1.
« Je dirai ce que j’ai aimé ; et tout le reste, à cette lumière se montrera et se fera bien suffisamment comprendre ». (Guy Debord, Panégyrique).
28 mars.- Ciel bleu. Soleil tout juste voilé (22 °C)
Retour dans le Journal de Stendhal. Campagne de Vienne (Le Danube, encore !) La guerre en dilettante, comme si l’on s’y amusait. Les populations civiles ne semblent pas souffrir, c’est une autre époque.
Demain départ pour Madère.
1 avril.- Funchal. Ciel IKB. Du vent (20 °C). Douceur transatlantique. Tranquillité lusitanienne.
Exploré l’est de l’ile. De l’un de ses points culminants (Pico di Arieiro 1816m) à son extrémité la plus orientale (Ponta de Sao Lourenço). Le point culminant est dénudé, très dénudé avec une vaste couronne de tilleuls en dessous. L’extrémité la plus orientale est sèche, très sèche. Du sable battu par les vents. C’est une exception. Vu plus d’arbres et de fleurs que d’autochtones.
3 avril.- Funchal. Ciel bleu en bord de mer. Quelques gros nuages accrochés aux montagnes.
Téléphériques et jardins (tropicaux, botaniques). Croisé quelques Madériens, ils sont impassibles et polis. La TVA monte, mais leur douceur ne descend pas. Lu quelques chroniques de Vialatte, au soleil.
4 avril.- Funchal. Bord de mer sous le soleil. Quelques nuages plus haut dans la montagne.
Visité trois villages indolents. L’un en altitude, les deux autres en bord de mer. Tourné autour de quelques beaux massifs. Piscine et Vialatte pour finir.
6 avril.- Ciel variable. Fraicheur (15 °C). Pas de quoi sautiller.
Retour de Madère. Belle ile calme pleine de fleurs et de montagnes. Lire Chardonne, Vivre à Madère (livre de vieux, pour vieux ?). En attendant, lu dans la journée le Péché des Pères de Lawrence Block. C’est le premier bouquin où apparait Matt Scudder. Il est encore alcoolique, bois déjà beaucoup de café et n’a pas encore la belle épaisseur qu’il aura par la suite (Huit millions de façons de mourir). Rien de plus normal, il s’agit d'un début. Début honorable au demeurant, lecture agréable, tranquille et rapide (le livre est court). Intrigue moyennement polareux polareuse, simplement polareuse, c’est suffisant.
7 avril.- Brume. Pluie. Peu d’allégresse. (14 °C)
8 avril.- Soleil, ciel bleu. Néanmoins : du vent, trop de fraicheur. (10 °C)
Mon seul but sera de tout dire en une phrase.
Guère motivé. Sans entrain chez Cioran, dubitatif pour tout dire. Un peu chez Mme du Deffand, elle est amoureuse d’Horace Walpole qui, lui, le bougre, préfère les garçons (il est anglais). On exécute Lally, l’épée fatale se cassant au contact d’une nuque tout autant aristocratique que récalcitrante il faut que le bourreau s’y prenne à deux fois pour que la tête du « traitre » roule bien proprement au sol. Ce mélange de civilisation et de barbarie est ravissant.
Entamé le second bouquin de la série des Matt Scudder (Tuons et créons, c’est l’heure). Scudder est rempli de culpabilité, il noie toujours autant de bourbon dans son café et aime les églises pour leur tranquillité, c’est un héros attachant.
9 avril.- Ciel gris, sans pluie. Lumière jaunâtre. Il ne fait pas chaud, il ne fait pas froid. Ce temps n’existe pas (11 °C).
Ma barbe pousse. Je suis plus ennuyé que mélancolique. Les oiseaux que j’entends par la fenêtre ne rotent pas, ils chantent. Passant de Cioran à Renard je constate que le moins roumain des deux me sied davantage ; il est soulevé par ses petits ballons pendant que l’autre sautille dans ses propres flaques de morosité. Tout cela est presque revigorant, il faudrait que je trouve quelques petits ballons à gonfler.
