ne m’appartient pas. »

Demain, retour au labeur après quinze jours de congés ; sans entrain.





To be continued





samedi 19 avril 2025

Psychogeographie indoor (146)




« Muchas palabras, montañas de palabras. Y amar es una sola palabra. ¡Qué poco es amar! » (Antonio Porchia)

31 mars 2024.– Vent et pluie (13°C). Ce matin, appétence lectorale indécise. Picoré ici et là : dans les Moralités littéraires de Roger Judrin (un peu raides), dans les Lettres à soi-même la fausse correspondance de Paul-Jean Toulet (un peu fofolle, dans le sens du mordoré). Fini par entamer le Souffre et le Moisi de François Dufay (mort accidentellement en 2009). Cet ouvrage, consacré à la droite littéraire à partir de 1945, tourne principalement autour des figures de Morand et Chardonne. Le ton, pour l’instant, reste assez journalistique, et même si Dufay semble apprécier les deux figures en question, ainsi que la clique des hussards (Nimier, Laurent, Blondin ou Déon), on sent qu’il le fait en les observant depuis les rives du camp du bien – voilà peut-être la limite de ce type d’ouvrage, tenant plus de l’histoire politique que de la critique littéraire.

Cet après-midi, quelques pages du journal de Léautaud (Tome II 1907-1909). L'ami Paul constate que la meilleure étude sur Stendhal est celle d'Auguste Bussière (Dutourd est loin d'avoir déjà écrit son Âme sensible, il n'est même pas né). Par capillarité, et Internet offrant tout de même certains avantages, assez vite retrouvé ladite étude. Elle commence magnifiquement bien : « Nous rencontrerons dans ce talent et dans ce caractère des particularités bizarres, d’étranges anomalies, des contradictions qui nous expliqueront comment, après avoir été plus vanté que lu, plus lu que goûté, plus décrié que jugé, plus cité que connu, il a vécu, si cela peut se dire, dans une sorte de célébrité clandestine, pour mourir d’une mort obscure et inaperçue. »

Pour le reste, sport télévisé : Tour des Flandres (victoire titanesque de Mathieu van der Poel), football anglais… Je fais aussi mes valises. Demain, départ pour le sud et la côte varoise.

2 avril 2024.– Bandol. Météo splendide, ciel parfaitement dégagé (16°C). Quelques kilomètres de psychogéographie alimentés par un petit vin rosé du cru. L'île du Gaou, Le Brusc, Sanary et ses vieilles rues (lieu de repli stratégique de Thomas Mann). Rien (ou presque) : Ne pas confondre tristesse et tristounet. La tristesse n'est jamais loin de l'allégresse qui fut et reviendra, le tristounet n'est que l'eau de vaisselle de l'âme.

3 avril 2024.– Ciel se découvrant totalement au fil de la journée (18°C). Une menue randonnée sur le sentier du littoral. Beaux paysages, pas trop de flux touristique, quelques petits vieux par grappes, de nombreux toutous batifolant dans une sorte de nirvana canin.

4 avril 2024.– Beau temps (18°C). Villages « perchés » : La Cadière-d'Azur assez préservé bien malgré une autoroute tout proche, Le Castellet peut-être plus historique, mais concédant trop au flux touristique et à un artisanat que l'on imagine pas foncièrement local. (C'est le village de La femme du boulanger). Pas croisé l'ombre d'une librairie. Pas le moindre mot sous les yeux. La chose lectorale semble bien loin.

5 avril 2024.– Beau temps (20°C). Hédonisme balnéaire. Rien de plus.

7 avril 2024.– La météorologie nationale annonçait une journée estivale, il n'en fut rien. Le soleil voilé derrière une longue chape jaunâtre et le vent fort et tiède n'auront rien fait pour dissiper notre morosité (24°C). Retour de la Côte d'Azur, ses odeurs son bleu me manque déjà (voir les lignes précédentes). Refait un tour de vélo. Il m'attendait sous sa bâche depuis près de cinq mois. Quelques maigres bénéfices apportés par cet effort sportif minime (maigres car mon vélo est motorisé). En dehors du vélo, rouvert le Souffre et le Moisi de François Dufay. C'est pas mal, on y apprend deux ou trois choses, mais pour être honnête, on se demande si ce type d'ouvrage apporte vraiment de nouveaux éléments au grand débat littérature et engagement politique (faux ou vrai). Oui, Morand et Chardonne, vus de biais depuis le camp de la morale acceptée et tamponnée par les temps qui nous occupent, sont des salauds, mais nous ne sommes pas obligés de les lire et de les apprécier avec des tombereaux de culpabilité pesant sur nos épaules (comme le fait Dufay). Non, tout cela n'est tout de même que de la littérature, et si Morand est condamnable, c'est davantage pour ses actions en tant que diplomate rusé que pour ses écrits, aussi détestables qu'ils puissent être.

8 avril 2024.– Toujours ce ciel jaune, cette douceur torve. Peut-on parler d'impression de mauvais temps comme on parle d'impression de beau temps ? (23°C). Hier et avant-hier j'ai été trop injuste avec François Dufay. D'une part, parce qu'il ne faut jamais être trop dur avec les morts qui ne peuvent plus se défendre, d'autre part, parce que son livre déborde tout de même un peu du raz de l'histoire littéraire et se permet même d'analyser un peu ce qui pourrait être vraiment intéressant lorsqu'il s'agit des duettistes Chardonne et Morand, c'est-à-dire leur style. Ainsi, Dufay parle assez bien de l'obsession de Morand pour le sec et l'aride (Sollers parlait lui d'obsession de la ligne droite), de sa haine du mou, du visqueux, de l'humide… Il décrit aussi la prose aquatique de Chardonne, ses mots qui sont comme des cailloux trouant l'eau « ce qui compte c'est l'ondulation de l'eau » (dixit Jean-Louis Bory). Tout cela en dit beaucoup plus que leur biographie, que leurs opinions sur la grande marche du monde et ses aspects politiques et sociétaux (je ne suis pas certain de ce que j'avance). Le style donc, et puis aussi quelque chose d'un peu amusant, un certain humour de vieux barbons, cette façon que Morand et Chardonne avaient de se planter mutuellement des couteaux dans le dos, ces éloges publics de leurs thuriféraires hussards qui se transformaient en tympanisation dès la sphère du privé atteinte.

En parlant de privé, après le livre de Dufay, enchaîné derechef avec le premier volume de la correspondance entre les mêmes Chardonne et Morand, plus de mille pages qui devraient m'occuper un certain temps. Les cinquante pages que j'ai lues m'ont semblé assez appétissantes. Le style des deux oiseaux apparaît comme libre et sans charnières et le côté arrière-cuisine de la vie littéraire est assez vaudevillesque. Sur le plan moral, rien de bien notable pour l'instant. Chardonne se plaint seulement un peu des « demis noirs qui veulent blanchir sous notre pauvre soleil » et Morand trouve par-ci par-là quelques demi-juifs. En somme, ce sont les « demis », la fameuse créolisation qui semble perturber les deux amis qui écrivent bien droit. En complément, quelques pages du Journal de Léautaud qui dit beaucoup de mal de Barrès (c'est assez mérité) et pour le reste, jour anniversaire de Cioran, né un 8 avril : « Cadeau d’anniversaire : la vieille idée du suicide me reprend depuis quelque temps, et m’a saisi tout particulièrement aujourd’hui. Réagissons, restons encore debout. »

