1.
« J’interrogeai mon être, je considérai rapidement tout ce qui m’entourait ; je demandai aux hommes s’ils sentaient comme moi ; je demandai aux choses si elles étaient selon mes penchants, et je vis qu’il n’y avait d’accord ni entre moi et la société, ni entre mes besoins et les choses qu’elle a faites. Je m’arrêtai avec effroi, sentant que j’allais livrer ma vie à des ennuis intolérables, à des dégoûts sans terme comme sans objet. J’offris successivement à mon cœur ce que les hommes cherchent dans les divers états qu’ils embrassent. Je voulus même embellir, par le prestige de l’imagination, ces objets multipliés qu’ils proposent à leurs passions, et la fin chimérique à laquelle ils consacrent leurs années. Je le voulais, je ne le pus pas. Pourquoi la terre est-elle ainsi désenchantée à mes yeux ? Je ne connais point la satiété, je trouve partout le vide. »
(Senancour, Oberman)
Récupérant petit à petit d’un long week-end alcoolisé j’ai passé l’essentiel de ma journée plongé dans de longues flaques de narcolepsie qui m’ont laissé pour ainsi dire noyé et oscillant vers le végétatif. C’est donc un genre de potamot nageant qui vous parle. Le potamot nageant possède des feuilles allongées, il flotte au gré du niveau d’eau, ce n’est pas un problème en soi ; enfin dans la mesure où le potamot nageant conserve la curieuse habitude de vouloir rêver dans de l’humide. Le potamot nageant lorsqu’il est sec ne vaut pas grand-chose, pas plus que je ne vaux grand-chose à sec, sachez-le. Tout cela pour dire que vous pouvez lire la suite de mon piètre journal à gout télégraphique. Enfin, vous pouvez le lire ou pas, vous faite comme vous voulez, le voilà :
13 mai.- Journée estivale. Bleu dense, celui de Capri, du Mépris et de la villa Malaparte (merci Coutard, merci Guérin). Soleil tellement là qu’il m’a fallu porter chapeau, celui de Piccoli et donc celui de Dean Martin (je suis presque chauve). Pour en revenir aux couleurs, au bleu et à ce ciel IKB (en plus pâle) ces mots d’Yves Klein : « pour moi, les couleurs sont des êtres vivants, des individus très évolués qui s’intègrent à nous, comme à tout… » Je ne sais pas si Klein (que j’aime) a entièrement raison, car après cette journée sous le soleil je ne suis pas plus jaune que bleu, je suis rouge !
Le journal de Larbaud, celui de Stendhal. 1500 pages et 1200 pages posées sur ma table écrue. L’un dans la collection blanche (qui est beige) l’autre chez Folio (dans une nouvelle maquette ratée). 2700 pages à lire, ni plus, ni moins. Du Larbaud j’ai déjà lu 1160 pages, le volume, lourd à porter, léger à lire, commence d’ailleurs à être sévèrement abîmé, sa tranche est presque cassée et sa couverture tâchée. Je n’ai entamé le Stendhal qu’hier et j’attaquerai sa 101e page demain matin. Il est pour l’instant plus factuel et télégraphique qu’un rapport d’autopsie, verbatim (comme on dit) et sans « travail sur le texte » apparent. En fait, c’est plutôt un beau premier jet qu’autre chose. L’ami Beyle n’est pas là pour le surmenage et il ne veut surtout pas se fatiguer plus que ça. Disons qu’il constate et retranscrit rapidement une infime part de ses journées : une pièce de théâtre, une marche autour de Bergame, deux lignes sur rien, trois sur ses amis, une comtesse que l’on « fout » comme ça au débotté, des comptes d’apothicaires… D’aucuns trouveront qu’il n’y a pas de littérature là-dedans, que les mots semblent tomber tout droit de la vie sans que le fait même qu’il soit des mots compte pour quoi que ce soit… Beyle se fiche bien de tout ça, il est simplement là pour « se constater »… se constater avec la vitesse et l’absence de graisse d’un Vivant Denon, soit ce qu’il y a de plus intelligemment prompt dans toute la littérature française… Ce n’est qu’un début. Après un mince coup d’œil anticipatif, le Journal de Stendhal semble plus copieux par la suite, avec plus de phrases accomplies et plus de choses à rogner autour de l’os. J’espère que toute cette matière n’alourdira pas le propos.