10 avril.- Pluie, vague orage. (12 °C).
Au risque d’en voir gigoter certains je dois dire que les syllogismes de Cioran ne me semblent pas si crucialement moroses que ça, je leur trouve même une petite joie de vivre que l’on ne rencontre guère chez Albert Caraco cet autre douteux doutant finalement bien plus sinistre en bien. Cela dit il y a quand même deux trois choses maussades à picorer chez Emil, celle-ci par exemple : « Grace à la mélancolie – cet alpinisme des paresseux – nous escaladons de notre lit tous les sommets et rêvons au-dessus de tous les précipices ».
Jacques Cheminade m’est très sympathique. Son côté gaulliste de gauche égaré dans une réunion fatale de L’Ordre du Temple Solaire à tout pour me ravir, et puis j’aimerai bien coloniser Mars en sa compagnie, je serai son M. Spock.
13 avril.- Temps changeant. Trop frais, guère printanier (11 °C).
Madère déjà loin, c’était il y une semaine et j’ai l’impression que c’était il y a cent ans.
Finir le Journal de Valery Larbaud. Entamer les Exorcismes spirituels de Philippe Muray. Écrire le début d’un roman que je ne finirai jamais. Chercher l’inspiration, ne pas la trouver. (On ne la trouve jamais elle vous tombe plutôt dessus, jamais au bon moment). Moins travailler, vivre plus.
14 avril.- Toujours ce gris, ce temps trop frais, ce vert qui pousse et tangue pour rien. Il n’y a plus de printemps.
Le Cahier d’un retour de Troie. Brautigan dernière. Comique et dépressif comme le coq à l’âne d’un hippie suicidaire. Brautigan vaut mieux que ses lecteurs, c’est certainement un type loufoque plein d’histoires cocasses, mais c’est surtout un vrai écrivain qui se soulève bien au-dessus de sa propre excentricité. Il y a un rythme Brautigan, ou plutôt une arythmie Brautigan — l’arythmie est aussi un rythme, un rythme qui ne concède rien au métronome — et Brautigan est plein d’arythmie. C’est cette arythmie ces digressions et syncopes en extrasystole qui font tout son prix. Et puis avec l’arythmie il y a aussi cette belle neurasthénie, il ne cessera pas de tourner autour, il tombera dedans, elle l’engloutira ne laissant bourdonner que la trace d’un cœur qui battait bizarrement. Des livres, une langue ?
15 avril.- Temps sinistre, décoloré, dégoulinant de pluie glacée (6 °C)
« Pourquoi ai-je gaspillé une telle proportion des 160 pages de ce cahier qui m’a coûté $ 2.50 et que j’ai acheté dans un magasin japonais le jour de mon anniversaire ? Vous voyez, je recommence. Peut-être bien parce que je suis un cas désespéré et que je ferais mieux d’accepter mon destin. »
Dans le Cahier d’un retour de Troie, qui est un vrai cahier, tout est gris, même l’humour. Brautigan est déjà presque livide, juste encore un peu sautillant par la grâce d’une arythmie qui cessera bientôt de battre de guingois. C’est un livre qui vous chiquenaude les mollets par sa morosité, qui vous taquine l’estomac par son gout de cendre. Tout cela est terriblement concordant avec la météo et les temps qui nous entourent.
Après Brautigan j’enchaine avec cet autre suicidé que fut Gilles Châtelet. Son Vivre et penser comme des porcs est rempli d’intuitions que les temps qui nous entourent ne font que les confirmer.
16 avril.- Vent sournois, pluie glacée, froideur incongrue. Il n’y a plus de saison (5 °C).
Gilles Châtelet. Années 80. Palace. Panélistes. Reagan, Thatcher. Révolution conservatrice. Mitterrand. Traitre social. Néo-libéralisme triomphant. Triomphe des financiers. Oublie de l’humain. Oublie des corps.
