mardi 27 novembre 2012

Subway Sect - Peel Session # 1



1. Watching The Devil (0:07)
2. Stool Pigeon (4:25)
3. Double Negative (7:27)
4. Head Held High (10:09)

samedi 24 novembre 2012

Psychogeographie indoor (34)


1.

« Ce que je vous écris là m’a mis dans un état mélancolique délicieux. J’ai le cœur plein de feuilles mortes ; remuez-ça du bout de votre ombrelle. La mélancolie est à la tristesse ce que le velours est aux autres étoffes. Quel dommage qu’elle passe vite et qu’il faille redevenir sérieux, énergique, se secouer, agir ! Avec cette mélancolie-là, j’aurais vécu cent ans. » (Jules Renard, diary)


28 février.- Ciel bleu. Douceur (13 °C)

Odilon Redon : Souvenirs. Gaston de Pawlowski : Inventions nouvelles et dernières nouveautés. Que de l’obsolète, peinturé pour l’un, biscornu pour l’autre.

Les héritiers : Roussel, Larbaud. Les employés de bureau : Kafka, Pessoa. Les médecins : Céline, Chauviré. Les diplomates : Claudel, Giraudoux. Les ouvriers : Navel, Poulaille. Le domestique : Walser. Le « manœuvre de chantier » : Thierry Metz…

1 mars.- Journée printanière. Soleil (19 °C). La Sibérie semble bien loin.

Pour vivre heureux, ne pensons plus. Laissons faire notre « moi » végétal. Certains idiots le font très bien. Ils vivent comme des buissons, ne doutent de rien…
Besson chroniques. Selon Besson Mallarmé est l’auteur des plus belles réponses jamais faites au fameux questionnaire de Proust. Sa vertu favorite ? « L’enfance ». Sa fleur préférée ? « La bouche »… Cherché les autres réponses, en vain…

2 mars.- Ciel bleu, belle douceur (20 °C).
Mort de Gérard Rinaldi, impeccable isthme zidien, accessoirement « clown blanc » des Charlots. Mort de Jérome Brézillon photographe impeccable. Les morts vont toujours par deux.

L’intelligence nous fatigue. La bêtise nous repose.

Toujours chez Gaston de Pawlowski, cet intelligent raisonnablement idiot. Est-il seulement un peu reposé ? « Toujours dans le domaine de la coiffure, il nous faut signaler l’ingénieuse pâte d’aimant avec laquelle on badigeonne actuellement les crânes de nos chauves les plus notoires. Il suffit d’approcher ensuite de la tête des cheveux artificiels en fil de fer pour que ceux-ci, attirés par la pâte d’aimant, se collent tout aussitôt sur le crâne. Les cheveux artificiels prennent ainsi naturellement leur place sur la peau véritable du crâne. Pour les militaires qui désirent se coiffer en brosse, des clous ordinaires pourront suffire. »

3 mars.- Beau temps quasi printanier (21 °C). Cela ne va pas durer. On annonce un retour de froideur pour la semaine prochaine. Des giboulées de neige, ce genre de précipitations incommodantes.

Il faut que les mots tombent comme autant d’évidences.

Vin. Sieste prolongée. Bruits de la maison. La maison est un organisme vivant. Réveillé, mollement. Toujours dans un état de demi-sommeil. Cet état qui offre les plus définitifs éclairs de lucidité qui soient.

Racines, souvenirs et mélancolie.

