vendredi 10 janvier 2025

Psychogeographie indoor (143)

 


« Jeudi 24 mars. Je crois que je vais mieux mais la chasteté commence à m’être assez difficile et je bande beaucoup la nuit… » (Julien Green – Journal Intégral)

24 janvier 2024.– Ciel couvert, hausse des températures (14°C). Pour Valéry (Paul) on ne se comprend pas soi-même si on comprend les autres… Et on cesse de comprendre les autres si on se comprend tout à fait soi-même… C'est évident. Pour Cioran on cesse d'être écrivain dès qu'on ne s'intéresse plus à sa propre vie, « le détachement de soi ruine un talent. Quand on détruit la matière première de l'inspiration, on ne s'abaissera pas ensuite à aller puiser dans l'ersatz »… C’est tout aussi évident. Quant à moi, je ne pense pas grand-chose de tout ça, l’autre a renoncé à être moi.

25 janvier 2024.– Temps étonnamment printanier, on se demande bien pourquoi (15°C). Cervicales coincées, rien pour moi… Après mes heures de labeur dans la colonie pénitentiaire néo-libérale, je feuillette les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch (que l'on dit apocryphes, mais c'est un autre problème) et je tombe sur ces lignes (c'est Kafka qui parle) : « On aspire toujours à ce que l’on n’a pas. Le progrès technique commun à tous les peuples les dépouille de plus en plus de leurs caractères propres de peuples. C’est pour cela qu’ils deviennent nationalistes. Le nationalisme moderne est une réaction de défense contre l’emprise brutale de la civilisation. » Kafka ou pas, c'est assez bien vu.

26 janvier 2024.– Aquasité quasi palpable, vague douceur (15°C). Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote joliment autour du très oublié Jean de Boschère. Voilà un type diablement intriguant, un type qui n'était pas l'ami de n'importe qui (Suarès, Michaux, Paulhan, Follain…) un type qui aura laissé derrière lui une œuvre — picturale, littéraire — qui laisse comme un goût de malaise sur la pointe de la langue (il y est question de situations extrêmes, d'impossibles rapports). Pour Macé, de Boschère est un rebelle solitaire certainement retranché du reste des hommes, mais avant tout retranché d'une partie de lui-même, celle qui se trouve « le plus directement en contact avec ses organes sensoriels ». Il y a certainement tout ça chez ce type à la tête toute bizarre, mais il y a aussi quelque chose de Brueghel ou de Goya (celui des Désastres).

27 janvier 2024.– Beau temps peu nuageux (7°C).

(Matin.) Sur la toile vu un numéro d'Apostrophes où Bernard-Henri Lévy, Gabriel Matzneff, Maurice Bardèche et Roger Grenier discutaient doctement autour de la « figure de l'intellectuel »… Aujourd'hui on ne pourrait plus rassembler un tel aréopage sur un plateau de télévision. Les opinions des protagonistes si divergentes, l'affaire virerait assurément à la faiblesse de raisonnement et au quasi-pugilat. Ainsi, nous ne progressons pas… (Dans cette joute où Bardèche et Lévy s'envoient quelques bouquets de fleurs vénéneuses, mes suffrages vont à Roger Grenier. Quant à Matzneff, tout en lunettes noires, il est déjà terriblement antipathique.) Après ce moment télévisé en léger différé, j'ai fini L'Esprit des lieux d'Alain Monnier. Certainement pas un très grand livre, cependant Monnier sait se laisser submerger par la force des lieux qu'il aura traversés : le camp de Rivesaltes, la Chapelle des Cormes, la Karl-Marx-Allee, la Villa Médicis, le Mont Valérien.

(Après-midi.) Le quasi beau temps presque là et mon semblant de jardin toujours à l'ombre, pris mes coudes à mes genoux et suis sorti dans les extérieurs où, après avoir visité mes morts au cimetière, j'ai trouvé un banc public raisonnablement ensoleillé et bien à même de recueillir mon modeste séant. Là, dans un semblant de tiédeur ouatée, entamé le premier volume du Journal intégral de Julien Green. Je crois avoir déjà évoqué mes inquiétudes devant cette publication non caviardée qui ferait passer le Journal de Matthieu Galey pour le Manuel des Castors juniors. Bon, pour l'instant, au bout d'une quinzaine de pages, rien de vraiment inquiétant.

29 janvier 2024.– Beau temps assez hors de saison pour espérer être vraiment honnête (15°C). 

(Matin.) Lecture dans l'outdoor à moins d'un kilomètre de mon canapé. C'est peu et beaucoup tout à la fois… La publication du Journal intégral de Julien Green est un événement. S'accrochant au reste que l'on connaissait déjà, le surplombant parfois, on peut y trouver, tout du moins pour la partie 1919-1940, la vie sexuelle du jeune chrétien fraîchement converti décrite avec moult détails intimes, des mots sans fard, des termes crus et ce qu'il faut bien définir comme de la pornographie. Nous voilà donc loin de l'ancienne version qui, avec un ton de culpabilité chrétienne, laissait deviner plus qu'elle n'étalait les histoires de Q. Green y apparaissait comme un garçon sensible, plus sentimental et tenaillé qu'émoustillé, et il y avait un certain mystère dans tout ça. Gagnons-nous quelque chose dans cette publication non expurgée de l'intime ? Pour l'instant, je n’ai lu que les entrées des années 1919 à 1924 : la lubricité et l'homopornographie ne sont pas encore de mise. Nous sommes avec un jeune gandin terriblement sérieux (on est très sérieux quand on a 19 ans). Un garçon qui n'aime pas le monde et que le monde n'aime pas, un garçon qui ne se plaint pas vraiment, qui aime sa solitude et ne se complaît jamais dans des attitudes d'incompris. Disons qu'il se pose des questions religieuses, philosophiques, sexuelles peut-être déjà tout de même un petit peu.

(Après-midi.) Lecture toujours dans l’immensité de l’outdoor (l’outdoor est immense, tellement immense qu’il est infini). Pris une direction opposée à celle de ce matin. Sur mon chemin, croisé une fille dont je fus vaguement amoureux il y a quelques années. Nous nous sommes reconnus. Elle ne m’attendait pas, elle attendait le bus, qui est venu. Après cette rencontre qui m’a laissé un tantinet songeur, posé mon séant sur un banc convenablement lumineux où j’ai poursuivi le gros pavé de Green. Les premiers élans sexuels surgissent et peut-être avec eux le début des problèmes. Ce que j’avais jusqu'à présent lu de ce Journal dans sa version expurgée savait très bien rester à l’ombre des membres turgescents, il ne faudrait pas qu’à présent il soit entièrement caché par eux. Lors de mes pérégrinations au cœur de l'outdoor, dégotté trois nouveaux volumes dans les boîtes à livres environnantes : un Nina Berberova (grande habituée des boîtes à livres), un Leiris (que j’ai déjà lu) et un Gracq de chez Corti pas complètement découpé (son ancien propriétaire a dû le laisser choir en cours de lecture).

30 janvier 2024.– Soleil voilé, nuages en formation (14°C). Bulldozers, pelleteuses et bétonneuses : les travaux reprennent autour de mon entité corporelle. La France d'Emmanuel Macron est ainsi : les chantiers succèdent aux chantiers et pourtant rien ne bouge. C'est un tour de magie, ou un sortilège… Dans ces conditions, la fuite s'impose. C'est ce que j'ai fait en me dirigeant vers l'outdoor. Je n'ai pas pris mon volume du Journal intégral du catho lubrique Green avec moi, il est bien trop replet, mais sa version numérique que j'ai savamment installée sur mon téléphone intelligent. C'est donc dans ce format que l'on dit Epub que je poursuis ma lecture (je sais, c'est un sacrilège, mais c'est tout de même bien pratique…). En 1929, Green éprouve un véhément besoin de changer de vie et d'être libre… Ne trouvant guère d'issue en dehors de l'ascétisme, il n'est pas bien avancé… Reste le plaisir. C'est à cette époque, plus précisément le 20 septembre 1929 (pourquoi cette date ?), que son Journal commence à garder les traces dudit plaisir. Il avoue avoir fait le tour des pissotières de son quartier, raconte ses nombreuses masturbations et ses éjaculats consécutifs, tout comme ses aventures avec des marins basanés aux petites couilles. Tout cela amuse le lecteur pendant quelques pages, mais il s'ennuie assez vite devant cette partie glutineuse de l'iceberg qui surgit inconsidérément. C'est toujours la transgression qui vieillit le plus vite et, comme de bien entendu, ce sont ces parties inédites (et sexuelles) qui sont finalement les moins intéressantes. Le reste, ce qui était déjà dans le Journal de Green, est toujours très bien. Ce côté coupable qui s'invite dans à peu près toutes les pages (ce non-dit qui se passait bien de la loupe du dit), de beaux portraits littéraires, la cape de Gide, la voix étonnamment haut perchée de Bernanos, les afféteries de Cocteau, la jalousie de Crevel, tout un monde, voyez-vous : « En arrivant, Cocteau nous montre un oiseau malade qu'il a trouvé dans les Champs-Élysées. Colette le prend, l'examine et va lui tordre le cou dans le jardin. »

1er février 2024.– Averses (10°C). Labeur. Morne agrégat du quotidien. Lire Otto Weininger (suicide), Ingeborg Bachmann (suicide ou accident), Georg Trakl (suicide ou overdose), Ödön von Horváth (tué par une branche d'arbre devant le théâtre Marigny)…

2 février 2024. – Quelques belles soleillées (12°C). Green, Diary. Visite de Gide qui pousse des grognements en écoutant quelques préludes de Chopin. Il évoque ensuite sa correspondance amoureuse avec un garçon de 16 ans puis il décrit les délices de l'ex-piscine Rochechouart, un endroit assez obscur où se passaient des choses très agréables avec des gitons de 13 à 18 ans. Bref, en 1929, Gide est déjà un vieux dégoûtant qui pousse des grognements.

3 février 2024.– Beau temps frais (7°C). Le soleil commence à descendre dans mon semblant de jardin (qui est aussi mon salon de lecture). Pas plus de vingt minutes, c'est toujours ça, mais ce n'est néanmoins pas grand-chose pour moi qui voudrais atteindre les saintes extases lectorales en toute tiédeur. Je me suis donc rabattu une fois de plus vers les extérieurs. Ce fameux outdoor qui ne semble pas avoir de limites et dans lequel les petits coins ensoleillés sont aussi nombreux que les petits coins à l'ombre. Manque de pot, le banc ensoleillé le plus proche de mon domicile, celui que mon auguste séant use le plus, était déjà occupé par un genre de squatteur, en l'occurrence un autre lecteur ayant eu la même idée que moi. Ne voulant déclencher aucune hostilité avec ledit lecteur et bien que ce soit l'un de mes spots de lecture habituelle et que je pourrais revendiquer de facto une préemption toute naturelle des lieux, j'ai passé silencieusement mon chemin et, après deux-trois minutes d'errance quasi psychogéographique, j'ai trouvé un autre banc à quelques centaines de mètres de là. Bon, ce nouveau banc était certainement moins bien orienté : il a fallu me positionner de trois quarts pour ressentir les effets bénéfiques de la petite étoile que l'on nomme soleil, mais il m'a tout de même permis de lire une cinquantaine de pages du Journal de Julien Green dans un vague halo de tiédeur. En parlant de tiédeur et même de chaleur, on pourrait dire que la version non expurgée de ce qui est certainement le magnum opus de Green forme une toute autre œuvre. Les pines et les culs percés y font florès. Les tapettes de tous poils louvoient autour des pissotières. On se branle et s'entre-branle beaucoup et, pour tout vous dire, cette affaire vire à l'obsession du Q. Il n'y a aucune page où le futur académicien ne se défoule pas en se libérant de son moi corseté par la bienséance catholique. On pourrait trouver cela croquignolet et même parfois un peu assommant. Reste qu'en définitive, le texte que nous lisons a quelque chose de plus fascinant qu'autre chose.

Mort de Wayne Kramer, première guitare chez MC5. Grande perte sonique.

