jeudi 10 février 2005

Jackson C. Frank



Pourquoi Jackson C. Frank est il si « bouleversant » ? Commençons par le début : l’écoute tout d'abord discrète puis estomaquée d’une chanson, Milk And Honey, entendue presque par hasard, et une question immédiate : comment fait-il ? Comment fait-il pour être si triste ? Comment fait-il pour supporter autant de tristesse ? Comment, et pourquoi a-t-il pu écrire une chanson aussi délibérément sublime ? Quelques questions en suspens donc et de vagues réponses dans la biographie du bonhomme, à proprement parler stupéfiante de poisse et de misère mêlées, une vraie catastrophe, ou plutôt une multitude de catastrophes !

Voilà c’est parti, tout d’abord deux trois histoires qui ont couru comme autant d'appels incertains vers la réalité... Jackson C. Frank serait mort dans un accident d’avion... il aurait fui l’Amérique pour épouser une charmante suédoise... il tiendrait incognito une flamboyante station service à Detroit... En fait l’histoire est bien plus simple et tragique. Jackson C. Frank est mort, il a fini SDF invalide, borgne et complément cramé par une succession de dépressions galopantes !

Jackson C. Frank est né à Buffalo dans l’état de New York en 1943, il a passé sa petite enfance dans la ville d’Eleyria en Ohio, où, très doué pour le chant, il fait partie de la chorale locale. Lorsqu’il a 11 ans sa famille déménage dans la petite ville de Cheektowaga, c’est là qu’il vivra un premier et abominable traumatisme, son école un jour en plein cours de musique est ravagée par un incendie qui tue dix-huit de ses camarades de classe et laisse Jackson gravement brûlé et traumatisé à vie. Pendant les longs mois d’hôpital qui vont suivre il va se morfondre entre douleurs terrifiantes et désespoir le plus complet, jusqu’au jour ou l’un de ses professeurs lui offre une vielle guitare qui lui permet de retrouver un peu d’espoir. Il apprend en effet très vite et est, a priori, assez doué pour la musique. Voilà c’est donc décidé il a trouvé « son chemin », il sera musicien et rien d’autre, une sorte de consolation par l’art... Sorti de l’hôpital au bout de sept mois de douleurs, la première chose qu’il fait, c’est de s’acheter une vraie guitare sérieuse, une Gretsch Streamliner électrique, il est assez vite capable d’aligner quelques accords incertains et plus ou moins harmonieux, Elvis Presley est sa plus grande influence.

La famille s’installe un peu plus au sud dans le Tennessee et, histoire presque irréelle, à l’age de treize ans sa mère l’emmène à Graceland dans l’espoir d’une rencontre hypothétique avec l’icône naissante Presley, et prodige la rencontre se fait !!! Elvis descendant l’une des allées de son dysneyland personnel tombe sur le petit Jackson et sa maman qui lui raconte l’histoire effroyable de l’incendie, le King serre la main du jeune garçon et l’invite dans sa propriété ou il lui fait passer un après midi entier auprès de ses parents !! Pour le petit Jackson c’est une révélation ; comme s’il rencontrait le messie, une expérience qui ne le quittera plus jamais, il quitte la villa irradié !

