dimanche 3 juillet 2011

Psychogeographie indoor (22)


 
1.

« La littérature, la vraie littérature, ne saurait être avalée d'un trait comme une potion bienfaisante pour le cœur ou pour le cerveau. La littérature doit être émiettée, disséquée, triturée ; vous devez sentir son parfum délicieusement âcre dans le creux de votre main, vous devez la mastiquer, la rouler sur votre langue avec délices ; alors, et alors seulement, vous apprécierez son incomparable saveur à sa juste valeur, et ces fragments, ces miettes redeviendront un tout dans votre esprit, révélant la beauté d'une unité à laquelle vous avez donné un peu de votre propre sang… »

(Vladimir Nabokov, Littératures)

Le temps étant caniculaire, j’ai préservé mes intérieurs en les claquemurant adroitement. Ainsi, ils ont gardé toute leur fraîcheur initiale ; une fraîcheur tellement initiale que lorsqu’après une bien torride journée de labeur je suis rentré « à la maison », j’ai éprouvé la suave glaciation qu’éprouvais feu Oussama Ben Laden lorsqu’il rentrait dans sa grotte après avoir fait le foufou dans les montagnes. Enfin, je parle du Ben Laden estival ou de l’Ali Baba de demi-saison, c’est du pareil au même, seuls les trésors et les lieux diffèrent.
Chaleur oblige, pas lu grand-chose. J’ai tout de même trouvé un coin d’ombre en outdoor où j’ai pris la peine de feuilleter mollement deux trois pages du Journal de l’ami Beyle. Beaucoup d’anglomanie, trop de théatrrrree et pas mal de cochoncetés…. Les oiseaux chantaient au-dessus de mon coin d’ombre ; enfin, ils chantaient, rien n’est moins sûr ; peut-être criaient-ils après tout ? Avec cette chaleur l’oiseau assoiffé n’est jamais à l’abri d’un trépas inopportun… il est un peu idiot, mais ce n’est pas une raison.
Mon Stendhal refermé, me voilà plus perplexe que l’oiseau, car une question me trotte dans la tête comme un petit poney maladif : faut-il que j’ouvre l’une de mes fenêtres au risque de laisser entrer la douteuse chaleur des extérieurs ? Vaste question, hein ! Faut-il être tempéré et renfermé plutôt que bouillant et ouvert au monde ? Je reste dubitatif et en attendant une quelconque réponse je vais décapsuler une bière et arroser mes arbres, car, voyez-vous, nous avons soif ; moi et eux.

Pour le reste voilà la suite de mon vrai-faux journal à goût télégraphiste :

1 avril.- Temps estival, tellement estival qu’il est facilement caniculaire. On entend déjà, ici et là, le paysan maugréer devant le manque d’humidité. Il faut dire que mars fut déjà bien sec et presque exempt de toute humidité et voilà qu’avril est encore plus sec et plein de lumière ! Personnellement, l’humidité ne me manque pas, mais bon. Fini le Cluny de Thibaudet.

2 avril.- Temps magnifique, hors de saison, c’est déjà l’été … pas une nouveauté, mais bon.
Ce n’est pas l’inspiration qui me manque, c’est l’envie. Disons que pour que l’envie revienne, il faudrait qu’un besoin incontrôlable et impérieux d’écrire me saisisse à nouveau. J’en suis loin, je déçois et je me déçois, je redeviens peu velléitaire, voire légumineux, je me contente de mon propre vide. Commencé le Microcosmes de Claudio Magris.

10 avril.- Temps estival et presque hors de saison ; il n’y a pas lieu de se plaindre. Travaillé ma psychogéographie. Magris et ses Microcosmes. Toujours frontalier, toujours dans un beau trouble ; tournant autour d’une somme d’identités confuses ; pivotant dans autant de territoires et de lieux oscillants : une lagune, Trévise, Trieste, la Slovénie, l’humidité, les bois, un ours que l’on chasse… la grande et la petite histoire…

11 avril.- Beau temps. Troposphère blanchâtre. Un peu de vent. Toujours avec Magris et ses microcosmes. Est-il utile de préciser que c’est un livre magnifique ? L’Istrie, ses îles, la mythologie, Médée, les communismes, le fascisme, les camps, la grande et la petite histoire… Ces peuples qui bougent sans bouger : austro-hongrois puis croates, croates puis italiens, italiens puis yougoslaves, yougoslaves puis croates… L’Istrie c’est aussi la Mitteleuropa qui tombe dans la méditerranée, les Habsbourg sous la lumière d’Homère.
Pour en revenir à ces gens qui bougent sans bouger, il y a l’histoire de ces ouvriers italiens qui par fidélité envers Moscou et la doxa resteront en Istrie et finiront déportés dans les camps titistes : « Ligio Zanini raconte dans son roman autobiographique Martin Muma comment les déportés, quand ils arrivaient sur l’île, devaient passer entre les rangs des autres prisonniers, qui devaient les frapper et leur donner des coups de bâton tout en glorifiant Tito et le Parti […]. Né à Rovigno où il vivait, Zanini avait salué avec enthousiasme l’annexion de sa terre par la Yougoslavie, convaincu que l’avènement du communisme signifiait la justice pour tous, et donc aussi pour les Italiens d’Istrie comme lui. Son courage l’a mené à Goli Otok et l’a rendu capable de rester moralement indemne dans cette abjection. »