4 février 2024.– La brume s'est levée sur les coups de seize heures, c'était trop tard (7°C). Bien mangé. Cuisses de poulet aux morilles et petits pois. Vin raisonnable, un Madiran. Petite sieste corrélative puis retour dans les Œuvres complètes de Georges Perros dans le gros volume Quarto des établissements Gallimard. Le livre est bien trop replet : il pèse sur l'estomac du lecteur qui voudrait l'entreprendre couché sur son canapé après une sieste. Quant à sa typographie, n'en parlons pas, elle est plus que problématique et frôle l'incompréhensible. Néanmoins, ce que j'ai lu cet après-midi, un entretien formidable avec Jean Roudaut et Michel Deguy datant de 1975, n'était disponible que dans le numéro hommage de la revue Ubac consacré à Perros. Il m'aurait fallu beaucoup de courage pour trouver ce texte en dehors du commerce numérique. Donc, finalement merci Gallimard… Dans cet entretien, Perros explique comment il essaie d'appauvrir le langage, comment il est un homme de fragments, comment il est toujours posé entre deux trains « qui roulent, qui roulent et qui se croisent, comme ça… » Il s’étonne aussi que des gens osent le publier. Aujourd’hui, il ne le serait certainement pas (c’est moi qui souligne). Ce matin, avant tout ça, les cuisses de poulet, la sieste et Perros, j’étais encore plongé dans le Journal de Green. J’avance à un rythme assez soutenu dans cette lecture… L’amour assez fleur bleue de Green pour Robert de Saint Jean a quelque chose de charmant (bien qu’il soit question de sucer le second nommé et de jouir entre ses fesses). Moins charmante, la misogynie de Green. En dehors de sa sœur Anne, peu de femmes sont épargnées. Il y a notamment un portrait assez peu ragoûtant d’Anna de Noailles. En parlant de portrait, il y a également ces lignes consacrées à Jean-Louis Vaudoyer et à ses amis moustachus (que j’aime tout de même assez). Là, on sent les moqueries du jeune freluquet monter : « Vu Vaudoyer […]. Ces longues moustaches, cette élégance fanée, ce ton 1910. L’âge, la fatigue, le dépit d’être resté en arrière, tout cela soufflette ce vieux bellâtre et lui tire les joues et les yeux par en bas. Je me rappelle un mot assez drôle de Zimmer à propos des moustaches de Régnier et de Vaudoyer. “Ils arrivent en courant de 1905, et c’est le vent de la course qui leur brosse les moustaches en arrière”, disait-il à peu près. Quant au nom de Vaudoyer, il me fait songer à un verbe péjoratif :… toute la journée à se vaudoyer dans un fauteuil, ou alors à un verbe qui signifierait assouplir :… ses souliers me pincent les pieds, mais ils vont se vaudoyer, j’espère. » Ruine. […]

5 février 2024.– Temps maussade en partie sauvé par deux belles éclaircies. Baisse des températures (6°C). Dans le but d'une future publication, je relis et corrige plus ou moins mollement les années 2015 à 2020 de ce vague journal valétudinaire. Force est de constater que ce n'est pas vraiment ma meilleure période et que l'inspiration ne brandille pas au coin de toutes les pages. À cette époque qui n'est pas si lointaine, je devais être encore trop saisi par le labeur à plein temps pour espérer m'en libérer complètement. En résulte un effort diaristique qui ne foudroie pas grand-chose et qui, le plus souvent, ressemble à une grosse armoire à citations plus qu'à toute autre chose… Pour en revenir au présent de mes épanchements journaliers, ceux que vous êtes en train de lire, ils me semblent désormais plus étayés et en tous cas plus primesautiers…

Pour le reste, ces moutons qui devraient m'occuper, grande présence de Gide dans le Journal de Green. Il est là tout en cape avec cet œil lubrique perpétuellement posé sur les petits garçons du voisinage. Comme tout est toujours plus compliqué qu'il n'y paraît, Green le fréquente beaucoup, mais cela ne l'empêche pas de le dézinguer en italique. Pour lui, sa littérature est d'une grande pauvreté ; c'est un type qui aura grappillé tout le long de sa carrière. Grappillé dans les vignes de Blake, de Nietzsche et de Stendhal, grappillé dans la correspondance de Flaubert (sa fameuse phrase sur les bons sentiments en littérature). Que restera-t-il de lui ? « Un accent, un ton nasillard, une façon guindée de redire ce qui avait été dit avant lui. » Green n'aura donc pas caché qu’entre ses histoires de Q, il aura aussi dissimulé quelques avis au lance-flammes. La parution de son Journal inédit en apporte la preuve. Moins acrimonieux, un voyage en Allemagne primo-hitlérienne, les bords de l'Elbe, son amour de fripon rosissant pour Robert de Saint Jean.

En dehors du Journal de Green, toujours avec l’humain, le terriblement humain Perros. Un entretien pour France Culture, bouleversant parce que c’est la dernière fois où l’on aura pu entendre sa voix (il sera opéré d'un cancer du larynx quelques mois plus tard). Cette voix, je l'ai lue, mais c'est comme si je l'avais entendue. Perros explique que pour lui, un écrivain, c'est Proust ou Balzac : « quelque chose d'infernal ». Que lui ne fait que des fragments, des petites choses, des bouts, des trous : « Je vis dans des trous. Je vis dans des flaques d’eau. Je suis plein de flaques. Je suis rempli de flaques, c’est comme quand la mer se retire… »

En complément, quelques lettres de Flaubert et la découverte de Gabriel Bounoure chez Gérard Macé.

6 février 2024.– Large couverture nuageuse (8°C). Demain retour au labeur ce qui me rend morose. C'est toujours ainsi après quatre jours de non-labeur j'anticipe trop les efforts et sacrifices qu'il me faudra faire pendant trois jours (je ne travaille plus que trois jours par semaine) et je ressasse, je ressasse. Rien de bénéfique dans tout ça. Nouvelles lunettes. Je vois mieux de près, moins bien de loin. De surcroît, elles me bouffent le nez. Pas une franche réussite. Lu le Journal intégral de Green jusqu'au début de l'année 1932. Je le reprendrai plus tard. Il faut que je fasse un break, que je reprenne mon souffle et que je me dessaoule de ces pages licencieuses qui feraient passer les pires meilleurs moments de Guillaume Dustan ou de Renaud Camus pour d'aimables piperies. Fini l'entretien de Perros avec Jean Daive. Il est aussi en grande partie disponible sur le site de France Culture, mais le lire était certainement mieux. Cela m'a permis d'éviter les nombreuses appogiatures de Jean Daive, ses essais radiophoniques, ce mélange de récitatifs et de musique où la voix de Perros n'est qu'un élément parmi d'autres (peut-être les limites de la radio de création inventée par Jean Tardieu et ici poursuivie). Là, à l'état brut, sans tout ce fatras artiste, la parole de Perros est merveilleuse, fluide et entraînante, gaie pour tout dire… D'ailleurs, puisque tout est dans tout, Perros fait l'éloge de la gaieté. La gaieté c'est une chose étrange, ça n'est pas le comique, encore moins l'humour… « C’est un peu ce que je trouve chez Kafka. Cette espèce de sous-jubilation du texte qui est toujours ainsi parce qu’on le mobilise à des fins vraiment absurdes. Et c’est très bien, c’est très gai. Je trouve, quand je lis Kafka… Je ris, je souris, je suis content, il me fait plaisir, il me donne à vivre…»

8 février 2024.– Pluie fine (15°C). Labeur. Perros un peu, deux pages et ça : « D’une manière générale vivre donne envie de se saouler. »

10 février 2024.– Grosse pluie patibulaire (10°C). Vertèbres cervicales en charpie, toux persistante. La forme est paralympique. J'entame le Tome 5 du Manifeste incertain de Frédéric Pajak. Après Walter Benjamin, Gobineau et Pessoa, il s'attaque à Van Gogh et c'est bien évidemment magnifique. Le récit est cette fois-ci un peu différent. Il n'y a pas vraiment de digressions autobiographiques, la vie de Pajak n'est pour ainsi dire pas évoquée (tout du moins pour l'instant, je n'ai lu que les cent vingt premières pages) et nous sommes plongés dans une biographie que l'on pourrait penser plus classique. Reste que Pajak n'avait peut-être pas besoin de se raconter ici, puisque Van Gogh c'est lui (les dessins à l'encre de Chine sont toujours aussi beaux).

Rien (ou presque). Emily Dickinson, Kafka ou Van Gogh (et beaucoup d'autres) n'auraient jamais été découverts sans passeurs. Les génies ne sortent pas toujours de leur lampe et il est fort à parier que sans ces intermédiaires nécessaires bon nombre seraient restés ignorés (combien de Kafkas ignorés ? Combien n'auront pas rencontré un Max Brod ?) La découverte tardive de Van Gogh tient par exemple de l'obstination de sa belle-sœur Johanna (et certainement aussi un peu de l'accidentel et donc du miracle).

11 février 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (10°C). La noirceur du Borinage, l’errance mystique puis la lumière, l'éblouissement d'Arles, un éblouissement nietzschéen qui laisse Van Gogh encore plus toqué qu'il ne l'était, cet éblouissement qui fera son œuvre, ces horizons vides, cet embrasement vibrant de l'air qui formera son destin… Les tableaux à foison que personne n'achète, Gauguin, l'oreille coupée, l'asile. La mort qui n'a plus qu'à lui tomber dessus et qui lui tombe dessus à Auvers-sur-Oise. Tout cela est très connu et Pajak le raconte très bien, sans afféteries, sans pathos non plus, mais avec une solidarité d'artiste. Émoustillé par le Journal intégral de Julien Green, j'ai fait l'acquisition de Passé pas mort, le livre de souvenirs écrit par Robert de Saint Jean. Dans la préface on y apprend que celui-ci aurait eu un dialogue avec Green pendant plus de cinquante ans et que ledit dialogue malgré de nombreuses déclarations d'amour communes n'aura jamais été au-delà d'une relation platonique. Évidemment, quand on se souvient des petites couilles de Robert parfaitement décrites par Julien, tout cela est très amusant. Le platonisme a bon dos.

12 février 2024.– Ciel cyclothymique laissant passer deux belles éclaircies (10°C). Ma condition physique étant ce qu'elle se trouve être, consacré l'essentiel de ma journée à des choses d'essence médicale. Il y a certainement pire pour un lundi (la mort par exemple est pire), mais il y a certainement mieux. Néanmoins, malgré tout ça, mes récurrents problèmes de tuyauterie et d'engrenages, lu Astachev à Paris de Nina Berberova (madone des boîtes à livres). Dans une ville sombre et quasi pétersbourgeoise, un jeune exilé russe vend des assurances-vie avec une pointe de cynisme au creux de la conviction. On l'entend expliquer à ses éventuels futurs clients (ses potentielles victimes) que l’inévitable va venir (l’inévitable vient toujours) et qu’il faut que ceux-ci sachent s’organiser d’avance de façon la plus avantageuse et la plus commode possible pour tout le monde. Cette chose faite, notre jeune Russe rend ensuite visite à ses mamouchkas (sa mère et sa belle-mère), puis il fraye dans un bordel et fricote avec une caissière de cinéma. Entre mort, cynisme et décrépitude, toute cette histoire finira mal. Voilà pour l’intrigue que je résume à gros petons patauds. Ce petit roman ou cette longue nouvelle n’est pas si mauvaise que ça. J’ai certainement lu mieux mais bien souvent pire. Disons que c’est terriblement russe. C’est-à-dire que tout est terrible et… russe. Pour le terrible, l’intrigue en elle-même sent le gaz de suicidé ; pour le reste, la France est russe, Paris est russe, l’atmosphère et la lumière sont russes, les patronymes et les diminutifs que l’on mélange sont russes, la dureté des relations, les sentiments qui oublient de pincer et la violence d’âme, tout cela est russe. Berberova ne donne pas dans la créolisation, elle donne dans la téléportation (des choses et affaires russes). Sinon, inébranlablement assis sur l’une des chaises des salles d’attente de ma journée, picoré dans le début des entretiens entre Léautaud et Robert Mallet (le mordoré étant compatible avec les nouvelles technologies, j’ai téléchargé ce gros toutim sur mon téléphone intelligent). Comme les chiens ne font pas toujours des chats, j’ai pu y lire ceci :

RM : Vous étiez donc allés à Courbevoie, et je crois qu’à ce moment-là, votre père vivait avec une femme beaucoup plus jeune que lui.
PL : Il avait ramassé, rue des Martyrs, une espèce de petite catin, n’est-ce pas [Louise], et il a payé ça cher dans sa vieillesse, le père Léautaud ! Chaque matin, il descendait au café, avant le déjeuner. À cette époque, il avait treize chiens. Il descendait la rue des Martyrs avec ses chiens et tenant à la main un fouet dont il ne se servait pas pour les chiens. Quand une femme passait qui lui plaisait, il l’attrapait par derrière en passant le fouet autour d’elle.
RM : Les femmes supportaient ça ?
PL : Vous savez, il était très bel homme.