Vertiges de Sebald. Loin du roman-roman (que Dieu nous en préserve). Loin de la « littérature de voyage » (qu’Homère nous en préserve). Une littérature labyrinthique, impressionniste et fantomale avec des bribes de souvenirs qui remontent. Une littérature qui privilégie l’« approche » rêveuse tout en constatant les effets de l’histoire sur notre intimité la plus enfouie. On monte le Saint Gothard avec l’ami Beyle (qui n’est pas encore Stendhal). On « passe » en Italie avec Casanova. Il est enfermé sous les plombs surchauffés du Palais des Doges, il a des rats gros comme des lièvres pour seuls compagnons. On visite Vérone, ses arènes, ses cyprès. Il y a ce voyage ferroviaire entre Vienne et Venise. On se réveille la nuit au milieu d’une bruine scintillante, c’est l’Argentine… Tout cela est émouvant, parfois inquiétant, toujours mystérieux. À suivre…
Pour le reste quelques pages de Pessoa et cette phrase : « je rêve dans la vie comme dans le sommeil qui est aussi la vie ».

4 mars.- Belle matinée. Douteux après-midi. Grisaille en marche. Sebald, Vertiges. Vérone. Lac de Garde. Milan. Retour à Vérone. Sebald ne parle jamais de la république de Salo, on la sent pourtant roder en bord de Lac. À Vérone les branches de la Via Cavour frottent le toit des bus (c’est vrai, je l’ai constaté). Il y a des arènes, des touristes et de l’inquiétude. Des assassins assurément plus fictifs que réels frappent dans le noir, c’est le groupe Ludwig.
Certains ont cru bon d’affilier Sebald au courant de la « micro histoire » italienne. Il y a certainement quelque chose de vrai dans ce catalogage-là. On part du détail et on chemine doucement vers le global. Il y a cependant une différence notable, un léger décalage qui fait toute la différence : Sebald a tout du scientifique, de l’universitaire qui cherche, mais ses micros trouvailles sont toujours filtrées par le domaine de la mémoire et du rêve. L’approche est objective, mais l’analyse ne peut être que saisie par la subjectivité. Il n’y a donc pas de vérité scientifique, car il est toujours question de sentiments.

5 mars.- Ciel oscillant. Exorde des giboulées. (9 °C). Fatigue. Lombalgie.
Drôle de coalescence : Thé indien et biscuits suédois (pomme cannelle)
Quelques inventions de Pawlowski. Quelques lignes du journal de Renard : « Lamartine rêve cinq minutes et il écrit une heure. L’art c’est l’inverse ».

6 mars.- Ciel fluctuant. Vent glacial (5 °C).
Peut-être ai-je besoin d’un docteur Gachet pour fermer le commutateur de ma pensée. Cette pensée en désordre qui reflue devant les désordres de la matière.

Il faudrait aussi que penser ne soit pas s’user. Non en fait il faudrait que penser ne soit pas tout court.

Relire Artaud : Van Gogh Le suicidé de la société.

7 mars.- Ciel morose.

Lombalgie.

Tout est de ce qui sera.

Renard, Diary : « je ne peux regarder une feuille d’arbre sans être écrasé par l’univers ». Rien d’autre.

8 mars.- Vent ciel changeant.
Ce que le labeur, nouveau et dématérialisé, aura tué c’est le rapport même avec l’objet du travail. Or sans objet du travail, il ne peut y avoir qu’aliénation par le travail.

Chez Mallarmé la syntaxe est une structure spirituelle où les mots tombent naturellement les uns sur les autres. Le lecteur est dubitatif ; il trouve tout cela bien mystérieux ; c’est pourtant si simple : « Attribuons à des songes, avant la lecture, dans un parterre, l’attention que sollicite quelque papillon blanc, celui-ci à la fois partout, nulle part, il s’évanouit ; pas sans qu’un rien d’aigu et d’ingénu, où je réduisis le sujet, tout à l’heure ait passé et repassé, avec insistance, devant l’étonnement. »

9 mars.- Soleil, ciel bleu pâle. Encore un peu de fraicheur, du vent.
Gaston de Pawlowski invente la vache à café. Avec l’ancienne vache à lait, elle est idéale pour le petit déjeuner. Je ne vous parlerai pas de la vache à bière qui n’est qu’une odieuse invention germanique.
Quant à Jules Renard, il est heureux ; tous ses petits ballons le tirent en haut.Voilà.

