mardi 27 mai 2025

Psychogeographie indoor (147)

 


« At present I would prefer not to be a little reasonable » (Bartleby)


29 avril 2024.– Temps trop nuageux pour être honnête (13°C). Bref retour dans le journal non expurgé de Green. Un peu las, après deux ou trois descriptions assez homoérotiques, je l’ai laissé choir, car voyez-vous je ressens un grand besoin de dépaysement, d’exotisme et de soleil. Trois choses que l’on ne trouve pas tout le temps à l’ombre des pissotières. Me suis rabattu sur la Louisiane de James Lee Burke. Entamé Purple Cane Road, sixième volume de la série Dave Robicheaux. L’odeur des sandwichs aux huîtres frites y est très bien décrite, pour le dépaysement c’est déjà ça. Sinon, ce midi sur France Culture, subi trente minutes d’interview avec Édouard Louis. Ce type, ce transféré social qui vire au raciste social, cette bourgeoisie chochotte qui pense être passée du bon côté de la domination, tout cela me donne un léger urticaire.

30 avril 2024.– Temps nuageux, une certaine douceur (19°C). Chez Burke, c’est un peu toujours la même histoire : un meurtre sordide, un tueur vaguement satanique, des flics et politiciens corrompus, des « têtes d’huile », le passé qui remonte comme une bestiole crevée peut remonter du bayou. On pourrait dire de ces ressassements qu’ils ont tout du travail sur le motif, on pourrait aussi dire qu’il y a là un certain manque d’inspiration, que le territoire romanesque de Burke se résume à un territoire géographique sur lequel il brode toujours le même canevas. Reste que dans sa Louisiane, il y a tout de même un certain dépaysement et que parfois l’on ne demande pas grand-chose de plus qu’un certain dépaysement (il y a toujours des nuages derrière mes rideaux). Chez Maurice Martin du Gard, dans ses Mémorables, loin de la junk food, un autre dépaysement : celui des temps. Rencontre avec Georges Bernanos. Nous sommes en 1931. Bernanos sort de Bloy, de Drumont, de Barbey d’Aurevilly ; il aime la pauvreté brillante, la sainteté pleine de soufre. Il déteste les juifs… Encore les juifs, toujours les juifs… Hitler n’a pas encore totalement « déshonoré l’antisémitisme ». Chez Morand et Chardonne et dans leur correspondance, ce n’est pas mieux, c’est toujours un peu la même litanie. Ce sont encore les juifs, toujours les juifs (aujourd’hui ce sont encore les juifs, la bêtise antisémite perdure). Morand voit Vichy comme un repaire d’anti-hitlériens. On sourit à peine en le lisant.

Nombreuses acquisitions. Du précieux frôlant l’incunable : Dépêches au cerf-volant de Sainte-Croix-Loyseau, Artistes sans œuvres : I would prefer not to de Jean-Yves Jouannais, Le Goût de Londres de Bernard Delvaille, Paris 1926 : la société de l’ennui de Ludwig Hohl, Portraits et préférences d’André Suarès, Espagnes de Louis Emié. Un peu de littérature grande presse : Outre-Terre de Jean-Paul Kaufmann, Vingt ans avant de Bernard Frank. Un successeur de Chardonne : Feu mon histoire d’amour d’Alain Bonnand. Un inclassable : Canisy de Jean Follain. Des classiques pas encore lus : Notes sur l’affaire Dominici de Jean Giono, Une Vie d’Italo Svevo. Un acrimonieux distingué : Venises de Paul Morand… Voilà des munitions !