14 mai.- Pluie. Temps irlandais. On pourrait presque voir pousser des moutons. J’imagine que toute la paysannerie d’ici doit sautiller dans l’humidité.
Quand le labeur n’est pas là, les mots me viennent sans cesse, c’est une inondation qu’il me faut éponger par l’écriture. Je suppose que la semaine prochaine, le labeur là, je serais certainement plus sec qu’imbibé.
Quand le labeur n’est pas là, les mots me viennent sans cesse, c’est une inondation qu’il me faut éponger par l’écriture. Je suppose que la semaine prochaine, le labeur là, je serais certainement plus sec qu’imbibé.
Larbaud, son journal. La vie littéraire (creuser autour des curieux engagements d’Audiberti le « mage d’Antibes »). Visite de Langar, près de Birmingham, le patelin où naquit Samuel Butler (qu’il avait traduit). Larbaud photographie les lieux, achète toutes les cartes postales disponibles (la postière est ravie), et envoie tout ça à ses amis butleriens (la postière est moins ravie). Drôle de pèlerinage, les autochtones ignorent tout de Butler et encore moins de la littérature. Le tourisme culturel est encore loin. Après Langar c’est Challes-les-Eaux, une cure comme une autre. Entre deux lectures, entre deux bols d’air, on traverse souplement Chambéry et Annecy, villes plus italiennes que françaises. Il y a de petits inconvénients ferroviaires, parfois culinaires, mais une fois les excursions passées, il y surtout l’amour filial de Larbaud pour sa vraie fausse petite fille Laeta :
« Nous marchons Laeta et moi, la main dans la main, ou elle se pend à mon bras. Je me sens plus amoureux d’elle que le plus tendre chevalier peut l’être de la plus belle et de la vertueuse des dames. Je lui veux un bien infini ; je tombe, à son égard, dans une sorte d’“enfantolâtrie ” — mais dans un même instant, je lui reproche sans ménagement d’avoir posé une question stupide, ou de mettre ses doigts malpropres dans sa bouche. ».
« Nous marchons Laeta et moi, la main dans la main, ou elle se pend à mon bras. Je me sens plus amoureux d’elle que le plus tendre chevalier peut l’être de la plus belle et de la vertueuse des dames. Je lui veux un bien infini ; je tombe, à son égard, dans une sorte d’“enfantolâtrie ” — mais dans un même instant, je lui reproche sans ménagement d’avoir posé une question stupide, ou de mettre ses doigts malpropres dans sa bouche. ».
Intrigué par Laeta j’ai recherché quelques informations sur elle, je n’ai trouvé que ces lignes, elles sont très émouvantes :
« J’ai fait la connaissance de Laeta (Angioletta, petite-fille de Maria Nebbia que Larbaud appelait Laeta ) en 1967 lorsque je fus nommée responsable du fonds Larbaud de la bibliothèque de Vichy… j’avais souhaité la rencontrer pour m’inspirer de ses conseils et de ses connaissances dans la réorganisation de la bibliothèque de Larbaud dont je venais d’être chargée. Je garde un souvenir ému de la simplicité et de la gentillesse avec lesquels elle m’apportait son aide dans le classement des livres et des correspondances. Elle connaissait bien cette bibliothèque, car elle était chargée alors que Larbaud ne pouvait plus le faire, d’épousseter soigneusement les livres et de les remettre exactement à leur place, sous la surveillance muette, mais vigilante du malade. Laeta transmettait surtout, avec une ferveur respectueuse, le souvenir vivant de celui qu’elle appelait “Babbo ”. Elle rappelait avec émerveillement les visites au Jardin de Plantes où Larbaud l’emmenait, toute petite fille, contempler leurs animaux favoris et les délicieuses tasses de chocolat savourées à la sortie de Sainte-Barbe dans la pâtisserie située en face du Luxembourg. Ses souvenirs rendaient présente et vivante l’attention que Larbaud portait à l’éducation et l’épanouissement de cette petite fille et dont témoignent de nombreux passages de son journal. Lorsque virent les jours sombres de sa maladie, les sorties ensemble n’étaient plus possibles, mais leur complicité subsistait. Laeta rapportait que la seule joie de Larbaud était la lecture de ses livres dont il lui confiait le soin, la récompensant d’un sourire quand le travail était bien fait… à Valbois, Larbaud se faisait conduire dans sa chaise roulante jusqu’au tombeau du chien Brutus, son endroit favori dans le parc de la propriété. Tous ceux à qui Laeta faisait visiter le domaine se souviennent de son émotion dans ces lieux, cadre de plusieurs Enfantines, où elle avait vécu dans son enfance de belles vacances, entourée de l’affection de sa grand-mère et de Larbaud. » Monique Kuntz in Le journal de Larbaud , Gil Charbonnier.