12 avril.- Baisse sensible des températures. Vent et halo laiteux. Plus tard, nuages. Fini le Microcosmes de Claudio Magris. Le Haut Adige et le Tyrol, cette Italie Allemande avec fleurs sur le balcon, cette fausse douceur qui remonte pour mieux s’écraser sur des hauteurs toutes germaniques… Puis c’est encore Trieste, ses écrivains : Svevo… Svevo et le vide de vivre, Svevo dans le chaos et feignant de ne pas le voir… Svevo bon père de famille au bord du précipice… Disons que tout cela est très bien… as usual (concernant Claudio Magris).
Enchaîné par le Voyage avec un âne que je n’ai curieusement jamais lu. C’est très bien, Stevenson est souvent drôle, il faut dire que Modestine (son baudet) l’aide beaucoup.

13 avril.- Matinée de vent farouche avec un ciel nettoyé et de longues et puissantes soleillées. Après-midi plus calme, presque gris, puis de belles trouées. Stevenson, son âne, les Cévennes. Merveilleux panthéisme, panthéisme merveilleux. La nature est belle, rude, mais belle. Les hommes sont rudes aux aussi, mais ils sont moins là. On découvre une Abbaye des neiges sans neige puis le mont Lozère escaladé c’est toute la « grande » histoire qui remonte : le protestantisme, les camisards… Stevenson est d’un modernisme presque curieux, il n’arpente pas qu’une nature, un paysage, il est global, mais dans un beau flou ; c’est la recette de W.G .Sebald, ni plus ni moins. Bonne traduction (me semble-t-il).

14 avril.- Beau temps frais en matinée. Ce vert posé sur l’IKB était très joli. Après midi plus problématique, quelques rares trouées de soleil au milieu de bien replets cumulus. Grande fraîcheur. Après Stevenson et son âne me voilà avec Jules Huret et son Amérique (de New York à La Nouvelle-Orléans). New York : trépidante, pleine de lumières, de blocs et d’humanité grouillante en bord de tramway. Je ne vous parle pas du Waldorf Astoria, de ses sous-sols menaçants, on y blanchi et repasse plus huit mille napperons par jour, tout cela est un peu inquiétant et vous donnerait presque l’envie de regrimper sur le mont Lozère. Boston : les rues sont sales et noyées par une boue froide, ce n’est pas très grave, car ici c’est l’éducation qui règne bien plus que la voirie, c’est la ville des collèges et autres institues, on y apprend la dactylo, la couture et la philosophie, les étudiantes en gymnastique dissèquent des bestioles, comme ça, pour voir comment tout cela fonctionne, tout semble axé vers l’efficacité et Huret en est tout tourneboulé. Ah oui ! il semblerait que Jules Huret soit l’inventeur du reportage moderne…Demain, départ pour Rome.

15 avril.- Rome. Temps couvert : 12 °. Pour un peu, ce serait l’Islande au mois d’août. Je me rassure en me disant que nous sommes en avril et sous d’autres latitudes. Psychogéographie autour de mon hôtel : friches et ruines, terrains vagues et circulation aléatoire. Beaucoup d’impasses peu de trottoirs.