10 mars.- Soleil. Ciel IKB. Vent trop froid, dommage.
Vertiges. Sebald retourne sur les lieux de son enfance. Trente ans plus tard, tout est encore là, mais tout est changé. Il constate les changements, puis il se souvient. Archéologie de la mémoire, flottement romanesque. La fiction pointe son nez, elle pourrait prendre le pouvoir elle ne le fait pas. Sebald reste ce scientifique sentimental qui manipule des fragments, des éclats d’autobiographie, de la mémoire en brume.

Une fois son village natal quitté, retournant vers l’Angleterre, il traverse le sud de l’Allemagne en train express. Le territoire est tiré au cordeau, impeccable jusqu’aux moindres recoins. Tout semble anesthésié par l’organisation et Sebald tombe dans une lancinante et pénible narcolepsie ferroviaire. Tout défile : les pâturages et champs labourés, les parcelles de forêts et les gravières, les terrains de football et les installations industrielles, les lotissements et les maisons individuelles ; tout défile et pourtant rien ne bouge, tout semble détruit par l’aménagement et la compartimentation à l’extrême ; tout oublie l’homme et finalement c’est l’homme qui s’oublie :  « Cet aménagement du sud-ouest de l’Allemagne finit au bout de plusieurs heures de tortures toujours plus intenses par me convaincre que mes synapses étaient désormais soumises à un processus de destruction irréversible »


2.


11 mars.- Vent violent. Ciel changeant.

Ecrits d’Odilon Redon. Cet être flottant, contemplatif, enveloppé dans ses rêves. Quelques inventions de Gaston de Pawlowski. Rien de plus.

12 mars.- Ciel gris bleu. Du vent.

« Le ciel bleu est ma première œuvre d’art »

Pour Holderlin il n’y pas de ciel bleu. Il n’y a que de l’éther, un éther flottant dans un espace où plus rien n’est à imaginer. C’est l’âme du monde, la synthèse de l’air et de la lumière.
Quand il est question de ciel bleu Kandinsky n’est si loin d’Hölderlin que ça : « À mesure qu’il s’éclaircit, ce qui lui convient le moins, le bleu prend un aspect plus indifférent et paraît très lointain et indifférent à l’homme, comme un haut ciel bleu clair. Plus il s’éclaircit, plus il perd de sa résonance, jusqu’à devenir un calme muet, devenir blanc. »
Lu quelques pages du Journal d’Odilon Redon. Il ne parle pas que peinture. Il parle de bien autre chose. Il fait son écrivain. Je me demande s’il parlera du ciel bleu.

Si tout ce qui est rare et précieux alors ce que nous écoutions quand nous étions jeunes était précieux, car rare. Nous n’étions pas saisies par l’abondance, les disques étaient difficilement trouvables. Quand ils étaient trouvables, il nous fallait parfois les acheter et souvent les voler. Que ce soit dans l’amour ou le rejet le rapport à la « chose écoutée » était donc forcément plus fort, plus crucial. Aujourd’hui tout est trouvable, nous pouvons voler sans risque, haïr faiblement et aimer mollement. Et puis de toutes les façons nous n’avons presque plus envie de rien, nous sommes assommés par l’abondance.

13 mars.- Ciel bleu. Peu de vent. Douceur quasi printanière (19 °C).
Je suis à l’alternat entre les journaux de Jules Renard et d’Odilon Redon. Jules fait le malin avec Guitry père, il fait aussi son spirituel, il ne peut pas s’empêcher de faire son spirituel. Odilon, lui, lit Dante et Madame de Sévigné, il a bien raison de les lire, il y bien pire à lire (tiens, il faudrait que je retourne un peu chez ces deux-là).