Pour le reste Stendhal, son Journal lui aussi. Il ne fiche pas grand-chose, va voir de nombreuses pièces de théâtre, il lui arrive de « foutre » une dame de temps à autre, mais guère plus. On s’ennuie un peu, les pièces sont mauvaises et l’on ne s’imagine pas les dames autrement que faciles.
2.
16 mai.- Presque beau temps. Frais en matinée. Le labeur ne sait pas nous épargner et me voilà donc épuisé (as usual), écroulé sur une chaise de jardin et plus vide de tout que de rien (un Stakhanov flapi de plus). Je concède aisément que dans cet état l’envie de lire soit plus chimérique que le réalisme socialiste tout entier, mais j’ai tout de même eu le courage d'ouvrir deux trois choses… Oh ! Péniblement, rassurez-vous ! Quelques pages du journal de Stendhal (sur le très réputé comédien Talma, il faudrait que je creuse autour de ce Talma-là), deux chroniques de Bernard Frank (sur Stendhal, décidément Beyle est partout !) J’aurai aimé enchaîner par la Lettre au jeune artiste d’Herman Hesse, mais je suis tombé dans une profonde crise de narcolepsie (plus de muscles, plus de cogito, plus rien). Je retenterai mon Hesse demain, il est souvent presque bien, aimé des hippies et d’Alain Delon, ce qui est assez intriguant.
Les parenthèses seront mon point d’humour.
Concernant « l’affaire de ce week-end ». Je dirai que je suis plus proche de la sexualité de M Hulot que de celle de Dominique Strauss Khan. C’est un alibi parfait.
17 mai.- Chaleur, 28 °. Ce ciel avait une drôle de bouille : un Matisse sans danseuse ni collines… bref un Klein. Humeur plus Malevitch qu’autre chose. Planté deux troènes et deux chèvrefeuilles. Il faudrait que je lise Laurence Sterne et Enrique Vila-Matas :
« Je marchais sur les champs Élysée, il y a quelques jours, et le bonheur, non, ne venait pas à ma rencontre, il marchait avec moi. Je devais cette euphorie à ce que j’avais dans la poche-.- je suis ainsi, littéraire jusqu’à la moelle — . La nouvelle traduction en français de Tristram Shandy de Laurence Sterne. » Je ne sais pas si je suis littéraire jusqu’à la moelle, mais en tous les cas mon Vialatte ne quitte jamais ma valise, mon sac à dos ou ma très grande poche.
« Je marchais sur les champs Élysée, il y a quelques jours, et le bonheur, non, ne venait pas à ma rencontre, il marchait avec moi. Je devais cette euphorie à ce que j’avais dans la poche-.- je suis ainsi, littéraire jusqu’à la moelle — . La nouvelle traduction en français de Tristram Shandy de Laurence Sterne. » Je ne sais pas si je suis littéraire jusqu’à la moelle, mais en tous les cas mon Vialatte ne quitte jamais ma valise, mon sac à dos ou ma très grande poche.