1er mai 2024.– Ciel couvert, le muguet fait grise mine (17°C). Saucisses, bacon, épis de maïs luisants de beurre, côtelettes de porc frites, légumes cuisinés au gras de jambon, pommes de terre flottant dans la graisse, œufs brouillés sur le grill, huîtres frites, gumbo, sandwich po’ boy, bœuf cajun ou jambalaya. Chez Burke, les aliments sont parfois appétissants, mais ils pourraient engendrer quelques troubles coronariens chez le lecteur. (Pour le reste, le livre n’est pas si mal que ça, l’intrigue avance cahin-caha, je ne suis pas vraiment déçu.) Tout étant dans tout, mais peut-être pas tout le temps, dans la correspondance de Chardonne avec Morand, il n’est pas question de cuisine cajun. Mieux, il n’est jamais question de nourriture. C’est à croire que les deux loustics ne s’alimentent que de leur propre bile. Par contre, et pour en revenir au tout est dans tout, il est question des Mémorables de Maurice Martin du Gard, (ouvrage que je lis à l’alternat avec leur correspondance). Aux alentours de la page huit cents, Martin du Gard s’entretient avec Valery Larbaud. Les deux parlent des journées de travail du second. La façon de travailler de Larbaud n’est ni aventureuse (desultory), ni régulière et systématique : « il m’arrive de faire de très gros efforts matériels, soit en composant, soit en traduisant, soit en lisant et en prenant des notes, c’est-à-dire de passer des journées et des nuits à ma table de travail ou de nombreuses heures dans ma bibliothèque. Puis cela sera suivi de plusieurs semaines d’oisiveté relative, sorties, promenades, excursions, ou encore un repos forcé à la suite de l’effort donné. Mais, dès que les forces reviennent, le processus de maturation reprend… » Nous voilà loin du bayou.

Mort de Paul Auster. Aimé ses débuts, sa Trilogie new-yorkaise, moins le reste.

3 mai 2024 – Quelques belles éclaircies (15°C). Lever 5 h 00. Labeur. Sieste. Fatigue corrélative. Feuilleté L'Artistes sans œuvres de Jouannais. C'est une petite affaire qui me semble assez à mon goût. Trois pages du Journal de Léautaud, elles aussi assez à mon goût.

4 mai 2024.– Éclaircies et passages nuageux parfois denses. Quelques courtes averses (19°C). Le chat de ma nouvelle voisine est un félidé miniature tout aussi attachant qu'il est aventureux. Ce matin, il s'est caché derrière ma bibliothèque et en est ressorti avec sa petite caboche pleine de gros moutons de poussière. Courtes déductions en forme de question : peut-être faudrait-il que je fasse le ménage plus en profondeur ? Mes montagnes de livres ont-elles accouché d'une souris ? Sinon, ce matin, j'ai aussi changé de pantoufles, ce qui me permettra sans doute d’appréhender l'existence sous de nouvelles perspectives. Fini Purple Cane Road de James Lee Burke. Loin d'être son plus mauvais. On y sent même comme un début d'amorce de renouvellement. La fin, toute pleine de pirouettes romanesques, est simplement réussie. Enchaîné avec Jean-Yves Jouannais et ses artistes sans œuvres. Joli thème : les œuvres qui n’accèdent pas à la lumière, la partie immergée de l'iceberg, mieux, les œuvres non produites pourraient avoir autant d'importance que les œuvres produites. Jouannais convoque Dubuffet et l'Art Brut, l'homme blanc est un peu renvoyé à ses pénates artistiques, « l'idée de l'occidental que la culture est une affaire de livres, de peintures et de manuscrits, est enfantine ». En complément, les Cahiers de Cioran. Pas de petit félidé à l'horizon, pas d'Art Brut non plus, mais un type qui redevient timide avec l'âge, un type qui doit tous ses mouvements de bonté au scepticisme, un type qui se réveille à cinq heures du matin et se demande : « Où va cet instant ? À la mort. »