Quittant les diaristes, j’ai fini l’après-midi en trainant chez l’épistolier Hugo Von Hofmannsthal, je l’aime assez, il porte une belle moustache, ses phrases ont une pureté lactescente incontestable et puis c’est un être flottant, que voulez-vous : « Même ma propre pesanteur, l’engourdissement habituel de mon cerveau me semblent être quelque chose ; je sens un affrontement délicieux, tôt simplement infini, en moi et autour de moi, et parmi les matières qui s’affrontent il n’en est aucune dans laquelle je ne puisse me glisser. J’ai alors l’impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l’existence, si nous nous mettions à penser avec le cœur. Mais quand cet étrange enchantement m’abandonne, je ne sais plus rien dire à son sujet ; je ne pourrais pas davantage alors expliquer au moyen de paroles raisonnables en quoi consistait cette harmonie qui nous traversait, le monde entier et moi, de son flottement suspendu, ni comment elle m’est devenue sensible que je ne saurais donner l’indication exacte sur les mouvements internes de mes entrailles ou les stases de mon sang. Indépendamment de ces hasards étranges, dont je ne sais guère d’ailleurs si je dois les attribuer à l’esprit ou au corps, je mène une existence d’un vide à peine croyable… »

15 mars.- Temps magnifique. Ciel bleu farci. Pas de vent. (22 °C)
Les chroniques de Patrick Besson sont d’un intérêt assez fluctuant, pour tout dire elles sont trop marigot et communisme de droite pour pouvoir espérer être pertinentes à coup sûr. Disons qu’elles parviennent à être vraiment bonnes et intéressantes quand Besson nous arrache un demi-sourire voire une demi-larme quand il retrouve la simple et courte émotion de son meilleur roman (Lettre à un ami perdu).

Pour le reste, plus haut, bien plus haut : Hölderlin « Qu’est-ce, aux. Vieux rivages heureux… »

16 mars.- Beau temps, pour rien.
Rien ou quasi rien. Bêtise ambiante, morosité. Un peu chez Odilon Redon : « j’ai de la répulsion pour ceux qui prononcent à pleine bouche le mot “nature”, sans avoir rien dans le cœur. ». Rien de plus.

17 mars.- Ciel bleu se recouvrant de grands aplats gris sur le tard. Trop de vent.
Il faut se méfier des mélancoliques doux, prenez Richard Quine : des films, drôles, délicieux, parfois tristes, l’invention de Kim Novak, puis l’oubli, un peu… Un jour il rassemble ses amis et il se tire une balle dans la tête, devant eux comme ça. Le désespoir tranquille vous fait faire de drôles de choses.

Retour dans les voyages de Pierre Loti. Il entre dans Jérusalem sous un ciel « tout noir ». Les coupoles brillent sous une pluie torrentielle et glacée. Les pèlerins sont nombreux. Ils viennent d’un peu partout et cheminent dans des ambiances des Cours des Miracles. Les pèlerins russes sont les plus bruyants et il leur arrive même de mourir sur place, c’est vous dire si on les remarque. Pendant ce temps-là Jérusalem titube, elle est en équilibre sur des strates de religion, il lui faut être sainte pour tout le monde (chrétiens, juifs, musulmans) et ont toujours l’impression qu’elle va s’écrouler sur ses vieilles pierres. Seuls les musulmans peuvent accéder à l’esplanade des mosquées, les escaliers du Saint-Sépulcre sont bien usés, les juifs sont tristes devant un vieux mur à moitié écroulé. Au-dessus de la ville monte un bruit incessant de lamentations et de prières. Loti n’est pas si sourd que ça, il ne croit pas, pourtant quelque chose de mystérieux le taquine, il n’a jamais été aussi humainement rapproché du Christ et les effluves du passé qui se dégagent des vieilles pierres semblent un instant l’amadouer. Il n’est pas croyant, mais un petit nimbe de mysticisme s’éclaire au-dessus de lui.