Vers l’âge de seize ans la famille revient dans la région de Buffalo, amoureux de la tradition folk américaine, celle des pionniers, il commence à se produire dans des petits clubs locaux, son répertoire est composé essentiellement de vieilles chansons de la guerre de sécession qu’il vient de découvrir avec une passion toute juvénile. A l’age de 17 ans il rencontre John Kay le futur leader de Steppenwolf, les deux amis traînent beaucoup ensemble et découvrent toute une « faune » de chanteurs de Blues. Après le concert d’une gloire locale, l’excellent Eric Andersen, Jackson est enfin sûr de lui, il sera un grand « song-writer » lui aussi, mais conscient quand même qu’il faut un minimum de sens pratique il s’inscrit à l’université de Gettysburg, pensant devenir journaliste si sa carrière musicale embryonnaire ne décolle pas. C’est à ce moment qu’un nouvel événement, en fait presque un miracle, va changer de nouveau son existence pour toujours : il perçoit en effet 1000.000 $ de dommages-intérêts suite à l’incendie de Cheektowaga... l’argent afflue et l’université et les études de journaliste soudainement n’ont plus beaucoup d’importance. Avec son ami John Kay il décolle pour Toronto où ils achètent une Jaguar et essayent de dépenser un maximum d’argent en un minimum de temps, ils écument encore plus les clubs de blues jusqu’à ce qu’un jour Jackson tombe par hasard sur un article de journal affirmant que les plus belles voitures de collections se trouvent en Angleterre, sur un coup de tête il embarque pour Londres avec pour seuls bagages sa précieuse guitare et une valise pleine de Dollars.

Bon les voitures sont bien jolies mais Jackson les oublies très vite car il découvre ébahi la scène folk londonienne : une extraordinaire révélation pour lui, c’est vrai que pendant sa traversée de l’atlantique une mélodie incessante lui trottait dans la tête, saisissant sa guitare et un petit cahier il avait écrit les mots et la musique de « Blues run the games ». En quelques minutes limpides d’euphorie, cette chanson qui parle en creux de son passé, de sa vie, de ses espoirs et de son futur, continue à être aujourd’hui un classique absolu, une merveille de blues blanc tendre et solaire. Nous sommes en 1965 et en plein Swinging London naissant, Jackson est littéralement happé par toute cette effervescence, il hante les clubs et rencontre une femme selon lui merveilleuse, Judith Piepe qui comme par hasard loge deux chanteurs dans son petit appartement, ces deux chanteurs sont Paul Simon et Art Garfunkel !!!

Jackson depuis le début de son séjour londonien avait écrit pas mal de choses, ce matériel pour l’instant brut il le fait écouter à Simon, qui reste tétanisé et absolument impressionné par ce style si particulier et par un talent qu’il pressent comme aussi foudroyant que celui d’un Dylan, il lui propose de produire un album, l’album en question sera le seul et unique ! Il est enregistré en moins de trois heures dans les studios CBS, Jackson terriblement troublé et nerveux demande qu’un écran le cache pendant qu’il chante et joue, voilà c’est parti les bandes tournent, la machine est en route cela sera l’un des albums les plus obscurs et mythique de l’histoire du folk.


Laissons parler Jackson : « "Blues Run The Game" ne ma pas pris longtemps, je l’avais écrite sur le bateau qui m’emmenait en Angleterre. "Don’t Look Back" est inspiré par un meurtre dans le sud, le meurtrier était libre, le meurtrier était blanc, la victime noire, souvenez-vous que dans les années 60 il y avait beaucoup d’injustice en Alabama, c’est une chanson sur les rapports entre blancs et noirs. C’est ma seule "protest song". "Kimbie" est une chanson traditionnelle, que j’ai entendue beaucoup quand je voyageais au Canada, j’ai décidé de l’inclure sur mon album, "Yellow Walls" évoque une vieille maison où je vivais non loin de Buffalo. La chanson parle de mon départ de cette maison pour les grandes villes et leurs lumières colorées. Al Stewart joue sur le titre. Il n’a jamais été crédité, j’en ai bien peur, mais c’est bien lui qui joue dans le fond. "Here Come The Blues" est une jolie tentative d’écrire une chanson de blues classique. Elle a quelques bons changements d’accords. J’ai toujours aimé "Milk And Honey" mais je sais que la version de Sandy Denny, est beaucoup plus belle. "My Name Is Carnival" est le titre d’on je suis le plus fier. Je suis étonné qu’il n’ait pas été sélectionné comme single : la mélodie est jolie et les lyrics assez intéressants. La chanson parle d’un cirque qui se déplace sans cesse et des sentiments doux-amers que ces déplacements incessants procurent. Ma première tentative de faire une chanson plus sérieuse était "Dialogue", j’ai été très influencé par le folk européen sur ce titre et le texte est très important, c’est aussi ma chanson la plus triste. A l’opposé, "Just Like Anything" est pleine de non-sens. Un peu de soulagement comique après l’austère "Dialogue". La dernière chanson de l’album, "You Never Wanted Me", parle d’une rupture amoureuse. »