16 avril.- Rome. Temps variable, un peu frais, sans vrai soleil, mais supportable. Délaissant la psychogéographie indoor je me suis retrouvé touriste ordinaire du XXIe siècle, dans le « flux », tournant autour du château Saint Ange, arpentant la place Saint-Pierre tout en ne visitant pas le Vatican (trop de monde, le pape n’y était pas de toutes les façons). J’ai ensuite fait le malin devant divers forums puis j’ai pirouetté autour du capitole et du Colisée. Au Colisée je n’ai point lutté, l’adversité manquait, il n’y avait que des touristes lambda et chacun sait que le touriste lambda n’est guère courageux (d’ailleurs, le touriste lambda me regardait de biais avec des airs peureux). Après un bon repas bien arrosé, j’ai délaissé un peu tout ça, j’ai consacré l’après-midi à l’une de mes séances de tourisme aléatoire. Dérivant dans de bien réelles volutes de chianti j’ai pu constater que la Romaine était souvent agréable et bien proportionnée, la fesse semble ferme et le regard qui est le plus souvent altier incite à la pâmoison. Au bout de quelques kilomètres de délestage, l’alcool moins présent et le hasard de mes pérégrinations m’ont fait recroiser de bien moins charmants et plus essentiellement touristiques rails. Je suis tombé sur la place d’Espagne comme on tombe sur une tuile, ses escaliers étaient presque plus pleins que moi une heure plus tôt, en tous les cas presque que plus pleins que les satanés escaliers de Montmartre. Il y avait là toute une humanité grouillante qui m’a donné des sueurs dans le dos comme si ces escaliers-là étaient une extension saugrenue et multipliée de l’ONU (avec ses membres permanents, principalement asiatiques). J’ai bien vite fui la surpopulation pour me mieux réfugié dans un café de la place Navonne où j’ai bu une bière tout en scrutant l’assistance. Désaltéré j’ai ensuite examiné le panthéon qui n’était pas si loin. Le panthéon et son trou : toute une histoire ! Ah ! j’oubliais la fontaine de Trevi! Marcello et Anita auraient eu beaucoup de mal à vouloir s’y tremper, elle était pleine de monde et les vendeurs de colifichets qui piaillaient tout autour étaient un peu pénibles.

17 avril.- Environs de Florence. Temps variable, deux trois passages nuageux problématiques, un peu de vent. Le tout très supportable. Route de Rome à Florence. Passé par l’Ombrie (verte) puis par la Toscane (verte, mais surtout rouge comme le vin). L’Ombrie est délicieuse, centrale comme un petit Massif central sans volcans. Elle est pleine de charmants mamelons sur lesquels sont construites de discrètes cités fortifiées que l’on imagine aussi vieilles que l’horizon. Notre véhicule est tombé en panne pendant l’ascension de l’un de ses mamelons, il a fallu repérer avec les moyens du bord (un problème de durite) et nous sommes resté plus d’une heure à mi-mamelon ce qui nous a donné l’occasion d’admirer le paysage avec tout le panthéisme nécessaire (j’ai participé aux réparations, puisque j’ai trouvé l’origine de notre panne). Raccommodés, nous avons poursuivi notre chemin tout en pétaradant à flanc de mamelon. La Toscane est très bien, pleine de mamelons elle aussi, légèrement moins verte, mais avec plus de vignes… Déjeuné à Montepulciano « véritable bijou de guerre d’une joliesse féroce, serti dans ses remparts d’un dessin net comme un relief de géométrie. » (selon le trépidant Paul Bourget). Belle petite ville fortifiée, belles églises, beaux remparts, beaux vignobles autour. Très bien mangé, bien bu : le Vino Nobile, un Côte du Rhône en plus costaud, vin qui détonne au milieu du Chianti de base (14 °5 quand même). Poursuivi notre route par Castelnuevo, Berardenga… visité une cave… bonne dégustation… Logement dans une presque Villa palladienne, en pleine campagne et au milieu de pas grand-chose. Ce pas grand chose est le bienvenu après l’incessant flux romain.

18 avril.- Environs de Florence. Beau temps, de saison et sans chaleur excessive. Visité Pise, sa tour penchée et sa Piazza dei Miracoli. Les abords sont modestes, mais l’arrivée sur la place est impressionnante. La tour, le baptistère, la cathédrale et le cimetière ont tout pour ravir le touriste. Enfin, le touriste serait vraiment ravi s’il n’était pas tant, tellement tant qu’il est d’une densité qui aurait effrayé Galilée, lui-même. Pour un peu on en viendrait presque à espérer que la tour penchée s’écroule, comme ça pour voir (une centaine de touristes écrasés c’est toujours ça de moins.) Mangé dans une usine en bord de Tour penchée, les serveurs étaient pakistanais et leurs chemises étaient toutes tachées de sauce tomates. Poursuivi par Lucques : remparts, palais gothiques et renaissance, belle place en forme d’amphithéâtre, c’est la ville de Puccini.

19 avril.- Environs de Florence. Beau temps. Visité Florence. Décidément trop de monde. Entre monôme et troupeau, j’ai pu entrapercevoir, la Cathédrale et son baptistère (un peu à côté les toilettes, payantes forcement payantes, étaient munies d’un tourniquet et d’une guichetière : 0.50 € on imagine les bénéfices !). Plus loin la place de la Signoria et ses grosses statues étaient toujours là… Passé sans trop le voir devant le Palais des Offices, fait un peu le zigoto sur le Ponte Vecchio (qui était bien plein), le soleil tapait très fort sur la place devant le palais Pitti. Après le repas, et le chianti, j’ai consacré le reste de ma journée à l’une de mes séances de psychogéographie… J’ai trouvé la maison de Dante Alighieri, par hasard, comme ça, en dérivant, ce qui n’est pas rien. Voilà.