18 mars.- Matinée pluvieuse. Température en baisse (12 °C), l’humidité forcément.
Loti est parfois terriblement antisémite, il tourne autour de la place des lamentations et ne voit que des êtres chafouins avec de petits yeux larmoyants. Leurs robes sont magnifiques — des velours, noirs et bleus, violets et cramoisis –, mais leurs visages sont d’une « laideur spéciale ». Il n’y a que les jeunes juifs pour être frais comme des bonbons. Que voulez-vous ces gens-là ont crucifiés le Christ et ils ne peuvent qu’en garder la trace indélébile gravée sur le front. Loti est, pour le pire, de son temps : globalement antisémite comme tout le monde. Heureusement, il y a la nature et cette belle « randonnée » vers Jéricho. L’atmosphère est très salée, mais on respire mieux. Il faut redire que Loti est un grand panthéiste ; il décrit à merveille les abords de la Mer Morte, les rives du Jourdain, les oliviers, les figuiers. Dans les monts de Judée, il croise de jeunes bergers arabes avec des yeux de biche. À Jéricho tout semble doux et agréable, tout se tait ; passé minuit « le silence appartient aux rossignols, qui emplissent l’oasis d’un exquise et grêle musique de cristal ». Rentré à Jérusalem, Loti retourne au Saint Sépulcre, il pourrait presque croire à nouveau, le spirituel y rôde tellement.

Pour résumer : 2 pages d’antisémitisme forcené, 10 pages de spiritualité rentrée, 180 pages de panthéisme touristique.

19 mars.- Giboulées. Lombalgie. Tuerie à Toulouse. Impossible de lire quoique ce soit, les mots s’échappent, chaque ligne devient un trait.

20 mars.- Temps changeant, pluvieux en matinée, beau plus tard. Lombalgie. Mis trop de sucre dans mon thé indien. Reçu une nouvelle carte électorale. Le « tueur au scooter » roule toujours, la récupération aussi. Démagogie crispée chez NS, démagogie molle chez FH. Larmes de crocodile chez MLP. Sens du tragique chez JLM.

Il faudrait que le désir de photogénie n’existe que chez les écrivants et jamais chez les écrivains. Pourtant, il n’y a rien à faire même Salinger et Robert Walser sont rattrapés par leur image. Il y a cette trop fameuse photo où Salinger se bat contre sa propre photogénie, il y a cette autre trop fameuse photo où l’on peut voir Robert Walser mort. (Il est couché dans la neige, il y a des traces de pas, un petit chapeau à l’envers. Beaucoup se sont contentés de « lire » Walser en ne lisant, de lui, que cette photo).

21 mars.- Ciel gris. Journée sinistre. Le « tueur au scooter » n’est pas nazi, on aurait presque espéré qu’il le soit.

22 mars.- Temps changeant. Quelques belles soleillées. Douceur (20 °C). Le « tueur au scooter » est mort et me voilà bien flasque.

Il faudrait pouvoir préférer la civilité à la citoyenneté. Il faudrait pouvoir préférer le sens commun à la communauté. Il faudrait pouvoir préférer la pudeur à l’identité.

Lu quelques pages du Journal de Jean René Huguenin, rien de plus. « Le monde ne m’est jamais si soumis que lorsqu’il me déchire ».

23 mars.- Temps printanier. Belle douceur (22 °C).
Je me suis endormi sur les chroniques de Patrick Besson. J’étais posé face à un beau soleil de demi-saison, une douce quiétude commençait à tanguer dans mon propre intérieur et voilà que sans plus de souffrance que ça, je me suis endormi ! Ce sommeil ne fut ni trop court, ni trop long, il fut de juste mesure. Me réveillant à moitié j’oubliai Besson et rouvrait le Journal de Stendhal ; c’est un livre que l’on peut aisément lire dans un état de demi-sommeil. Beyle est toujours très télégraphiste de lui-même, très peu « littéraire forcé », mais très littéraire quand même (il n’y peut rien, c’est ainsi). Outre le côté « non travaillé » ce qui me réjouit toujours chez le Beyle diariste, c’est le côté grossier, ces soudaines vulgarités qui sautillent comme autant de petits farfadets malpolis : cette demoiselle que l’on fout, cette dame que l’on bourre.