L’album est reçu avec ferveur par la petite communauté folk, John Peel le passe régulièrement dans ses émissions sur la BBC, les auditeurs enthousiastes contactent la radio pour avoir plus d’infos sur cet inconnu formidable qui semble tomber là comme par miracle ; Jackson commence une série de concerts, il est également invité à la TV où il joue quelques titres de l’album. En même temps il a rencontré celle qui sera un court instant son « âme sœur » celle qui a cette voix si particulière, diaphane et puissante à la fois profondément nimbée d’une tristesse infinie, celle qui a un talent certain pour serrer les cœurs, son nom : Sandy Denny, la plus belle perle du folk Anglais, une apparition, un autre miracle après le « miracle Elvis », mais laissons parlez de nouveau Jackson : « Quand j’ai rencontré pour la première fois Sandy elle était terriblement timide et peu sûre d’elle-même, un peu comme moi, nous traînions tous d’eux dans un club de Londres, le Bunjies, elle y était tous les soirs, Sandy était infirmière et commençait juste une indécise carrière de chanteuse, elle accumulait lentement un répertoire assez merveilleux mais n’osait pas le montrer au monde, elle est devenue presque naturellement ma petite amie, je l’ai obligée à quitter son emploi d’infirmière pour qu’elle devienne une vraie chanteuse à plein temps, elle est devenue plus sûre d’elle et a étalé petit à petit son talent au grand jour, je me souviens de Sandy essayant mes nouvelles chansons et j’ai tout de suite compris qu’elle avait un potentiel extraordinaire. »

C’est donc une rencontre magique, une alchimie totale, Sandy était bien ce qu’en dit Jackson, une apparition, ceux qui ont écouté sa version de « Milk and Honey » savent de quoi je parle, son destin sera tragique - morte à 30 ans au pied d’un escalier incertain.

En 1965 Londres est la capitale de la musique occidentale. La scène rock est fermement établie par les Stones et les Beatles, et déjà le mot se passe dans l’underground : la prochaine chose, la prochaine tendance c’est le folk, une multitude de songwriters américains affluent, Dylan, Joan Baez, Buffy Sainte-Marie, Tim Hardin... Jackson fait partie de la bande, il est l’un des leurs et fait la tournée des clubs folks, mais écoutons-le à nouveau :
« A partir de 1965 j’ai beaucoup tourné avec Tom Paxton, j’ai rencontré Pete Seeger lui faisant faire le tour de Londres dans ma superbe Jaguar j’ai connu John Rebourn, Bert Jansch et John Martyn, j’était totalement impliqué dans la « scene » , j’aidais de mon mieux les autres plus pauvres que moi... »

Pourtant tout a une fin et à partir de 1967 Jackson C Frank est miné par une terrible dépression, il n’a jamais été à l’aise en public, il est maladivement timide et le trac le rattrape, l’empêchant physiquement de se produire sur scène. L’inspiration aussi le quitte, il n’écrit plus une seule ligne, en 1968 il tente de réécrire quelque chose pour un hypothétique second album, la scène folk n’a pas tellement pris en fait et le public est plus intéressé par le psychédélisme naissant que par un chanteur obscur, un peu autiste et introspectif, le public est bien le seul, dans sa petite chambre un post adolescent Rilkien, Nick Drake enregistre quelques demos magiques fortement inspirées par l’oiseau C Franck.