9 avril 2024.– Le ciel jaune est enfin parti, laissant place à de vrais nuages, à de vraies trouées bleues et à quelques possibilités d'éclaircies. Chute des températures, mais on s'en fiche ; une fraîcheur lumineuse est toujours préférable à une tiédeur encombrée (14°C). Ce matin, correspondance Morand/Chardonne, lu plus de cent pages d'une seule traite. Nimier maître du monde, « la lèvre relevée par l'ironie comme une moustache par le vent », Frank comateux en chef accompagnant chastement Sagan, la timidité de Jacques Laurent, la mort de Gide, Tanger et les bains de mer, La Frette et les boucles de la Seine. Il y a là, parfois quelques éblouissements (surtout chez Morand), un grand bonheur de lecture… Et puis, soudain… comme souvent avec ces deux-là, l'éblouissement vire à l'éclipse, la veulerie pointe et un certain rétrécissement d'esprit avec. Christian Pineau « a été à Buchenwald, mais il n'a pas appris la concentration », Lazareff est l'un des rares juifs à « l'esprit souple », Sagan est surnommée « minou troué », Mendès France, « Mendès Tunisie ». Tout cela est d'une connerie insondable, l'esprit s'envole, le style se dissout dans les pires clichés, nous ne sommes pas très loin de Bouvard et Pécuchet

Cet après-midi, trente minutes en extérieur sur ma chaise de jardin. Une éclaircie ; dix pages du Journal de Léautaud (1907-1909). Un chat caressé, des oiseaux nourris à la volée (le Léautaud amoureux des bestioles est déjà là). Jarry, malade, détraqué par les privations, « l'alcoolisme et la masturbation », il est fichu. Léautaud est sec, mais sans fiel, il ne pourrit pas son style.
Fin d'après-midi, retour chez Morand/Chardonne (plus précisément, Chardonne) : « P.-S. À cinq heures, je prends un verre d'eau de Vichy teintée de cassis. Exquis. Si l’alcool ravage les Français, c’est qu’ils n’ont rien de bon à boire, sauf des poisons. »

11 avril 2024.– Soleil, goût printanier (17°C). Sept heures de labeur, sept heures de perdues. Tout cela ne rime pas à grand-chose. Rentré, sieste, visite du chat de la nouvelle voisine, sympathique bestiole un peu collante. Lu une lettre de Morand (assez antipathique, lui, mais il écrit bien), deux poèmes d'Apollinaire et puis ça dans le journal de Renard : « Il semble que, bien lancé, j’écrirais la psychologie d’un chien ou d’un pied de chaise. J’ai évité l’ennui. » Nouvelle acquisition : Les papillons du bagne de Jean Rolin (à lire ce weekend).

12 avril 2024.– Beau temps avec quelques nuages élevés (23°C). Journée presque entièrement gâchée par le labeur. Peu d'appétence lectorale. Une lettre de Chardonne à Morand. Fourberie de Chardonne qui, ayant voyagé un mois avec Jouhandeau, trouve ses écrits faibles : « beaucoup de bavardages, surtout dans ses derniers livres. Voyez ses Carnets dans Arts. Ce n’est pas ennuyeux ; mais ce n’est rien. » On ne se méfie jamais assez de nos amis.

13 avril 2024.– Beau temps, premières tiédeurs (25°C). Journée assez sportive : dix kilomètres à vélo, dix kilomètres à pied (avec un détour par les boîtes à livres du secteur), vingt minutes d'aspirateur et la vaisselle d'hier soir. Résultat : je ne suis pas loin d'être exténué. Après le déjeuner — où j'ai peut-être un peu abusé de vin de Madiran — et une sieste nécessaire, forcément nécessaire, entamé Les papillons du bagne de Jean Rolin. Ma chaise de lecture m'attendait dans une lumière semi-ajourée et, en dehors du chat de la nouvelle voisine, petite bête assez affectueuse et un peu collante, je dois bien dire que les conditions de lecture frôlaient l'optimal. Pour en revenir vraiment au sujet censé occuper cette courte entrée diaristique qui se perd dans le digressif, c'est-à-dire le livre de Rolin, il a eu peu de peine à me convaincre. Je dirai même que pour l'instant, il est plus que très bien (Rolin est souvent plus que très bien). Comme tout est dans tout, le début vadrouille du côté de Bandol, cité balnéaire que j'ai revisitée pas plus tard que la semaine dernière. Rolin aurait pu y trouver son sujet : les écrivains et la Côte d'Azur. (Bandol, outre Raimu, aura été un lieu de villégiature diablement ensoleillé pour Katherine Mansfield, D.H. Lawrence ou Thomas Mann ; plus loin, Hyères, que j'avais visitée en septembre, un autre lieu de villégiature tout autant ensoleillé pour Fitzgerald, Stevenson ou Tolstoï… Et que dire de Menton, mouroir d'écrivains conséquents, les délicieux Francis Poictevin et Henry Jean-Marie Levet y ont rejoint la vaste communauté des trépassés.) Tout cela aurait donc pu être un sujet et un projet, mais Rolin se lasse et se perd assez vite dans le bâti périphérique de la Côte d'Azur. Trop de gens ont écrit sur ces lieux, ces écrivains… Le sujet s'échappe, le projet fuit puis se transforme. Par la grâce de l'accidentel, du naturel, Rolin revoit un bout du film Papillon sur la télévision d'un Hôtel Ibis Budget et, comme par capillarité, en deux coups d'aile, il transporte son lecteur en Guyane au milieu des lépidoptères et autres insectes et bestioles de tous poils. Il faut savoir changer d'objet.

14 avril 2024.– Journée estivale (29°C). Figurez-vous que j'ai inventé une sorte de nouveau triathlon où la course est remplacée par la marche, la natation par la lecture en plein air, et le vélo musculaire remplacé par un vélo électrique, car il ne s'agirait pas de fournir le moindre effort superflu. Ce matin, j'ai par exemple enchaîné dix kilomètres sur deux roues puis une heure de lecture, suivie de cinq kilomètres de nouveau sur deux roues, eux-mêmes suivis par quatre kilomètres de marche à pied. Fini par une autre heure de lecture. Mes dépenses matinales auront donc été un peu physiques, un peu intellectuelles, mais jamais sans pousser le chaland dans les deux domaines. Je pourrais presque prétendre aux Jeux olympiques du lymphatisme triomphant. Entre deux coups de pédales et quelques pas vaguement assurés, le rayon approximativement cérébral de mon triptyque aura consisté en la lecture des Papillons du bagne de l'entité écrivaine Jean Rolin. Voilà encore un drôle de sportif qui ne semble jamais donner dans l'effort superfétatoire. Pour tout dire, chez lui, tout coule, il semble avoir définitivement trouvé son style, sa propre sensibilité de touche, des phrases où l'humour est toujours là en sous-main avec une ironie qui ne ricane jamais. Ainsi, rien n'est gras chez lui. Il peut s'agir des chenilles mortes, de souffler dans leur anus « à l'aide d'une paille afin de leur redonner l'apparence de la vie », de l'agami trompette, cette « poule péteuse » gardienne précieuse pour le troupeau de volaille, de l'anaconda et de sa façon de transformer ses proies en une sorte de longue saucisse. On est ravis, on se croirait chez le jeune Michaux augmenté par Vialatte. C'est-à-dire que c'est vraiment pas mal. Sur la fin de sa petite affaire, Rolin revient presque sur la Côte d'Azur, il parle de Nabokov et de sa passion pour les lépidoptères. Il y a des papillons, des couleurs, la synesthésie n'est pas loin. La littérature, non plus.

Cet après-midi. Longue sieste à l'ombre. Taille de mes haies sous le regard du chat de la voisine, très amateur de siestes, lui aussi.

