vendredi 26 avril 2013

Remake / Remodel N°24

 
Que se passe-t-il quand je regarde autrui face à face ?

 « Je ne sais si l'on peut parler de “phénoménologie” du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l'on peut parler d'un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. Il y a d'abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer. (...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un “personnage” : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas “vu”. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : “tu ne tueras point”. Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli — malignité du mal. »  
 
  

dimanche 14 avril 2013

Psychogeographie indoor (38)


 

« Et peut-être la maladie elle-même est la condition essentielle de ce que nous appelons le progrès, peut-être le progrès lui-même est-il une maladie. » (Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie).


 1.
 

22 juin.- Beau temps chaud.
Connelly, Volte-face. Demi-polareux, demi-roman procédural. Toujours très bien informé (les subtilités de la justice américaine). Pas si mauvais que ça.

Vient de paraitre le troisième volume des textes non publiés de Serge Daney (La Maison cinéma et le monde 3 chez POL). Plus de 800 pages où rien ne manque : Cinéma, télévision, pub, politique, photographie, tennis… Je ne sais pas si la somme amassée est si essentielle que ça. Daney écrivait au quotidien, sur le fil du présent, le lire en volume vingt ans trop tard n’est peut-être pas d’une pertinence absolue. J’ai la vague intuition que certains textes auront déjà beaucoup vieilli, et puis cette volonté d’être plubi-exhaustif à tout crin ne nous met pas à l’abri de l’accessoire. Bon j’ai néanmoins acquis ce volume, par fidélité.

 23 juin.- Temps estival avec un seul défaut : toutes ces mauvaises musiques qui s’échappent par les fenêtres entrouvertes (je ne parlerai pas des discutions qui s’échappent, au risque de paraitre misanthrope).

« J’ai commencé à apprendre à penser lorsque j’ai compris avec autant de vivacité possible combien j’avais simplement oublié de savoir que j’en étais au fond capable » R.W

 Fini le Connelly (pas si nul, fin bâclée). Picoré chez Taine et Daney. Raphael et tutti quanti pour l’un, Beineix et Besson pour l’autre. (Représentation contre présentation). Rien d’autre.

 
24 juin.- Tiédeur et soleil voilé.
Daney – Resnais – Bernstein : « Mélo, en un sens, répond à la question et boucle la boucle. Si tout ce qui est daté dans la pièce de Bernstein, loin de nous gêner, sonne vrai, c’est parce que la langue de Bernstein est – biologiquement _ la plus proche de Resnais (né en 1922). Ce théâtre-là est celui qu’allait voir les derniers héros mondains du cinéma muet. C’est cette façon de parler qu’ils auraient eue. Resnais, en un sens, a retrouvé la bande-son du cinéma muet de son enfance : il l’a retrouvée au théâtre, tout simplement. Alors, faux pas faux égale vrai, et passé par passé égal présent. » (Lire Bernstein)

 Taine — Rome – Cellini. La renaissance était un peu violente, on s’égorgeait en famille, on jetait les princes par la fenêtre, les petits garçons se battaient à coups de couteau. Les rues n’étaient pas très sures et rien n’était poli par la justice ou la gendarmerie. Cellini, qui était un peintre un brin sanglant, a raconté tout cela dans ses mémoires : « Je me disposai un soir à sortir de ce tourment, sans tenir compte de ce qu’une pareille entreprise avait peu de louable… Je m’approchai adroitement du meurtrier avec un grand poignard semblable à un couteau de chasse. J’espérais d’un revers lui abattre la tête ; mais il se retourna si vivement que mon arme l’atteignit seulement à la pointe de l’épaule gauche et lui fracassa l’os. Il se leva, laissa tomber son épée, et, troublé par la douleur, se mit à courir. Je le poursuivis, le rejoignis en quatre pas, et levai mon poignard au-dessus de sa tête, qu’il inclinait très bas, de sorte que mon arme s’engagea entre l’os du cou et la nuque si profondément que malgré tous mes efforts je ne pus la retirer. » (Lire les mémoires de Cellini).