Oui d’accord, mais n’y a-t-il pas plus libertaire qu’un libertarien néo-libéral ? Remplaçons le sexe libéré par l’économie libérée, l’économie libérée par le sexe libéré, n’est-ce pas, au fond, la même chose ? Châtelet ne dénonce-t-il pas que ce qu’il défend sans défendre ce qu’il dénonce ? Et puis le conformisme des anticonformistes est toujours un problème. L’anti conformiste plante le même clou en sifflotant la même rengaine. Par habitude il en fait tomber son anti, par aveuglement il ne s’en rend même pas compte ; c’est un problème.
Vive la régulation ! Vive la seconde gauche ! Vive le cul secret, intime et non partagé par la « communauté » ! À bas le cul affiché et son jumeau corrélatif : le post libéralisme avancé !
17 avril.- Beau temps frais. Agréable face au soleil ; grumeleux dans l’ombre.
Reçu les « professions de foi » pour les élections de Dimanche. François Hollande est trop maigre pour être honnête. Philippe Poutou est très sympathique, Nathalie Arthaud est très communiste. Bizarrement Jacques Cheminade parait le plus censé. Je n’ai rien à dire sur les autres.
Chez Gilles Châtelet le chaos est une pluralité qui prolifère sans maitrise pour mieux sautiller en tous sens. L’ordre du Vouloir prend alors sa revanche sur les diverses mécaniques en voie de dissolution ; le souk est global comme le village et tout le monde est dépeigné. En fait, le chaos n’est pas si joyeusement folingue que ça, ce n’est qu’une pauvre petite catastrophe qui se contente d’illustrer et de « donner vie » à un modèle importé clé en main. Il n’impose aucune expérience de pensée propre tout en faisant croire qu’il est plein de desseins en sous-main. L’imposture est pourtant coriace, elle laisse croire en la tenace consistance d’un pouvoir invisible qui dirigerait tout avec la sollicitude d’un « opérateur » à la fois ingénieur et arbitre. Moi qui croyais le chaos un peu sympathique, un peu foufou, me voilà bien embêté. Il nous en voudrait donc lui aussi ? Par vengeance je me suis rationnellement endormi face au soleil. Le soleil est toujours un bon somnifère diurne. On dort tièdement et le chaos nous tourne autour. Enfin, il nous tourne parfois dedans aussi. Je dois avouer que certains de mes rêves sont assez chaotiques. Par exemple, il y a celui où le chaos prend la place de Dieu, un sacré rêve. Voilà.
19 avril.- Orages. Ciel flandrien. Un peu dans les syllogismes de Cioran. Sans passion avec l’impression de lire l’un de ces postadolescents renfrognés de prime abord aimablement antipathiques en bien, mais qui se révèlent lassant à la longue.
Un peu picoré chez Paul Hartenberg (Les Timides et la timidité). C’est un aliéniste obsolète que l’on peut lire avec un brin de perversité matoise. (Pour lui l’essentiel n’était pas dans la pensée, mais plutôt dans l’émotion. Il devait être ému pour penser ça).
Personnellement j’ai soigné ma grande timidité en étant totalement indifférent aux autres. C’est une bonne solution, un bon remède, je n’ai plus de crise émotionnelle repliée à l’intérieur de moi-même, plus d’état mental interparoxystique discernable à l’extérieur, il me suffit de regarder les autres comme des petits bonshommes de papier et le tour est joué.
2.
20 avril.- Ciel changeant. Quelques rares trouées bleues au milieu d’un tapis nuageux gris anthracite. Pluie fine. Température trop fraiche pour être honnête.
Je n’avais pas oublié le Journal de Valéry Larbaud, je l’avais simplement mis de côté pendant quelques mois. Je le rouvre aujourd’hui avec le sourire du quidam qui sait où il met les pieds. Tiens en parlant de sourire aux alentours de la page 1250, Larbaud parle de l’air provincial, de la vie des villages et des petites villes, de ce quelque chose qui est comme « l’atrophie d’une zone d’ennui, de médiocrité et de paresse résignée… » Entre ces zones d’ennui et les « vraies » villes, il y a trop de campagne à l’état pur. Le citadin ne peut pas les visiter sans revêtir au préalable une tenue de scaphandrier astucieusement reliée à deux grandes bouteilles d’air métropolitain, il traverse alors imperturbablement Chantelle, Gannat ou Lapalisse, il est le premier homme d’une autre planète à le faire. Bien enveloppé dans son air à lui, il ne ressent pas les effets délétères de l’air ambiant, les atomes qu’il respire revivifient tout : églises, musées, bibliothèques publiques, théâtres, librairie…
Larbaud aime beaucoup Moulins, je ne suis pas certain que le Moulinois de base partage cet amour-là. Personnellement j’aime bien Guéret, et les vaches qui tournent autour.