Jackson est bientôt complètement découragé, son histoire avec Sandy Denny appartient au passé et les nouvelles d’Amérique ne sont pas bonnes : l’album ne se vend pas, sa maison de disques le laisse tomber et surtout le trésor de l’assurance est presque entièrement épuisé. Avec le très peu d’argent qu’il lui reste, il rentre aux Etats Unis. Nous sommes en 1969. Il va vivre un temps de quelques gigs occasionnels parfois catastrophiques, sa créativité la complètement quitté, ses textes restent à l’état de misérable ébauches à moitié gribouillées sur une multitude de papier déchirés... Comme une forme d’exorcisme il fait un peu de journalisme, rencontre une nouvelle âme sœur et remonte petit à petit la pente ; il s’installe dans la région de Woodstock, il se marie, devient père, il recommence un peu à écrire et envisage même de nouveaux concerts, mais nouvelle catastrophe son fils meurt en bas age et sa femme effondrée le quitte !!

Nouvelle dépression... la plus terrifiante qui soit, là il tombe carrément dans un puits sans fond, il abuse effroyablement des médicaments qu’il prend pour tenter de survivre, tenter de survivre comme on tente de se suicider ? Il commence à entendre des voix, se replie entièrement sur lui-même, dans un accès de lucidité il demande à être interné en hôpital psychiatrique, il s’en échappe très vite et prend un autobus pour New York espérant retrouver Paul Simon par miracle comme en 1965 à Londres, mais de miracle cette fois ci il n’y en à pas, il ne le retrouve pas !

En 1975 c’est pourtant dans ces conditions extrêmes qu’il enregistre cinq chansons inédites, qui seront son testament, bouleversantes, complètement hantées, suintantes de désespoir terminal, c’est l’une des plus belles traces qui soient et la preuve de son grand talent gâché... Il retourne pourtant bien vite à ses absences, hospitalisations multiples et lassantes, il devient petit à petit clochard dans les rues de New York cherchant peut être un nouveau Paul Simon, qui sait ?

Un jour il est agressé par balle ; il perd l’œil gauche au passage, il devient presque totalement infirme, ses deux jambes sont terriblement atrophiées par les rigueurs de la rue. Un jeune fan de musique folk de la région de Woodstock Jim Abbott le retrouve après une vraie enquête policière, il le recueille et l’aide à remonter la pente, Jackson reçoit quelques misérables royalties pour son album de 1965, il enregistre même quelques demos en 1995, longtemps disparues, les bandes de Jackson C. Frank (l’intégralité de son seul album de 1965 et les cinq titres enregistrés en 1975) réapparaissaient en 1996. Elles vont combler ceux qui ne connaissaient Jackson C. Frank que par interprète interposée, en l’occurrence Sandy Denny, mais sa santé et vraiment trop fragile et il meurt en 1999.

Ps : Les propos de Jackson C Franck sont peut être le fruit de mon imagination.





Discographie

12" 1965 Jackson C. Frank. EMI Columbia

7" 1965 Blues Run The Game./Can’t Get Away From My Love

12" 1978 Jackson Again. B&C Records.

CD 1996 Blues Run The Game. Mooncrest

CD 2001 Jackson C. Frank. Castle Music

CD - 2003 Blues Run The Game

2003 The Brown Bunny. Tulip Records Milk and Honey BO The Brown Bunny

3 commentaires:

-Twist- a dit…

Le Raoul m'a fait découvrir ce disque et cet artiste là. Merci encore:
http://ileftwithoutmyhat.blogspot.com/2007/09/jackson-c-franck-blues-run-game-1965.html

Anonyme a dit…

Bonjour Phillipe,

Je cherche "Blues run the Game" sans parvenir hélas à en trouver un exemplaire...
Possédez-vous ce cd ? Savez-vous comment je pourrais me le procurer ?
Merci beaucoup et bravo pour votre article.
Je préfère ne pas laisser mon mail sur le blog, vu que tout le monde peut le lire...mais si vous voulez bien me laisser une réponse sur mon myspace, ce serait extrêment gentil de votre part.
www.myspace.com/francedegriessen

Anonyme a dit…

"Comment fait-il pour être aussi triste ?"

Je me demande ce que tu penses de E. Smith.


BC