5 mai 2024.– Large couverture nuageuse, quelques gouttes (20°C). Malgré les nuages, lecture en extérieur possible et même agréable. Voisinage présent, mais assez sage. Du côté de la faune, deux ou trois petits félidés domestiques en goguette, un escargot et un drôle d'oiseau plein de couleurs bariolées (certainement un piaf exotique égaré). Du côté des livres, immersion dans I would prefer not to. Pour tout vous dire, cela me convient assez. Tout d'abord, parce que j'ai un tuba virtuel qui me permet toutes les apnées lectorales. Ensuite, parce que le dénommé Jouannais fait très bien avec le dilemme qu'il a dû rencontrer. C'est-à-dire construire une œuvre palpable, ce livre qu'il a écrit et que je lis, qui ne fait que tourner autour de ce qui n'est pas œuvre et qui n'est en tous les cas pas réalisé dans le palpable. Outre ce dilemme adroitement contourné, on parlera du dilemme de Bartelby. Il y a aussi le fait que Jouannais évite de ripoliner son sujet en peignant des carrés blancs sur des fonds blancs, ce qui serait un peu trop ton sur ton (pour éviter l'hallali des froissements, on ne parlera pas du trop fameux combat de nègres dans un tunnel inventé par le père Allais). De surcroît, il monte sa petite affaire simplement, de façon structurée et didactique, convoquant tour à tour Fénéon, Balzen, Joubert ou Rigaut, autant de types qui ne se seront jamais mis en « frais de forme » et n'auront finalement laissé que des traces derrière eux. Il est donc question de parler d'absence d'œuvre et plus précisément d'improductivité, de non-démonstratif d'ironie du geste et de poésie des coïncidences. On sent bien que pour un peu Jouannais serait de cette caste-là. Mais que voulez-vous, il faut bien des passeurs, alors il s'oublie, non œuvrant, et il passe. (Parfois, ce sont les passeurs qui forment l'œuvre de ceux qui ne veulent pas former œuvre. Que serait Kafka sans Max Brod ? Que serait Félicien Marbœuf sans Jean-Yves Jouannais ?)

6 mai 2024.– Météo sinistre, ciel plombé, averses patibulaires, rien de printanier (12°C). Humeur à l'image du temps, c'est-à-dire un peu sinistre. Comme tout va bien de travers, les travaux de gentrification ont repris autour de moi. Bruits de chantiers furibards, incessant va-et-vient de camions, décidément la bourgeoisie m'en veut (qu'elle ne se rassure pas : je serai le dernier des Mohicans !). Pour en revenir à la lecture et aux « artistes sans œuvres » de Jouannais, après avoir gracieusement tourné autour de quelques œuvres d'artistes le plus souvent impalpables – Klein et le gaz, le Roumain André Cadere et son fameux bâton coloré – il finit son petit truc par un bel éloge de la copie (et même de ceux qui auront cessé de copier, Bartelby est évoqué, la boucle est bouclée). Pour Jouannais, copier est une forme d'admiration et de dévotion créative. Ce n'est pas une imitation sans valeur, mais plutôt l'occasion de laisser apparaître de nouvelles voies de pensée et c'est aussi une sorte de célébration. La copie, et notamment la copie littéraire, n'est donc qu'une forme d'engagement profond avec le texte original permettant de découvrir de nouvelles perspectives tout en prolongeant l'acte de lecture qui se transforme ainsi en acte d'écriture et, par le fait, en une nouvelle création. On avouera que tout cela est assez retors, mais personnellement je n'y trouve rien à redire. Dans des atours moins évidemment modernistes, poursuivi mon petit bonhomme de chemin lectoral avec Le Venises de l'abominable Morand. C'est un livre censément consacré à la vieille cité lacustre que tout le monde connaît, mais on sent bien que c'est aussi un peu autre chose. Ce pluriel n'est pas là pour rien, il fait la différence. (Disons alors que monsieur l'ambassadeur offre un double portrait : celui d'une ville et celui de lui-même). Comme d'habitude, nous sommes tout de suite enchantés par le style de Morand. Par sa façon d'exprimer un maximum de choses en un minimum de mots, par ses formules rapides et désinvoltes, par ses phrases qui scintillent. Comme d'habitude, nous sommes aussi un peu affligés, car tout cela : la concision, la désinvolture, le scintillement, porte sa propre ombre. Chez Morand, le style est souvent au service du pire (au bout de quarante courtes pages, les juifs et les invertis sont tout de même déjà beaucoup évoqués).

