vendredi 26 février 2021

Psychogeographie indoor (106)

 













« Je ne suis plus de ceux à qui les verdures portent quelque espérance » ( D'Aubigné)


1.

15 novembre 2020.- Nuages, vent, pluie légère (15°C). Le Dictionnaire égoïste de Charles Dantzig est certes un peu amusant et heureusement emberlificoté, mais on se demande de temps à autre si le bougre aime vraiment ce dont il parle, on a quelques doutes. Bon, il m’a d’ores et déjà donné l’envie de lire Avant la nuit de Reinaldo Arenas, c’est déjà ça.

16 novembre 2020.- Grisaille marmoriforme (13°C). Lu une interview hautement croquignolette de l'ami Gégauff (Revue Limelight,‎ Juin 1997). Pour faire bonne mesure continué mes pérégrinations lectorales par deux lettres de Jacques Vaché. Rien d'autre, trop fatigué, le labeur.

18 novembre 2020.- Beau temps (16°C). Le 14 octobre (1968) Paul Morand constate le « désastre » de l’égalité raciale en Grande-Bretagne. Le 15 octobre il avoue faire tout son possible pour ne pas recevoir journalistes et échotiers par crainte d’avoir quelques étoffes brûlées par leurs cigarettes ou pire encore, des ronds d’alcool sur ses marqueteries. Le 17 octobre il trouve Jean d’Ormesson plus niais que fin et distingué. Le lendemain il lui envoie une lettre pleine de couardise et de fausse admiration (« Cher Jean »). Le 24 octobre, il est élu à l’Académie française, il reçoit davantage de fleurs qu’il y en avait sur le tombeau de Sarah Bernhardt. Mauriac, Montherlant et Maurois n’ont pas voté pour lui, on imagine qu’ils ne lui ont pas envoyé de fleurs non plus (« Quand je pense que Bernard Grasset avait inventé les 4M, comme un sigle, un symbole d’amitié »). Le 28 octobre il est épouvanté par le ménage Barrault-Madeleine Renaud et encore plus par les Jouhandeau. Le 3 novembre Hélène son épouse, cette princesse roumaine plus antisémite que le genou gauche d'Édouard Drumont lui assène un avis littéraire plus que pénétrant : « Cocteau, chouchou des salons, a voulu, toute sa vie, à partir de 1914, s’habiller en poète maudit. D’où ce ton d’insincérité que dégage son œuvre ». Dans les Mélanges du jeune Paul Valéry, on peut lire ceci : « Les hommes sont forcés de se haïr pour se dévorer, et c’est un grand désavantage qu’ils ont là par rapport aux animaux, lesquels s’entre-mangent avec fureur, mais sans haine. Rien d’inutile chez l’animal».

19 novembre 2020.- Ciel changeant, mais rien de Vermeer de Delft (13°C). Le premier confinement était de gauche, on tapait sur une petite batterie de casseroles solidaires tout en prenant des airs de girafons ivres, le « monde d’après » serait merveilleux, on allait voir ce qu’on allait voir ! Le second confinement est de droite, plein de divisions nuageuses et d’amertume rentrée, nous ne tapons plus sur rien si ce n’est sur nous même et il n’est plus question que du « monde réel » qui se tortille là devant nous.

21 novembre 2020.- Beau temps froid (6°C). Ramener sans cesse l’écrivain - je parle d’écrivain pour ne pas parler, d’artiste, de musicien, de patineur à glace ou d’individu - à ce qu’il est et non à ce qu’il écrit me semble l’un des pires bricolages idéologiques de l’époque. Unfortunately dans son Dictionnaire, littéraire et mondial, Dantzig semble céder à cette sirène là. Il fait par exemple un éloge du groupe de Bloomsbury, en voyant certes l’humour « brouillardeux », mais en se félicitant que ces gens couchent tous ensemble tout en étant mariés à des personnes d’un autre sexe, voit en Herman Melville un homosexuel plus ou moins refoulé qui n’ose pas formuler ses fantasmes. Bref, tout cela est un peu agaçant.