Ce faux journal n’est pas plus « travaillé » que relu. Voilà donc un « flux » plus qu’une quelconque sculpture, de la matière pas plus modelée que taillée, voilà pourquoi je suis plus près de l’agrégat que de Rodin.
18 mai.- Beau temps chaud, même trop chaud. L’orage guette, l’orage n’est pas loin. Lever quatre heures, dormi deux heures, trop de bruit. On concédera aisément que le labeur m’ait épuisé par la suite. Il m’a donc fallu faire une sieste plus prolongée qu’à l’accoutumée. C’est donc tout fraîchement émergé et encore dans un semblant de vapeur que me voilà. Comme tous les 18 mai je me suis souvenu de la mort Ian Curtis. Écouté Closer, écrit, faiblement, sur cette mort que je n’oublie pas alors que j’en oublie de plus décisives et de plus intimes. Sinon Philarète Chasles est décidément impayable, voilà ce qu’il pense de Walter Scott :
« Il faudrait le prendre à la fois pour un antiquaire à l’intelligence ossifiée; et pour un greffier écossais qui demande une sinécure la harpe gaélique à la main. Quand on lui a fait l’honneur de le croire poète, il a passé pour le diffus imitateur des vieux ménestrels, copiste sans imagination des formes gothiques, rhapsode ridicule ; enfin, il a eu la réputation d’acheter ses romans tout faits. »
« Il faudrait le prendre à la fois pour un antiquaire à l’intelligence ossifiée; et pour un greffier écossais qui demande une sinécure la harpe gaélique à la main. Quand on lui a fait l’honneur de le croire poète, il a passé pour le diffus imitateur des vieux ménestrels, copiste sans imagination des formes gothiques, rhapsode ridicule ; enfin, il a eu la réputation d’acheter ses romans tout faits. »
Pour le reste l’affaire dont tout le monde parle, ferait presque oublier les « amours ancillaires » leur tradition plus que prégnante, et pas qu’en France. Par exemple saviez-vous que la reine Victoria fricotait avec son cocher, que son fiston Édouard VII était réputé pour être, aussi et surtout, le roi des petites femmes de Paris !? Le saviez-vous, hein ?!
20 mai.- Temps lourd, moite, l’orage nous tourne autour depuis trois jours sans vouloir éclater, on a l’impression d’avoir à faire à un insistant tout autant que libidineux adepte du sexe tantrique ; c’est un problème… Le labeur est aussi un problème. Mes mains sont de jour en jour plus abîmées, recouvertes d’une corne regrettable, pleines de balafres et d’échardes qu’il me faut extirper au risque de me retrouver plus plein de bois que de vie.
Toute cette affaire (DSK) m’a donné des envies de Casanova. Comme ça vlan ! Oh oui Casanova ! J’ai donc rouvert ses mémoires au hasard et je dois dire que ce hasard a bien fait les choses puisque je me suis retrouvé assez vite en prison ! En prison, puis en galante compagnie ! Allez savoir comment et pourquoi ! Bon pour le reste si Casanova avait fini bohémien du nord et bibliothécaire à Dux, scribe de lui-même et rangé des diligences, j’imagine, un destin moins calme, voire plus tragique, pour notre ex futur président potentiel.
Sinon toujours dans le Journal de Stendhal. (Que de théâtre !)
3.