Bernard Pivot est mort, comme si c'était possible…

7 mai 2024.– Légère amélioration, quelques éclaircies finalement plus présentes que les courtes averses (15°C). Humeur assez apathique, motivation et inspiration un peu en berne. Je n'y suis pas vraiment. Cependant, toujours dans Le Venises d'un Morand qui n'est plus pressé, mais seulement vieux. Alors il laisse la fenêtre qu'il avait ouverte à 17 ans et il se souvient. Oh, pas seulement de Venise qui n'est qu'un fil rouge, mais de bien d'autres choses. De lui-même, par exemple. C'est son premier texte ouvertement autobiographique et on y voit flotter les souvenirs en bord de canal. Sa jeunesse anglaise, Paris et les roaring twenties, Valentine Hugo et la foire du trône. Histoire de rester un peu à Venise, il y a aussi de belles pages sur le Club des longues moustaches, sur le monocle de Henry de Régnier, c'est très bien : « Personne ne portait le monocle avec autant de hauteur que Henri de Régnier, tête rejetée en arrière ; le sien était une sorte d'œil de bœuf creusé dans le dôme de son crâne poli, pareil à une sixième coupole de Saint-Marc. Le thé, c'était leur drogue d'hiver. Jaloux, Abel Bonnard, Du Bos l'offraient aux dames avec des rites mandarins. Les droits d'auteur les eussent dégoûtés, s'ils en avaient eu. Tous étaient pauvres, ou presque. »

Sinon, Bernard Pivot est toujours mort.

9 mai 2024.– Belle journée essentiellement ensoleillée (20°C). Hier, vie sociale. Restaurant, nourriture en quantité raisonnable, quelques boissons en quantité raisonnable également… Ce matin, petit tour de vélo, une quinzaine de kilomètres. Là encore, la raison était de mise (j'attends encore un peu avant de m'aventurer dans des randonnées d'amplitude cingriaesque). Mes courts efforts musculaires derrière moi, back in Venises. Morand y regrette le plaisir des années 20. Un plaisir qui, s'il était sans vraie contrainte, savait rester de bonne tenue. Puis, il s'afflige de l'américanisme, de la drogue, des mitraillettes, des films érotiques et des hippies, ces bouddhas crasseux qui ne lui inspirent que du mépris. (Quant aux touristes avec leur Nikon en bandoulière, ils ne sont pas mieux.) Bref, Morand constate que le savoir-exister a remplacé le savoir-vivre et que le monde d'hier s’enfonçant dans le monde moderne par larges plaques tectoniques, la sottise ne peut qu'avancer à grands pas. Sa propre décrépitude lui tourne autour, Venise se noie avec lui : « C'est peut-être ce qui peut lui arriver de plus beau. »

Cet après-midi, lecture en extérieur avec un petit félin sur les genoux (le chat de la voisine prend ses aises). Quelques pages du journal de Julien Green. Il se masturbe beaucoup par tristesse et sans réel plaisir, se fait enlever deux petits kystes sur la « pine » et visite une Allemagne assez assommée par le nazisme naissant. Demain, labeur. (Je n'ai travaillé que trois jours en deux semaines, c'est déjà trop.)

10 mai 2024.– Splendido tempo, finalmente primaverile (25°C). Lavoro, breve ritorno al Diario di Jules Renard. Tre pagine hanno reso felice la mia giornata. E poi questa riga : « Voyager doucement, comme un poisson mort. »