21 avril.- Sienne est très bien. Sienne est une flamme, un incendie qui veut voler. Il y a pire que Sienne…


 

2.



23 avril.- Lyon. Temps gris, forcement gris, un peu doux, mais pas trop, léger vent, fond de l’air un peu frais. Rien de bien réjouissant. Hier nous avons mis deux heures trente pour traverser Lyon au milieu des bouchons alors qu’il ne nous avait fallu qu’une heure pour voler et atterrir depuis Rome ; ce fut un problème et un dur retour dans le gris des échappements labellisés contrôle technique obligatoire. Les encombrements romains, nombreux, ont plus de charme, de volutes chargées et de savoir-faire dans l’improvisation.
Poursuivi les pérégrinations américaines de Jules Huret. À Boston il est estomaqué par un centre de réhabilitation ultra moderne destiné aux alcooliques. Il est tout autant estomaqué par la bigoterie des Américains, cette bigoterie qui descend tout droit du Mayflower. Après tout ça, ces ahurissements, Jules quitte Boston pour Philadelphie et ses lumières (déjà).
Entamé le premier « roman » de Denis Grozdanovitch : La Secrète mélancolie des marionnettes, un peu naïf et forcé (comme son titre), mais je l’aime assez. Cela se passe dans les environs de Florence et en fait de roman c’est plutôt un roman d’avant le roman, un peu à l’image du Tristram Shandy de Laurence Sterne, une suite de fausses discutions philosophiques, de digressions littéraires, entre une petite armée de personnage tous plus désuets les uns que les autres : une comtesse vieillissante, un dottore facétieux, un marionnettiste « génial », Grozdanovitch himself… Tous ces personnages n’existent pas vraiment (c’est leur faiblesse), mais ce qu’ils disent et vivent me sied parfaitement (ils font semblant de ne pas voir le monde, l’autre, le moderne, le rapide, l’orwellien)

24 avril.- Ciel IKB. Quelques rares et beaux cumulus. Continué la lecture du Grozdanovitch en grignotant quelques biscuits aux amandes incontestablement toscans ; disons que pour l’occasion le palais était relié aux yeux et que les yeux étaient reliés aux souvenirs.
En lisant le Grozdanovitch je me dis que si les personnages de son roman sont si abstraits, si conceptuels c’est parce qu’ils font semblant d’exister par le dialogue, dialogue pour l’essentiel théorique. Disons que nous avons plus à faire à des marionnettes bavardes qu’à des personnages charnels ou nimbés par une quelconque auréole, ce sont plutôt des marionnettes contaminées par le phrasé et un sens de la rhétorique tout rohmerien (cf. la dédicace). Curieusement lorsque de vraies marionnettes attrapent le récit et les dialogues pour elles, elles sont d’une bouffonnerie tout humaine, allez savoir si tout cela n’est pas voulu par Grozdanovitch ? Pour le reste et malgré mes réserves, j’aime assez ce livre, il est très bien dans une Sienne plus pluvieuse que chez André Suarès, très bien dans une Florence imbibée, plus mouillée qu’illuminée…. Et puis il faut toujours aimer Grozdanovitch pour ce qu’il aime, ses lectures, pour ses quelques idées et son approche de l’existence qui a tout du désuet, tout de la discrète lutte contre le dominant.

25 avril.- Ciel bleu pâle. Le soleil passant derrière les rares cumulus charbonneux, un courant d’air à tous les coups rafraîchissant me frappant régulièrement le visage, je n’ai pas cessé d’être ravi par le fonctionnement et la régularité métronomique de cette climatisation toute naturelle.
Fini le Grozdanovitch, on trouvera que c’est un bon petit livre, je trouve que c’est un bon petit livre qui en vaut beaucoup de grands. J’espère que quelques esprits, curieux et démodés, le redécouvriront dans cinquante ans, ce sera la preuve que rien n’est définitivement perdu. Quant à tout ça, j’ai des doutes et encore plus de craintes, mais bon… Retourné dans l’Amérique de Jules Huret. Il découvre les universités américaines : Yale, Princeton, Harvard (la Ivy League) leur élitisme, leur fonctionnement quasi militaire, la place prépondérante accordée au sport, l’organisation des dortoirs, et puis la tradition du bizutage qui transforme les étudiants en mâles païens assis sur une fourmilière. Pour finir, j’ai lâché le Huret et l’Amérique pour retrouver Remy De Gourmont que j’avais négligé depuis quelque temps. En le lisant, j’ai plus que parfois eu un sourire au coin des yeux, il est toujours intéressant, plein de théories hors d’âge, mais bien et drôle… Tiens par exemple il y a cette histoire d’androgynie mal placée, saviez vous que certains parasites farceurs ne trouvent rien de mieux que de se placer sur le sexe de leurs victimes et que de ce fait ils font semblant de changer le genre de ces dites victimes. Ainsi, certains crustacés mâles — le crabe par exemple — se retrouvent femelles par mégarde ; censément fécondables, mais pas fécondables ce qui peut être la source de multiples désagréments. Le cas est parait-il également valable pour certains oiseaux malchanceux (ou pas).