15 avril 2024.– Beau temps malgré quelques passages nuageux (21°C). Encore des travaux dans ma rue. Une énième rénovation à visée gentrificatrice. Seul bénéfice : la circulation automobile est bloquée. Entre deux discrets coups de masse, le silence frôle donc le monacal. Pour tout vous dire, on pourrait presque entendre gazouiller les oiseaux. Lectures : Cool Memories (T1, 2). Baudrillard à son meilleur, se fichant éperdument de savoir s’il sera lu, commenté, analysé, considéré. Alors, il est extrême, plein de risques, s’éloignant avec bonheur des sciences sociales pour mieux trouver une nouvelle forme quelque part entre la note, le journal intime, l’aphorisme, la littérature, la poésie… Ce faisant, le voilà bien au-delà de toutes choses et presque bien au-delà de lui-même, contemplant un paysage de simulacre sur lequel neige les idées. (Des idées, qui pour certaines, lui vaudraient d’être enfermé aujourd’hui : la vulnérabilité du corps féminin est une caresse, sa rétractibilité une arme ; il est question de « salopes », des « mythologies viriles », mais aussi des « emblèmes féminins » qui se perdent au profit du « mirage narcissique transsexuel ». Tout cela ne se dit pas, ou plus.) Il y a de belles pages sur le chat, sur la mouche (cet insecte brownien), sur l’araignée. D’autres plus socio-géographiques sur les « favelas qui descendent comme des glaciers jusqu’aux confins des quartiers de luxe ». Beaucoup de considérations sur le sexe, la séduction et le frémissement amoureux, d’autres choses que je n’évoquerai pas. Pour tout dire, nous sommes parfois assez loin du simple brassage de concepts : « Recopier ces notes est à tous égards indélicat, et je n’en pressens que du mal. Une sorte d’arrêt de mort, de violence, car pourquoi les arrêter dans le déroulement manuscrit ? Si elles ne peuvent qu’être écrites à la main, c’est qu’elles ne sont ni un livre ni des pensées. C’est donc qu’elles constituent un texte secret, mais ça non plus ça n’a pas de sens. Il faut prévoir pour elles une fin hasardeuse, une échéance indéterminée, ou plutôt la chance d’être surprises sans défense, sans la défense qu’institue la littérature. Mais cette phobie du littéraire elle-même m’ennuie. Le diagnostic est simple : il n’y a rigoureusement aucune raison de cacher un miroir dans son tiroir. »

Relu Nul désordre, court spicilège poétique d’Henri Thomas. Préambule merveilleux : « Le fait que le genre de bien-être provoqué par l’alcool ou les excitants pharmaceutiques non seulement ne m’a jamais stimulé à écrire le moindre poème, mais a même eu l’effet de m’en ôter la possibilité, me prouve que le poème est lié à des rythmes corporels très profonds, sur lesquels aucune euphorie factice ne peut rien. Peut-être même ce qu’on appelle santé n’en est-il qu’une manifestation imparfaite (elle serait encore une euphorie, un phénomène superficiel). C’est sans doute à une vie aussi réelle, mais aussi inconnue de moi, que le fonctionnement de mon cœur, de mon cerveau, la façon dont le sommeil et le réveil interviennent, — que la poésie est liée. »

16 avril 2024.– Temps maussade, ciel chargé, rares éclaircies tenant de l’illumination divine, grande baisse de la température extérieure (13°C). Vaguement malade, barbouillé pour tout dire. Toujours avec un Baudrillard parfois étonnamment sentimental, parfois ridicule, souvent génial. Quelques belles prémonitions : sur le transhumanisme, sur le genre, la « question trans », les histoires de viols, l’inclusion… il voit avant l’heure légale, mais son regard n’est jamais biaisé par une quelconque morale (on pourrait même constater qu’en 1981 il critiquait par anticipation la pensée dominante de 2024). Sinon, beau fourre-tout, poésie des vols intercontinentaux, un voyage dans l’hémisphère austral, cet hémisphère doux, lunaire et maternel. De l’humour aussi, Baudrillard n’était pas pataphysicien pour rien, ne l’oublions pas : « L’eau en poudre : il suffit de rajouter de l’eau pour obtenir de l’eau. »

Du côté des grandes lourdeurs du monde, après la mise en place de la livraison obligatoire à 3 € pour les livres neufs, voilà maintenant la taxe sur les livres d’occasion ! Avec un nombre de lecteurs de plus en plus rare, peut-être faudrait-il plutôt taxer la connerie de certains technocrates. Le bénéfice serait certain. D’ailleurs, à ce titre, je n’ai toujours pas acquis le nouveau dernier Sollers (ni neuf, ni d’occasion, ni sur Amazon, ni chez la libraire du coin). Demain, retour au labeur, sans entrain, as usual.

17 avril 2024.– Giboulées de mars en avril, c’est malin ! (13°C). Labeur, fatigue, morose, toujours. Un peu d’humour roumain : « Ma faculté de découragement dépasse les limites du… morbide. Elle est proprement inconcevable. » (Cioran, Cahiers), un peu d’humour post-structuraliste : « John grandit normalement, mais il ne parle pas. Au grand désespoir de ses parents. Vers l’âge de seize ans, il dit enfin, à l’heure du thé : “J’aimerais bien un peu de sucre.” Sa mère, émerveillée : “Mais, John, pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’ici ?” “Jusqu’ici, tout était parfait.” » (Baudrillard, Cool Memories). Rien d’autre.

20 avril 2024.– La semaine dernière était d’une tiédeur quasi saharienne. Cette semaine, ce sont de grandes volutes glacées qui tombent du Grand Nord. Dans ce yo-yo météorologique, l’anticyclone des Açores ne semble plus faire son boulot et nous voilà forts maris dans les frimas et le vent, le cul sagement assis sur notre chaise de jardin, notre belle tête de brute mélancolique tournée vers les rares éclaircies. Décidément, tout nous en veut et même le temps (11°C). Hier, un examen médical aux résultats plus ou moins tendancieux. Il va falloir approfondir les explorations plus en détail. Je suis un peu dubitatif et las d’avance. Du côté du reste (c’est-à-dire en dehors de la météo intérieure et extérieure), tant de choses à lire et si peu de temps pour le faire. Ma pile de livres « en attente » touche le plafond (ma pile de livres dématérialisés touchera bientôt la lune). Je ne sais pas s’il faut que je me réjouisse de ce constat ; il a plutôt tendance à me rendre morose, car pour la lecture, comme pour toute chose, le temps nous est compté. Sinon, fini le premier volume des Cool Memories de Baudrillard. Légère oscillation entre intuitions dignes de ce bon vieux Nostradamus et quelque chose de la post-modernité vieillotte. Des passages lumineux, d’autres assurément bien lourds. Vraie constante : l’humour en sous-main du bonhomme (on pourrait le surnommer Gaudrillard). Enchaîné avec le Manie épistolaire du primesautier Emil. Chronologie oblige, nous sommes en 1933 et nous avons donc affaire au jeune Cioran, l’hitlérien qui a souvent tendance à vouloir en faire trop. Cela dit, j’ai lu de pires jeunes cons : « Je voudrais écrire avec mon sang. Cela, sans viser un effet poétique, mais concrètement, dans l’acception matérielle du mot. Que tout en moi soit blessure sanguinolente, j’en suis définitivement convaincu. »

Encore fait trois libraires sans trouver le Sollers, serai-ce d’ores et déjà un incunable ?

Observatoire de la novlangue : « La ménopause, c’est la possibilité de s’ouvrir à de nouvelles saveurs. » – France 5, 12h12

21 avril 2024.– Temps abominable (8°C). Guère d’entrain et comme je suis plongé dans la correspondance de Cioran, rien ne me rend vraiment sautillant, tout est rembruni, et même mes lectures.