11 mai 2024.– Temps estival (mais qui ne devrait pas durer) (25°C). Matinée consacrée à la pratique assez modérée de quelques activités de faible intensité sportive. Joué avec le chat de la voisine, effectué une quinzaine de kilomètres à vélo en tentant sagement d'éviter la circulation automobile, puis accompli cinq kilomètres de dérive pédestre en sifflotant. Pendant ces pérégrinations à demi sportives, pris quelques petites pauses à visée récupératrice lors desquelles j'ai repris la lecture du Journal de Julien Green. Pas mal de choses sportives là-aussi, mais elles étaient davantage liées aux pratiques sexuelles diverses et variées de l'auteur. Au milieu de cet océan de stupre, je dois bien reconnaître que l'ancien Green, sage et catholique, éprouve beaucoup de difficultés à émerger (Si j'étais malin-coquin, je remplacerais le verbe émerger par le verbe turgescer). En parlant de malin-coquin, consacré une petite partie de mon après-midi à la lecture de La Deuxième vie, dernier ouvrage de l'ami Sollers (forcément son dernier et pour toujours). C'est tout petit, c'est très bien. Une quintessence de ce que fut la dernière manière de Sollers. Un vrai faux roman plus philosophique que psychologique, plus 17e que 19e. Des bribes sur les temps présents, sur le fait que ceux-ci nous assomment consciencieusement, de l'ironie sur les nombreuses tares desdits temps (je ne les énumérerai pas au risque de passer pour réactionnaire). Tout cela et surtout et avant tout de l'émotion. L'émotion de lire un type qui sait pertinemment qu'il ne sera bientôt plus là, un type qui s'invente une nouvelle vie, une deuxième, pas une seconde, avant de rejoindre la vaste communauté des trépassés. Un type qui constate que le (son) néant est là, et que ce néant contemple le monde éclairé par un soleil noir (j'ai préféré mal périphraser la magnifique dernière phrase que tout le monde recopie).

Sinon : « Il est difficile de percevoir la colossale innocence des habitants terrestres. Ils n’ont rien à faire là, ils ne sont que les produits de séries de malentendus entre les hommes et les femmes, et, quels que soient leurs délits, même criminels, un voile d'innocence les enveloppe de la naissance à la mort. »

12 mai 2024.– Le ciel se couvre déjà ; nous y revoilà ! (24°C). Vingt kilomètres à vélo (j'augmente les distances). Rien lu, mais feuilleté trois monographies consacrées à William Eggleston, Stephen Shore et Vivian Maier, trois holotypes de la photographie américaine. Les deux premiers sont de grands coloristes, et la troisième, une sorte d'artiste sans œuvre qui aura été découverte après sa mort (c'est la plus touchante). Par ailleurs, je fais mes valises. Demain, départ pour la Provence où, malheureusement, la météo ne s'annonce pas au beau fixe.

13 mai 2024.– Tarascon. Beau temps peu nuageux devenant plus variable (24°C). Rien vu de Tartarin, mais vu le château en bord de fleuve, le centre historique assez décati, abandonné par les commerces, mais tout de même très joli. Cerise sur le gâteau, une odeur entre l'œuf pourri et le chou décomposé qui semble enrober la ville d'une gangue pestilentielle. En cause, une usine à papier classée Seveso qui jouxte la ville. Déjeuner à Beaucaire, le long du canal. Pas foudroyant, l'odeur y était encore pire. Demain, visite d'Arles (sous la pluie).

14 mai 2024.– Arles. Ciel plombé, pluie (18°C). Revisité la ville, chose que je n'avais pas faite depuis plus de cinquante ans. Arènes, Amphithéâtre et quelques musées (bel expo Dubuffet). Rien lu.

15 mai 2024.– Ciel se dégageant au fil de la journée (20°C). En bon touriste moyen, visite de Saint-Rémy-de-Provence et des Baux-de-Provence. Beaucoup d'Américains et de Japonais. Pour tout dire, trop de monde (les Alpilles sont jolies).

16 mai 2024.– Orage violent en début d'après-midi, puis un ciel se dégageant totalement par la suite (20°C). Pont du Gard avec quelques souvenirs de sorties scolaires, une pelle « roulée » au fond d'un bus… Visité Uzès : calme, étonnante, belle avec quelque chose de l'Ombrie.

17 mai 2024.– Soleil, soleil et encore soleil ! (23°C). Retour dans les Alpilles, mais plus à l'écart des flux touristiques. Fontvieille et ses moulins, pays de Daudet père et de sa trop fameuse chèvre. Belle randonnée pleine de senteurs du cru. Déjeuner à Maussane-les-Alpilles, petite localité typique (comme on dit). L'après-midi, Eygalières, charmante bien malgré les stars vieillissantes qui y séjournent plus que de raison.