26 avril .- Ciel sans nuages. Vent léger. Ce retour au labeur fut rude, me voilà épuisé et plus las que là. Lorsque je ne suis pas las et que la fatigue n’est pas là non plus je peux parfois développer deux trois idées, oh ! pas si savantes que ça, mais deux trois idées quand même. Par contre lorsque la fatigue est là et que je suis bien las, je ne suis plus qu’un corps ahuri où rien ne passe par le cogito, mais où tout passe par la sensation. Cet état d’extrême fatigue entraîne certainement d’incontestables et rares éclairs d’intelligence chez certains, mais la plupart du temps chez moi c’est l’intellect d’une méduse plus lymphatique que stupéfaite qui surgit mollement. Voilà un problème (ce court paragraphe en est la preuve).
Lu deux, trois pages de l’ami Huret. L’Amérique un pays sans histoire, les musées y sont tellement vides de tout, que celui de Boston est par exemple rempli avec un peu n'importe quoi : un chapeau de paille, un morceau d’orme abattu en 1874, un bout du cercueil de Washington (gros comme un haricot), la, photographie d’un crane de général, une bassine, des bouts de bois divers et variés, une casserole, une selle d’officier français ! On concédera que tout cela tient plus de la brocante brinquebalante que de la grande Histoire… Sorti de ce musée si peu muséal, Huret parle des quakers cette caste de bigots raides qui descendant du Mayflower se voient déjà comme de nouveaux aristocrates… les pauvres s’ils savaient !

29 avril.- Temps hésitant, gris puis ensoleillé, frais puis lourd, puis frais à nouveau, orageux pour rien, en somme. Lu trois chapitres de Jules Huret en Amérique (l’hospitalité des campagnes, le week-end et son invention…), trois pages du journal de Charles du Bos (assez moroses) et une promenade philosophique de Remy de Gourmont (impeccable, as usual…) J’ai fini l’après-midi sous les nuages et pour me consoler il m’a fallu ouvrir au hasard les Promenades dans Rome de l’ami Stendhal. Le hasard fait bien les choses puisqu’il y était question du Panthéon, du Panthéon et de son fameux trou ! Le Panthéon cette trace impeccable selon certains… En tous les cas, il faut sûrement en vouloir beaucoup aux premiers chrétiens, car si ces derniers avaient su consacrer plus de bâtiments antiques à leur culte naissant nous aurions incontestablement plus de Panthéons un peu partout. Des Panthéons avec des trous, des grosses colonnes et plein de trucs qui remontent. En fait, je me demande si en son temps le trop malin Constantin n’aurait pas fait une erreur en choisissant Jésus plutôt que Mithra. J’ai bien l’impression que cette divinité perse, qui faisait aussi sa Romaine, aurait pu faire un autre Jésus tout autant valable, elle avait beaucoup de points communs avec le hippie nazaréen, tout du moins ses adeptes, les fameux mithriaques pratiquaient-ils aux aussi le baptême, la communion et les jeûnes divers et variés. Mithra était comme son collègue Jésus, un genre de médiateur entre Dieu et les hommes et puis si ses disciples ne sacrifiaient pas grand-chose ils sacrifiaient surtout du pain et du vin, ce qui fait un sacré point commun ! Les mithriaques croyaient eux aussi en la vie future, au paradis, ce genre de choses, j’ai juste le sentiment qu’eux auraient su conserver les trous et plein d’autres Panthéons.
Il tonne, il y a du soleil à gauche et de la pluie à droite, voilà…


3.

 



1 mai.- Beau temps, pour rien. Humeur maussade. Essayé d’écrire deux trois broutilles (sur la musique). Rien de bien concluant, je suis d’un vide presque plus hadal qu’abyssal. Lu cinq pages de Gourmont (Sur Ruskin) une dizaine de Huret (Sur la pauvreté, cette pauvreté qui n’est pas de la misère) et cinq ou six chroniques de Bernard Frank (impeccables, as usual). Acquis trois Sartre (trois Situations), un Deleuze (Kafka pour une littérature mineure) un Ponge (La rage de l’expression)…