13 février 2024.– Beau temps, goût printanier, je ne vais pas me plaindre de ce réchauffement climatique-là (14°C). Ce matin, lecture dans le vaste horizon de l'outdoor. Conditions assez bonnes, météo quasi parfaite, quelques toutous relativement silencieux, deux corbeaux, trois joggers et un bourgeois bohème accompagné de son coach sportif. Je vous laisse deviner qui des deux faisait le pigeon. En parlant de pigeon, assis sur mon banc, plongé à l’alternat dans les entretiens de Léautaud et dans le Journal de Green. Le premier racontant son enfance avec des mots et un ton plutôt croquignolets, le second étant toujours plus ou moins cochon. Sur le chemin du retour, passant devant l'une des boîtes à livres de mon quartier, échangé L'Âge d'homme de Leiris contre un volume des Essais de Montaigne. Je ne perds rien au change puisque le Leiris était un doublon et que, feuilletant le gros pavé du vieux Montaigne, je tombe d'ores et déjà sur des choses comme celle-ci : « Ils s'en prennent à leur ombre et poussent cette tempête en lieu où personne n'est châtié ni intéressé, que du tintamarre de leur voix tel qu'il n'en peut, mais. J'accuse pareillement aux querelles ceux qui bravent et se mutinent sans partie… »

Cet après-midi, détour par le cimetière où, après avoir salué mes morts, j'ai continué ma lecture alternée des deux zigotos Léautaud et Green (finalement, Green est assez zigoto). (Hier, au bout de la rue où est situé le cimetière évoqué plus haut, à moins de cinq cents mètres de celui-ci, on a retrouvé le cadavre d'une femme. Elle gisait ligotée et en partie calcinée dans les sous-sols d'une grande villa en rénovation. Le féminicide semble certain.)



To be continued.

samedi 7 décembre 2024

Psychogeographie indoor (142)

 



« Matin de nouvel an –
ah ! J’ai l’air d’une célébrité
dans ce nouveau kimono. »

(Bashô Matsuo)



19 décembre 2023.– La brume ne s'est pas levée, la nuit est tombée, saloperie d'hiver ! (2°C). Fait un tour au cimetière. Le sommet des tombes émergeait du brouillard, le cercle d'un soleil bien inutile tentait de percer dans le ciel, rien pour réveiller les morts. Lu Le Tunnel de Sábato. Un peintre asocial fier de sa solitude olympienne tombe amoureux d'une jeune femme presque par hasard. Il la tue. Voilà pour la trame de ce court roman. C'est évidemment très bon, il y a quelques admirables passages à la misanthropie assez quantifiable. Cependant, quelque chose achoppe : la supposée histoire d'amour qui tourne à la jalousie maladive manque un soupçon de chair et d'incarnation. C'est pour ainsi dire trop théorique. On a parfois l'impression de lire du Camus en mieux. 

21 décembre 2023.– Ciel couvert (8°C). Labeur toujours aussi saumâtre. Rayon lecture : dans son Ainsi soit-il, Gide s'accorde quelques distractions au Cirque Médrano. Un avaleur de grenouilles et la cuisse de Marc Allégret font son bonheur. Rien d'autre, ou presque. 

22 décembre 2023. – Radoucissement (11°C). Et voilà les fêtes de fin d'année, la pire période qui soit, presque une maladie. Antidotes : les Cahiers de Cioran, quelques pages de Thomas Bernhard, la correspondance de Flaubert… 

23 décembre 2023.– Nuages (10°C). Solstice d'hiver, la lumière se fait rare, mon Kalanchoe est mort. Entamé Fragments d'une forêt de Patrick Mauriès. Une Forêt, c'était dans des temps assez anciens – Mauriès parle du « seuil de l'âge moderne » – une collection de fragments littéraires, de vies rapportées et de faits « récupérés chez les uns pour être proposés aux autres ». Un genre en soi où s’illustrait un bon nombre d'érudits : Bacon, Aubrey, Burton, Hobbes… Notre auteur – ce Patrick que nous aimons assez – continue la lignée et perpétue la tradition. Son petit livre, fait de bouts merveilleux, est tout à fait délicieux. Il bruisse élégamment entre littérature italienne, plaisirs légers et refus des doxas dominantes… Il y a pire.

Par ailleurs, et pour rester dans le fragmenté, je publie un court spicilège tournant autour des bestioles. Il y est question de léporidés bisexués sautillant un peu partout, de l'hermaphrodisme des crabes et lapins, des sacs vocaux des grenouilles vertes au moment de la reproduction, d'une vache sacrée à six pattes, du rapport entre la taupe et le tigre du Bengale, de Pline l'Ancien et de quelques vieux Grecs, d'Henri Michaux et du rat musqué, de Gaston de Pawlowski et de Francis Miomandre, de Serge Voronoff et de Charles-Marie Widor, de la ville de Guéret, de plumes et de poils, de choses et d'autres… Je vais en vendre six, ce qui ne pourvoira certainement pas aux nécessités pécuniaires de mon alcoolisme modéré.

Rien (ou presque) : Les êtres brisés de l’intérieur sont les plus proches du maraca ; c’est pourquoi ils distillent une « musique » globalement chaloupée.

24 décembre 2023.– Beau temps totalement hors de saison (12°C). Vendu trois livres (à ce rythme-là, et avec la mince marge que je m'octroie, j'aurai rentabilisé mon affaire en 5036). Picoré un peu tout azimut. Chez le vieux Gide, finalement assez drôle ; chez Patrick Mauriès – une voix, un ton et un très bon passeur – et, par capillarité, dans l’Alphabet des aveux de Louise de Vilmorin. Cette dernière, délicieuse et diablement inventive, offre un monde de fantaisie, des olorimes et des calligrammes comme s’il en pleuvait. Elle est bien oubliée aujourd’hui, et c’est un tort. (Tout étant dans tout sur Internet, on peut la voir répondre aux questions de la télévision helvétique. Elle apparaît comme une vieille dame au ton aristocratique et gouailleur, se décrit comme misogyne, ne dit pas beaucoup de bien des femmes et félicite d’être un peu l’esclave de ses amoureux. Évidemment, tout cela est si scandaleux, tellement hors de nos temps, que cela doit être subtil).

Pour le reste, en dehors d’un ou deux bons repas, les festivités qui s’annoncent ne m’inspirent pas plus que ça. Je ne crois plus au Père Noël.

26 décembre 2023.– Ciel dégagé (9°C). Mon semblant de jardin toujours à l'ombre, la lecture en extérieur y est donc quasi impossible sans le port d'une tenue un tantinet polaire. C'est pourquoi ce matin je me suis contenté de mon canapé où, sous un plaid raisonnable, j'ai fini La Forêt de Patrick Mauriès (beau catalogue qui m'aura donné l'envie de lire Ennio Flaiano, Edward Gorey ou Lytton Strachey). Cet après-midi, pour la suite de mes aventures lectorales, j'ai tout de même choisi l'extérieur et les bancs publics potentiellement situés face au soleil. Petit hic, ils étaient presque tous encombrés par les stigmates du réveillon, remplis de bouteilles et canettes, de papiers gras et d'emballages de pizzas – en somme, les restes de tristes et modiques agapes… J'ai finalement trouvé mon bonheur sur ce banc déjà évoqué ici, vous savez, ce banc sis juste au-dessus du confluent… J'y ai lu Pourquoi j'aime Barthes, une toute petite affaire de l'agronome en chef Robbe-Grillet. J'ai vraiment aimé ça, c'est pas mal du tout. On y apprend que Robbe récitait du Barthes dans sa baignoire ; que, pour lui, ce dernier était un « producteur de glissements » plus que de toute autre chose. C'est un texte assez entiché et plein de jolies contradictions (pour Robbe, il faut se contredire, sinon on ne peut pas glisser). Disons que l'on a certainement lu mieux, mais que l'on a plus souvent lu pire.

29 décembre 2023.– Ciel très nuageux avec de courtes éclaircies (11°C). Rien lu, journée gâchée par le labeur.

30 décembre 2023. – Vague beau temps, une certaine douceur (11°C). Un peu mou et, en tout cas, pas vraiment soumis aux contraintes du velléitaire. Il faut dire que cette période des agapes ne m'inspire pas grand-chose en dehors d'un ennui pour le moins quantifiable. Entamé Un peu d'ordre d'Evelyn Waugh avec une certaine méfiance. C'est un recueil de chroniques écrites dans les années vingt, trente et quarante du siècle dernier, et le risque était assez grand qu'elles soient chloroformées par le poussiéreux tout en étant un peu étranglées par le fil du temps. Mes craintes n'étaient pas totalement fondées. Au bout d'une cinquantaine de pages, le charme snob et le goût de crème brûlée de Waugh prennent le pas sur la poussière et la strangulation. Pour tout dire, on y remarque un Waugh plus réveillé qu'autre chose (vous noterez que j'écris réveillé et pas éveillé). Il dézingue les modernités de son temps (Cocteau, Picasso et Wilde en prennent pour leurs grades respectifs), dit beaucoup de mal des jeunes et ne s’épargne pas lui-même… Il explique, par exemple, comment il aura été poussé dans les escaliers de la littérature en constatant que c’était la seule « activité » où un homme paresseux et peu instruit comme lui pouvait gagner correctement sa vie. Disons que l’on a un peu de mal à croire en cette paresse-là, comme si c’était si simple : « La peinture salit ; la musique casse les oreilles ; et les arts appliqués exigent tous un certain langage technique. L’écriture, en revanche, est propre, discrète et peut être pratiquée n’importe où, n’importe quand, par n’importe qui. On n’a guère besoin que d’un peu d’encre, d’une feuille de papier, d’un stylo et de très vagues notions d’orthographe. Dont on peut d’ailleurs se passer, pourvu que l’on emploie une dactylographe compétente. »

Rien (ou presque) : Mes bras sont des branches tortueuses qui tentent de saisir l’air. N’y parvenant pas, ils vont se contenter de réorganiser l’univers.

31 décembre 2023.– Temps pluvieux (8°C). Les chroniques de Waugh ressemblent à une belle commode patinée avec une fine couche de poussière dessus. Il y a certes deux ou trois scories un peu emmerdantes (le Waugh primo-esthète), mais l’essentiel reste hautement sautillant. Je pense en particulier à ces quelques pages consacrées à l’usine hollywoodienne où Waugh fait preuve d’une assez bluffante prescience. Le voilà qui dézingue et défourraille à tout crin tout en constatant judicieusement que la censure impose des codes interdisant de produire le moindre film si ce dernier risque d’être nocif à qui que ce soit, ou alors s’il risque de « porter atteinte aux susceptibilités d’une race ou d’une religion quelconque ». Le politiquement correct ne serait-il donc pas une nouveauté ?

Sinon, et pour rester dans la prescience, il y a aussi ces quelques lignes : « Personne n’aura envie d’aller où que ce soit parce que tous les édifices se ressembleront, tous les magasins vendront les mêmes marchandises, tous les gens diront la même chose de la même voix… D’ici quelques années, le monde sera divisé en zones d’insécurité, où l’on ne pourra se rendre qu’au risque de se faire trucider, et en circuits touristiques le long desquels on s’envolera vers des chaînes d’hôtels, hygiéniques et médiocres… » La mondialisation heureuse ne serait donc pas, elle non plus, une nouveauté ?

1er janvier 2024.– Ciel changeant (8°C). Long repas du Nouvel An. Pas mal de vin. Rien lu en dehors de cette merveilleuse lettre de l'ami Tchekhov :

Mon cœur,
Remets à Raïevskaïa la lettre ci-jointe. Si tu vois Altschuller, achète une petite livre de bonbons chez Abrikossov et envoie-les-moi par son intermédiaire. Achète également de la pâte de fruits.
Je m’ennuie sans toi. Demain, je me coucherai exprès à 9 heures du soir pour ne pas fêter le Nouvel An. Tu n’es pas là, il n’y a donc rien à fêter et je n’ai besoin de rien. Le temps s’est dégradé. Il y a du vent, il fait froid, cela sent la neige. Manifestement, l’hiver commence. Je vais écrire à Nemirovitch.
Mon cœur, écris-moi, je t’en supplie ! T’ai-je souhaité une bonne année ? Non ? Dans ce cas, je t’embrasse fort et te chuchote à l’oreille diverses bêtises.
N’oublie pas ton mari. Tu sais qu’il se bagarre quand il est en colère !
Eh bien, j’embrasse ma petite épouse.
Ton mari Antonio
(Le 30 décembre 1901, Yalta)

Cette simplicité tendre et lumineuse, si propre à Tchekhov, résume tout : la neige, l’attente, l’amour maladroitement fervent. À côté de cela, le vin du jour paraît un peu lourd, et les bêtises chuchotées à l’oreille semblent déjà plus légères.

2 janvier 2024.– Lourde et bien basse chape nuageuse, luminosité déprimante assez caractéristique des années naissantes (8°C). Je finis les bouteilles, ce qui n'est pas sans renforcer une certaine capacité naturelle à la léthargie… Entre deux étirements et de courts, mais nombreux assoupissements, j'ai tout de même su préserver quelques phases de faible lucidité qui m'ont permis de poursuivre Un peu d'ordre ! de l'ami Waugh.