21 avril.- Quelques promesses matinales. Deux trois éclaircies puis ce temps sournois, malsain, scandaleux pour dire ! De nombreuses averses, de la fraicheur à revendre.
Larbaud ne regarde que les femmes de moins de 40 ans alors que les femmes de moins de 40 ans ne le regardent plus, c’est un problème. Autre problème le chapeau de Léautaud ! Du haut d’une plateforme d’autobus Larbaud voit Léautaud, enfin ce qu’il voit c’est surtout un chapeau trop voyant, un chapeau tellement ostensiblement singulier qu’il en devient presque semblable à une facilité d’écriture. Pour Larbaud le trop voyant n’est que de la crainte ; la crainte de paraitre quelconque : une faiblesse alors que la vraie force de la singularité ne devrait que produire un désir contraire : se sachant original il faudrait TOUJOURS paraitre quelconque !
Encore quelques pages sur la « province » et la campagne à l’état pur. Ces petits villages collés au bord des routes nationales, leurs rues latérales qui se perdent dans les champs puis ces grandes étendues sans vraies villes où l’ennui et la vulgarité sont loin.
22 avril.- Ciel changeant. Quelques belles soleillées. Moins de fraicheur.
Élections. Voté sans entrain et avec beaucoup d’aquoibonisme. Dans le bureau de vote il n’y avait que des « petites vieilles » qui semblaient se déplacer sur des pantoufles à coussin d’air.
Larbaud visite la Belgique et les Pays-Bas. À Anvers il devient pyschogéographe sans même le savoir. Il se promène à pied, au hasard, jusqu’à la nuit « faite ». Il prend le tramway, au hasard encore, « jusqu’au bout ». Les Belges sont sympathiques, quand ils commencent une discussion en flamand, on peut leur répondre en français, le français devient même une koinè moins antique, un autre esperanto.
Sur la route menant vers les Pays-Bas, il y a des bois de sapins, de chênes avec des taillis dont les couleurs, brun-jaune, jaune-roux, mauve, brun-rose, sont comme celles des maisons ; ces maisons jouets que le retrouve chez Simenon (Un crime en Hollande). La lumière est très belle, une clarté uniforme qui tombe d’un grand ciel gris. Un ciel de peinture.
23 avril.- Pluie, vent, fraicheur. Sinistre troïka. Regardé le plafond avec des yeux noyés par l’asthénie. Le plafond ne bougeait pas, je ne bougeais pas non plus, nous étions tous deux hypnotisés par notre lassitude commune.
Factuel, vie littéraire. Larbaud est toujours ce type à l’esprit curieux, ouvert et xénophile. Il aime les livres (les Français, les hispaniques, les Anglo-saxons) et nous aimons le voir les aimer. En dehors de tous les livres qu’il aime, il est aussi rempli de petits tracas quotidiens, ce n’est pas un problème, en diariste souffreteux Charles du Bos est bien pire.
24 avril.- Vent violent, tempétueux. Puis, soudain, un calme inquiétant ; un calme enveloppé de gris.
Levé 4 heures. Labeur. Sieste. Léthargie sur canapé. Très peu lu : deux pages de l’ami Beyle, trois de Valery Larbaud (diary pour tous les deux).