2 mai.- Beau temps estival. Finalement, la fatigue engendrée par le labeur ne me sied pas plus que ça. Peut être ai je trouvé un certain temps quelque intérêt à me donner des buts secrets — par exemple, soulever et empiler tant de choses dans une période donnée —, mais aujourd’hui je constate que tout ce qui pèse pèse vraiment, de tout son poids et dans tous les sens du terme.
Huret en Amérique est tout de même assez répétitif, son perpétuel étonnement face au moderne lasse à la longue. On aimerait le voir moins dans les listes et plus dans la nature… Enfin, j’imagine qu’en 1904 il y avait encore une nature entre New York et La Nouvelle-Orléans. Lu une chronique de Bernard Frank où il était question de Morand et de son si inutile Journal Inutile. Il est vrai que ce Journal est un summum de bêtise où l’on a l’impression d’être assis derrière un chauffeur de taxi qui maugréer contre les juifs, les pédés et les lesbiennes… Et puis le vieux Morand parle sans cesse de ses éjaculations, c’est assez dégoûtant.

3 mai.- Temps lourd et orageux. Quelques gouttes chaudes. J’imagine que les paysans tout secs doivent sautiller devant cette courte humidité non ostentatoire. J’ai négligé mon Huret en Amérique pour mieux commencer La rage de l’expression de ce bon Ponge. L’entame consacrée à la guêpe est dédiée au fameux couple Sartre, Beauvoir. Disons qu’outre la guêpe et qu’avec le castor et la hyène cela nous fait donc trois bestioles, ce qui n’est pas peu.

5 mai.- Ciel bleu pâle tout juste « zébré » par de rares aéroplanes discourtois.
Huret et Pittsburgh : Pittsburgh fait passer Düsseldorf, Rive-de-Gier et Saint-Chamond pour des campagnes parfumées où l’autochtone fume de longues pipes paresseuses dans l’air bleu. À Pittsburgh le ciel est chargé de méthane et l’on y croise des trains entiers remplis de métal en fusion ! alors ne venez pas me parler pas de l’industrialisation de la Ruhr et de la Loire, merci ! pff !
Ponge et l’oiseau : l’oiseau est un manchot pouilleux avec un gros ventre, il est assez maladroit lorsqu’il marche (en fait, il saute). Outre tout cela, il faut se méfier de lui, il est parfois sournois.
Sartre et ses Situations : Si vous trouvez le Sartre théâtral un peu ridicule et le Sartre philosophe sacrement enquiquinant tentez le Sartre critique il est parfois presque bien. Il suffit de savoir piocher dans ses Situations, il y a de bons morceaux dedans.

7 mai.- Temps mitigé, parfois lourd avec de rares gifles de vent frais. Entamé la Marche de Radetzky de Joseph Roth, je sens déjà que c’est un très grand livre, j’espère simplement qu’il ne sera pas trop « roman, roman ». J’ai accompagné ma lecture par quelques Cantuccini ramenés de Sienne, cette pâtisserie aux amandes est décidément délicieuse.

8 mai.- Soleil, chaleur, 28 °. Nous frôlons le caniculaire et j’imagine que le paysan trépigne devant le manque d’humidité. Joseph Roth est admirable, d’une mélancolie saisissante. En lisant la Marche de Radetzky on a toujours l’impression que c’est l’empire austro-hongrois tout entier qui lui tombe du coeur (et même la Galicie). Quand on connaît son destin (et celui de Zweig) on ne lui donne pas tort d’avoir eu raison. Sinon chez Bernard Frank : Drieux pensait en salaud et agissait en honnête homme, il y aurait tellement à dire sur ceux qui font l’inverse…

9 mai.- Beau temps, presque trop chaud. Cet été printanier à de quoi nous rendre méfiants.
Le meilleur nomment de la journée ? Le matin entre 9 h et 11 h (plus précisément 10 h 30). L’air est encore frais et l’ambiance est pour l’essentiel monacal. Aucun bruit, les enfants à l’école (qu’ils y restent !) leurs parents sont au labeur (qu’ils y restent aussi !) et il n’y a que quelques oiseaux pour nous rappeler la banalité du vivant (et du faiblement bruyant). C’est l’heure idéale pour ne rien faire, pour lire aussi, parfois… Ne me parlez pas de la « tranche » comprise entre 17 h et 18 h 30 elle est absolument horrible et à tout du délire machiniste.
Curieusement je me suis surpris à piquer du nez plusieurs fois en lisant l’impeccable Marche de Radetzky de l’admirable Roth : certainement l’ennui des petites villes de garnison… Pour le reste, malgré ces courts et rares assoupissements, je dois concéder que c’est un livre extraordinaire. Les pages sur le vieux François Joseph sur sa rencontre avec un groupe de juifs aux confins de l’empire sont, par exemple, saisissantes, magnifiques et plus qu’émouvantes. Il n’y a plus d’empire austro-hongrois, il n’y a plus de juifs non plus. Roth juif austro-hongrois était le mieux placé pour parler de tout ça : « — Tu es béni ! disait le juif à l’Empereur. Tu n’assisteras pas au naufrage du monde. »
Fini l’après-midi par une chronique de Bernard Frank. Gide et Zola, Zola et Gide. Frank défend Zola avec des arguments somme toute valables. Quant au vibrionnant Gide il rappelle que ses romans serait incontestablement vus de biais aujourd’hui (car considérés comme plus pédophiles qu’autre chose).