Ce qu'il y a de mieux ? Peut-être pas ses avis sur l'art et la peinture, qui me semblent assez patinés. Plus sûrement ses chroniques littéraires, peu ou prou toutes remarquables. Saki, P.G. Wodehouse ou Ronald Firbank sont convoqués, on tourne un peu autour de la famille Sitwell et du faux Français mais vrai Anglais Hilaire Belloc. On découvre aussi Henry Green, bonhomme intrigant, industriel le matin, poète l'après-midi – je note ce nom-là dans mon petit calepin.

Même si sa vision est parfois obstruée par quelques œillères idéologiques raisonnablement réactionnaires (pour Waugh, Stephen Spender écrit comme un chimpanzé ; c'est un peu vrai), le ton reste ouvert aux nouveautés, quand il n'est pas avenant et, pour tout dire, amoureux.

Sur la toile, l'un de mes impalpables camarades évoque le très croquignolet Hugues Rebell. Tout étant dans tout, et s'agissant du même Rebell, dans le Journal de Léautaud on peut lire ceci : « J’ai dit qu’il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s’était mis à la masturber. Si bien qu’à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n’en était pas moins exigeante. Ce fut alors le valet de chambre qui dut s’occuper d’elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de chambre : “Jean, lui disait-il, masturbez la chatte” tout comme il aurait dit : “Jean, donnez-moi mon chapeau.” Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet. »

Par ailleurs, entamé le premier volume des Colportages rassemblés par Gérard Macé. C'est édité par Patrick Mauriès, et ça me semble être un assez joli bibelot.

5 janvier 2024.– Pluies éparses (7°C). Labeur (toujours misérable). Lectures : Gide, Valéry, Flaubert. Rien (ou presque) : La réalité du monde n'offre qu'une succession de surimpressions ahurissantes, d'indécisions où la matière même est poreuse. Le chaos à l'origine de tout cela n'est qu'une approximation cosmologique, un désordre déchirant comme une promesse d'état primitif…

6 janvier 2023.– La température extérieure baisse. On annonce du polaire pour les jours qui viennent (5°C). Malade. Toux et expectorations suspectes, nez qui coule. Le Covid ? Beaucoup de mal à vouloir entrer dans mes diverses lectures. Néanmoins, quelques paragraphes de Waugh faisant largement part à ses tendances conservatrices et à son anticommunisme, qui n'était pas primaire mais plutôt bien drôle. (Rassurez-vous, Waugh n'était pas d'extrême-droite, les réactionnaires sont loin de l'être tous. J'écris ces mots entre deux parenthèses à l'attention des jeunes engagés qui ne les liront jamais.)

Rien (ou presque) : Ce qui restera de la politique culturelle d'Emmanuel Macron ? La persécution des bouquinistes et la livraison à 3 € pour les livres neufs achetés en ligne. (Loi censément écologique qui n'emmerde que les lecteurs bouseux périphériques, les petites structures, et aucunement les pontes d'Amazon.)

7 janvier.– Vent glacial (2°C). Malade, dix pages de Waugh malgré de pesantes céphalées. Passé le reste de ma journée vautré sur canapé où j'ai regardé la télévision. Subi les épanchements de Mathilde Panot, puis dans la foulée ceux d’Éric Zemmour. Expérience traumatisante.

8 janvier 2024.– Quelques flocons valétudinaires (0°C). Toujours un peu malade. Cependant, la fièvre descend. Fini le Un peu d'ordre ! du zèbre Waugh. La dernière partie, qui butine sur ses arpents catholiques, est sacrément enquiquinante. Je dois avouer avoir sauté de nombreuses pages… L'ultime texte, consacré à Simone Weil et Edith Stein, est par contre assez émouvant. Enchaîné avec Et moi, et moi, et moi, les mémoires de Jacques Dutronc. On sent l'affaire bidouillée au magnétophone, mais c'est plein d'anecdotes croquignolettes et le plus souvent poilant. (Le sujet a toute ma sympathie.)

9 janvier 2023.– Ciel très nuageux, froideur patibulaire (0°C). Toujours un peu malade et par conséquent pas vraiment convalescent. Fini le petit livre de souvenirs de Dutronc que j'ai trouvé tout à fait réjouissant. Il faut dire que je n'ai pas grand-chose à dire de mal sur les sujets abordés. La fainéantise, les chats, la Corse, les blagues potaches, la pétomanie, la fainéantise, les épisodes de l'inspecteur Derrick et leurs effets somnifères, les discussions avec Chabrol, la fainéantise, les colères de Pialat, les conneries de Godard, l'âge qui avance, les disparus, la mort qui avance, qui vient… Tout est élégant chez Dutronc, même le pire. Par ailleurs, nouveau premier ministre : un enfant.

12 janvier 2024.– Froideur et grisaille (1°C). Labeur, plus de sept heures au froid… Conséquence : je suis encore malade. Quintes de toux quasi permanentes, tout cela est assez pénible. Tenté de lire quelques pages de Gérard Macé (Colportages)… En vain.

13 janvier 2024.– Froideur patibulaire (0°C). Je tourne un peu moins, cependant je tousse toujours. Simon Leys n'aura jamais vraiment eu le temps de s'attaquer aux grandes affaires romanesques. Il faut dire qu'il avait bien d'autres choses à faire : tourner autour des vieux Chinois et du Grand Timonier, tirer les barbes postiches du progressisme, lire de la littérature de haute mer, émigrer en Australie… Bon, il a tout de même écrit une petite œuvre de fiction La Mort de Napoléon, une centaine de pages que j'ai lues dans la matinée. Comme on dit : c'est une uchronie. L'Empereur s'échappe de Sainte-Hélène où un imposteur le remplace. Puis, sous l'identité d'un certain Eugène Lenormand, il compte bien retrouver et refonder ses forces, reprendre le pouvoir. Évidemment, rien ne se passe comme il faut, et Napoléon devient vraiment Eugène Lenormand… qui se prend pour Napoléon. Dans cette sorte de nouveau Comte de Monte-Cristo où le héros ne forge pas son destin, mais le subit, l'ironie de Leys fait merveille. On pourrait aussi dire que derrière les côtés comiques de tout ce qu'il raconte, le meilleur sinologue barbu d'outre-Quiévrain offre une réflexion sur le pouvoir. On pourrait dire bien des choses (et même convoquer Orwell).

14 janvier 2024.– Le froid ne démord pas (1°C). La Montée du soir de Michel Déon. Folio récupéré dans une boîte à livres il y a quelques semaines. Entamé ce matin. Sur la page de garde, cet avis écrit par un certain G. Henry (l'avis date de 1995) : « Très bon descriptif de la haute montagne et du vieux montagnard. Bien aimé, peu d'action, on sent les prémices du vieil homme. » Les prémices du vieil homme : c'est assez bien vu. Déon avait 68 ans lorsqu'il écrivit ce court roman en 1987, et il s’agit bien de cela : de l’âge qui avance, de l'inéluctable qui point… On oublie la futilité des amours, on ne s'attache plus aux objets qui disparaissent, que nous abandonnons comme nous abandonnons un navire en détresse avant qu'il ne sombre. Alors, on monte sur les montagnes, on griffe le ciel, on ressent la présence de l'univers, que c'est tout de même quelque chose, l'univers, face à nous qui allons disparaître. Voilà, le livre de Déon parle de ça. Tout du moins me semble-t-il (très beau style, il y a aussi un chien).

15 janvier 2024.– Averses (4°C). Toujours malade. Visite médicale. Résultat : mon vieux praticien me prescrit radios, sirop et antibios. Je suis dubitatif. Fini La Montée du soir. Le panthéisme vire à la pente tragique, c'est assez beau : « Et, sur ce paysage, un silence inouï, non pas de commencement du monde car ce commencement n’a été que fracas, ululements sinistres dans l’univers vide qui se peuplait de planètes en fusion secouées de sanglantes éruptions, ni de fin du monde qui sera un long râle glacé, non, mais un silence doux, feutré comme le vol d’un couple de ces aigles qui, plus bas, dans un cri, sans un battement d’ailes, planent dans les courants ascendants. » Pour la suite de mes pérégrinations lectorales, j'hésite entre plusieurs volumes (le pire étant certainement la nouvelle petite chose de Sylvain Tesson que j'ai chapardée numériquement).

16 janvier 2024.– Une certaine froideur est toujours de mise (1°C). Nouveau symptôme : cervicalgie. Ma machine interne semble déréglée.

(Lectures.) Dans ses Colportages, Gérard Macé tournicote aimablement autour de Caillois, Ponge et Tardieu. C'est un peu précieux, un peu de la dentelle autour des cailloux, mais ce n'est pas mal du tout… Moins dans les coquetteries et le nectar des concetti littéraires, Michéa, le philosophe à bonnet, dont j'ai largement entamé le nouvel opus : Extension du domaine du capital. Je tamponne l'essentiel des thèses étayées (la principale étant que le libéralisme économique et le libéralisme sociétal vont de pair). C'est beaucoup mieux que du Onfray (pas difficile), et il y a même quelques solutions proposées. Elles oscillent entre le réalisable (la « décence commune » d'Orwell), l'irréalisable pour le plus grand nombre (un retour à Debord, à l'antimodernisme), et le semi-réalisable (une relecture de Marx). Disons que c'est un livre vraiment de gauche, c'est-à-dire qu'il n'est pas progressiste et qu'il se coltine les effets du réel néo-libéral bille en tête sans vouloir le moins du monde collaborer avec lui. (C'est aussi un livre qui donne des raisons de désespérer et d'espérer en même temps.)

18 janvier 2024.– Étonnamment, la température aura baissé au fil de la journée (12°C → 1°C). Labeur. Sieste. Quelques haïkus de l'impeccable Bashô.

Celui-ci :

La cascade claire —
les aiguilles de pin vertes
tombent dans les flots

Et celui-là :

Parfois des nuages
viennent reposer ceux qui
contemplent la lune !

Rien d'autre.

19 janvier 2024.– Beau temps froid (0°C). Problèmes personnels sur lesquels je ne m'étendrai pas. Rien lu.

20 janvier 2024.– Ciel dégagé, température polaire (-1°C). Certains de mes amis me soufflent que Michéa serait, en quelque sorte, un escroc, un type qui falsifierait des textes et concepts plus qu'il ne les manipulerait, afin de délayer une pensée cohérente. Évidemment, avec de sourds desseins, des desseins populistes. N'ayant pas les armes philosophiques pour vraiment constater de quoi il retourne – je suis un autodidacte badin – je me dirai davantage à mon instinct qu'à tout autre chose. Celui-ci me dit qu’il n’y a rien de vraiment torve chez l’entité à bonnet Michéa. Dois-je me fier à mon instinct ou tenir compte des avis pénétrants émis par mes amis ? (Ici ouvrir le débat : philosophie -> instinct.)
Rien (ou presque) : il est là, il sort du bois, le pétitionnaire de la 25e heure. (Sylvain Tesson, ce fascistoïde à la gueule cassée, peut trembler.)

21 janvier 2024.– Beau temps, une certaine douceur (10°C). Cervicalgie, dorsalgie, lombalgie… Sinistre triumvirat. Je ne sautille pas vraiment. À l'instar de Thomas Bernhard, grand feuilleteur, aujourd'hui, j'ai plus feuilleté que je n’ai vraiment lu. J'ai feuilleté les Colportages de Gérard Macé (Jean Tardieu et Louis-René des Forêts étaient convoqués), L'Esprit des lieux d'Alain Monnier (sur les conseils de son ami Michéa), ainsi que Le Pêcheur de perles, le nouvel opus de l'académicien vitupérant Finkielkraut (que j'ai chapardé virtuellement). Résultat : Gérard Macé reste un peu bibelot, un peu précieux ; Alain Monnier est une vraie découverte, il semble être un bon exogéographe. Quant à Finkielkraut, ce qui m'est parvenu de lui m'a semblé, pour une part, assez émouvant (une histoire d'amour conjugal racontée avec une non-pudeur qui confine à la pudeur) et, pour une autre, un peu fatigant (ses sempiternelles marottes contre le camp du bien). Ah oui, j'ai aussi feuilleté les Cent onze haïkus de l'impeccable Bashô Matsuo, je les ai tant feuilletés que je les ai finis. On peut y lire ceci :

Malingre et pourtant
sans raison le chrysanthème
fait de tels bourgeons !

Pour en revenir à l’instinct et aux questions philosophiques. À l'âge de 12 ans, je savais instinctivement que le dénommé Rouhollah Khomeini avait tout du sale type. Michel Foucault, haut perché sur son savoir, ne semblait pas renifler la même chose. Heureusement, je n'ai rencontré ni l'un ni l'autre, et surtout pas le second qui m'aurait sans doute entortolé.