21 mai.- Température estivale, quelques rares et beaux cumulus. Quand l’ami Beyle oublie un instant le théatrrre son Journal devient plus intéressant. Il y a ses nombreux problèmes d’argent (il est pauvre), les rapports pour le moins distants avec son père (la source de son argent) au-delà du « matériel » il y a aussi quelques livres, quelques idées qui traînent et il y a parfois et surtout des sentiments, oui des sentiments ! Car figurez-vous que Stendhal est souvent sentimental dans son journal ! Pour en revenir à l’aspect « poutre apparente » de l’entreprise, ces quelques lignes : « Enfin hier de deux à quatre je fis une lettre pour V [ictorine], toute différente des précédentes, beaucoup plus naturelle, mais encore enflée, cela malgré moi et parce qu’ému comme j’étais je perdais tout le naturel en voulant me corriger »
Comme je ne peux pas être dans le Journal de Stendhal en permanence, il a fallu que je trouve un autre livre à lire. J’ai choisi les Prisons de Silvio Pellico, il me semble que c’est un bon choix, il y a plusieurs points de contact entre lui et Stendhal et j’imagine qu’il y a de la fluidité confraternelle possible entre deux écrivains tout à fait contemporains l’un de l’autre… Pellico était un patriote libéral italien qui suspect aux yeux de l’occupant autrichien fut incarcéré pendant neuf ans dans la forteresse du Spielberg à Brno. Chacun sait qu’enfermé dans une forteresse on s’ennuie souvent un peu (de surcroît à Brno), alors Pellico pris l’idée d’écrire ses mémoires, comme ça sans en faire trop, avec tout son savoir-faire, puisqu’en dehors du patriotisme il était aussi écrivain (ce qui était parfait). Là où tout est très bien c’est que les mémoires de Pellico ne sont pas des mémoires, il ne parle que de ses autres incarcérations et nous lisons donc un écrivain enfermé qui se souvient d’un autre écrivain enfermé : lui-même ! Chose étonnante savez-vous ce que fait cet autre écrivain enfermé ? Non vous ne savez pas ? et bien figurez-vous qu’il écrit, lui aussi ! Il écrit avec tous les manques inhérents à sa claustration ! À Turin il n’y pas d’encre, ce n’est pas un problème, il écrit avec du charbon, avec son propre sang (une épingle et hop !). À Venise il n’y a pas de papier, ce n’est pas grave, il polit sa table, écris dessus et une fois celle-ci pleine de mots, il la rabote pour mieux réécrire dessus. On dira que l’écriture lui vient naturellement, qu’elle s’impose comme ça, comme une nécessité impérieuse qu’il faut éponger avec les moyens du bord… En dehors de l’écriture il ne reste plus grand-chose, sa famille qu’il n’oublie jamais, le dôme de la basilique Saint Marc vu entre deux barreaux, une armée de moustique qui monte avec l’humidité, une araignée et des fourmis que l’on apprivoise et puis Zanzé, la fille du geôlier, 15 ans pas très belle, mais dont il tombe amoureux, comme ça, parce qu’il le faut…
« Pour m’affermir mieux encore dans cette résolution, je songeai à faire désormais une revue rigoureuse de tous mes sentiments en les écrivant. Le mal était que la commission, en me permettant d’avoir de l’encre et du papier, me comptait les feuilles de ce papier, avec défense d’en détruire aucune, et se réservait le droit d’examiner à quel usage je les avais employées. Pour suppléer au papier, j’eus recours à l’innocent artifice de polir avec un morceau de verre une table grossière que j’avais, et j’y écrivais ensuite chaque jour mes longues méditations sur les devoirs des hommes, et en particulier sur les miens. Je n’exagère pas en disant que les heures ainsi remplies me semblaient parfois délicieuses, malgré la difficulté que j’éprouvais à respirer, avec l’excès de la chaleur et les morsures si douloureuses des moustiques. Pour diminuer le nombre de ces dernières, j’étais forcé, en dépit de la chaleur, de me bien envelopper la tête et les jambes, et d’écrire non seulement avec des gants, mais les poignets emmaillotés pour interdire aux moustiques l’entrée de mes manches. Ces méditations auxquelles je me livrais affectaient de préférence une forme biographique : je faisais l’histoire de tout ce qui s’était opéré en bien et en mal au-dedans de moi depuis mon enfance, discutant avec moi-même, m’évertuant à trouver la solution de tous mes doutes, ordonnant du mieux que je savais toutes mes connaissances, toutes mes idées sur chaque chose. Lorsque toute la surface disponible de la table était chargée d’écriture, je lisais, je relisais, je méditais sur mes propres méditations, et enfin je me décidais (souvent avec regret) à racler avec le verre ce que j’avais écrit, pour rendre cette surface propre à recevoir de nouveau mes pensées. »
22 mai.- Temps incertain, nuageux sans l’être vraiment, orageux sans pluie, quelques gouttes chaudes, mais pas plus. Rien, humeur maussade. Pas concentré, impossible de lire sans tomber dans d’inopportunes crises de narcolepsie. Aujourd’hui j’ai donc plus dormi que tout. Un légume paralysé sur canapé.