Le catoblépas est un animal un peu effrayant que l’on n’aimerait pas rencontrer dans une rue sombre. Il est pourvu d’un long cou grêle, d’une tête trop lourde qui traine par terre et selon Pline l’Ancien — qui s’y connait — il ne faut surtout mêler son regard au sien au risque de trépasser dans l’instant. Bon le catoblépas est surtout un peu idiot, sa tête traine par terre et il suffit donc de siffloter à son passage pour que le tour soit joué. Tenez moi qui suis moins ancien que Pline, mais un peu ancien tout de même, j’ai croisé un catoblépas pas plus tard que dimanche matin, il sortait du bureau de vote ou je m’apprêtais à entrer pour accomplir à mon tour un « devoir citoyen » qui me tenaillait comme une belle impatience. Vous pensez bien qu’averti par Pline et toute sa cohorte de vieux Grecs j’ai levé la tête tout en laissant passer la bestiole à bonne distance…
26 avril.- Tempête. Air curieusement chaud.
Fatigue. Rien lu, ou si peu. Quelques pages de l’ambassadeur de bénitier Claudel (Art Poétique). Il est toujours très bien lorsqu’il frémit autour du divin.
27 avril.- Temps sournois, gueule d’hiver, tiédeur étrange.
Proust, Gide, Larbaud autant d’héritiers et de « riches amateurs », autant d’écrivains qui enfants entendront leurs domestiques leur dirent : « avec tout l’argent que vous avez, vous n’aurez pas besoin de travailler » ils leur répondront : « oui, mais ce sera mon plaisir d’enfant riche que de travailler ».
Pourtant bien que raisonnablement doté et à l’abri Larbaud ne sera pas si riche que ça. En fait, c’est moins la « fortune » de ses parents que l’idée de cette fortune qui le soutiendra et le portera vers la littérature. Il se considèrera alors comme « un rescapé de sa situation économique initiale », un évadé.
Autres héritiers notables : JM Levet, Raymond Roussel…
3.
28 avril.- Temps lourd, humide avec un arrière-fond mékongais qui n’inspire que de la méfiance. Température enfin de saison (25 °C), mais pour rien.
Larbaud, Journal. Parfois un peu d’ennui ; l’ennui d’une petite vie littéraire trop bien réglée. Les manuscrits que Larbaud reçoit, envoie… les nombreux articles qu’il écrit pour diverses revues (le « débat intellectuel passe par les revues. Aujourd’hui je me demande par où il peut bien passer?). La petite vie littéraire trop bien réglée et puis la xénophilie : cette xénophilie qui pince sans cesse Larbaud, qui lui fait préférer l’étranger aux ‘mesures passeportiques qui refoulent les indésirables’ cette xénophilie qui le fait flotter aristocratiquement au-dessus des classes populaires s’éveillant au nationalisme.
Léautaud, Journal Particulier. Oui les chats, la saleté, se chapeau trop voyant et cette prose tout en miction, certainement tout cela, mais Léautaud est-il un écrivain qui dépasse l’image qu’il projette de lui-même ? Excède-t-il son propre désir de photogénie ? Dans son Journal Particulier, pas trop, il est certes dégoutant en bien, mais on a le sentiment qu’il n’est que ça. Marie Dormoy n’est qu’un boudin sans hanche, elle est aussi grosse en haut qu’en bas. Cela n’empêche pas Léautaud de l’enfiler (Léautaud et Stendhal enfilent tous les deux, c’est un point commun). On est un peu gêné pour elle. Elle se vengera plus tard. (En détricotant l’œuvre de Léautaud au quotidien, n’est-elle pas la principale responsable de toute cette histoire d’image ?).
Entamé le troisième Matt Scudder (Au Coeur de la Mort), consommation courante, agréable.
29 avril.- Vent violent et soleil. Nuages en excès de vitesse. Drôle d’alliage.
Lawrence Block. Scudder troisième. Whisky, femme fatale et corruption. Des clichés, une intrigue mince comme un concept, mais toujours New York. Rien d’autre.
30 avril.- Tempête la nuit dernière, vent plus shakespearien qu’un crâne au creux de la main (150 km/h !). Dégâts raisonnables : branches cassées, volets de guingois, quelques câbles d’antennes pendant laconiquement. Pluie toute la journée, cette pluie grasse et froide qui vous saisit puis vous transperce. Rien de bien printanier.