22 janvier 2024.– Il pleut (8°C). Quelques pétitionnaires sortent du bois et appellent à signer une petite tribune contre Sylvain Tesson, ce fasciste que l'on a osé désigner comme parrain du Printemps des poètes. Outre le fait que ces signataires, résistants de la 25e heure, semblent ignorer qu'il n'y a pas de quoi être fier d’être ainsi désigné pour parrainer une manifestation pour le moins patibulaire – imagine-t-on Baudelaire ou Tristan Corbière participer à ce genre de toutim subventionné ? – ils devraient aussi savoir que l'incriminé Tesson est tout juste positionné à gauche de Jean d’Ormesson sur la grande mappemonde politique (littérairement, c'est quelque chose comme son équivalent chapka-vodka-virilité, grandes tapes dans le dos). Disons qu’il y a un certain plaisir à le lire, mais qu’on sent bien sur quel niveau de l’échelle on met les pieds. Comme je ne voudrais pas rester en reste dans toute cette affaire, pour le prochain Printemps des poètes je propose le parrainage commun du couple infernal Renaud Camus / Richard Millet. Quitte à donner dans le vernal, donnons dans le vernal ! Que diable ! Restant dans des parages fascistoïdes, j’ai fini le livre de l’entité réactionnaire Finkielkraut (je sais, je ne m’épargne rien). Bon, comme je le disais hier, l’académicien rabâche et remâche ses thèmes. Cependant, il est émouvant quand il ne s’épargne pas lui-même, quand il se décrit comme un crapaud disgracieux que l’on se plaît à tourmenter. Par ailleurs, dans le livre d’Alain Monnier, on se retrouve plantés au milieu du camp de Rivesaltes, ce point de départ du pire. Tout ça creuse un peu l’épigastre.
Rien (ou presque) : les fascistes et les nazis étaient de très grands progressistes. Les communistes aussi. Quant au pur réactionnaire, il n’a jamais été qu'un « nostalgique qui rêvait de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles ».

23 janvier 2024.– Éclaircies (8°C). Radiographie du rachis cervical. Résultat : l’arthrose est là, elle s’étend. Je serai certainement bientôt un nouvel Erich von Stroheim (sans monocle ni fouet). La tribune pro-Tesson parue dans Le Point est aussi bêtement écrite que la tribune anti-Tesson parue dans Libération. C’est rassurant et d’une parfaite équanimité.

(Lectures.) Alain Monnier et les traces homicides de la révolution française, Alain Monnier et les traces totalitaires de l’ex-République démocratique allemande. Mauvais génie des lieux. Avant ma petite séance radiographique, dans la salle d’attente, j’ai lu un papier de Marc Lambron consacré à Philippe Jullian. Pas mal, sans plus. Je n’ai pas appris grand-chose et le ton de Lambron m’a semblé un peu douteux.



To be continued.









dimanche 3 novembre 2024

Psychogeographie indoor (141)

 


« S’endormir comme tout le monde, etc., une simple vie réglée. S’endormir comme tout le monde, ce que je veux. (Je veux m’endormir comme les autres gens, c’est tout.) J’ai à faire avant d’y parvenir. » Alix Cléo Roubaud - Journal (1979-1983)


14 novembre 2023. - Vague pluie douçâtre (16 °C). Journée assommée par de petits tracas d'ordre domestique. Tout de même picoré dans la Correspondance de Flaubert et dans le Journal de Bernard Delvaille. Étonnamment, les deux frémissent presque à l'unisson. Rien (ou presque) : C'est fou ce que je pisse. Depuis ma naissance, j'ai dû pisser des océans… J'ai même dû pisser des fleuves, des rivières et des ruisseaux. J'ai pissé l'Amazone et l'Orénoque, le Dniepr et le Danube, le fleuve Congo et les Nils de toutes couleurs, le Fleuve Bleu et le Mississippi. J'ai pissé le Pô et l'Arno, le Rhin et la Meuse, la Tamise et la Clyde, le Douro et le Tage. J'ai pissé l'Odet et le Verdon, l'Aixette et la Seille, la Drouette et la Durance, la Grosne et la Petite Baïse… J'ai pissé les flaques dans lesquelles les mouflets sautent en rentrant de l'école. J'ai pissé les petites cascades qui coulent dans les rues pentues de Briançon, j'ai pissé la pluie qui descend du cimetière de Menton. Depuis ma naissance, j'ai plus pissé que je n'ai pleuré, mais j'ai tout de même pleuré un peu.
Demain reprise du labeur, sans entrain.

16 novembre 2023. - Beau temps (15 °C). Le 7 janvier 1967, Emil Cioran regarde de biais ses géraniums. Ils sont là dehors, sur l’appui de la fenêtre, menacés par un froid intense (c'est le premier jour d’hiver). Le doutant roumain est pris de pitié pour eux et les rentre dans son appartement avec un soin qu'il n'aurait jamais porté à ses semblables : « On peut aimer une fleur, mais pas un homme. »

17 novembre 2023. - Large couverture nuageuse (10 °C). Je ne travaille plus que trois jours par semaine, mais c'est encore trop, beaucoup trop… Cruel dilemme que de devoir ainsi s'assommer l'existence. Tout compte fait, j'aurais préféré être un chat domestique se laissant faussement dominer par ses maîtres (pas un chien ; je les aime, mais il y en a de « travail »). La correspondance du pélican Flaubert vous donne parfois l'impression d'être plongé dans les Cahiers de l'ami Cioran. Pour preuve, ce bout de machin adressé à George Sand : « J’ai été pris au Père-Lachaise d’un dégoût de l’humanité, profond et douloureux. Vous n’imaginez pas le fétichisme des tombeaux ! Le vrai Parisien est plus idolâtre qu’un nègre ! Ça m’a donné envie de me coucher dans une des fosses. »

18 novembre 2023. - Le solstice d'hiver approchant, entre les nuages du matin et du soir, nous n'avons guère le loisir d'admirer le bleu du ciel (10 °C). Terminé l'année 1959 du Journal de Bernard Delvaille, toujours délicieusement chochotte (c'est un immense compliment). Encore un peu plongé dans La Chose écrite de l'amiral Dutourd, que je lis par petites pincées gastronomiques. C'est épatant. Aujourd'hui, Pline le Jeune, Gibbon et Paul Guth étaient au menu (de ce dernier, lire Quarante contre un). Par ailleurs, un peu picoré dans la correspondance de Flaubert (George Sand le tutoie, il la vouvoie) et dans le Journal de Delacroix (on peut préférer le Journal de Delacroix à sa peinture tout comme on peut préférer les Mémoires de Berlioz à sa musique). Pour faire bonne mesure, quelques pages des Carnets de bal de Marc Lambron. Rien de vraiment foudroyant, un peu littérature grande presse, mais il y a des moments (un portrait assez amusant de Brigitte Bardot, par exemple).

20 novembre 2023. - Nuages (11 °C). Hier, long repas familial. Bu raisonnablement. Ce matin, entamé Alain Pacadis, Face B de Charles Salles. Pas mal, lu cent pages. Enfin, plutôt « pas si mal que mal ». Ça se veut roman, mais c'est encore une exofiction (pour ne pas dire une biographie romancée). Je connais assez bien l'oiseau Pacadis, mais j'ai néanmoins tout de même appris deux ou trois choses, notamment sur ses origines gréco-juives mélangées et sur ses parents (pages émouvantes). C'est assez bien écrit, avec des passages hautement croquignolets – une virée avec les New York Dolls, un concert de Nico dans la cathédrale de Reims... bon, voilà. On se demande si le bouquin de Charles Salles excédera un peu le folklorique des années 70, du Palace et de tout le tremblement, pour mieux s'attacher à son vrai sujet : cet Alain Pacadis, sentant tellement la merde, le vomi et le sperme séché qu'il devait bien être pur quelque part. À noter que le livre est plein de sexe homo porno. Ne mangeant pas de ce pain-là, ce côté m’a assez ennuyé (oui, je sais être lourd à mes heures).


21 novembre 2023. - Ciel couvert (10 °C). Le livre de Charles Salles est, somme toute, meilleur que ce que j'ai pu en dire hier. Tout d'abord parce qu'il décrit de façon parfaitement informée une époque et un sujet. Ensuite parce que cette époque (la fracture 70/80) et ce sujet (l'elfe miasmatique Pacadis) ne sont jamais vus par le petit bout d'une lorgnette fixée sur l'anecdotique, le mondain ou le superficiel, mais plutôt par un œil s'attardant avec émotion sur ce qui peut subsister d'un monde révolu et sur l'intimité d'un type, avec tout ce que cela comporte : la sexualité de Pacadis, sa déchéance, mais aussi son enfance, ses racines juives, sa mère morte suicidée… Seul défaut : quelques traces d'anachronismes moraux (notamment dans les quelques lignes consacrées à Gabriel Matzneff, qui pourraient laisser penser que ce dernier était vu de biais en 1978. Non, il ne l'était pas, et tout le problème est là).

Picorage : Correspondance - Flaubert, Journal - Delacroix, Le Grand n'importe quoi - Jean-Pierre Marielle. Conditions lectorales 2/5.

23 novembre 2023. – Beau temps frais, premières gelées (8 °C). Lever à cinq heures. Labeur. Vendredi noir oblige, soulevé une quantité de produits manufacturés en Chine assez déraisonnable. Sieste. Picoré chez Flaubert, Delacroix et Cioran, pas vraiment spécialistes en chinoiseries. Quoique ?

25 novembre 2023. – Vent glacial, grisaille marmoréenne, gueule d'hiver, nous y sommes… (6 °C). Maussade. Une armée de tracas domestiques dont le plus grave – tout est relatif – se trouve être une panne généralisée d’Internet qui doit certainement être liée aux incessants travaux de rénovation entrepris par le voisinage néo-macroniste. Sachant que lors de la dernière panne du même type, la petite histoire avait duré pas loin de trois mois, sachant aussi que vivre de nos jours sans connexion Internet est devenu terriblement handicapant — c'est un peu comme vivre sans un bras, une jambe ou un sexe principal — je ne me lasse pas d'être un tantinet sur mon quant-à-moi.

À l'abri des problèmes de connexion Internet : Bernard Delvaille. Dans son Journal que je persiste à lire entre deux coups de fil à des opératrices ne maîtrisant pas totalement l'idiome français, il semble loin des pandémoniums modernistes, mais cela ne l'empêche pas d'être le plus souvent malheureux, se sentant seul alors qu'il ne l'est pas vraiment (enfin, il l'est certainement moins que moi avec ma loupiotte fibre qui clignote tel un gyrophare dans la nuit). Disons que pour un homme seul, il rencontre pas mal de monde : il croise Pierre Clementi chez Lipp — habillé tout en noir, le « fameux comédien » est à la fois séduisant et inquiétant —, il fait aussi la nouba avec quelques graciles trentenaires, fait même davantage que la nouba avec certains. Il se rend plus que de raison outre-Manche où les lieux de drague et de perdition consécutive semblent essaimer à foison. Il aime d’ailleurs tellement Londres qu’il pourrait l’aimer comme on aime un être humain. Il passe deux heures à Weston-super-Mare, se souvient de Valery Larbaud tandis que l’humidité lui tombe sur les épaules… Son Journal n’est pas le procès-verbal de sa manière d’être (comme celui de Stendhal), mais plutôt un compte-rendu frémissant de son existence. Il y en a de pires… Par ailleurs, petit tour dans le Grand n’importe quoi de Jean-Pierre Marielle. C’est une petite affaire pleine d’humanité bougonne. Là aussi, il y a pire.

Plus tard… Jules Huret rencontre Octave Mirbeau. Quand le premier demande au second ce qu'est pour lui la littérature, le second prend une poignée de feuilles mortes, l'éparpille machinalement dans l'air et affirme doctement : « La littérature ? Demandez plutôt aux hêtres ce qu'ils en pensent ! »

26 novembre 2023.- Vague soleil d'hiver qui se sera vite vu rattrapé par les nuages (5°C). Les années 1961 et 1962 de l'ami Delvaille ne sont pas franchement folichonnes. Il a beau faire quelques escapades de nature indubitablement sexuelles à Londres, Amsterdam ou Stockholm, on ne le sent pas vraiment là, pas à son aise, pas sautillant pour un sou ; pour tout dire, on le sent morose et déprimé. D'ailleurs, il n'écrit plus grand-chose dans son Journal, cette météorologie de son intimité. Ses conditions matérielles de soutier dans l'édition sont certainement l'une des causes de ce spleen passager. Il change d'appartement presque aussi souvent que de partenaire sexuel, mange des sandwichs, et est embauché par Seghers, qui lui fait écrire des choses antonymes (des monographies, des dictionnaires). Comme il s'ennuie de tout et même de lui-même, il entreprend une collection de petits drapeaux… Larbaud collectionnait bien les soldats de plomb. Pas vraiment ennuyé de lui-même : Maurice Martin du Gard. Je suis retourné dans ses Mémorables et c'est toujours vraiment pas mal. Aujourd'hui, il y était question d'une rencontre avec un Paul Valéry finalement très canaille, du Jardin botanique de Montpellier (merveille) et de la nullité en mathématiques dudit Valéry (cela lui fait un point commun avec moi). Pour faire bonne mesure, quelques pages du Grand n'importe quoi de Marielle. Certainement rien de la littérature de haut vol, mais de l'humain, de belles évocations, celle d'Henri Calet et de Jean Carmet, la légèreté de Belmondo… ce genre de choses. Du côté du Monde, bal tragique, racailles aux longs couteaux, ratonnades consécutives. Nous voilà bien.