Demain, congés. Sur les bons conseils de Nicolas Bouvier, j’entamerai Le Temps des Offrandes de Patrick Leigh Fermor.


3.



24 mars.- Temps printanier. Ciel bleu pâle, belle douceur (22 °C). Encore un peu endormi. Trop de vin, trop de sieste.

Acheté le petit livre de Louis Skorecki consacré à Dylan. Il est certainement édité à la va-comme-je-te-pousse. Peu importe, il sera quand même très bien (je le sais puisque je l’ai déjà lu ailleurs et pas en recueil).

À 18 ans Patrick Fermor Leigh abandonne Londres et l’Angleterre et décide de traverser l’Europe à pied de Rotterdam à Istanbul. Le Temps des Offrandes est le Journal de ce voyage-là. Ce Journal je l’adore déjà. Nicolas Bouvier l’odorait aussi, pour lui c’était « l’un des chefs-d’œuvre de la littérature nomade », il a bien eu raison de nous le signaler. On commence à Rotterdam, sous le niveau de la mer, sous la neige, nous sommes en hiver, on se croirait dans un roman de Simenon. Un peu plus loin c’est déjà l’Allemagne, il y a toujours de la neige, mais il y a aussi des croix gammées un peu partout. Il y a des croix gammées dans les merceries, dans les rues et sur les bras tendus des jeunes qui défilent mais bizarrement tout semble doux et accueillant. Les SA chantent merveilleusement bien et on se demande pourquoi et comment ils peuvent persécuter les juifs tout en brulant autant de livres comme ça parce qu’il le faut. Ensuite voilà la vallée du Rhin, Coblence, beau paysage, belle nuit de noël. Je vais m’arrêter là, je ne suis pas très inspiré.

25 mars.- Quelques rares cumulus au milieu d’un ciel bleu pâle. Vent léger (22 °C).

Passage à « l’heure d’été ». Toujours cette impression que l’on nous enlève une heure de vie pour nous la rendre trop tard et chiffonnée.

Quelques pages du Skorecki/Dylan. Face au soleil, très bien.

J’aime déjà beaucoup le Temps des Offrandes. Le jeune Fermor est un personnage de P.G. Woodhouse qui se baladerait dans les débuts de l’Allemagne nazie. Il est très détaché et ne rencontre rien de bien effrayant : de l’amabilité, de l’hospitalité. Il n’y a que les villes pour avoir quelque chose de sourd et de grondant. À Munich il faut lever le bras à la mode locale au risque de se faire rosser par quelques païens à flambeaux. Certains touristes peu au courant ont oublié de le faire, ils en ont beaucoup souffert. Fermor est donc un apolitique insouciant qui traverse un pays renaissant à la barbarie. Pourtant, rien ne semble barbare, et tout semble rempli d’une douceur amniotique. À Stuttgart il rencontre deux jeunes filles et fait la nouba avec elles. Il y a une soirée dans la villa d’un riche autochtone que l’on imagine nazi à ses heures actives. Le riche autochtone regarde un peu Fermor de travers. Il y a une Mercedes, un chauffeur et une peau de bête pour se préserver du froid. Le lendemain tout flotte ; gueule de bois et amnésie. On quitte Stugart et c’est déjà Ulm, sa cathédrale et le Danube pour la première fois. Puis c’est Augsbourg et Munich avec les défilés nazis évoqués plus haut. À Munich il y a des beuveries, de la bière, de l’amnésie, encore. Arrive l’Autriche ; Fermor est logé dans le petit château d’un comte nostalgique, on se croirait dans un roman de Joseph Roth, tout est parfait…

26 mars.- Ciel uniformément bleu. Pas de vent (22 °C).
Skorecki chez Dylan. L’enregistrement de Highway 61 Revisited, Skorecki était là, dans le studio, il a tout vu, tout entendu. Le « compte rendu » est épique… et mériterait presque un livre entier.