« À 20 ans, on est horriblement snob. On s’entiche d’un colonel anglais qui a écrit un livre assez ennuyeux, “les Sept Piliers de la sagesse”, on s’intéresse au suicide de Drieu La Rochelle qui aurait dû se tuer depuis longtemps, et on n’a pas assez d’imagination pour soupçonner ce qu’il a fallu de courage à Zola, qui avait écrit au moins une dizaine de bons romans, pour prendre la défense de Dreyfus. Ah ! s’il y avait une France antisémite, c’était bien à la fin du xixe siècle. Il a su affronter ça. C’est tout de même mieux que Voltaire et son affaire Calas. Ou que Sartre. Se faire lyncher, ça n’a rien d’amusant. C’est tout de même Sartre qui m’a fait remarquer, justement quand j’avais 20 ans : “Zola, ce n’est tout de même pas si mal.” »

10 mai.- Beau temps. Chaleur. Pour un peu on chercherait un semblant de fraîcheur. Les dernières pages de la Marche de Radetzky sont douces et saisissantes. Tellement douces et saisissantes qu’elles m’ont saisi le cœur, l’estomac puis la gorge. Ces divers saisissements me sont ensuite remontés dans les yeux et je dois concéder que comme le préfet Von Trotta apprenant la mort de son fils deux belles et lourdes larmes de cristal me sont venues. Cette émotion qui monte et ressort est bien rare en littérature, il y a très peu de romans aussi émouvants que celui-ci (enfin pour moi). Roth passe de la tristesse de caserne à la désillusion, du sournois cheminement vers l’inéluctable à la présence vérifiable de cet inéluctable. Pourtant, ce ne sont pas seulement des hommes qui meurent, un monde qui s’écroule (les Habsbourg et le village initial), les hommes et les mondes sont faits pour s’écrouler, c’est leur nature que de s’écrouler, non c’est aussi et surtout l’intuition qu’il nous faut avoir pour pouvoir voler des instants à la fuite et à l’écroulement généralisé, cette intuition, l’intuition de Roth qui le fait vivre, et écrire, « à l’extrême bord du néant, comme si tout allait pour le mieux ».
Après mes larmes (discrètes) je suis retourné en Amérique (avec Huret). Les trains Pullman ne valent pas nos Wagon Lit, la promiscuité est gênante, si gênante que l’Américaine est obligée d’arpenter les couloirs en tenue légère, quand on connaît la légendaire pudeur moyenne de l’Américaine moyenne on a tout lieu de trouver cela moyen. Huret quitte les villes du nord, le froid, la neige (cette neige qui glace le sang) pour le Sud et la Nouvelle-Orléans. La ville est un curieux mélange d’Italie de Marseille et de Neuilly (!), elle est remplie de « nègres », que l’on discrimine, mais qui paraissent heureux (!). La Nouvelle-Orléans est civilisée puisqu’un peu française. Son carnaval est très bien…

11 mai.- Temps hésitant, nuageux sans l’être vraiment. Quelques trouées ensoleillées. Légère baisse des températures. On annonce une fin de semaine plus fraîche, voire plus froide : les fameux seins de glace (ne me parlez pas de Mireille Darc).
J’aurai tant aimé lire au calme, mais mon voisin n’a rien trouvé de mieux que de jardiner bruyamment à trois mètres de moi. Il a raclé, bêché, tapé (sur quoi ?) tout l’après-midi ce qui m’a fait perdre la plus élémentaire concentration. N’ayant point d’autre recours, la diplomatie m’exaspère, il a fallu que je me bouche les oreilles avec de fausses boules Quies ramenées de Rome (je les avais achetées dans une pharmacie posée entre le panthéon et la place Navonne). Chacun connaît les effets indésirables entraînés par l’introduction de ces « boules isolantes ». On entend presque plus l’extérieur, mais on entend terriblement son propre intérieur. Ainsi, j’ai pu constater que mes vertèbres cervicales craquaient plus que de raison. Il faudrait que je consulte. Néanmoins, ce subterfuge maladroit m’a quand même permis d’oublier mon voisin, sa bêche et son râteau, et j’ai même pu lire Les silences du Colonel Bramble d’une traite. Ce faux roman d’André Maurois tient plus du témoignage d’état major que d’autre chose, mais il est cependant délicieux. Maurois officier de liaison pendant 14/18 est d’une anglomanie plus que fleurissante en bord de tranchée. Il aime l’anglais parce que l’anglais est un gentleman et qu’un gentleman est plus souvent sportsman que concerné… Et puis malgré ses mœurs étranges, l’anglais générique est généralement un drôle de gars civilisé qui gambade sur un tas de barbarie. Comme pour la barbarie on est assez bien servi par 14/18 (et le jardinage) on imagine sans peine comment l’anglais pouvait y gambader légèrement. Pour résumé je dirai qu’il faut aimer l’anglais tout comme il faut aimer cet ouvrage d’anthropologie humoristique. Oserai-je avouer que pour l’occasion Maurois me semble moins vieillot qu’André Breton déterrant le cadavre de Jacques Vaché ? Well ! Well !