27 novembre 2023.- Quelques flocons ratés (4°C). Le ciel rejoignant l'horizon, l'atmosphère prend des teintes lapones. Fini Le Grand n'importe quoi de Jean-Pierre Marielle. Étonnamment, ce méli-mélo sous forme d'abécédaire, qui avait tout pour me faire sautiller, me laisse avec un genre de sourd chagrin au coin de l'épigastre. Simplement parce que le type qui s'y déploie paresseusement est tellement vivant, tellement loin d'une quelconque issue fatale qu'il ne donne pas le sentiment de pouvoir mourir un jour (il est pourtant mort en 2019). Comme Marielle parle beaucoup de ses copains Rochefort, Rich, Belmondo, Cremer, que l'on n’imaginait pas mourir un jour eux non-plus, le sourd chagrin n'en est que plus renforcé. Dans Le Grand n'importe quoi, c'est donc un mort en sursis encore très vif qui nous parle de son enfance bourguignonne, de ses jeunes années d'élève à l'école dramatique de la rue Blanche, du conservatoire et de ses débuts dans une profession qui semble lui être tombée sur le coin du nez comme par hasard. Il a de belles rencontres, une balade avec Patrick Modiano où les deux marchent en essayant de se parler par esquisses de phrases… Il y a de l'amitié qui déborde, il y a Jean Rochefort, ce frère siamois uni par la moustache dont il a été séparé à la naissance… Il y a la nonchalance, le dilettantisme, une façon de ne pas s'en faire que je tamponne tout à fait. Le livre est un peu débraillé, assez décousu ; Marielle ne donne pas trop de lui-même, ne se lâche pas trop, certainement par pudeur… Dommage qu'il ne soit plus là pour nous en dire plus. Sinon, encore un peu avec MMG et ses Mémorables. Aujourd'hui, Proust et ses veillées de duels, Morand et la princesse Soutzo, le Club des six et le parapluie déchiré de Satie.

28 novembre 2023.- Ciel couvert, averses faibles (7°C). Malade, certainement un début de colique néphrétique. Vu la série télévisée Sambre de Jean-Xavier de Lestrade. Un peu démonstratif, avec quelques traces d'anachronismes moraux, mais la qualité d'interprétation et l'attention quasi documentaire emportent tout. Dans l'élan, je lis Sambre - Radioscopie d'un fait divers, livre écrit par la journaliste Alice Géraud qui a servi de matrice à la série. C'est encore meilleur, la longue liste des viols, l'aveuglement des forces de police, le peu d'intérêt porté aux victimes ; tout cela offre une longue et implacable litanie. Laissé tomber Le Dernier ange de Robert de Goulaine à son mitan. Guère d'intérêt dans ce ballet d'ectoplasmes. Moins ectoplasmique, deux ou trois lettres de Flaubert à Georges Sand.

1er décembre 2023.- Pluie (7°C). Labeur, je soulève, je soulève ! Je soulève plus que de raison des tonnes de produits manufacturés en Chine. C'est bien simple, j'ai l'impression de soulever la Chine toute entière ! Après la sieste, retour dans le Sambre d'Alice Géraud. Enquête accablante : le peu de considération porté aux victimes d'affaires sexuelles nous semble aujourd'hui effarant. C'est la preuve que nous avons tout de même progressé.

2 décembre 2023.- Quelques flocons (2°C). D'humeur floconneuse, comme le temps. Achevé la lecture du bouquin d'Alice Géraud. Cela me semble être une enquête en tous points remarquable. Les deux dernières pages, où l'intimité de l'auteure perce, éclairent l'ensemble d’une lumière bouleversante (et universelle). Mes voisins ? Un kiné, un artiste peintre, une psychologue, une avocate et une hôtesse de l'air. Résultat : c'est moi qui sors les poubelles.

3 décembre 2023.- Beau temps froid (2°C). Écrit à l'âge de 92 ans, Le Palais des livres est un essai buissonnier où un Roger Grenier encore bien vif se promène dans quatre-vingts ans de lectures et d'écriture. En chemin, il se pose de belles questions. De quelle étoffe les livres sont-ils faits ? Peut-on toujours utiliser le fait divers comme le faisaient Stendhal et Flaubert ? Peut-on tournicoter autour des atrocités diverses et variées à l’instar du très mal pensant Thomas de Quincey ? L’attente et la procrastination que l'on retrouve chez Kafka, Beckett, Melville ou Virginia Woolf sont-elles des choses encore permises et importantes ? Le fait de se soustraire à soi-même — physiquement ou métaphoriquement  comme ont pu le faire Pavese, Crevel ou Pia est-il bénéfique pour la postérité de leur œuvre respective ? La vie intime doit-elle structurer le roman, lui servir de socle solide, alors qu'un sol mouvant pourrait sembler préférable et en tous les cas plus poétique ? En somme, Sainte-Beuve avait-il raison et Proust tort ? L’écriture peut-elle tourner à l'habitude et l'habitude à la manie ? Faut-il écrire pour combattre la solitude, pour apaiser ses angoisses, pour être aimé, pour laisser une trace ? Beaucoup de questions. Grenier offre de belles réponses ; il est des nôtres.

4 décembre 2023.- Vent (8°C). Encore quelques événements un peu tragiques dans mon environnement. N’en disons rien, ou à demi-mot… Tout étant dans tout, Le Palais des livres prend quelques allures testamentaires. C’est le dernier ouvrage d’un vieux monsieur qui fait le bilan de son amour pour la littérature. Rien de docte, rien de pesant… plutôt une promenade un peu sifflotante où les diverses citations forment de beaux échos entre elles… (On remarquera une très grande fidélité envers Albert Camus).

6 décembre 2023.- Nuages, nuages, nuages… (7°C). Entre le labeur et l’actualité patibulaire, pas de quoi sautiller. Un peu dans la correspondance de Flaubert. Rien (ou presque) : J'expire des buées comme des grains de poussière, je secoue un peu mon pollen. Je ne pleure pas.

7 décembre 2023.- Une vague froideur (5°C). Légère intervention chirurgicale à l’oreille gauche qui me donne des airs van-goghiens. Lecture : Dutourd et sa Chose écrite. Belle notule sur Restif. Précurseur de Proust, écrivain monumental, tout du moins en volume… Entamé Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits de Gide. Je ne suis pas follement gidien, mais cet ouvrage posthume et pour ainsi dire terminal semble assez convenir à mon teint blafard. Quelques pages du Journal de Renard que je relis par doses homéopathiques.

8 décembre 2023.- Des averses (8°C). Dans Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits, Gide ne s'en fait pas trop, il est trop proche de l'inéluctable pour s'en faire vraiment. Alors, il écrit « à plume abattue », sans l'obligation de convaincre qui que ce soit ; passe de la description de sa propre physiologie défaillante, de son anorexie, de son grand âge qui avance — et qu'il n'avait pas vraiment prévu — à quelques souvenirs gais ou tristes. On croise Stravinsky, Copeau, Oscar Wilde, Charles Du Bos, Suarès… C'est vraiment pas mal et pourrait presque me guérir de mon antigidisme primaire.

9 décembre 2023.- Petite pluie patibulaire (8°C). Le solstice d'hiver approchant, les jours raccourcissent, et l'humeur devient ombreuse. Il y a quelques semaines, je faisais encore quelques sorties en quête de soleil et d'un banc public capable de supporter mon séant et mes lectures impromptues. Lors de l'une de ces sorties, j'avais récupéré dans une boîte à livres un gros pavé à la couverture rose : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova. En l'occurrence, la pioche fut bonne et mes intuitions semblent se confirmer, car, ayant entamé ce volume aujourd'hui, je lui trouve des atours tout à fait seyants. L'auteure — russe — part du journal intime de sa tante, retrouvé après son décès, et tire de multiples fils biographiques. Des fils intimes et d'autres plus larges, reliés à la grande histoire russe, avec lesquels elle coud une sorte de patchwork mémoriel. Le résultat forme un tissu dont les jointures n'empêchent pas une belle densité, qui vire à l’adamantin et au scintillement. On pense à Sebald et au Barthes de La Chambre claire… Maria Stepanova écrit un livre sur sa famille qui ne traite pas de sa famille, mais d'autre chose : « sans doute de la façon dont est structurée la mémoire… »

10 décembre 2023.- Beau temps virant au nuageux (11°C). Quelque chose de printanier flottant dans l'air, risqué une paire de pas dans les extérieurs. Résultat : le commun des mortels ayant eu la même idée que moi, nous étions nombreux à nous coudoyer dans les lieux publics environnants. Malgré tout, trouvé un banc raisonnablement ensoleillé où j'ai bien cru pouvoir poursuivre la lecture du livre de Maria Stepanova entamé hier. C'était sans compter sur la masse lipoïdique du monde qui m'a bien vite rattrapé et qui, de facto, a empêché mes velléités lectorales.

Au bout de deux, trois piaillements émis par quelques gosses en mal d'activité physique, et de quelques « tapette », « enculé », « fils de pute » proférés par une petite bande d'adolescents à bonnet, j'ai replié mes genoux vers mes coudes et, dans cette position pour le moins inconfortable, j'ai repris le chemin de mon petit intérieur qui n'est pas ensoleillé, mais qui, pour ce dimanche après-midi, présentait les avantages d'une certaine tranquillité.

Sinon, pour en revenir au sujet censé nous occuper vraiment, le livre de Maria Stepanova est un peu rêche, moins confortable que mon canapé, mais cela ne l'empêche pas de révéler de beaux atouts. Comme je le disais hier, c’est un patchwork mémoriel qui fait avec la littérature, la philosophie, les écrits sur l’art, des cartes postales, des bouts de correspondance, le souvenir de l’Holocauste… Comme chez Sebald, tout semble écrit comme à travers un voile de cendre.

11 décembre 2023.- Redoux humide, finalement guère sympathique (15°C). Aucune sortie dans les extérieurs. Ah ! si, j'ai sorti les poubelles ! Chez Maria Stepanova, belles pages sur Le Bruit du temps d'Ossip Mandelstam, sur la supposée froideur, le pragmatisme de ce texte qui entraînera le courroux de Marina Tsvetaïeva… Belles pages sur Francesca Woodman et la qualité spectrale de son travail. Encore plus belles pages sur Charlotte Salomon. La gorge se serre, l'humidité tend à poindre au coin des yeux. Rien (ou presque) : je réorganise le monde de bas en haut, sans grandes exigences, mais avec quelques impératifs. Il faut que cela soit bien rangé.

12 décembre 2023.- Ciel couvert, pluie fine (11°C). Le monde pince et pèse, roule et se déploie. Il faudrait parfois pouvoir l'oublier. Tiens, par exemple, il faudrait que je puisse oublier les rénovations qui tournent autour de moi. Cet immeuble à ma droite, sur lequel on s'affaire depuis plus d'un an (alors qu'il avait déjà été entièrement rénové il y a trois ans), et cette villa à ma gauche que sa nouvelle propriétaire voudrait plus cosy. Je voudrais oublier la stridence des meuleuses et perceuses, le cahin-caha des brouettes, la surprise des coups de massue au débotté, le grincement des scies et les jurons des ouvriers. J'aimerais oublier tout ça, mais c'est impossible, le brouhaha fait à présent partie de ma physiologie, c'est un nouveau membre, comme un bras, un nez, une oreille ou un petit orteil. Bref, je n'y peux rien, c'est ainsi. Dans ces conditions, on comprendra aisément que la lecture relève du domaine de l'hypothétique. Néanmoins, à force de volonté, je suis tout de même parvenu à lire quelques chapitres du beau livre de Maria Stepanova. Là encore du brouhaha, mais celui de l'histoire et de la mémoire. Le siège de Leningrad, le froid, les chemisettes des nazis, la faim qui rôde, le cannibalisme, un grand-père mort au front… Et puis la correspondance familiale de l'auteure, ces lettres et cartes postales comme autant d'éléments d'un puzzle où se mêlent l'intime et la grande marche du temps. (Belle évocation de Joseph Cornell et Henry Darger).

14 décembre 2023.- Averses éparses (7°C). Lever 5H00. Labeur. Sieste. Renard (Journal), Cioran (Cahiers). Nothing else.