22 novembre 2020.- Brumes tenaces, deux heures de soleil puis, très vite, la nuit (-2°C → 6°C). On a beau tout connaître de Charles Manson on revient sans cesse vers lui avec une curiosité, qui si elle n’est pas malsaine et tout de même un peu retorse. C’est ce que fait Fabrice Gaignault dans Bobby Beausoleil et autres anges cruels, un nouveau volume que j’ai entamé après mon Earl-grey matinal. Beausoleil était un suiveur un peu à part de la « famille » Manson (j’explique pour les béotiens) qui en assassinant un certain Gary Hinman déclenchera les hostilités qui s’achèveront par le joyeux massacre du 10050 Celo Drive. Avant son geste homicide, Beausoleil avait fricoté avec un peu tout le monde, Dennis Wilson, Arthur Lee, Frank Zappa, tutti quanti... après il ne fricotera plus qu’avec ses codétenus, la fraternité aryenne, Kenneth Anger pour lequel il composera la bande originale de Lucifer Rising ou Truman Capote pour un après-midi et un interview (il y a une photo de cette rencontre, on peut y voir Beausoleil torse nu accordant sa guitare tandis que Truman semble se pourlécher les babines). Informé et pas plus prétentieux que ça, le livre de Gaignault se lit très vite, très bien. La préface, joliment personnelle, est ce qu’il y a de plus littéraire.

Sinon dans son dictionnaire Dantzig donne quelques conseils d’écriture à Dante Alighieri. Disons que cela ne s‘invente pas.

23 novembre 2020.- Brouillard, soleil, nuages, éclaircie, brouillard à nouveau, un rond en somme (6°C). On a vu Charles Manson et sa trop fameuse « famille » comme une métastase un peu sardonique du Summer of Love alors que c’était tout de même un peu plus compliqué que ça, plus imbriqué et entremêlé, en tous les cas. En fait, tout le monde fricotait plus ou moins avec Manson et sa bande qui faisait partie du paysage comme les saladiers remplis de LSD. La consanguinité était réelle entre les « gentils » et les « méchants » et la virée tragique du 9 août 1969 n’est peut être pas un épiphénomène tragique du flower power mais plutôt son aboutissement saumâtre, pitoyable et terrifiant. C’est ce que rappelle Gaignault et il fait bien de le rappeler. Pour rester dans le négatif, l’un peu sardonique imbriqué et les fleurs fanées, il parle aussi du parking d’Altamont, de Kenneth Anger et de Jean de Breteuil ce fils de famille qui aura rendu junkie la moitié du rock-business, Jim Morrison, Keith Richards, Marianne Faithfull, Gram Parsons, Janis Joplin, le « serial killer des rock stars ». Bon je ne vais pas en dire plus, je suis très feignant et la nuit est déjà tombée, sachez simplement que dans le livre de Gaignault on croise aussi Paul Gégauff et sa femme Danielle « un couple insensé et magnétique » (décidément, Gégauff est partout) qu’il y a deux portraits poignants de Gram Parsons et Gene Clark, qu’Yves Adrien s’y ballade un peu en mode fantomale et que les quelques rencontres avec Bobby Beausoleil sont plus tristes qu’autre chose. Disons que c’est suffisant pour faire un bon livre.

24 novembre 2020.- Froid soleil (6°C). Jacques Vaché jette des grenades, tue des boches, réclame un couteau assez long, un couteau d'assassin, à sa mère (Lettres de Guerre). Le Dictionnaire de Dantzig est terriblement agaçant, je poursuis sa lecture au cas où.