Labeur, fatigue, lombalgie. Sinistre triumvirat maréchaliste. Top emparé par mes épuisements pour lire quoi que ce soit. Je me suis donc relu plus que je n’ai lu les autres. Travaillé sur quelques fragments de ma psychogéographie en intérieur, sans entrain et avec beaucoup d’humidité autour de moi. Écris une peccadille sur la musique, avec beaucoup trop de second degré, le second degré est la béquille qui nous tuera.
1 mai.- Des nuages du gris, trop peu de soleil et une fraicheur scandaleuse pour la saison (15 °C).
On fête Jeanne d’Arc, on fête le travail, on fête le « vrai » travail. On oublie qui était Jeanne D'Arc (une illuminée ‘marginale’). On fait semblant de ne pas savoir que dans les pays censément développés le ‘vrai’ travail n’existe plus. On ne dit pas qu’il est devenu une pure abstraction, une pure abstraction noyée dans un flux financier qui n’existe pas.
Block, Scudder troisième. Pas mal, mais on sent monter la routine et les facilités. Block les fera disparaitre en rendant son faux détective plus sobre (Huit millions de façons de mourir).
Le journal particulier de Léautaud me tombe des yeux (le bougre est dégouttant ? Et alors !). Celui de Renard, qui n’a rien de particulier, quasiment pas. Il ne me met jamais à l’abri d’une trouvaille, d’une phrase, d’un mot merveilleux. Tenez pour aujourd'hui : « Rêver, rêver éperdument, et n’en rien faire paraître. Être des puits où dorment de pâles vérités ». C’est loin d’être dégouttant.
2 mai.- Orages. Une éclaircie entre 16 h 35 et 16 h 55.
Le travail est voulu, le labeur n’est que subit.
Le tour de force du chômage et de la « crise économique » c’est de nous faire désirer ce que l’on subit.
L’ouvrier, l’employé, le salarié par peur de le perdre tiens tellement à son travail qu’il en fait constamment l’apologie tout en ignorant que ce n’est plus du travail, mais bel et bien cette chose dégueulasse qu’il subit à longueur de journée : le LABEUR !
L‘actionnaire est ravi, il ne se fatigue pas plus que ça, la valeur travail est défendue par ceux qui la subissent et il n’a plus qu’à regarder la courbe des bénéfices monter tout en envisageant une prochaine délocalisation.
Tout se résume en une frileuse boucle de peur qui, une fois refermée sur elle-même, doit être transposée un peu ailleurs. L’autarcie bouclée frileuse et son clonage délocalisé sont les deux plus prégnantes caractéristiques de l’actionnaire renfrogné sur ses bénéfices.
Il faut dire que l’actionnaire n’est pas très sympathique et qu’il serait bien incapable d’inventer quoi que ce soit d’un peu tangible, d’un peu palpable.
Vous me pardonnerez cette faible analyse cryptomarxiste, je suis épuisé par le labeur et incapable de la travailler plus que ça.
3 mai.- Quasi beau temps, remarquable équilibre entre nuages et soleillées. Douceur de saison (22 °C).
Travailler fatigue. Ne travaillez donc jamais. Cela ne fait pas un pli. Manger, boire plus que travailler. Manger, boire puis dormir sous un chaud soleil. Quoique :
Pavese exilé par Mussolini se faisait lui-même à manger, c’est-à-dire qu’il mangeait froid tout en jouant la vie de famille sans famille. Deleuze exilé par lui-même n’aimait pas manger cela le dégouttait au plus haut point, il ne mangeait donc presque pas et préférait se saouler à la place. Debord qui était un autre exilé ontologique préférait lui aussi se saouler, pour lui plus rien n’avait de gout, tout était pourri par l’agroalimentaire alors il se réfugiait dans des alcools frelatés qui lui permettaient d’oublier, c’était déjà ça.
Pavese, Deleuze, Débord : les trois se sont suicidés.
Conclusion : Ne travaillez pas, mais n’oubliez pas de manger accompagné lorsque vous buvez.
4 mai.- Vent. Soleil voilé. Température agréable (22 °C).