25 juin.- Temps plus labile et fluctuant qu’autre chose, encore un peu de tiédeur.
Hatem Ben Arfa et Nietzsche inévitablement ça coule de source. Mais aussi Kant oui singulièrement Kant : La beauté n’est pas dans la chose en elle-même, mais dans son interprétation. Un drible n’est pas beau en lui-même, il est beau quand il parvient à faire se lever une assistance transportée. Nietzsche, Kant et Freud : La beauté survient du moi passe par le monde et revient vers le surmoi. Hatem en est tellement sous conscient qu’il se gâche. Le voilà qui tourne dans un rond fatal où il lui faut être le soubassement de la beauté tout en étant oublieux du prétendu collectif et de son agrégat de surmoi(s) (l’équipe). Ainsi comme tous les petits artistes, Hatem n’est jamais avec les autres, il est aux lisières des autres, seul, en tête-à-tête avec la beauté (et le ballon) qui choit de lui. Les vrais grands artistes, eux, ces salauds parviennent à laisser choir la beauté tout en enveloppant l’univers dans leurs grandes pattes frémissantes. Là est le chemin pour Hatem. Trouver les autres, le monde et l’univers. Trouver un point de contact avec Nietzsche et Kant, oublier Freud et son antithétique Artaud, Hatem.
Une petite chose d’Alphonse Allais. Rien d’autre.

26 juin.- Ciel plombé, moiteur mékongaise.
Tenté de lire quelques pages du journal de Renard. Je n’y suis pas parvenu. La fatigue engendrée par le labeur a la sourde capacité de nous empêcher de lire, de penser, de ressentir, en un mot de vivre.

27 juin.- Soleil voilé, chaleur (30°C).
Certains voient le Serge Daney tardif que comme un phare amaigri dispersant sa docte lumière sur de larges régions hétéroclites. Certes sur sa fin Daney était un « penseur tous azimuts», mais c’était, surtout et avant tout, un journaliste au quotidien. C’est en tous les cas ce qui ressort lorsque l’on prend l’idée de lire un peu le lourd pavé exhaustif que POL vient de publier. On y voit un Daney sur le fil de l’actualité, le fil de ses concepts (godardo-barthiens) n’étant jamais que surplombant.

28 juin.- Quasi-canicule, vent brulant (33°C).
Tous les corps de notre époque sont  sans aspérités et sans pudeur. Ce sont des corps de nourrissons adultes. Rien d’autre.

29 juin.- Toujours ce vent brulant, cette canicule en sourdine (33°C)
Daney sans entrain (trop de cinéma, le cinéma me tombe des yeux). Journal de Renard, deux trois histoires croquignolettes de l’ami Allais (Il nous explique en sautillant que la baleine peut être utilisée de bien des manières…). Rien d’autre.

30 juin.- Soleil voilé, ciel gris bleu, moiteur mékongaise. Quelques papiers de Daney (1986 est bien loin, ses films encore plus). Lu, dans la journée, Amour et sparadrap de Charles Exbrayat. Fantaisie policière pleine de toqués et d’umour faussement insulaire. Il faudrait lire Exbrayat un peu plus souvent, il a des moments parfaitement drôles, une singulière anglomanie (entre Daninos et André Maurois) et un savoir-faire popote qui n’est pas du tout désagréable

1 juillet.- Orages, pluie incessante, température en chute libre (18°C).     
Les papes n’auront pas toujours eu ce côté tranquille et rangé des papamobiles que l’on retrouve chez Benoît XVI. Ainsi, Paul II se plaisait à faire courir devant lui une petite armée composée de chevaux, d’ânes, de bœufs, d’enfants, de vieillards et même de juifs que l’on avait au préalable empiffrés afin de les rendre plus lourds. Tout cela était d’une drôlerie à s’en tenir les côtes. En dehors de la rigolade Paul II affectionnait aussi beaucoup la compagnie des jeunes pages (amour fatal, puisqu’il mourut d’une crise cardiaque en compagnie de l’un d’eux).            
Léon X, quand il ne chassait pas le cerf et le sanglier, entretenait un moine capable « d’avaler un pigeon d’une bouchée et d’engloutir quarante œufs de suite ». Il faisait également servir à sa table des mets pour le moins étonnants : « des singes, des corbeaux ou d’autres animaux, dont la chair coriace, insipide, ou de mauvais goût, trompait toute friandise et tout appétit ». Les convives étaient généralement surpris et les bouffons pouvaient sautiller tout en faisant tinter leurs grelots…