25 novembre 2020.- Morne appétence automnale (10°C). Le 26 septembre 1915 Jacques Vaché est couché dans un petit lit bien doux de l’hôpital de Nevers. La vieille, au front, en première ligne, il a été blessé par l’explosion d’un sac rempli de trente grenades… Le voilà avec de petits éclats dans la cuisse, le mollet et la cheville gauche. On lui retire tout ça sans l’endormir : « j’ai tenu jusqu’au dernier… où j’ai crié. Mais quelles souffrances ! Vraiment ceux qui se font couper la jambe en fumant une cigarette sont prodigieux. »

Mort de Diego Maradona : Platini c’était la vitesse, pas la vitesse d’un corps un peu ordinaire, non la vitesse de réflexion, une façon d’appréhender à toute berzingue l’espace avec tous ses composants, la profondeur, la latéralité et surtout le hors champ. Platini cogitait plus vite que tout le monde, il se créait du temps et ce temps créé devenait espace, c’était sa singularité et certainement son génie. Maradona était un autre type au corps bien ordinaire, un type qui savait qu’il y a des « choses que l'intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais », un instinctif, un croisement chancelant entre Garrincha et une sorte de Serge Lifar court sur pattes pour qui le drible sera toujours le triomphe du MOI de l´inspiration sur le MOI de l´obligation. Ce que l'on appelle aussi un génie.

26 novembre 2020.- Rares nuages (11°C). Numéro spécial de l'Équipe, Dieu est mort, beau papier de Vincent Duluc.


2.

27 novembre 2020.- Du soleil dans le genre à quoi bon (13°C). Le militant est persuadé d’avoir toujours raison, c’est l’une de ses nombreuses tares. Chez le jeune Paul Valéry on peut lire ceci : « Méchanceté de celui qui a raison – L’être qui "a raison", qui "a droit", qui tient ou le "juste" ou le "vrai" – est toujours séduit à tirer avantage de sa possession – et à glisser vers une méchanceté toute naturelle… dans "l’intérêt de la Vérité ou de la Justice" ». Rien d'autre (ou presque).

28 novembre 2020. Froideur céruléenne (6°C). Dans son dictionnaire égoïste, Charles Dantzig explique que le lecteur doit plus que moins faire un crédit de temps à l’auteur. Pour lui trente pages suffisent, c’est la bonne mesure. Si le lecteur n’est pas convaincu au bout de ces trente pages, c’est que l’auteur n’est pas fait pour lui et il doit alors le rejeter de la « plus impitoyable manière ». Ironie, j’attaque la deux cent soixantième page de son Dictionnaire et je ne suis pas vraiment convaincu par Dantzig. Son style farfadet m’assomme (comme si un farfadet pouvait assommer quiconque), ses afféteries et la haute conscience qu’il a de lui-même m’ennuient quant à son communautarisme rampant, il m’agace. Cependant, et l’ironie est encore là, certaines de ses notules m’intéressent vivement (Noël Coward, Julio Cortázar). Conclusion, il ne faut jamais lâcher un auteur trop vite, surtout quand c’est lui qui nous intime l’ordre de le faire.

Chez Vaché, dorénavant traducteur pour les troupes britanniques, jolis croquis, premières lettres à André Breton.

29 novembre 2020.- Premiers vrais frimas (2°C). « (Joseph) Roth fantasme sur les gays comme un antisémite sur les juifs ». Voilà peut-être la phrase qui va m’encourager à laisser choir Dantzig et son communautarisme finalement plus fatigant que rampant. Rien d’autre.

30 novembre 2020.- Froideur (3°C). Pierres de Caillois dédicace sublime : « Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces, des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image ; de telle pierre pan de chevelure opaque et raide comme mèche de noyée, mais qui ne ruisselle sur aucune tempe là où dans un canal bleu devient plus visible et plus vulnérable une sève ; de telles pierres papier défroissé, incombustible et saupoudré d’étincelles incertaines ; ou vase le plus étanche où danse et prend encore son niveau derrière les seules parois absolues un liquide devant l’eau et qu’il fallut, pour préserver, un cumul de miracles. [...] Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l’art des jardins et celui des bouquets – et il lui resterait encore beaucoup à dire – ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère. » Chez le jeune Valéry : « il faut être à demi dans l’ombre... »