Résumons. Garde de Fer, quelques voyages, le fameux exil parisien de l’ami Cioran, l’Occupation qui passe comme une lettre à la poste, la Libération comme un fétu de paille. Sept ans dans le Quartier Latin où il moisit glorieusement, à ne rien faire. Il habite une mansarde, mange dans un centre estudiantin, ne gagne rien, mais ne trouve pas son sort hostile : il lui permet de vivre en marge de la société. Quand ça n’ira plus, il pense se tirer une balle. Il ne le fait pas, tout semble donc aller pour le mieux. Il écrit en français, envoie ses premiers manuscrits dans cette langue d’adoption (ou de réfutation du roumain), ils sont refusés, car trop pessimistes. On n’est jamais trop pessimiste. Ses correspondants ne font pas vraiment partie du beau monde, Mircea Eliade et d’autres Roumains oubliés. Il y a une belle lettre adressée à la veuve de Benjamin Fondane. En 1947, Cioran n’est plus hitlérien. (Évidemment, j’exorcise tel un diacre tatillon. Chacun sait que le Cioran privé était un type joyeux. C’est ce que j’essaie d’être aussi, malgré une certaine tendance à l’épanchement neurasthénique.)

22 avril 2024.– Météo hivernale, rien ne s’améliore et rien n’est appelé à s’améliorer (7°C). Du côté de mon satané corps, cela ne s’améliore pas vraiment non plus. Cervicalgie tenace, dos bloqué, rien pour moi. Toutes ces choses additionnées, grosse gangue de neurasthénie (je pourrais presque la tenir dans le creux de la main).

Histoire de me repaître de neurasthénie, je suis toujours dans la correspondance de Cioran. Paulhan, Mauriac, Miller, Supervielle, Jünger, le beau linge est au menu. Reste que les plus belles lettres sont celles écrites à sa famille, à ses vieux amis roumains et à Armel Guerne. Reste que cette manie épistolaire fomentée par la maison Gallimard frôle un peu les pratiques margoulinesques (le projet éditorial semble ne viser qu’à publier un volume de Cioran avec un bandeau « inédit »). Reste également que les Cahiers post-1971 du même Cioran sont toujours inédits, dorment dans un tiroir et que Gallimard ne fait rien pour les éditer.

Bon, malgré tout, notre Valaque sceptique est là : « Depuis que je regarde ce monde, je ne cesse de m’étonner de l’énergie qu’on y dépense. C’est avec une vraie terreur que je contemple les autres besogner et produire. La seule activité dont je sois capable est de lire ; mais la lecture à ce degré n’est qu’une frénésie des plus suspectes. Vous ne me croirez pas, mais je vais presque tous les jours à la bibliothèque, je bourre ma serviette de livres, et, misère des misères, je les dévore. Peut-on tomber plus bas ? Je ne suis pas dupe de cette voracité, ni de cette fébrilité. Derrière elles, je distingue nettement la fainéantise et l’imposture. »

25 avril 2024.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (13°C). Correspondance Cioran. La morbidité, le scepticisme généralisé, et soudain : l’amour ! Six lettres adressées à Friedgard Thoma où le sarcasme obligatoire face aux nécessités physiologiques du corps se transforme en une sorte d’acceptation des sentiments un peu fleur bleue (un peu Sissi, peut-on dire). Évidemment, chez Cioran, l’amour est une souffrance de plus, pire, c’est une montagne impérieuse. Il a 70 ans, celle dont il est amoureux 35. Il est fragile, tout cela pince un peu le lecteur, il y a du pathétique, mais le pathétique est parfois beau : « Je viens de relire votre lettre imprégnée de poésie – et j’ai pleuré (je pleure tellement depuis que je vous connais !) »

Pour rester dans le pathétique, ou plutôt le sournois, retour dans une autre correspondance, celle de Morand avec Chardonne. La mort de Larbaud est évoquée par Morand. Pour lui, c’était un gros Bouddha souvent recroquevillé, s’amusant à tripoter des mots et des armées miniatures. Un homme craintif, très tendre, très intelligent. Un homme qui, comme Giraudoux, était plein de réserves de grâce… Pour en revenir au pathétique, ou donc plutôt au sournois, on est charmés par Morand évoquant Larbaud, on est charmés, et puis, insidieusement, as usual, le déplaisant pointe avec ses petites pattes velues. Morand rappelle lourdement le penchant de Larbaud pour les fillettes, nous voilà gênés, la délicatesse s’envole. Quelques lettres plus loin, Morand, toujours lui (Chardonne est plus sage), raconte que lors de l’une de ses randonnées équestres il a été dérangé par deux « pédalistes » qui « s’enculaient » sous un pont. Le Morand bistre n’en rate décidément jamais une.

Otherwise, pour ce week-end, je compte lire Adolphe de Benjamin Constant. Chose que je n’ai jamais faite et qui, à mon âge bientôt avancé, relève du scandale pur et simple.

26 avril 2024. Quelques rares éclaircies dans un ciel toujours sinistre (13°C). Labeur, rien d'autre.

27 avril 2024.– De ces temps qui n'existaient pas jadis avant le dérèglement climatique. Du vent, une mince couche nuageuse, le soleil que l’on ne sent pas si loin, mais qui ne sort jamais vraiment. On parlera d’impression de beau temps. On aurait préféré que le temps soit vraiment beau. Un peu comme la vie : parle-t-on d’impression d’existence ? (20°C).

Ce matin, trois ou quatre kilomètres de psychogéographie m’ont mené dans un parc public où, sur un banc, j’ai ouvert Adolphe de Benjamin Constant. Malheureusement, les conditions de lecture se sont avérées rapidement impossibles : trop de bruit, trop de joggers, trop de mouflets babillant dans des volumes sonores inconsidérés. J’ai donc bien vite refermé mon volume, ne lisant que la fausse préface assez maligne, et j’ai repris le chemin de mon petit intérieur.

Je n’ai rouvert mon livre que cet après-midi sur ma chaise de jardin. Les conditions climatiques étaient certes acceptables, mais là encore, trop de bruit : une tondeuse, et même parfois deux tondeuses à l’unisson, une conversation impudique et plus que languissante, quelques mélopées autotunées. Bref, je n’ai lu que cinquante pages d’Adolphe et je ne suis toujours pas parvenu à entrer dedans. J’ai bien vu la construction de l’édifice, le style admirable, les intermittences du cœur, la mélancolie de Constant et sa timidité froissée, mais je suis resté sur le quai, regardant en amateur averti le train d’une fiction qui me passait devant le nez.

La lecture d’un roman, aussi limpide soit-il, demande vraisemblablement un minimum d’implication, de concentration que l’on ne saurait trouver lorsque les conditions de lecture se trouvent altérées. Peut-être qu’en ce qui concerne Constant, j’aurais dû me contenter de choses plus fragmentées, de sa correspondance ou plus assurément de son journal. La composition même de ces écrits, plus bruts, moins façonnés et surtout plus morcelés, laisse certainement davantage d’amplitude au lecteur qui peut les parcourir en perdant le fil de sa concentration. J’aurais donc dû entamer Adolphe dans des lieux d’essence plus monacale que ceux qui m’entourent. Ou alors, et plus sûrement, mes voisins, en l’occurrence mes voisines, devraient savoir se taire, ou mourir.

P.S. Ce matin sur mon chemin, détour par les boîtes à livres du secteur. J’ai chapardé Les grands cimetières sous la lune de Bernanos. (J’ai toujours l’impression de chaparder dans les boîtes à livres. Certainement mon côté trop honnête pour être honnête.)

28 avril 2024.– Il pleut, dehors c’est toujours l’automne (11°C). L’amour est une chose terrible. On est souvent plus amoureux de ses propres sentiments que de l’être que l’on est censé aimer. Quand lesdits sentiments s’étiolent, on se retrouve devant un constat accablant : on n’aimait pas, notre amour n’était qu’une chimère. Par prévenance, on ne s’avoue rien et on n’avoue rien à l’autre. Voilà un piège. C’est ce qui arrive à l’Adolphe de Constant : il tombe dans le piège que ses sentiments lui ont tendu ; c’est ce qui arrive à beaucoup de monde. Cela arrive d’ailleurs tellement souvent que l’on se demande si l’amour a existé ne serait-ce qu’une fois depuis les débuts de l’humanité (et même de l’univers, l’amour chez les extraterrestres doit être tout aussi problématique).