15 décembre 2023.- Éclaircies (8°C). Correspondance de Flaubert (beaucoup de mains baisées), Cahiers de Cioran, cet avis sur la virtuosité que je tamponne assez largement : « La virtuosité dans tous les domaines est signe de néant ; elle n’existe pas à l’aube d’une civilisation. C’est pour cela qu’il y a tant de vérité dans les commencements et si peu dans la réussite et l’achèvement. En tout, ne compte que le moment du désir. Ce qui vient après n’est que fignolage, routine, complaisance. »

Nouvelles acquisitions : Le Tunnel - Ernesto Sabato, Francesca Woodman - Bertrand Schefer, En Vie - Eugène Savitzkaya, Dandys et excentriques - Denis Grozdanovitch.

17 décembre 2023.- Beau temps frais (6°C). Vaguement malade, la gorge, certainement une angine. Hier, vie sociale, restaurant, bu raisonnablement. Ce matin, j'ai repris En Mémoire de la mémoire de Maria Stepanova. Je n'aurais pas dû le laisser de côté pendant trois jours. J'éprouve beaucoup d'embarras à vouloir y replonger (les livres que l'on oublie, ne serait-ce qu'un court instant, se vengent toujours). C'est dommage, car cette belle affaire mémorielle me semble assez formidable. Parallèlement, vu Les Photos d'Alix de Jean Eustache, qui me semble offrir de nombreux points de coalescence avec l’œuvre de Maria Stepanova (par le biais de Francesca Woodman, cette autre photographe de sa propre intimité). J'en suis là, la nuit tombe, la nuit tombe toujours bien trop tôt.



To be continued.



lundi 30 septembre 2024

Psychogeographie indoor (140)

 


« Nous autres Juifs, nous ne sommes pas peintres, à vrai dire. Nous ne savons pas nous représenter les choses de façon statique. Nous les voyons toujours s’écouler, se mouvoir, se métamorphoser. Nous sommes des narrateurs. Que voulez-vous, je suis toujours captif en Égypte. Je n’ai pas encore traversé la Mer Rouge. » (Conversations avec Kafka - Gustav Janouch)


20 octobre 2023. - Il pleut, et même un peu trop (18°C). Climat pesant, quelque chose des heureslesplusombresdenotrehistoire flotte dans l'air. Pour ce qui est de ma prochaine lecture, je lorgnais sur le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Je vais cependant l'éviter, car il me semble trop ton sur ton avec les temps qui nous occupent. En définitive, je pense plutôt entamer Samsara de Patrick Deville, qui ne sera certainement pas pire en mieux.


21 octobre 2023.- Quasi beau temps (19°C). Vie sociale, restaurant. Sacrifié une andouillette. Lu deux pages d'Amos Oz et trois de Patrick Deville. J'hésite toujours entre leurs deux livres.


22 octobre 2023.- Les nuages arrivent, les voilà ! (17°C). Quelques kilomètres de vélocipède, un peu de jardinage, beaucoup de léthargie sur canapé… Toutefois, tout de même entamé le Samsara de Patrick Deville. Menu copieux : Indépendance indienne. Gandhi non violent qui finira assassiné, Pandurang Khankhoje belliciste qui finira dans son lit, Tagore et Tolstoï, Claude Martin et les Lumières, les sikhs et zoroastriens… En somme, and as usual, rivages de l'exofiction décoloniale… Tout cela très bien et très à mon goût. Cependant, pour la première fois avec le Deville du projet Abracadabra, j'achoppe un peu, je n'accroche pas vraiment. Une certaine lassitude commence à s'entortiller autour de mon intérêt… (Deville est certainement hors de cause, ces derniers temps mon appétence lectorale est un peu en berne. Je me donne l'impression d'être un boulimique entre deux crises).


23 octobre 2023. - On annonce une dépression nommée Bernard. Heureux que l'on masculinise enfin les aléas climatiques. Toutes les tempêtes Babeth et autres Aline avaient fini par nous convaincre, à tort, qu'une féminité toxique pouvait exister (20°C). Toujours de vastes chantiers autour de mon entité corporelle. Mes conditions lectorales s'en trouvent largement altérées. Quant aux refuges de l'outdoor, même pas la peine d’y penser, en raison de la dépression Bernard évoquée plus haut ils n’étaient aujourd’hui pas plus envisageables qu’une cautère sur une jambe de bois vermoulu. Vaguement résigné je me suis donc contenté de mon canapé et de deux boules Quiès pour parvenir à mes fins. Ainsi appareillé, je suis un peu mieux entré dans le Samsara de Deville. Pour tout dire, c'est un livre qui se révèle plus passionnant qu'à son tour. L'érudition n'y est jamais paonnante et il y a de multiples passerelles avec les autres ouvrages du vaaaaste projet Abracadabra (le Mexique, Trotsky, Alain Gerbault, tutti quanti…). (Tout étant dans tout, Deville rappelle qu’en 1941, Subhas Chandra Bose, l’un des plus fameux indépendantistes indiens, fut accueilli à bras ouverts par le très toqué Himmler.)


25 octobre 2023.- Pluies éparses (17°C). L'époque est morose, la saison est morose, la météo est morose, je suis morose. Rien pour me faire sautiller, surtout pas les grandes affaires du monde, pas plus que les mornes habitudes du labeur ou une quelconque coalescence de cœur avec quiconque. Non, je suis morose, très morose… Je suis morose et je me replie dans une sorte d'adynamie, une faiblesse d'envie et une stagnation quasi quantifiable. Heureusement, reste le toujours tordant Valéry (Paul) : « Supposé qu'il existe un zéro absolu de la sensation, on demande si un être qui atteindrait (par l'effet de quelque circonstance) ce point de sensation nulle, l'atteindrait vivant, c'est-à-dire s'il pourrait revenir à la vie ? »


26 octobre 2023. - Ciel jaune dégueulasse, pluie patibulaire, nous y sommes… (15°C). Fini le Deville au milieu du brouhaha (toujours des travaux autour de moi). Pas le meilleur du projet Abracadabra. Manque un peu d'incarnation, ce qui est dommage — et même un peu drôle — pour une chose indubitablement indienne. Tout de même pas mal, Deville ne faisant jamais de morale à la petite semaine, ce qui n'est pas tout le temps le cas de ses confrères exofictionneurs décoloniaux (je ne parle pas de Jean Rolin). Pour rester dans des choses indubitablement indiennes, immédiatement enchaîné avec les Souvenirs d'enfance de Rabindranath Tagore (dans la collection l’Imaginaire). C'est tout petit et léger, c'est presque très bien… D'une simplicité de trait assez confondante (nous sommes loin de l’appogiature littéraire et de la grande œuvre en marche). Tagore se souvient avec nostalgie du pays de son enfance, ce Bengale où il n'y avait pas encore d'automobiles, pas encore d’électricité et de lumière artificielle. Un Bengale où les tigres gambadaient dans la nuit noire ; un Bengale où l'on arrosait ses invités de quelques gouttes de rose ; un Bengale où les hommes, les femmes, les enfants vivaient chacun de leur côté. Était-ce plus mal ? En parlant de mal, je suis aussi et à l'alternat plongé dans le Jusqu'à la mort d'Amos Oz. Cette longue nouvelle offre de terrifiants échos : « Au début de l’été, au milieu de la moisson de l’orge, le négociant juif fut l’objet de soupçons. Il fut mis à mort en toute justice pour avoir protesté de son innocence avec énergie. Le spectacle du Juif sur le bûcher aurait dû dissiper un peu l’ennui et l’angoisse qui s’étaient emparés de nous depuis le printemps, mais les choses ont tourné de telle manière que le Juif, se consumant, réussit à tout ternir, à tout détruire en proférant une injure typiquement juive à l’adresse du sieur Guillaume. Cette malédiction fut lancée en présence de tous les habitants de la maison, depuis la maîtresse malade jusqu’aux servantes les plus ignorantes. Et bien entendu, on ne put châtier les malheureux pour avoir prononcé des injures, car ces juifs-là sont de nature à ne brûler qu’une seule fois. »

Dans le « dico amoureux » de Beigbeder, finalement bon passeur, repéré Dominique Fabre et Philippe Forest.


27 octobre 2023. - Humidité de saison (14°C). Chrysanthèmes, je fleuris mes morts, qui s'en fichent certainement. Court retour dans les Cahiers de Cioran. Il voudrait être juif. En ces temps pogromesques, cela ne manque pas de sel.


28 octobre 2023. - Légers passages nuageux n’altérant pas le beau temps. Belle douceur (19°C). Les conditions météorologiques nettement favorables, mon petit intérieur un peu trop dans des teintes semi-blafardes, je me suis risqué dans le large horizon des extérieurs où j'ai accompli quelques kilomètres de psychogéographie outdoor. Hasard ? Sur mon trajet, j’ai rencontré l'un de mes vieux voisins qui exposait ses toiles dans la chapelle hors d'âge — qui n'est plus des saints — située à moins de trente mètres de chez moi. (Les peintures du bougre sont des portraits un peu sauvages à l'acrylique, on y sent tambouriner quelque chose de l'art naïf.) Après une courte discussion sur l'art et la vie en général, quitté mon vieux voisin pour mieux poursuivre mon chemin jusqu'à un banc surplombant le confluent. Cet assemblage de planches s'est révélé convenable, et j'ai pu y entamer Les Naufragés du Wager de l'entité écrivante David Grann avec une assise et un confort peut-être un peu spartiate, mais finalement tout à fait acceptable. Pour l'instant rien de vraiment décevant chez Grann. Je dirais même que son affaire non fictionnelle laisse déjà deviner quelques arpents épatants. C'est un genre de reportage sur les cales d'un navire de Sa Gracieuse Majesté. Comme ledit navire navigue en 1740 et que l'impression de lire un papier in vivo, une sorte de direct live, est très tenace, on comprendra aisément le tour de force. Grann écrit avec un savoir-faire, une science qui frise les moustaches du lecteur. Il rappelle le recrutement forcé, les conditions de navigation terribles, les odeurs, le scorbut, les rats, la merde et le tremblement des moussaillons. Son histoire trace et avance à nœuds raisonnables comme un navire de bois en plein jour. Bon on sent tout de même que de l’inquiétant, du problématique rôde… J’attaque la page quatre-vingt-cinq, le soleil passe derrière les nuages, il est temps de rentrer.

Autres lectures plus matinales : trois pages d'Oz, que j’ai décidé de lire à dose homéopathique (je lis bien les Cahiers de Cioran comme ça). Quatre entrées du Beigbeder. Toujours assez instructif et relativement bon passeur. On sent que cette fois-ci, il s’est un peu forcé.


29 octobre 2023. - Du vent ! (20°C). Mon tour de vélo passe par les boîtes à livres du quartier. J'y ai dégoté Rondeur des jours, un recueil de miscellanées par l'ami Giono. Je concède que tout cela manque un peu d'aventures sexuelles. Rien de vraiment sexuel et rien de vraiment vélocipédique chez David Grann non plus. On navigue à l'estime, une voile reste une voile, un gouvernail reste un gouvernail. On longe la Patagonie, on évite le Détroit de Magellan, on cherche un passage vers le Cap Horn tout en frôlant de trop près les côtes de l'Isla de los Estados… Ce ne sont que rochers fendus par la foudre, montagnes patibulaires qui se profilent au loin et solitude glacée… Les portes d'un autre Monde. Les albatros s'élèvent dans les airs, les dents tombent, le scorbut arrive, le Cap Horn est finalement passé. Pour un peu, on se croirait chez Melville ou chez ce grand écrivain chilien dont j'ai oublié le nom. (Francisco Coloane)


30 octobre 2023. - Lourde chape nuageuse, douceur mielleuse (20°C). Changement d'heure, la nuit tombe à dix-sept heures. Quel est le bénéfice de l'opération ?

Le « journalisme » de David Grann est plus qu’étonnant. On pourrait même lui trouver des teintes chamaniques. Il vous donne l'impression d'être là, cabotant et tanguant comme par magie autour de la Terre de Feu, du Détroit de Magellan et du Cap Horn ! Il vous donne aussi l'impression d'être vraiment échoué sur une île désolée avec les velléités turpides d'un nouveau Robinson à la recherche d’une nourriture à portée de bec : des céleris sauvages, des oiseaux rachitiques, un chien oublié, le cadavre d’un camarade qui traîne dans un coin… Il vous permet aussi de croiser des autochtones qui passent comme des nuages dans des paysages qui semblent tombés tout droit d’une autre galaxie… Voilà pour la magie, cet agglomérat d’histoire et de géographie, d'ethnologie et de précision téléportante… Le reste, ce qui fictionne — les assassinats, la révolte qui gronde, le fait que l’homme soit un animal de pouvoir — est tout autant palpable… Chez David Grann, c'est la réalité rapportée qui est magique…



31 octobre 2023. - Quelques belles éclaircies (17°C). Les chantiers sont toujours plantés autour de moi. Vrombissements et chocs assourdissants, stridence généralisée, tout cela n'offrant rien pour favoriser la lecture en intérieur, qui devient à petit feu impossible. Comme, de surcroît, la saison et mes latitudes sont ce qu'elles sont, c'est-à-dire automnales et pas trop sudistes, la lecture en extérieur devient elle aussi quasi impossible. Vous aurez compris mon embarras. Reste que cet après-midi, une large éclaircie m'aura tout de même permis de finir Les Naufragés du Wager sur un banc public (on ne remerciera jamais assez l'inventeur des dits bancs publics). C'est vraiment un très bon livre… (Je n'ai pas lu les soixante pages de notes. Elles sont pourtant le cœur du projet, le combustible qui alimente la machinerie de Grann… Une usine à fictions…)
Une armée de mouflets tonitruants dans mes oreilles, je vous laisse. Les bancs publics ont parfois le tort d’être situés dans les parcs du même nom.