2 décembre 2020.- Temps hivernal (3°C). Dans ses Cahiers Cioran cite Plotin pour qui l’existence ici-bas c’est « l’âme qui a perdu ses ailes ». Or l’ami Cioran se trompe, il croit citer Plotin alors qu’il cite Plotin citant Socrate. Pour preuve dans les Ennéades on peut lire ceci : « Il dévoile ainsi un peu la doctrine que Pythagore enseignait par des symboles. Platon, notre premier maître à tous, dit beaucoup de choses fort belles sur la nature de l’âme et sur ses migrations, mais il n’est point partout d’accord avec lui-même. Dans le Phédon, Socrate, témoignant son mépris pour le monde sensible et blâmant le commerce de l’âme avec le corps, se plaint que l’âme soit enchaînée dans le corps, qu’elle s’y trouve ensevelie comme dans un tombeau, et cite avec éloge cette maxime enseignée dans les mystères que nous sommes ici-bas comme dans une prison. Empédocle regarde cet univers comme un antre. Quant à Platon, il emploie une autre expression : dans la République, il nomme ce même univers une caverne ; il dit que, pour l’âme, sortir d’ici-bas, c’est briser ses chaînes et fuir de la caverne. Ailleurs, dans le Phèdre, Socrate dit que les âmes descendent ici-bas parce qu’elles ont perdu leurs ailes ; que l’âme qui a perdu ses ailes devient pesante et tombe jusqu’à ce qu’elle s’arrête dans un corps auquel elle s’attache ».

3 décembre 2020.- Quelques vagues élcaircies (7°C). Nos présidents de la République sont ainsi faits qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de claironner avec moult appogiatures leurs goûts littéraires à qui veut bien les entendre. Évidemment lorsque Nicolas Sarkozy avoue un très grand entrain pour Sándor Márai ou Emmanuel Macron un amour immodéré pour Jean Echenoz on sent bien qu’il y a là un peu de pose et peut-être quelques conseillers tapis dans l’ombre. On ne doutera pas par contre de François Mitterrand et de ses penchants chardonniens, de la grande sincérité de Georges Pompidou lorsqu’il était question de poésie (Pompidou était un vrai type cultivé, soyons pompidoliens). Le cas de Valéry Giscard d'Estaing qui vient de rejoindre la vaste communauté des trépassés est un peu plus intrigant. En dehors d’un goût sûr, mais un peu classique pour Maupassant ou Flaubert (un goût d’inspecteur des impôts un peu avisé), il faisait aussi partie d’une de la discrète cohorte des thuriféraires de l’œuvre d’Emmanuel Bove. En un mot comme en cent Giscard était bovien ! Ce qui, chose étonnante, lui fera pour l’éternité un point commun avec le terrible, et parfois génial, Raymond Cousse. Preuve que mes allégations ne viennent pas de nulle part, cette lettre envoyée à Philippe Soupault : « Cher Monsieur, J'espère que vous ne m'en voudrez pas de l'indiscrétion qui consiste à vous écrire sans vous connaître et qui est d'autant plus coupable qu'il s'agit de renseignements à vous demander. J'ai été intéressé récemment par la lecture de l’œuvre d'Emmanuel Bove, qui a aujourd'hui complètement disparu, non seulement de la devanture, mais de l'arrière-fond des librairies. J'imagine que vous avez eu l'occasion de le rencontrer, puisque l'essentiel de son œuvre se situe à une époque où vous animiez les mouvements littéraires contemporains. Ce serait pour moi un grand privilège si vous pouviez me donner quelques renseignements à son endroit. Qui était-il ? Quelle était sa manière d'être ? Quelles traces a-t-il laissées ? J'ai appris que madame Bove vivait encore à l'heure actuelle. Avez-vous eu l'occasion de savoir où on peut la joindre ? Vous serez surpris de cette curiosité qui n'entre pas dans l'exercice normal de mes fonctions, mais s'il est interdit au ministre des Finances d'avoir un cœur, du moins selon la réputation, il ne lui est pas interdit de s'intéresser à la littérature. »

4 décembre 2020.- Petite bruine glacée (4°C) Pour Paul Valéry les choses se passent de telle manière, que les « corps tombent ». Quant aux objets, tout du moins un objet précis « un jour [il] ne tomba pas. Il demeura seul de son espèce, suspendu à un mètre du sol. Personne n’y comprend rien. On construisit un temple autour de lui ».