Évidemment, j’assène ces sombres vérités parce qu’il pleut très fort derrière mes rideaux et peut-être aussi parce que j’ai enterré ma femme dans le jardin depuis des lustres.

Contre poison : ce mot de Cyril Connolly : « À partir de ce moment, j’ai rarement vécu sans un amour en tête, et une vie sans amour m’a toujours apparu comme une opération sans anesthésie ». Reste à savoir si Connolly était amoureux de ses sentiments.



To be continued

lundi 17 mars 2025

Psychogeographie indoor (145)

 


« La citation est, en somme, un mauvais moyen littéraire. C'est ne montrer, au lieu de sa propre face, qu'un masque qui la représente à peu près. » (Henri de Régnier, Le bonheur des autres ne suffit pas)

7 mars 2024.– Beau temps (11°C). J'ai vendu trois livres, réalisant un bénéfice de 8 euros. C'est un début prometteur. Par ailleurs, le soleil commençant à caresser mon petit jardin, première véritable séance en extérieur de l'année sur ma fidèle chaise de lecture (qui ressemble plus à un fauteuil qu'à une chaise). Un bref retour dans les entretiens Mallet-Léautaud. Les débuts du second en tant que troisième clerc de notaire, presque une aventure.

9 mars 2024.– Vent infernal, douceur relative (15°C). Humeur assez fluctuante. Guère d’entrain, un peu de narcolepsie sur canapé, l’impression de me survoler. Pas de vraie sieste, mais quelque chose de plus mystérieux. Je suis hors de moi-même. Assez déçu par le début des Plaisirs et lectures de José Cabanis. Il faut dire que l’ordre chronologique choisi par l’auteur ne m’aide pas vraiment. Il commence son spicilège par Descartes, Port-Royal, Rousseau et Versailles, ce genre d’olibrius, de mouvements et de lieux qui m’intéressent certes un peu, mais finalement pas tant que ça. La poussière sied parfois, là elle semble fossilisée. (Allez-vous vous intéresser à de la poussière fossilisée !) Nonobstant, la chronologie avançant – la chronologie avance souvent –, je me retrouve tout de même avec quelques points de coalescence. Les pages consacrées à Hugo, Custine, Sue ou Michelet sont nettement plus à mon goût. On y sent monter le plaisir du lecteur, paraître la délectation, c'est certainement un bon signe pour la suite des opérations.

10 mars 2024.– Une belle éclaircie au cœur de l’après-midi, deux heures de soleil disponibles, puis le retour des nuages et de la pluie en fines averses (12°C). Football, cyclisme, rugby : journée largement occupée par le sport télévisé. (Je suis un grand sportif sur canapé.) Malgré tout, et profitant du temps de soleil disponible évoqué plus haut, poursuivi le Plaisirs et lectures de José Cabanis. C’est un livre agréable qui se fiche bien d’être objectif et qui se fiche encore moins d’être didactique, analytique ou tout ce que vous voulez. Loin de la glose universitaire et des pesantes questions des temps où il aura été écrit (1964, soit le cœur du structuralisme), il n’y est question que de délectation, de plaisir (le propos ne trahit pas son titre). En le lisant, on pense à d’autres ouvrages de même acabit, à La Chose écrite de Dutourd, entre autres. Cabanis tourne joliment autour d’un Michelet qui ne se voyait pas comme un historien, mais plutôt comme une sorte de devin, presque un poète. Il constate aussi que le même Michelet, le Michelet intime, celui du Journal, était davantage une espèce de croquignolet qu’un poète romantique au ton bien ajusté. Surtout, c’était un olibrius qui ne parlait jamais de lui-même, préférant parler de son épouse avec moult détails gluants, allant jusqu’à noter la quantité et la qualité des selles de celle-ci. Une « belle petite corde demi-molle » par-ci, de « belles cordes blondes » par là… Moins scatologique : Baudelaire, qui voyait en Poe un autre lui-même, un ivrogne méthodique cultivant son hystérie. Cabanis se plante ensuite devant Mérimée, dézingue un peu ses œuvres de fiction, mais reste admiratif devant le laisser-aller stendhalien de sa correspondance. Pour rester stendhalien, suivent quelques belles pages consacrées à ce bon vieux bougre de Léautaud. L’économie de ses mots, sa solitude, cette façon de ne pas être dupe. Tout cela est parfaitement pointé.

Autrement, je relis mon propre bouquin en version palpable et imprimée. Finalement, et malgré de nombreuses coquilles, c’est un peu nul, mais pas tant que ça. (Oui, je suis immodeste.)

11 mars 2024.– Pluie (11°C). L'humeur est pluvieuse, comme le temps.

Tout est parfois compliqué. Tenez, par exemple, figurez-vous que dans son Plaisir et lectures, José Cabanis éreinte et loue à la fois Simone de Beauvoir. Il l'éreinte lorsqu'il parle de la grande bourgeoise qui se voyait comme une jeune fille rangée alors qu'elle n'était qu'une jeune fille comblée pleine de ressentiment envers son enfance qu'elle trouvait idiote. Il l'éreinte aussi en constatant qu'elle décrivait son milieu social avec un style plat et amer (or le ressentiment en littérature ne s'accorde jamais avec les platitudes). Il la loue lorsqu'il l'évoque plus mature, écrivant la Force des choses, laissant derrière elle une vie écoulée, l'odeur du foin, les glissades solitaires sur la neige du matin… Pour rester dans une certaine dualité, Cabanis écrit ensuite quelques belles pages sur le Journal de Julien Green ; sur le déchirement qu'il peut y avoir entre un bonheur extraordinaire à vivre et un grand dégoût du monde. Green, c'est un peu l'inverse de Beauvoir, il ne se retourne jamais contre son milieu social et ne trouve pas son enfance idiote, son but n'est que de rechercher de nouvelles premières fois, de retrouver ce regard émerveillé devant un autre monde, celui de l'inconnu, celui du temps présent qui passera, mais qui est là, devant lui.

Le livre de Cabanis s'achève par quelques jolies notes de lecture qui forment une sorte de petite armoire à citations, celle-ci par exemple : « À quoi reconnaît-on le véritable écrivain : Victor Hugo dans le lit même de Juliette Drouet ne pouvait s’empêcher de noter des impressions sur un petit carnet. »

Pour rester dans les mêmes eaux, des eaux de passeurs, j'ai commencé les Journées de lecture de Roger Nimier. La préface de Jouhandeau est assez entichée (on devine qu'il n'y a pas que des raisons littéraires). Les premières notules ne cachent pas vraiment un côté sérieusement amidonné sous les oripeaux de la désinvolture, elles ne m'ont pas follement convaincu. Il faut dire que le menu, lui-même, est assez amidonné. Alain, Anouilh, Arland sont assez loin de mes goûts. Cependant, il y a deux ou trois choses amusantes, celle-ci par exemple : « Alain ressemble à un bœuf qui voudrait jouer les danseuses de corde. »