1er novembre 2023. - Pluie (14°C). Il y a des dragueurs lourds, il y a des dragueurs légers. Alain Bonnand est un dragueur léger. Dans La Grammairienne et la petite sorcière — court opuscule que j'ai lu sur les bons conseils du toxicomane repenti Beigbeder —, il n'est presque question que d'une séduction souple et tellement légère que l'on pourrait lui trouver des grâces de danseuse, de papillon… Il y a de ça chez Bonnand, un style léger et fuyant au service du faussement futile et du nécessairement vital. Il nous donne à lire les mails qu'il aura envoyés à une universitaire qui voulait lui consacrer une étude (c'est la grammairienne). Comme tout se fait assez naturellement, ces mails virent assez vite à la tentative d'emprise amoureuse (comme on dit aujourd'hui), aux galanteries… Bonnand tourne ensuite autour de sa fleuriste, puis il frôle les hanches camarades d'une beauté de 47 ans tout en la vouvoyant, et finit par croiser une princesse modeste, une danseuse lente qui tient son sac à bout de bras « telle une Monica Vitti jouant la solitude dans un désert urbain… »
Tout cela est charmant, très bien écrit et sautille sur le cœur. On pense au Chardonne terminal, aux discussions chez Rohmer, à la célérité de Vivant Denon, à l'élégance de Frédéric Berthet : « Il est vrai, il venait à ces cocktails beaucoup de filles de famille qui prenaient ça pour le bal des débutantes ; jolies comme une fessée pas encore reçue, elles réclamaient qu’on ne les abordât pas si on n’avait pas un sens élevé des responsabilités. On les trouvait dans de petits fauteuils Second Empire dont elles arrondissaient l’accoudoir d’un beau bras nu tout en découvrant haut une jambe qu’elles avaient bien longue déjà. »



3 novembre 2023.- Ciel couvert, pluie faible (9°C). Quelques renvoies d'ascenseur chez Beigbeder… Rien d'autre.

Beaux titres : Les jambes d'Émilienne ne mènent a rien - Alain Bonnand. Le Vague à l'âme de la Royal Navy - Bernard Delvaille



4 novembre 2023. - Le vent souffle, la pluie tombe, on annonce une nouvelle tempête (9°C). Bruno de Stabenrath aura vécu beaucoup de choses. À 15 ans, il joue dans L'Argent de poche de Truffaut ; à 17 ans, on le voit embrasser Anne Parillaud dans L’Hôtel de la plage (ce n'est pas donné à tout le monde que de pouvoir embrasser Anne Parillaud), il fait la couverture d'OK Podium, c'est une petite vedette en devenir… Pourtant, rien n’est jamais vraiment tout simple. Vingt ans plus tard, le voilà victime d'un saumâtre accident de voiture qui le laisse paraplégique… C'est déjà beaucoup pour un seul homme, mais il y a encore plus : quelque chose qui incite au plus élémentaire romanesque, il y a son ami Xavier, ce Xavier Dupont de Ligonnès qui tuera toute sa famille au débotté (je n'ai pas vécu autant de choses, mais l'année de L’Hôtel de la plage, j'ai tout de même roulé ma première pelle à La Baule-les-Pins, c'était le jour où Elvis est mort).
S'agissant du romanesque, Bruno de Stabenrath raconte tout ce que je viens de vous dire dans L'Ami impossible, un pavé raisonnable que j'ai entamé ce matin. Il y a donc Anne Parillaud, mais aussi Mort Shuman au piano, une jeunesse versaillaise au milieu des jeunes filles en robe Lacoste jaune pâle. C'est un peu sur-écrit, mais il y a quelque chose qui craque rose tendre et qui pourrait, au-delà du sujet, être potentiellement de la littérature.

Loin de Versailles, chez Oz, on trucide le juif de toutes les façons possibles (sombre écho avec les temps qui nous occupent).

Beigbeder me donne l'envie de lire Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin, comme si c'était possible.



5 novembre 2023. - Le soleil est sorti au moment où il devait se coucher, c'est ballot (15°C). Le climat pogromesque enfle. J'ai beau chercher, j'ai du mal à trouver quelque chose d'aussi stupide que l'antisémitisme. (C'est même une pathologie qui, si elle n'avait pas autant d'arpents tragiques, pourrait même paraître comique.) Par ailleurs et étonnamment, les débuts de L'Ami impossible offrent quelques points de contact avec les récents Éclats de Bret Easton Ellis. Même époque ou presque, même milieu — l’aristocratie versaillaise et la bourgeoisie WASP de Malibu —, même façon de faire tourner les affaires de cœur au milieu des playlists early eighties, même roman de formation qui vire au lugubre, même façon d'enterrer son adolescence…


6 novembre 2023. - Quelques soleillées gâchées (14°C). Vérité qui s'effrite, mensonges de plus en plus prononcés que l'on a du mal à cacher, piège qui se referme. L'Ami impossible ressemble de plus en plus à L'Adversaire et Xavier Dupont de Ligonnès de plus en plus à Jean-Claude Romand. Il y a cependant certaines différences. Chez Carrère, la montée vers le pire engendrait une sorte de sidération cendreuse ; chez de Stabenrath, l'inéluctable pointe d'une façon presque naturelle et même un peu ennuyeuse (ce ne sont pas les meilleures pages du livre).

L'avantage de cette époque où l'on voit refleurir svastikas et étoiles de David un peu partout, c'est qu'elle nous permet de faire le tri parmi nos supposés amis.

Acquis deux petits carnets de Moleskine — un rouge, un noir —, il va falloir que je les remplisse.


7 novembre 2023. - Quelques vagues éclaircies (12°C). Conditions lectorales toujours improbables, repli nécessaire vers l'extérieur… Il y a deux livres dans L'Ami impossible. Le premier est un genre de roman de formation où plane une imperceptible inquiétude. Le second est une enquête à la Capote où l'imperceptible cède à l'implacable, à la matérialité des corps retrouvés. (Entre ces deux livres, quelques pages d'articulation un peu molles. C'est le défaut de l'ensemble.) Le premier livre est très bien, nostalgique comme il faut. Le second est encore mieux. Stabenrath décrit la préméditation, l'achat des outils du pire, la chronologie des meurtres, la découverte des corps, sans sensationnalisme, avec une précision qui n'exclut pas l'émotion, qui la renforce même.


Un mois après les massacres que l'on sait, les juifs sont désignés comme coupables. Aucun étonnement. Ne pas oublier qu'après tout, la bonne conscience est l'un des composants du mal.


8 novembre 2023. - Beau temps (2°C→13°C). Un point sur mes conditions lectorales. En intérieur : quasi impossibilité. Rénovation énergétique oblige, chantier devant, chantier derrière, chantier au-dessus, chantier à gauche, chantier à droite (de surcroît, les ouvriers rotent…). Dans le parc public le plus proche : employés municipaux rentabilisant plus que de raison leurs tondeuses à gazon furibardes. Dans le parc public le plus éloigné : un peu plus de calme, mais des mouflets qui piaillent et des bancs trop à l'ombre pour être honnêtes. Au cimetière : une inhumation à grands coups de pelleteuse (les morts ne sont jamais plus dérangés que par leur nouveau colocataire qui parfois rote et pète). Finalement, j'ai trouvé un vague bonheur sur un banc qui surplombe le confluent. Un peu trop de circulation automobile, cependant l'exposition est bonne. Seul problème, au bout d'une petite trentaine de minutes de lecture, l'irruption tintamarresque d'une machine à souffler les feuilles mortes… Voilà, j'en suis là, la nuit tombe. Néanmoins, ce matin, lu À la cyprine d'Eugène Savitzkaya. Un peu toqué, un peu cochon, très belge pour tout dire (ce sont des poèmes). Cet après-midi, entamé Le Dernier Ange, premier roman de Robert de Goulaine. Collectionneur de papillons vivants, ami de Julien Gracq, érudit, poète, châtelain et vigneron produisant un fameux muscadet, ce type était un drôle de loustic.


9 novembre 2023.- Pluie fine (12°C). Olivier Guez, L'enlèvement de Josef Mengele. Très bien fait, informé comme il faut, mais on se demande à quoi bon ? En dehors de distraire le lecteur, y a-t-il un but moral ou esthétique dans tout ça ? Est-ce de la littérature ? (Guez ne fait pas grand-chose du personnage Mengele, qui est bien falot). Rien (ou presque) : je ne m'inquiète pas de mon état morose. Il est en moi, et je l'ai apprivoisé. C'est devenu une sorte de solide fondation qui ne s'effrite pas. Un continuum vital qui me soutient, qui me fait lever les bras et bouger les jambes. Je pourrais même dire que c'est ma morosité qui me fait avancer.


10 novembre 2023. - Ça fluctue, ça fluctue ! (11°C). Ce matin : fini le Guez. Il me semble difficile de romancer aussi facilement les arpents tragiques de l'Histoire et de diluer ainsi Mengele dans une vague fiction. Guez montre certes un peu la banalité du mal, mais il le fait banalement avec les armes du petit roman que l'on ne lâche pas, c'est un problème, voire une impasse… L'exofiction chez David Grann ou Jean Rolin — pour prendre un exemple local — c'est tout de même autre chose. Midi : le ton désabusé du speaker de France Culture. 13h25 : une bourgeoise blanche nous apprend que le désir est une construction sociale. Cinq minutes plus tard, elle se préoccupe de la sexualité des minorités noires aux États-Unis (sans commentaires). Après-midi : profitant d'une rare éclaircie, je risque mon museau dans les extérieurs. Sur mon banc, lu quelques pages de Robert de Goulaine. Petit goût précieux, cela n'a pas l'air d'être grand-chose. Sur le chemin du retour, boîte à livres. Rien déposé mais chapardé : En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova (volume presque neuf, la quatrième de couverture évoque Sebald, Barthes, Mandelstam et Sontag). Retourné dans mon petit intérieur, je me jette sur mon canapé où j'entame derechef Le Voyant d'Étampes d'Abel Quentin. Les trois premières pages sont bien drôles (dans des teintes assez post-houellebecquiennes). Rien (ou presque) : rien ne me sert d'être renfrogné, de déambuler en reniflant mes propres rancunes. Non, j'ai la maussaderie sautillante et presque joyeuse. Je ne marmonne pas.


12 novembre 2023. - Quelques petites averses au débotté (12°C). Quentin. Moult questions autour des sciences : sciences dures et sciences molles. Le racisme biologique de l'extrême droite, le racialisme du wokisme porté par les sciences sociales. Le roman scientifique (expérimental) aussi. Belle mécanique de la forme (qui est très adroite), belle mécanique du fond (qui est plus complexe qu'il n'y paraît).


13 novembre 2023. - Ciel gris, pendaison, petite bruine torve (14°C). La fin du Voyant d'Étampes ressemble à un pied de nez trop facile pour être honnête. C'est dommage, car le reste est assez finement fagoté et sait se libérer d'influences qui pourraient paraître de prime abord un peu trop prégnantes (Houellebecq, le Roth de La Tâche ou le Coetzee de Disgrace…).

Marin mon cœur d'Eugène Savitzkaya. Un homme observe son bébé et c'est très simple, très beau : une somme de premières fois.

La correspondance de Flaubert est imparable. On l'ouvre au hasard et on tombe sur des merveilles : « J’ai connu, comme vous, les intenses mélancolies que donne l’Angélus par les soirs d’été. Si tranquille que j’aie été à la surface, moi aussi j’ai été ravagé et, faut-il le dire, je le suis encore quelquefois. Mais, convaincu de cette vérité, que l’on est malade dès qu’on pense à soi, je tâche de me griser avec l’Art, comme d’autres font avec de l’eau-de-vie. À force de volonté, on parvient à perdre la notion de son propre individu. Croyez-moi, on n’est pas heureux, mais on ne souffre plus. » (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie).


To be continued.