samedi 15 mai 2010

Psychogeographie indoor (16)



1.
Le désuet remonte à la plus haute antiquité, déjà certains philosophes romains, entre deux beuveries, trouvaient que leurs illustres prédécesseurs grecs étaient quand même un peu désuets : « que voulez-vous ce Socrate ce Platon cet Aristote, ils sont vieillots, non ? » En fait, le désuet semble exister depuis l'origine des temps, Eve ne trouvait-elle pas Adam désuet ? Adam ne trouvait-il pas Eve désuète ? On ne sait pas qui des deux aura été désuet, ou désuète, le premier. Au même instant, simultanément dirai-je, un serpent louvoyant se demandait instinctivement (les serpents ne pensent pas) si les dinosaures qui l'avaient précédé (le serpent est darwinien) n'étaient quand même pas un peu désuets : « Voyez-vous ces diplodocus sont si peu agiles, ces brontosaures si peu louvoyant, ces bestioles si peu évoluées et tellement barbares !» Au vu de l'évolution des espèces, le désuet existe donc bel et bien... Je n'aborderai pas ici les rapports entre désuet et religieux, il y a trop de matière, trop de risques. Pour ce qui est des sciences je me contenterai de l'astronomie ; astronomiquement parlant il n'y a que du désuet, lumière et vitesse mêlée rendant tout désuet de facto. L'astronome futé vous prouvera que le trou noir n'est qu'un trou de modernité qui, cocasse paradoxe, pourrait bien être éventuellement, c'est bien possible, l'origine de tout (un « trou noir » comme big bang originel). Ainsi, il vous confirmera aussi que l'origine et le but sont la même chose, que l'univers est courbe, et que donc la modernité n'est jamais que cachée devant le désuet....

Tout ça pour vous dire qu'il y a du désuet chez moi, et beaucoup dans ma bibliothèque : la littérature est pleine de désuet ; du désuet que les partisans du moderne n'imaginent même pas : Homère, Dante, Cervantès, Proust, Breton, mais aussi, et surtout du désuet que tout le monde trouve désuet, Giraudoux par exemple ! Ah Giraudoux ! Son théâtre remonte à la plus haute antiquité ! Ne parlons pas de ses romans : surannés, flapis, rabougris, sentant l'humus...

Giraudoux est donc désuet, on ne le lit plus ; il y a bien d'autres choses à lire. Et puis en plus d'être désuet, il est suspect : pétainiste, vichyste, presque collabo... bref, il n'y a rien à attendre de lui ! Un écrivain chanci pour une époque moisie ; oublions tout ça, enterrons tout ça... Ce n'est pas si simple, selon Claude Roy et Aragon, Giraudoux, résistant, aurait été tué, empoisonné, par la Gestapo... vous voilà rassurés ? Un peu ? Pour le reste, déterrons un livre au hasard : les Aventures de Jérôme Bardini par exemple... Lisons-le vraiment, par vraiment j'entends qu'il ne faut pas le lâcher toutes les quatre pages, ni le lire en quinze jours qu'il faut être avec et ne rien faire d'autre que de le lire... Si vous ne parvenez pas à entrer, si vous êtes rebuté par la préciosité, par les gongorismes de Giraudoux, laissez vous happer par son flux, par le rythme, par la musique de ses phrases... Voilà vous y êtes ! Enfin ! Voyez cette douceur, ce raffinement, ce charme... Voyez cette nature, ces êtres fluctuants, ces conversations avec le ciel, la pure légèreté qui s'échappe de ces pages... Voyez le plaisir d'écrire ! Et puis, entendez ces choses qui ne pourront que vous « pincer » : chez Giraudoux on se suicide parce que la vie est trop belle, on se sépare parce que l'on s'aime trop... Si l'on n'admet pas de pareilles solutions, où seraient les vérités musicales ?



2.



Tiens j'aime aussi beaucoup Luc Dietrich, il était presque moderne, proche du grand Jeu et de René Daumal, « sponsorisé » par Gurdjieff, tout ça... A présent on regarde ses livres de travers, on les trouve naïfs, trop sincères, vieillots, presque des livres pour vieux hippies défroqués, ils sont passés du côté du désuet. Pourtant, il faut les lire, toujours les lire, ils sont encore magnifiques, simples, enfantins. Je n'ai ni le temps ni le souffle pour vous en parler vraiment, mais lisez Le Bonheur des Tristes et L'Apprentissage de la Ville, vous m'en direz des nouvelles. Sachez seulement, pour l'anecdote, que Luc Dietrich ne dormait jamais vraiment, il ne s'éveillait jamais vraiment non plus. Il lui arrivait seulement de sommeiller debout les yeux grand ouverts tout en vaquant à ses occupations quotidiennes. Ainsi, on pouvait le voir avancer dans le monde avec des gestes de nageur et des pas de somnambule. Il n'avait pas à chercher un quelconque état poétique, il lui venait naturellement. Dietrich était écrivain par défaut c'était surtout, un voleur, un drogué,un proxénète candide, un homme de la rue... on imagine sans peine que ses divers « états poétiques » lui apportaient plus d'inconvénients que d'avantages ; la rue est pleine de dangers pour qui subit la douce vérité du rêve et de la narcolepsie réunis.

« Je veux descendre tout entier dans ma phrase. Je voudrais m’y couler comme dans la mer. Je voudrais y crier avec ma bouche. Je voudrais que ma main sorte des lignes. Je voudrais communiquer une telle chaleur que celui qui me lira sentira la force de mon sang, la vie de mon sang. »

3.


Ah oui ! j'oubliais ! Afin de mieux oublier les nombreux inconvénients de son inopportune existence saviez-vous que le très sceptique Émile Cioran avait pris l’habitude de bricoler ? Il était, par exemple et selon mes informateurs, un excellent « plombier amateur » qui se réjouissait plus qu’à son tour devant un robinet récalcitrant. Très absorbé par ses tâches réparatrices on pouvait le voir successivement badiner sous les gouttes, glousser face au tartre, s'esclaffer devant un siphon guttural ! Il oubliait alors toutes les nuits blanches sans fin qu'il passait dans des chambres de bonnes sans fenêtres. Il oubliait aussi sa Roumanie natale, la patibulaire « garde de fer » ses compromettants penchants de jeunesses ; cet amour pour le sinistre peintre raté Hitler, cette antipathie notoire envers les juifs... il oubliait qu'il faut vivre et que vivre ne rime à rien... Bref Émile oubliait tout en grand, et puis un jour Alzheimer a remplacé la plomberie. Il n'y a plus rien eu, même pas un plombier roumain amnésique, rien, nada, nothing, rideau...
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2 commentaires:

Pradoc a dit…

J'ai beaucoup aimé votre texte. Saviez-vous que Thomas Bernhardt avait pour passion de retaper des maisons ? Et qu'entre deux romans, il adorait jouer du marteau non-métaphorique ?

Beuche a dit…
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