Picoré dans les Poésies de A.O.Barnabooth, elles sont toujours merveilleuses :

Dans le clair petit bar aux meubles bien cirés, Nous avons longuement bu des boissons anglaises ; C’était intime et chaud sous les rideaux tirés. Dehors le vent de mer faisait trembler les chaises.

5 décembre 2020.- Grisaille hivernale assez ordinaire (5°C). Dans Mort de la littérature, publié en 1950 l’excellent Raymond Dumay (voir mes livraisons précédentes) rappelle que la littérature est souvent, et presque tout le temps, une affaire où les conditions pécuniaires tourneboulent ceux qui veulent écrire plus qu’à leur tour. En gros, je résume à gros traits, pour l’écrivain il ne vaut mieux ne pas avoir de problèmes d’argent et rares sont ceux qui en ont vraiment. Combien de Bernanos, qui finira sur la paille et n’ayant rien pour nourrir sa famille ? Combien de Peguy qui sera toute sa vie sans argent ? Ce sont de rares exceptions. Chateaubriand était tiré de l’embarras par ses belles amies, Stendhal était rentier, Baudelaire tenait son indépendance d’un héritage qu’il dilapidait à petit feu, mais qui lui permis d’écrire assez longtemps loin des contingences, Maupassant qui était né dans un château ne fit que passer dans d'autres châteaux, Flaubert n’aura jamais eu à gagner sa vie et à lire sa correspondance le moindre revers de fortune n’était pas pour lui du domaine de l’envisageable même Gérard de Nerval pourtant considéré comme un outsider archétypal était très riche avant de se perdre et de se pendre. Quant à Proust s’il n’avait « jamais eu les moyens de perdre son temps il ne l’aurait jamais retrouvé ». Bref, les écrivains sans le sou sont bien rares pour la simple et bonne raison que l’activité littéraire est toujours empêchée par le besoin de se procurer de l’argent. L’énergie dépensée dans ces secondes activités que sont le salariat, le journalisme, le professorat ou le roman policier est considérable et tue les velléités d’écriture dans l’œuf. Voilà peu ou prou la thèse étayée par Dumay et on sent bien qu’il y a là quelque chose de terriblement personnel. Lui qui était contraint d’écrire moult bricoles alimentaires pour avoir de quoi vivre de sa plume ne pouvait être que tenaillé par cette problématique- là : oui il faut avoir de l’argent, et donc du temps, pour espérer vraiment écrire.

Rien (ou presque) : J’ai beaucoup de peine à écraser une fourmi, mais je n’en ai aucune pour en écraser cent. Ainsi ai-je foi en l’individu.


3.

6 décembre 2020.- Clouds (4°C). A poem by Emily Dickinson :


Our lives are Swiss —
So still — so Cool —
Till some odd afternoon
The Alps neglect their Curtains
And we look farther on!
Italy stands the other side!
While like a guard between —
The solemn Alps —
The siren Alps
Forever intervene!

(Nos vies sont la Suisse —
Si paisibles — si Flegmatiques —
Jusqu'à ce que quelques curieux après-midi
Les Alpes oublient leur Rideau
Et nous regardons plus loin !
L'Italie se trouve de l'autre côté !
Tandis que comme un garde intermédiaire —
Les Alpes solennelles —
Les Alpes sirènes
pour toujours interviennent !)