Hier Patrick Leigh Fermor était chez Joseph Roth. Ce matin je l’ai retrouvé au beau milieu du pays du Niebelungen, dans un paysage où tout quidam un peu imaginatif pourrait croiser chevaliers et fées. Cette partie de la vallée du Danube, entre Passau et Vienne, semble ouvrir l’imagination. La nature est belle, le fleuve est sauvage, les poissons qui nagent dedans ont de drôles de têtes mythologiques. Il y a de petites villes en bord de fleuve, elles ont toutes un petit château rempli d’histoire (s). Fermor est très érudit, je dirai même qu’il est étonnamment érudit. Il parle de peinture, d’histoire, de Shakespeare… A Melk il est ébahi par l’abbaye, c’est un décor fabuleux où le rococo s’épanouit. La description est merveilleuse, pourtant quelque chose rôde (en 1944 Melk sera transformée en annexe du camp de Mauthausen, on y tuera 5 000 personnes, tout est compliqué.) Après le Wachau, cette vallée du Danube mythique, voilà Vienne. Fermor y arrive en plein trouble, en pleine insurrection, les sociaux-démocrates se battent contre les partisans du chancelier Dollfuss (les nazis comptent les points). Les combats sont rudes, on frôle la guerre civile, mais Fermor ne semble pas conscient de tout ça. Il est toujours un peu ailleurs, à l’écart. Le calme revenu, il visite la ville, puis il s’improvise dessinateur de rue. Il faut bien manger et il neige toujours autant.

27 mars.- Temps toujours printanier. Ciel bleu sans aucune trace de nuage. (20 °C).

Peu inspiré, les notules qui suivront seront donc très faiblement articulées.

Fini le Skorecki/Dylan. Skorecki rabâche sans cesse les mêmes histoires ? On s’en fout un peu, c’est « l’effet recueil » qui accentue le côté ressassé. Skorecki plante toujours le même clou en radotant ? On s’en fout un peu aussi, il aime vraiment son sujet, ce n’est pas si courant et c’est le plus important.

Fini Le temps des Offrandes, le sourire aux lèvres, c’est un livre merveilleux.

Après Vienne Fermor entre dans cette zone frontalière trouble où Autriche, Slovaquie et Hongrie se mélangent (ce « cœur de la Mitteleuropa » que Claudio Magris a très bien décrit.) L’endroit est si fluctuant, si peu identifiable, il inspire toujours ceux qui le traversent. Les villes y portent souvent trois noms, leurs habitants ne semblent plus savoir s’ils sont juifs, turcs, autrichiens, hongrois ou slovaques. Tout bouge, a bougé et bougera encore, c’est une terre où l’Histoire ne cessera jamais de souffler. À l’écart de tout ça, en bord de Danube les bohémiens chassent rats, mulots et autres petits animaux de même acabit. Il leur suffit de noyer les trous où se cachent ces petites bestioles pour qu’elles en sortent éperdues et à demi noyées. Il n'y a plus alors qu’à les estourbirent pour que le tour soit joué ; les bohémiens raffolent des pattes de mulots grillées.
Après avoir décrit le flottement frontalier, relaté les habitudes de l’autochtone danubien Fermor se permet un détour par Prague ; même si l’on y a la fâcheuse habitude de jeter ses ennemis par la fenêtre c’est une ville qui l’inspire : « Prague me paraissait – et c’est encore le cas, après bien des voyages – être non seulement l’un des plus beaux lieux du monde, mais encore l’un des plus étranges. La peur, la piété, le zèle religieux, les querelles et l’orgueil, finalement tempérés par les élans plus doux de la munificence, de l’érudition et de la douceur de vivre… »

Le Temps des Offrandes s’achève sur un pont. Le voyage n’est pas fini, il y a une suite : Entre fleuve et forêt, je l’envisage très bien.