12 mars 2024.– Ciel très nuageux (10°C). Cervicalgie tenace, appétence existentielle correlative. Ce matin, profitant de menues éclaircies, effectué quelques arpents de psychogéographie en extérieur. Retrouvé mes habituels spots de lecture où, bien assis, j'ai poursuivi mon chemin dans les Journées de lecture du vieux-jeune Roger Nimier. Aymé et Barrès étaient à l'ordre du jour. Pour Nimier, le premier est un anarchiste qui aime l'ordre, un silencieux doué de parole, un paradoxal vu de biais par les intellectuels de son temps. C'est aussi un candide qui n'a pas vraiment conscience de sa folle originalité, un paysan qui se promène le long des quais en cherchant le Danube : « Hélas ! La Seine y coule. » Quoique certainement bien attaché à la terre et au limon national, Barrès est quant à lui moins paysan. Nimier le trouve parfois harmonieux, parfois un peu enterré. Ses Cahiers et ses écrits journalistiques (Leurs figures) peuvent paraître admirables. Le culte du moi ou L'Ennemi des lois souffrent, par contre, d'une sorte d'incertitude de la pensée et d'un goût du raffinement qui confine au charabia symboliste. Bref, Nimier pense qu’on apprécie Barrès pour de mauvaises raisons. Comme Gide, c’est un genre d’armoire à glace. Alors que, par exemple, « Chardonne ou Larbaud nous tendent leurs miroirs secrets. » (Évidemment, rien sur l'antisémitisme de Barrès.)
N. B. S'agissant de Barrès, l'ami des bêtes Leautaud émet des avis nettement plus tranchés : « … il n’y a pas de maîtres pour les idées, il n’y en a pas pour la forme et Barrès a été un maître détestable pour la forme, avec ses phrases heurtées, nuageuses. Quant à ses idées ! Aucune à lui. On ne peut guère l’aimer quand on aime la netteté, le style qui court vite… Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans ? » (Journal Littéraire)

Cet après-midi, éclaircies encore bien timides. Néanmoins je me suis encore aventuré dans la grande aventure du plein air. Fait un tour au cimetière puis quelques kilomètres de randonnée plus ou moins soutenus par les caprices du hasard. Dans ma poche arrière, les Aphorismes sur la sagesse dans la vie du père Schopenhauer. Résultat à mon retour, les lignes qui suivent me sont montées au cerveau : Je suis, je n’ai pas grand-chose et je ne représente rien si ce n’est ce que je suis.

Rien (ou presque) : Sa douceur parfois déborde, alors le solitaire n'est plus qu'un roi malade de lui-même.

13 mars 2024.– Quasi beau temps (16°C). Labeur. Cioran, Schopenhauer. Pif paf pouf… Rien (ou presque) : L'esprit se promène autour des choses, il se fait son opinion puis c'est cette opinion qui compte plus que les choses elles-mêmes.

14 mars 2024.– Soleil se voilant (18°C). Il est communément admis de dire que la monotonie et l'ennui offrent un terrain propice à la prolifération du nihilisme. C'est certainement un peu vrai, mais on peut aussi considérer que la monotonie et l'ennui font partie des quelques portes ouvertes sur le monde, sur son acception et sur le fait qu'il faille faire avec lui sans ostentation et avec une résignation non dupe.

15 mars 2024.– Larges éclaircies, quelques foyers orageux (17°C). Labeur. Guère de temps pour la lecture. Rien (ou presque) : Les passe-temps sont semblables à des tambourins que l'on agiterait dans une sorte d'appoggiature rythmée de l'existence. C'est l'un des ajouts chamarrés sans lequel nous ne pourrions vivre.

16 mars 2024.– Ciel changeant, deux ou trois belles éclaircies (16°C). Hier soir, vie sociale, restaurant et boissons alcoolisées en quantité raisonnable. (Il faut savoir se modérer.) Ce matin, encore un peu brumeux, retour sur mon canapé où j'ai poursuivi la lecture des avis pénétrants de l'épée Nimier. Breton, Céline, Chardonne, Drieux, Daumal, Genet, Gide, Giono ou Green étaient convoqués dans l'ordre alphabétique (difficile de paraître inintéressant, il y a certainement eu de pires périodes pour la littérature française). Malgré un soupçon de raideur corsetée, une monotonie de droite bien repassée — Nimier ne nous laisse pas à l'abri de quelques raisonnements originaux. Ainsi, voit-il en Chardonne un sage mêlé d’intelligence alors que — chacun le sait — les sages sont généralement d'une extrême bêtise. Breton est regardé avec moins de sympathie confraternelle, c'est un grandiloquent féru d'adjectifs et d'épithètes. Il écrit des phrases qui font des « ronds de bras ». Quant à Genet, malgré un style assez chantourné, il est fade et puis, surtout, c’est un « fieffé bavard ».
Cet après-midi, lecture en extérieur à peine dérangée par la présence de quelques abeilles et d'un chat à la queue coupée (ou pas, ce chat est peut-être de race sybarite, un Manx de l’île de Man ?) Nimier tournait autour de Larbaud et je n'ai rien trouvé à redire. Barnabooth est des miens.

17 mars 2024.– Temps maussade et doux (17°C). Ce matin, encore Nimier. Chez lui, Larbaud est un Stendhal privé d'ambition qui papillonne en tout bien tout honneur autour des petites filles. Un discret qui se voudrait comme un « petit précieux à demi oublié » alors qu'il est une sorte de Cardinal de la littérature, un point de ralliement auprès duquel on vient célébrer les « premières communions intellectuelles ». Pages finalement assez émouvantes, le corset de Nimier tombe un peu. Moins émouvant Maurras qui suit. Il est décrit comme un étrange vieillard devenu ennemi public nº1, un Goethe qui se serait trompé de siècle, un bohème qui, transformé en homme d'action, commet l'erreur de se jeter à l'eau de la politique et de nager dans une « mer de souffre ». Évidemment, c'est un peu vrai, mais Nimier est certainement trop proche idéologiquement de Maurras pour espérer l'observer depuis un noble belvédère d'idées. Il a beau émettre certaines réserves, on les sent forcées.

Cet après-midi, une petite troupe d'abeilles a pris possession de mon hôtel à insectes. Un gros chat roux les observe depuis bientôt vingt minutes. Le bougre ne sait pas ce qu'il risque. Quant à moi, posé sur ma chaise de jardin à moins de deux mètres du potentiel futur drame, j'attends qu'il survienne en continuant les Journées de lecture de Nimier. Péguy et Peyrefitte ne m'intéressant que très vaguement, j'ai somnolé en parcourant les petites notules plus ou moins amoureuses qui leur étaient consacrées. Je me suis un peu réveillé en lisant les avis de Nimier sur Mandiargues (surréaliste tardif désinvolte), Perret (marin désinvolte), Radiguet (vieux jeune) et Rebatet (grand écrivain gâché par la politique). Je me suis complètement réveillé lorsqu'il était question de Paulhan (un personnage inquiétant) et de Francis Ponge. Ce dernier, tout de même assez moderne, est défendu par un Nimier qui le ramène curieusement à l'abbé Delille et à Horace, ces vieux auteurs qui donnaient également dans le neuf tout en n'excluant pas une certaine ironie, de l'imprévu et de la finesse : « … voici Ponge, écrivain français, qui a donné de la saveur aux galets et qui apprend aux hommes à se connaître, en observant leur ténacité dans la mousse, leur liberté dans la pluie, leur cerveau dans les huîtres. »

Mort de Steve Harley, leader de Cockney Rebel et vrai écrivain de chansons.