23 mai.- Beau temps, toujours chaud. Arrosé mes « arbres ». Stendhal, son Journal. Une vague chaude pisse égarée. Les bordels, Stendhal « visite » son premier bordel, le jour de Noël 1804, en famille, avec son oncle… Il visitera les bordels parisiens, mais jamais les grenoblois… enfin, cela reste à vérifier, il faudrait des témoins… En tous les cas, ce genre de visite sera toujours une « chose rare à la vérité et bien contraire à sa (ma) réputation ».
Après ces quelques étalages stendhaliens, j’ai rouvert un autre journal, comme ça, presque au hasard : celui de Charles du Bos. Charlie était un sacré diariste lui aussi, mais autrement plus précieux (de style), et puis d’un bigot ! En fait, en le lisant on constate qu’il est tellement bigot que se posant trop de questions il lui arrive d’être plus bigot doutant qu’autre chose. Sa « solution religieuse » est si sensible que le rayon qui s’en dégage l’inhibe presque et quand il se retrouve « baigné de lumière », le voilà qui se dit : « à quoi bon ? » En dehors du doute, de la lumière, du Bos est toujours souffreteux, une perpétuelle combinaison d’intoxication, d’urticaire et de faiblesse… et puis — pire que souffreteux — du Bos est gidien, follement gidien, tellement gidien qu’il lui faut défendre André contre vents et marées. Ainsi lorsque ce bon vieux Thibaudet ose émettre quelques réserves sur le totem voilà du Bos qui frétille, sautille presque. Il trouve Thibaudet vulgaire (mon œil !) : « il (Thibaudet) est muni, il est solide, il peut même être sérieux, et même avant-guerre on aurait pu sans injustice lui refuser certaines antennes ; mais hélas il est vulgaire… le malheur de Thibaudet, ce qui peut être le rendra mémorable, c’est ce que ses bourgognes développent, étalent sa vulgarité… » Ben, voyons !
25 mai.- Temps tellement chaud qu’il en devient suspect. Matinée curieusement fraîche, je suis dubitatif. Le labeur me lasse et ne me laisse rien, je ne suis plus qu’un sac d’os incapable de la moindre réflexion. Cette fatigue et ce cogito absent n’ont rien de réjouissant, rien de bon… Quant au labeur et ces histoires de mauvaise fatigue, il faudrait relire Thierry Metz et son Journal d’un manœuvre : « Le mur est intact. Le maçon n’est lié qu’à ce qu’il fait. Et qui tient. Voilé par la mort. Que toute présence nous voile. ».
26 mai.- Cet orage annoncé nous aura tourné autour toute la journée sans vraiment éclater. Deux trois gouttes rien de plus. L’humidité attendra. Arrosé mes « arbres ». Fatigue, beaucoup soulevé. J’ai eu la malencontreuse idée de porter ces chaussettes chinoises que j’avais achetées pas plus tard qu’il y peu chez un grossiste en textile à bas coût. Je dois dire que quant aux chaussettes j’aurais dû rester si ce n’est national tout du moins non-exotique, car me voilà avec deux belles plaques d’urticaire sur chaque mollet. C’est deux plaques ont beau être amusantes un moment (tiens des plaques !) et d’une symétrie à peu près parfaite elles forment tout de même une sorte de problème puisque j’ai passé ma journée à me frotter les mollets. Sinon j’ai failli rouvrir le Journal de Stendhal, mais je l’ai laissé choir au bout de trois pages, la motivation n’était pas vraiment là et de toutes les façons il fallait que je me gratte les mollets, c’était une nécessité et chacun sait que nécessité fait loi.