Sinon pour en revenir à Joseph Roth, ces quelques mots : « Une volonté cruelle de l’Histoire a réduit en morceaux ma vieille patrie, la Monarchie austro-hongroise. Je l’ai aimée, cette patrie, qui me permettait d’être en même temps un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un Allemand parmi tous les peuples autrichiens. J’ai aimé les vertus et les avantages de cette patrie, et j’aime encore aujourd’hui, alors qu’elle est défunte et perdue, ses erreurs et ses faiblesses. Elle en avait beaucoup. Elle les a expiées par sa mort. Elle est passée presque directement de la représentation d’opérette au théâtre épouvantable de la guerre mondiale. »

12 mai.- Matinée pluvieuse (enfin), Après-midi dans les nuages. Toutefois, quelques rares et belles soleillées. Ce jaune et ce bleu entre les gros cumulus gris étaient très jolis.
En attendant de déboutonner vraiment le journal de Stendhal (acquis hier) je suis retourné dans celui de Larbaud (que j’avais négligé faute de temps). Larbaud, donc… Son Journal de 1934 : Paris — Langar — Genève. Rilke que Larbaud rencontrait souvent, ses fameuses lettres qu’il ne fallait pas publier ! Puis les journées d’émeutes de février 1934 : l’extrême droite liguée dans la rue (plus de vingt morts, les pires troubles depuis la commune). Larbaud passe tranquillement au-dessus de tout ça, il est un peu gêné par la grève des Taxis (il faut marcher), un peu inquiet pour sa famille (sa vraie fausse fille italienne) et pour tout dire il est aussi légèrement agacé par « l’antifascisme primaire »… Oh ! ce n’est pas qu’il soit tant fascisme que ça, mais ce « mouvement » l’intéresse, vaguement, comme ça, sans plus : « le fascisme FAIT quelque chose en Italie comme le communisme FAIT quelque chose en Russie… » et puis le fascisme est démocratique, alors… Il faut certainement préférer le Larbaud dans les livres où le Larbaud tournant, en tout bien tout honneur, autour des petites filles. il faut aussi certainement préférer que rien ne FASSE jamais rien pour rien… Et puis on peut exorciser en se disant que les antifascistes primaires de 1934 étaient plus xénophobes qu’autre chose (la haine de l’Italien) et qu’il n’y a pas plus xénophile que Larbaud.
En parlant de xénophilie fini le Huret en Amérique. La nouvelle Orléans, encore… les plantations, leurs fonctionnements, villas, baraquements et talus… puis la « question nègre ». Pour le sudiste de base le « nègre » est sale, il est mal élevé et sent mauvais, sa peau est ignoble et il est inconcevable qu’il fricote avec une blanche sans être pendu haut et court par la suite. Pourtant, le sudiste de base ne déteste pas le « nègre », même les pires théoriciens de l’inégalité des races n’ont que de la sympathie pour lui, que voulez-vous sa bonté, sa douceur, la puérilité de sa nature et puis ses dons pour les arts, la musique, surtout.. En somme, le « nègre » est un grand enfant (mais méfiez-vous de vos filles). Tout en étant dans les préjugés de son temps Huret est un peu interloqué par le sudiste de base. Il se rend à Tuskegee dans l’école normale que Booker T. Washington avait créée pour les noirs. Là il est enchanté par les infrastructures (le nègre construit !) par toutes ces installations destinées au savoir (le nègre étudie !) et il est aussi ému par la beauté de certaines étudiantes : « La tête bien plantée sur un joli cou duveté, la poitrine bombée, la taille fine et souple, la main petite et distinguée… D’où venaient elles ces frêles créatures rêveuses et nostalgiques, ces Cléopatres émigrées dans la civilisation brutale du Nouveau Monde ? » Lorsqu’il reprend le train pour la Nouvelle-Orléans lorsqu’il voit l’immonde taudis où sont parqués les noirs qui veulent voyager, Huret est saisi d’une indicible honte. Il reste bien songeur au seuil de son wagon. Le nègre est devenu noir, et le livre est fini.

To be continued...

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