18 mars 2024. – L'épaisse chape nuageuse s'est désintégrée en fin d'après-midi, laissant place à quelques résidus moutonneux et à deux ou trois timides éclaircies… tardives… bien trop tardives (18°C).
(Avant le déjeuner.) Nimier parle de Sartre d'une façon un peu trop clinique et scolaire ; on sent qu'il ronge son frein, qu'il donne dans la supposée objectivité alors qu'au fond de lui-même bout une sorte de soupe caustique. Bref, on s'ennuie. Par contre, on ne s'ennuie pas du tout lorsque, plus en accord avec lui-même, il friponne autour de Louis de Vilmorin dont il dresse un portrait assez énamouré… (Posant un pied d'un siècle à l'autre, elle est vue comme boitant, ce qui est charmant.) Pour Nimier, elle n'a pas d'autre défaut que de « pousser trop loin la plupart de ses qualités ». Elle aime les pays continentaux, les voyages en voiture, les histoires de Cocteau, l’ordre dans ses affaires et dans sa syntaxe. Madame D… est une merveille, l’élégance et la vivacité règnent et les virgules sont si bien placées qu’elles donnent l’envie de « battre des mains à chaque page »… Il y a Louise de Vilmorin et puis il y a ces lignes qui suivent. On pense au destin de Nimier, à celui de Sunsiaré de Larcône : « …vous achèterez une voiture. Une belle jeune femme, assise à vos côtés, vous fera la lecture. Et la vitesse vous fera penser que les aventures de l'héroïne sont là, devant vous, cent mètres plus loin, dans une forêt verte et ténébreuse. »

(Après le déjeuner.) Roman(s), maximes, souvenirs ? On ne sait pas bien ce que sont Les Chimériques de Chardonne. On ne sait pas bien et tout en étant étonné par une forme que l’on dirait moderne, par ces fragments qui jonglent avec virtuosité autour des affaires conjugales, on a tout de même sa petite idée. L’œuvre, cette écume du moi, semble disparaître devant la vision même de Chardonne. C’est une fenêtre ouverte sur le domaine des sentiments. Un monde où des fils se mêlent entre eux, un monde où les héros, si on peut parler de héros, sont des somnambules à la recherche d’un absolu : l’amour…

(Chardonne évoque aussi en creux la Seconde Guerre mondiale, la libération et les « ennuis » qu’il aura rencontrés. Il le fait avec une sorte de délicatesse naïve. Ayant lu quelques pages de sa correspondance avec Morand, nous ne sommes malheureusement pas dupes.)

19 mars 2024.– Temps magnifique, doux et plein de promesses vernales (18°C). Matinée passée en extérieur dans mes habituels spots de lecture. Peu de présence humaine. Un quidam aux airs vaguement ukrainiens faisait des simagrées devant son téléphone intelligent pendant que son moufflet chevauchait un tricycle un peu bruyant, quelques chiens de petite taille, quatre retraités, pas de quoi déclencher une troisième guerre mondiale. Poursuivi ma lecture des Chimériques face au soleil. Au bout d'un certain temps – le vague ukrainien tirait la langue – Chardonne m'a semblé distiller un peu d'ennui. Un cognac qui perdrait sa teneur en alcool et virerait au Pineau. Cela dit, son livre est plutôt très bien dans son ensemble et le dernier texte, en tous les cas, est admirable : « Je venais d’acquérir une maison abandonnée de ses habitants, et je voulais y faire quelques retouches. Je remuais des projets avec un plaisir juvénile ; ils étaient trop ambitieux pour une époque de pénurie, mais je pouvais au moins planter des arbres. L’idée que je ne les verrais pas beaucoup grandir ne m’est point venue. J’étais dans le feu et les rêves de l’action qui n’ont aucun rapport avec l’humaine mesure, je n’étais plus sur terre. » Fini la matinée avec Schopenhauer. Ses considérations sur les nègres et leur bêtise heureuse ne passent forcément plus la rampe, mais ce qu'il écrit sur les rapports entre l'intelligence et l'insociabilité me semble encore assez juste.

Après le déjeuner, retour dans mon petit jardin et dans le Journal de Green. Toujours aussi cochon, plein de sexes sucés, de fesses bien blanches embrassées et pénétrées, de luxure disséminée un peu partout au gré du vent. Au milieu de ces océans de foutre, on se noie un peu, on éprouve beaucoup de peine à trouver une bouée virginale sur laquelle nous pourrions nous accrocher afin de reprendre notre souffle (il ne saurait être question de boire la tasse). Bon, il y a bien quelques portraits – Cocteau qui ponctue toutes ses phrases avec de fort peu élégants « merde » et parle des tapettes ramassées par un Gide toujours aussi drôle – c'est déjà ça, mais le Q n'est jamais que trop présent.

Par ailleurs, voulu acheter le nouveau et forcément dernier Sollers chez la libraire du coin de la rue. Elle ne l'avait pas en stock, ce qui, avouons-le, frôle l'incompréhensible.

21 mars 2024.– Temps magnifiquement printanier. Cependant, cela ne va pas durer, on annonce une chute drastique des températures pour la semaine prochaine (22°C). Labeur. Mes tâches faiblement rémunératrices étant bien plus physiques qu'intellectuelles, il arrive que mon corps subisse de temps à autre quelques accidents au passage. Ce matin, par exemple, ma cheville droite est entrée en collision avec une sorte de chariot patibulaire. Résultat : une vague entorse et une nouvelle démarche digne d'un pauvre diable boiteux. Bon, je peux tout de même positiver cet emmouscaillement en me disant rétrospectivement que mes tâches laborieuses ne risquent pas d’entraîner une quelconque entorse du cogito, c'est toujours ça. Mais en attendant, j'ai mal.

À mon retour, le labeur far behind me, sieste puis poche de glace sur ma cheville endolorie. Commencé la lecture des Moralités littéraires de Roger Judrin. Ce dernier, membre assez oublié de la clique à Paulhan, me semble être un bon critique capable de développer moult considérations qui sont autant de chuchotements adressés à l’heureux petit nombre. J'imagine qu'il ne risquait pas de se tordre la cheville dans les couloirs de la NRF… Quoique...

23 mars 2024.– Vent, ciel dégagé, chute des températures (12°C). Hier soir, vie sociale. Sacrifié une andouillette, bu quelques décilitres de vin de Brouilly. La soirée s'est éternisée juste ce qu'il fallait. Ce matin, commencé La Maison mélancolie de feu l'académicien Goncourt Nourissier. Cet oiseau-là me sied généralement, mais pour l'instant je dois avouer être très peu transpercé par une lecture dans laquelle j'éprouve beaucoup de peine à entrer. Nourissier n'est certainement pas la cause de mon manque d'entrain. Plus sûrement, c'est le fameux effet post-andouillette qui doit amoindrir mon appétence lectorale et mon cogito tout à la fois… Pour tout vous dire, les mots s'empilent et les phrases se suivent, je suis un peu ailleurs. Cependant, deux choses que mes antennes ont réussi à capter malgré tout : le style de Nourissier est toujours très pipe bourrée et épagneul mouillé (d'ailleurs, il évoque un chien assis sur ses espadrilles), et puis il ne se porte jamais vraiment au pinacle lui-même. Son manque d'autosatisfaction est toujours plaisant à constater.

Cet après-midi, voulant toujours acquérir le tout dernier ouvrage de Sollers, repris le chemin de la librairie du coin. Résultat : une porte close ! Vais-je devoir me rabattre vers une officine de vente en ligne ne payant pas ses impôts sur le territoire français pour acquérir ce mince volume ? (Pire encore, la tentation de la piraterie dématérialisée me titille un peu. Je ne cède pas pour l'instant.)

Après cette aventure, court retour dans le Journal de Renard : « À chaque instant, la vie passe à côté de son sujet. Il faut refaire tout ce qu’elle fait, réécrire tout ce qu’elle crée. » En somme, tout est dit.