To be continued...

vendredi 16 novembre 2012

Remake / Remodel N°23


« Un roman ça commence par le bruit d'une porte qui s'ouvre ou qui se ferme. Il ne doit pas y avoir d'exposition. C'est pour Balzac les expositions. Je débute par le geste d'un personnage, un geste qui me surprend. L'important, surtout c'est la scène capitale, le centre invisible qui attire l'esprit quand il s'éloigne. Même dans ce qui n'est pas un roman comme la Joie de cette vie. Le centre, c'est l'hôtel abandonné. Je vivais dans un hôtel qui allait fermer. J'étais le dernier client. L'automne finissait, il y avait une tempête et j'étais seul. Je me disais que je trouverais là des idées qui seraient mon secret. Mais je ne les ai pas trouvées./ Ça donnera peut-être un roman ?/ Non, ce n'est guère possible. C'était une idée trop bizarre sur l'instant. Le monde se réduit pour nous à un instant, à ce que nous en percevons. Le mot allemand Augenblick me paraît plus expressif : le temps d'un coup d'œil. » Puis ceci, plus loin : « Baudelaire pense que la fin du monde a eu lieu mais que nous ne nous en sommes pas aperçus. C'est peut-être vrai. Qu'est-ce que c'est, exister ? Nous sommes des ombres et parfois des ombres chinoises. »

jeudi 15 novembre 2012

Donald Fagen - Sunken Condos (2012)

 

La précision est une chose importante et Donald Fagen est toujours précis. Certains diront qu’il est même trop précis, qu’il manque totalement d’accident, d’anicroche et de tous ces obstacles obligatoires que l’on pose devant soi lorsque l’on se risque à vouloir trébucher dans l’émotion. Pourtant, il y a de l’émotion chez lui. Oserais-je dire qu’elle est plus longue à monter, subtile à percevoir et problématique à ressentir que chez bien d'autres ? Certainement un peu de tout cela. Avec Fagen nous n'avons jamais vraiment  mal (forcément il est loin de l’accident), il nous fait plutôt du bien, mais toujours par la bande et un brin perfidement. Disons que l’émotion rencontrée en l'écoutant a tout de la satisfaction retorse. J’y vois personnellement le triomphe du peaufiné, une régularité incroyable, une assurance, une harmonie entre l’esprit et la matière sonore à triturer si lissée, que tout ce déploiement de savoir-faire semble, à la longue, me conduire vers les rives ensoleillées d'un radieux étourdissement.
Pour le reste en dehors d’étourdir radieusement l’auditeur par sa précision, Donald Fagen est toujours ce New-Yorkais dépressif qui a incontestablement reçu une bonne cargaison de falbalas jazz-rock seventies sur le coin de  la tête. Cela ne l’empêche pas d’être encore l'un des meilleurs. L'un des meilleurs parce qu’il ne revendique rien, parce qu’il ne fait pas semblant d’inventer quoi que ce soit (à son âge forcement), parce qu’il se contente de faire très bien ce qu’il a toujours très bien fait. Avec ses chansons millimétrées faussement simples et vraiment futées, ses mots au cordeau et comme tirés par la ficelle de l’âge, Sunden Condos pourrait bien être son plus sautillant album depuis le multiplatiné Nightfly en 1982. Production impeccable, chaque chose à sa place, ponctualité métronomique qui vire singulièrement au sensuel (Sunden Condos est un disque précis et sensuel qui pétille d’énergie), foule d'accords. Comme la clique qui entoure Donald est parfaitement professionnelle et bien à même de faire mousser l'ensemble tout en évitant de le faire déborder dans les affres pépères du Steely Dan amoindri, il y a beaucoup de plaisir à prendre dans tout ça, presque du bonheur.
Voilà pour la musique, voilà pour la précision.