27 mai.- Baisse sensible des températures. Nuages et vent. Toujours pas de pluie. Stendhal, journal. Le 1 ventôse XIII (20 février 1805) Stendhal est amoureux d’un certaine Mélanie (une comédienne), c’est le jour le plus heureux de sa vie… Le lendemain le 2 ventôse XIII (21 février 1805) il est toujours amoureux de la même Mélanie et c’est encore le plus beau jour de sa vie (ce qui nous fait deux plus beaux jours de suite…) : « je ne l’ai peut-être jamais tant aimé qu’hier, et elle ne m’a jamais parue si jolie qu’aujourd’hui… pour dire ce que Mélanie m’a fait sentir, il faudrait cinquante pages et un esprit frais… ».
28 mai.- Beau temps, curieusement frais en matinée, plus chaud par la suite. Léger halo nuageux en fin d’après-midi.
Les prisons de Pellico. À Venise il est condamné à mort, monté sur l’échafaud, on le gracie sur place au dernier moment, comme ça devant une assistance qui espérait un trépas bien propre et organisé, on imagine la déception de l’assistance. Bon Pellico n’a pas le temps de se réjouir vraiment, car cette grâce bien opportune n’est qu’un trompe-l’œil fomenté par l’empereur (d’Autriche Hongrie) himself. Pellico vivra (c’est le vœu des hautes instances), mais il sera déporté vers la terrible forteresse du Spielberg, à Brno… Quinze ans de forteresse ce n’est pas peu et on se demande si ce n’est pas un genre d’autre mort en soit… bon d’un autre côté ce n’est peut-être pas si dramatique pour un écrivain, s’il peut lire ou écrire après tout… Très beau voyage entre Venise et le Spielberg, il y a ces paysages que Pellico avait oubliés, des toits entraperçus et une population pour l’essentiel compatissante. Arrivé dans la forteresse les conditions de détentions sont terribles, on pleure beaucoup, les prisonniers pleurent beaucoup, mais, chose plus curieuse, les geôliers aux aussi pleurent beaucoup. Derrière leur rudesse nécessaire, ils sont terriblement humains, d’une humanité d’un autre siècle… Le pain est noir, les chaînes sont courtes, mais il y a de l’estime, du respect, voire plus…
29 mai.- Chaleur hors de saison. Plus de 30 °, ciel uniformément bleu, l’humidité attendra. Bu un peu trop hier soir. La compagnie n’était pas si désagréable que ça, les vins étaient pour l’essentiel acceptables (un bon Gewurztraminer vendanges tardives), mais je dois concédé que mon coude s’est un peu trop vite levé devant le raisin fermenté et qu’au bout d’un moment j’étais tout autant ivre que victime d’humanisme articulaire.
Couché 4 heures, levé 9 heures. Arrosé mes « arbres ». Fini les prisons de Silvio Pellico, beau livre centriste et rempli d’humanisme chrétien. Il faudrait que vous le lisiez, il est très bon… Stendhal et son journal. L’amour de Stendhal pour Mélanie ne durera pas, de ce « moment sentimental » il ne restera que quelques belles phrases : « Mon amour a augmenté à un point étonnant. Ce soir, il faisait ma vie. Il me faudrait trop de peine pour le bien exprimer, je renonce à en parler… » Rouvert les Essais de Philippe Muray. L’an 2000, ses roues festives et son risque zéro. Muray est très bien, mais il a tendance à nous mettre de mauvaise humeur pour pas grand-chose. On a toujours envie de lui chuchoter de ne pas s’emporter pour un rien, à l’image de ces petits vieux qui sautillent pour des peccadilles… Et puis l’an 2000 est déjà si lointain… Fini la journée en écoutant Chris Montez (l’un des maîtres du hardcore lounge) face au soleil, avec un Martini Dry dans une main et un bon livre dans l'autre. Le monde est ainsi fait qu’il se boucle toujours sur lui-même et qu’une journée finie souvent comme elle a commencé (ici, dans l’abandon alcoolisé…)
To be continued...
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