24 mars 2024.– Temps hivernal, bourrasques glaciales, ciel à demi dégagé, mais le soleil, dans un grand élan de fourberie satanique, s'est évertué à rester dans la partie nuageuse (7°C). Ma cheville droite est toujours un peu douloureuse. De surcroît, crise d'adynamisme assez prononcée, un peu de neurasthénie latente, de la morosité qui pointe, je n'y suis pas vraiment. Du côté lectoral, fini par entrer dans La Maison mélancolie de Nourissier aux alentours de la page cent soixante-dix. (C'était déjà trop tard, il ne restait qu'une trentaine de pages à boulotter.) En fait, ce qu'il y a de mieux dans ce livre ce ne sont certainement pas les fluctuations autour des maisons, mais plus assurément la lourdeur de Nourissier. La lourdeur de celui qui va bientôt s'absenter du monde, ce goût de vomi dans la bouche, ces pieds lourds d'ankylose, ces tâches veineuses et vineuses, cette peau croûteuse et desquamante. La lourdeur de celui qui sourdement comme par inadvertance laisse échapper des grossièretés, des membres et des bites… En somme, la lourdeur d'un mal cisgenre comme on n'en fait plus, qui avec l'âge trouve la « brame, la baise et l'enfilade monotones », ce qui ne l'empêche pas de « tringler, bourrer et limer ». Tout cela sent le renfermé. On en revient aux maisons, cependant on n'ouvrira pas les fenêtres. En complément, une page du Journal de Renard. Parfois bien lourd, lui aussi : « La bonne, dans sa cuisine, fait beaucoup de tapage en remuant ses casseroles pour couvrir le bruit de monsieur dérangé, à côté, dans les cabinets. »

25 mars 2024.– Brumes matinales, puis un soleil dévoilé, fier, resplendissant… bientôt enrobé par le retour des brumes. Tout est appelé à recommencer (4°C → 15°C). Matinée, lecture en plein air dans un semblant de frimas. Quelques joggers intrépides, un bambin dans sa poussette avec sa jeune maman, deux chiens de petit calibre… Que reste-t-il de l'ancien Journal de Julien Green ? Rien, ou presque. Subsistent quelques rares pages, des paragraphes sur l'enfance, l'innocence de Green, quelques mots sur la littérature et la marche du monde. La religion qui semblait si importante semble, elle-même, avoir presque disparu du tableau. Tout cela est noyé dans le flux libidineux, entre frasques de pissotières, anecdotes graveleuses étalées comme du miel tiède. On apprend par exemple, enfin, on le savait déjà, que l'infâme Michel Simon couchait avec des singes et des guenons, « seules bêtes, peut-être, qui acceptent de caresser le monstre », que Max Jacob était un vieux juif folâtre qui rassemblait autour de lui « un petit chœur de pédéraste », on voit des pénis se dresser, des culs se remplir. Il ne semble plus être question que d'affaires sexuelles et le style, lui-même, semble contaminé par tout cela. Disons que l'on passe d'une prose tenue, certainement relue et corrigée, à quelque chose de bien relâché, d'écrit à la diable. Bon, après tout, ce n'est peut-être pas tant un problème que ça. Le Journal de Stendhal n'est-il pas, lui aussi, écrit à la diable ?

Fini la journée avec les Lettres à moi-même de Toulet. Si je voulais être moderne, je dirais que c'est un genre d'espèce de dispositif.

26 mars 2024.– Lourde chape nuageuse, de courtes averses (13°C). Maussade comme le temps. Lecture en intérieur sur mon canapé.

Les lettres et cartes postales que Toulet s'envoyait à lui-même forment une sorte de journal intime en creux où il parle de son moi bien réel, mais aussi de ses autres moi plus ou moins fantasmés. C'est assez toqué, charmant et plein de fantaisie. On pense un peu à d'autres cartes postales et à un autre toqué notoire : Henry Jean-Marie Levet. On est aussi et surtout à l'abri des quelques lourdeurs parfois rencontrées dans les romans de Toulet (des lourdeurs d'époque). Pour tout dire, c'est vraiment pas mal.

D'une correspondance l'autre, je lis également La terre a ses limites, mais la bêtise est infinie, court volume qui rassemble une grande partie des échanges épistolaires entre Flaubert et Maupassant. J'aurai peu de peine à démontrer que la correspondance générale du père Flaubert est tout à fait géniale. Ici, c'est du génie au carré, tout est synthétisé et on frôle la merveille. Comme Maupassant n'est pas en reste, on est très vite harponné par les relations entre les deux loustics. Relation entre un maître et son élève, relation quasi filiale (quasi, car non Maupassant n'était pas le fils de Flaubert), relation pleine d'amitié frémissante. Tout avançant et les œuvres avec, nous voilà plongés dans l'arrière-cuisine de Bouvard et Pécuchet (le cadet donne des conseils topographiques à l’aîné). Tout cela est formidable. Encore plus formidable, l'irruption de l'humain forcément humain. Maupassant semble perpétuellement assommé par des problèmes de bureaucratie qui virent aux teintes kafkaïennes avant l'heure légale. La bureaucratie et puis le « cul des femmes qui est monotone comme l’esprit des hommes ». Face à ces maux, Flaubert trouve un remède bien simple : il suffit de ne pas « s’en servir du cul des femmes » ! Quand Maupassant rappelle que les « événements ne sont pas variés ; que les vices sont bien mesquins ; et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases », Flaubert lui répond qu’il lui faudrait surtout travailler plus, oublier les putains, le canotage et l’exercice physique… Travailler plus ? Je ne sais pas si c'est un bon conseil (ce texte en est la preuve).

P.-S. J’ai fait trois librairies dans la journée. Le Sollers est introuvable.

28 mars 2024.– Belles éclaircies (16°C). Labeur, fatigue corrélative. Sieste. Picoré dans la correspondance Flaubert-Maupassant, dans les Cahiers de Cioran, dans le Journal de Renard. Quelques points communs entre les quatre et ce constat : on rencontre quantités de merdes molles à chaque pas que l’on fait.

(Le Sollers n'est toujours pas en ma possession.)

29 mars 2024.– Vent tempétueux, hausse des températures (20°C). Labeur. Douleurs diverses et variées. Guère d'appétence lectorale. Plutôt tenté par la léthargie sur canapé, à laquelle je cède.

30 mars 2024.– Vent violent, pluie diluvienne, ciel hésitant entre l'ocre et le jaune orangé, douceur sirupeuse ; une douceur de cadavre. Les changements climatiques nous en veulent et avec eux ils emportent bien des choses : le printemps, par exemple (15°C). Humeur torve et menaçante, à l'image du temps. Histoire de rester climatique et ton sur ton, je suis toujours plongé dans diverses correspondances. Celle de Flaubert et de Maupassant, celle de Paul-Jean Toulet avec lui-même, celle de Cioran… Trois mois avant sa mort, Flaubert passe au tutoiement. Les petits mots doux et les « Mon chéri » fusent, les conseils paternels aussi (on a envie de crier : « Vive le patriarcat ! »). Bref, plus qu'une amitié, il s'agit d'amour entre les deux (évidemment, un autre amour). Manque de pot, tout finit et la vie avec. Quatre jours avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés, le 4 mai 1880, Flaubert écrit une dernière lettre à Maupassant. Il y est question de se voir la semaine suivante : « En attendant, ton vieux t'embrasse. »

Mon Flaubert-Maupassant achevé et refermé, retour dans la vraie-fausse correspondance de Toulet avec lui-même. Même si le flottement touletien se situe dans des strates assurément moins hautes, c’est toujours charmant. Pour rester dans le genre du jour, finis l'après-midi en entamant Manie épistolière, un choix de lettres puisées dans la correspondance d’Emil Cioran. L’affaire est publiée par la maison Gallimard, qui pour le coup, donne dans le margoulin. Police de caractère replète, blancs non parcimonieux, l’ami Emil méritait certainement mieux que ce volume qui ressemble à une sorte de rente viagère étalée sur deux cent cinquante pages. Nonobstant tout cela, les deux premières lettres que j’ai lues ne sont pas si mal. Elles sont l’œuvre du primo Cioran, celui qui écrivait encore en roumain, le type pas forcément recommandable qui se désadoubera lui-même plus tard.



To be continued