18 mai 2024.– Averses (18°C). Retour de Provence, route sous la pluie et entre les camions Lettons, Polonais, Slovaques, Danois… N'en jetez plus…

Dans Libé(ration), Lindon parle de Robert Walser. Constat : Walser, on voudrait toujours le garder pour soi, avec cette impression que les « autres » ne le méritent pas vraiment.

(Chambre verte) Le 18 mai 1980, le mont Saint Helens dans l'État de Washington est entré en éruption, tuant 58 personnes. Au Japon, c'est le mont Usu, situé sur l'île d'Hokkaido, qui est aussi entré en éruption. À Macclesfield, dans la banlieue de Manchester, aucune éruption notable, mais cela n'aura pas empêché un freluquet un peu palot d'opter pour les effets létaux d'une corde à linge. Alors que bon, hein, la vie, c'est parfois tout de même pas si mal que ça.

19 mai 2024.– Beau temps se couvrant en fin d’après-midi (23°C). Ce matin, cinq ou six kilomètres de dérive psychogéographique. Sur mon piètre chemin, récupéré un volume de Maurice Garçon dans une boîte à livres. Il s'agit de ses Histoires curieuses, éditées par la Librairie Arthème Fayard en 1959. J’imagine du mordoré. Cet après-midi, entamé Les Notes sur l'affaire Dominici de Giono. Ce sont effectivement des notes sur la fameuse affaire, mais ce sont surtout des notes sur la langue de Gaston Dominici, sur la valeur de ses mots et sur le fait que ce sont eux, leur nombre restreint, qui auront condamné le vieux bougre plus que toute autre chose. La seconde partie du texte est un essai sur le caractère des personnages à l'œuvre dans la fameuse affaire. C'est aussi un essai sur le caractère de la Provence. Évidemment, la Provence de Giono n'a presque rien à voir avec la Provence que j'ai visitée la semaine dernière. La sienne est basse et haute tout à la fois. Ce sont ces Basses-Alpes que l'on a transformées en Haute-Provence, une rude contrée où les esprits sont façonnés par la solitude et où des hommes de peu de mots semblent avoir plus de points communs avec le Mongol ou l'habitant des déserts du Nouveau-Mexique qu'avec le Marseillais volubile. On aura compris que, pour Giono, le caractère d'une terre forge le caractère de ceux qui l'habitent ; mieux, cette dite terre forme même leur langage. Ce n'est pas très original, mais cela a le mérite d'être un peu vrai.

« Je dis à l’Avocat général : « Il aurait été excellent que la première phrase du Président soit celle-ci : avant de commencer, nous allons d’abord nous entendre sur la valeur des mots et la place des pronoms dans le discours. » M. Rozan me fait la grâce de ne pas être très étonné par ce que je viens de lui dire. (Par la suite il sera tellement de mon avis qu’il en fera état dans de nombreuses interventions.) Exemple (à la reprise d’audience, tout de suite après ma remarque) : LE PRÉSIDENT, s’adressant à l’Accusé. — Êtes-vous allé au pont ? (Il s’agit du pont du chemin de fer.) L’ACCUSÉ. — Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. Pour lui qui n’emploie jamais le verbe aller, pour dire : aller au pont, aller à la vigne, aller à la ville, il croit qu’il s’agit de substantifs : une allée, une allée d’arbres, une allée de vignes ; et il répond : il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été. Or, comme il est surpris par la phrase du Président (combien anodine cependant, et j’ajoute que le Président ne pouvait pas s’exprimer autrement — moi-même si j’avais eu à formuler la question, je l’aurais faite de la même façon que lui) — comme il est surpris par la forme de la phrase, qu’il y a un mot qu’il ne comprend pas tout de suite, il hésite avant de répondre, il se trouble. On interprète ce trouble. Entendons-nous : ce n’est pas de là que surgira une erreur judiciaire. Nous verrons cependant plus loin qu’en déplaçant un petit pronom, ou en mettant au pluriel ce qui est au singulier, on anéantit complètement une phrase accusatrice et terrible. Et je le répète : c’est un procès de mots ; il n’y a aucune preuve matérielle, dans un sens ou dans l’autre ; il n’y a que des mots. »