S'agissant de poésie la traduction n'est même pas une « trahison » elle est peut-être même tout simplement impossible. Elle peut donner tant bien que mal une idée, une couleur, un aperçu, mais guère plus. Traduire de la poésie c'est un peu essayer de traduire Le Tintoret en Swahili ou Fragonard en Roumain. Nothing else.

7 décembre 2020.- Beau temps frisquet (5°C). La nuit tombe à 17H00, je suis triste comme un Lapon.

Faudrait-il plus ou moins réhabiliter Émile Zola ? En a-t-il besoin ? On me conseille La Joie de vivre (le livre le plus triste du monde). En attendant dans la correspondance de Mallarmé on peut lire une belle lettre adressée au père Zola : « J’admire, avec tout mon esprit et de longue date, cet art, le vôtre, qui est entre la littérature et quelque chose d’autre, capable de satisfaire la foule et étonnant toujours le lettré ; et je crois que jamais torrent de vie n’a circulé comme dans ce ravin creusé par votre drame entre Paris et le Hâvre ».

8 décembre 2020.- Pluie glacée, neige ratée (5°C). Le 11 février 1966 Emil Cioran dîne avec des Roumains soûlographes. Il boit la valeur d’une bouteille de Bordeaux et se retrouve avec l’impossibilité de contrôler son cerveau : « j’ai déconné pendant des heures. Que tout cela était stupide ! »

Le même jour naissait Dieudonné M' Bala M' Bala, qui finira humoriste.

11 décembre 2020.- Humidité patibulaire (9°C). Épuisé par le labeur, santé chancelante, humeur à l'unisson (le corps allant avec l'esprit, il faudrait certainement que l'un sache se détacher de l'autre). Nouvelles acquisitions : Jean Follain - Paris, Jean René Huguenin - Une autre jeunesse, Pauline Dreyfus - Paul Morand.

12 décembre 2020.- Pluie et vent (10°C). Dans le Paris de Follain les musées s’endorment avec leurs pirogues, leurs momies aztèques et leur flèches autrefois empoisonnées. Au jardin du Trocadéro, un sorbonnard qui sent la griffe de l’âge tient sa tête entre ses mains. Plus tard, plus loin un flâneur frissonne dans son pardessus tandis que quelques jeunes filles du petit peuple, des magasinières, des modistes amoureuses parlent simplement de maladie de poitrine, de tumeurs et de cancers. Sous le ciel fané de Saint-Germain-des-Prés, une jeune femme pose sa tête sur l’épaule robuste d’un vieil étudiant. Un savetier traverse l’avenue des Champs-Élysées et assiste par hasard à la rencontre fortuite d’une voiture bourgeoise et d’un taxi (sombre écho). Dans le fond des cafés, au cœur noir des petits hôtels, des gens rêvent tout haut. Quant aux tracassés, il se réfugient dans les squares pour se remémorer le thème confus d’une vie qu’ils tentent de réparer comme on tente de réparer un vieux manteau avec du fil de brume et du fil d’or. Bref, le Paris de Follain, c’est celui de Doisneau mais en mieux, un Paris en couleurs mordorées.

Pour le reste, je suis toujours dans le pavé de Dantzig, encore agaçant, mais qui a ses moments.

13 décembre 2020.- Ciel à moitié nuageux (8°C). On ne m’enlèvera pas l’idée que ce que fait Follain dans Paris est ce qu’il faut faire lorsqu’il s’agit de « choses «écrites ». Il décrit et n’explique pas, montre et ne démontre jamais, c’est le texte qui pense par lui-même, qui dégage sa propre morale sans que l’on ne sente une quelconque intervention de l’auteur, de ses avis ou de son cogito surnuméraire. Voilà la solution, une formule de simplicité : « À la station de l’Étoile, la circulation s’est interrompue : un homme vient de se suicider ; il portait des gants rouge steeple-chase et une moustache teinte qu’il mordillait parfois, et le goût amer de la teinture était celui de toute sa vie. »


To be continued

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