Le Journal Particulier du vieux cochon Léautaud m’est tombé sur les genoux. Le sexe y est globalement rassis et je suis certainement encore trop vieux-jeune pour pouvoir espérer mâchonner ce type de brouet lubriquo littéraire avec toute la délectation rembrunie de celui qui sait. Donc Léautaud en particulier ce sera niet pour l’instant. Le journal pour lequel je ne dirai jamais niet c’est celui de Larbaud, on peut s’y ennuyer, mais c’est extrêmement rare (et puis il n’est jamais rassis, lui). Tiens aujourd’hui il était question de Joyce (un grand homme), Jean Paulhan était très fatigué et Adrienne Monnier n’était plus l’amie de Larbaud (je crois qu’en dehors d’une petite « histoire de traduction » autour de Joyce, il y eu aussi une histoire sentimentale entre Fargue et l’épouse de Larbaud. Adrienne était posée entre les deux tel un go-between grinçant, c’était un problème). Fini la journée chez Stendhal, je ne dirai jamais niet à son journal non plus. Aujourd’hui il longeait le Danube, froideur, mais route agréable.
À lire : Cosmos, Gombrowicz. Journal, Maine de Biran.
5 mai.- Un orage puis une avalanche de gris.
Somnolé toute la journée. Encore plein de langueur. Embrouillé pour tout dire. Lu Bébert (le Chat de LF Céline), il se lit très vite, très bien, et même entre deux phases de narcolepsie. Frédéric Vitoux qui l’a écrit est un grand spécialiste du toqué de Meudon, il est diablement informé et perche le chat Bébert à sa juste hauteur. Bébert est très haut perché, et en dehors d’être très haut perché il est aussi un peu Céline lui-même, c’est un autre Bardamu, un Bardamu plus souple et ronronnant, mais un Bardamu tout de même. Vitoux parle de miroir, d’un double qui représente l’autre devant lui, derrière lui ou à côté. J’ai plutôt l’impression que Céline voudrait être Bébert (plus que Bébert ne représenterai Céline), il voudrait être perché et léger comme lui, loin de la trop fameuse lourdeur des hommes ; léger comme un chat, un enfant, une femme, une danseuse ; les êtres légers sont d’un monde à eux et même à Sigmaringen on les sent flotter dans ce monde-là, ils gardent toujours leur petit côté aérien. Bébert c’est aussi le ‘bon juif’ de Céline, il faut le cacher et en faire un chat clandestin (castré et sans ‘race’ il ne mérite pas de vivre selon les critères nazis). Les péripéties de Bébert seront immenses, les regrets de Céline concernant la chose que vous savez ne seront jamais immenses… Ah ! Oui Bébert est aussi un chat que l’on peut trouver très drôle il suffit de lui enrouler une écharpe autour du cou et quand il cligne des yeux, fronce le nez et pointe ses moustaches on jurerait voir Lucien Descaves.
P.-S. : Léautaud pensant que Céline allait être liquidé à la Libération, il lui proposa de recueillir Bébert : « vous l’aurez bien cherché, je ne verserai pas une larme, mais vous pourrez mourir en paix, sachez que je suis prêt à recueillir Bébert qui seul m’importe… »
6 mai.- Temps variable, quelques soleillées au milieu d’une armée de cumulus ventrus.
Accompli mon devoir électoral dans un bureau de vote désert. Les petites vieilles sur coussin d’air d’il y a 15 jours n’étaient plus là.
Dans la seconde partie de son Bébert, Vitoux retourne sur les lieux mêmes de l’action : le quatrième étage de la Samaritaine où Le Vigan avait acheté Bébert (La Samaritaine qui n’existe plus et qui était déjà obsolète en 1975), les rues de Montmartre, Sigmaringen et Meudon. Jolis pèlerinages. La fin est moins joli, c’est la mort de Bébert, il rétrécit, se recroqueville, se dessèche, disparait.
Entamé les Exorcismes Spirituels du ratiocineur Muray. Aucun monde n’a été plus détestable que le monde présent. Ce genre de choses.
To be continued...
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