20 mai 2024.– Beau temps, orageux en fin de journée (24°C). Quinze kilomètres à vélo (trouvé quelques chemins éloignés de la circulation) suivis d'une dizaine de kilomètres de dérive pédestre. Entre ces deux activités de nature vaguement sportive, je me suis réservé quelques pauses où j'ai pu finir Les Notes sur l'Affaire Dominici de Giono. Je dirai que c'est très bien. Giono ne se préoccupe finalement pas tellement du brouhaha de l'Affaire qui devrait l'occuper (les faits, aussi horribles soient-ils, sont rappelés brièvement), mais comme je l’écrivais hier, il tourne plutôt autour de la parole de Dominici. Un type qui, malgré un vocabulaire restreint à une trentaine de mots, peut parler de sa vie bucolique avec des accents dignes de Virgile : « Ils vivent de troupeaux, de ruchers, de lavanderaies, de contemplation. Ils cherchent éperdument à se distraire : donc ils s’instruisent. Ils ne sont pas cultivés mais savants. Cette science leur vient tôt. À vingt-cinq ans, ils ont une expérience qui, dans le monde, est appelée l’expérience des vieillards. Même celui qui passe pour être l’idiot du village, même celui qui est l’idiot du village. Leur vie solitaire étant une suite ininterrompue de combats avec l’homme (eux-mêmes et autrui), ils connaissent l’homme. N’ayant de contact (sauf de combats) avec personne, ils sont obligés de tout apprendre seuls : donc, de tout essayer, de tout prendre à zéro, de se faire opinion sur tout. De là, dès qu’ils savent, une certaine arrogance. Pour atteindre à la modestie, il leur faut une force surhumaine. Quelquefois ils l’ont. » Cet après-midi, fait un tour à la jardinerie. Acheté quelques fleurs que je rempoterai demain. Le chat de la voisine les regarde déjà de biais.

21 mai 2024.– Ciel nuageux avec de courtes éclaircies (20°C). Lu À la recherche d'André Gide de Pierre Herbart. Un témoignage de première main où, en moins de cent pages, Gide apparaît comme un genre de toqué assez carabiné. Le voilà moins intellectuel que ressentant les êtres et les choses, ne cherchant pas tant à plaire qu'à offrir de lui-même une image conforme à ce que pensent les autres ; trouvant des voluptés bâclées avec des « petits complices », enfants du peuple et « nègres » avec lesquels aucun dialogue n'est possible si ce n'est physique (Herbart est cependant assez peu disert sur la sexualité particulière de Gide) ; affichant un goût certain pour le sordide et le teigneux qui relèvent pour lui de la sensualité ; ne s'offusquant de rien et étant porté par une inlassable curiosité servie par une absence totale de préjugés (Herbart parle de répugnance). Ayant fricoté dans l'intimité de Gide plus qu'aucun autre, le témoignage d'Herbart pourrait ressembler à un coup de pied de l'âne. Il n'en est rien, le sujet Gide est vraiment aimé et bien au-delà de ses croquignoleries (croquignoleries qui me le font paraître de plus en plus intéressant). En complément, léger retour dans la correspondance Morand/Chardonne. Ces quelques lignes que l'on a le droit de trouver fort drôles : « Reçu un mot très gentil et très poli de B. Frank, qui me remercie de l’avoir accueilli. Je lui demanderais bien de venir dimanche 24, mais j’ai invité Michel Déon et (m’a dit Brigitte Leclerc) il y a entre eux une histoire de femmes, et ils risquent de se jeter à la tête une vaisselle qui ne m’appartient pas. »

Demain, retour au labeur après quinze jours de congés ; sans entrain.





To be continued





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