3 juillet.- Beau temps chaud, enfin me semble-t-il.  
Hier, chute de Scooter. Bien failli « y passer », mais je suis encore là plus plein de maux que de mots (j’imagine votre déception, trépassé je ne vous aurais plus embêté). Cheville, rotule et coude gauche joliment abimés, rotule droite bravement entamée, contusions éparses. (moins touché sur ma droite que sur ma gauche, c’est malin). Je suis plus entouré de bandages que de compassion, ma douleur est solitaire jolie multiple et harmonieuse (j’ai enterré mes épouses dans le jardin depuis des lustres).      
Entamé le Trésor d’Amour de Philippe Sollers, sans entrain et parce que c’était le livre le moins loin de ce corps qui ne peut plus bouger au risque de sautiller sur lui-même (tourner les pages fut bien pénible). Souffrir pour Sollers drôle de sinécure ! Ce diable papiste s’obstine à vouloir étaler de larges palanquées de roman-roman au milieu de ses habituelles digressions. À son âge il devrait savoir que les digressions se suffisent à elles-mêmes. Il n’y a qu’à les faire passer par le chas de l’aiguille (spirituelle) pour que le tour soit joué. Mais non Sollers tiens à ce vieux machin, qui ne sera jamais qu’un vieux prétexte : le roman ! Il convoque Stendhal - après avoir convoqué Mozart, Nietzsche, Rimbaud et tutti quanti. Il convoque et il comble ses trous avec une « histoire » qui n’est n’y faites n’y a faire, c’est un drôle de fossoyeur pour rien. Je pense que Sollers devrait se contenter d’être le vieux farfadet, un peu fumiste, un peu éteint que l’on retrouve dans ses essais (La Guerre du gout…). C’est un assez bon passeur, il passe très bien, c’est sa qualité.

 
4 juillet.- Ciel bleu, puis gris bleu, puis ocre, puis anthracite. Moiteur progressive. Orages lointains.
Convalescent. Passé la journée couché sur mon canapé écru, regardant plus souvent le plafond (qui est bien blanc) qu’autre chose. Dans cette position le temps ne passe plus, ce qui ne veut pas dire qu’il ne passe pas. Il se contente de tourner, nous nous contentons d’oublier qu’il tourne. Tout devient agréable et même la douleur semble se perdre dans une cotonneuse béatitude (les antalgiques aident aussi). Samuel Butler a décrit beaucoup mieux que moi cet état de douce quiétude engendré par la maladie :« Pour ma part, je trouve qu’être malade est l’un des plus grands plaisirs de la vie, pourvu qu’on ne soit pas trop malade et qu’on ne soit pas obligé de travailler tant qu’on n’est pas guéri. Je me souviens avoir été malade une fois, dans un hôtel à l’étranger, et je me rappelle combien cela était agréable. J’étais couché, bien tranquille, au chaud, sans préoccupations d’aucunes sorte. J’entendais le bruit lointain des assiettes qu’un marmiton lavait, là-bas, dans les cuisines ; je suivais des yeux les ombres qui paraissaient et disparaissaient sur le plafond selon les mouvements des nuages sous le soleil ; j’écoutais le joli murmure de la fontaine, en bas, dans la cour et le tintement des clochettes sur les colliers des chevaux… Non seulement j’étais un mangeur de lotus, mais je savais que mon désir était d’en être un et je me pensais : “Oh ! si seulement je pouvais, en ce moment où je me sens si bien détaché de tout, m’enfoncer dans un sommeil sans fin, ne serait-ce pas le plus grand bonheur qui pourrait m’arriver ? ”» (Ainsi va toute chair). 

Fini le Trésor d’amour de Sollers. Les citations sont très bien, c’est ce qu’il y a de mieux : « De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied sur sa barque ».


5 juillet.- Passages pluvieux, gris automnal.
Engourdi sur mon canapé écru. Sacrifié au « polar suédois ». Le premier Henning Mankell : Meurtriers sans visage. Wallander est un genre de Maigret boréal, l’intrigue est molle et cotonneuse, on s’ennuie un peu. Le tout est très (trop ?) suédois.        

Quelques pensées de Joubert : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil ».

6 juillet.- Ciel changeant, plus bleu que gris. Tiédeur.         
Toujours cette cheville, cette rotule, ce coude qui me piquent sous les bandages.          

Polar suédois et léthargie sur Canapé suédois. Je me demande si Mankell (Meurtriers sans visage) est si bien traduit que ça. Mollesse du traducteur. Torpeur du tutoiement systématique. Intrigue somnolente et pleine de fibres. Intrigue vaseuse Wasa. Fini chez Daney, des « papiers » déjà si vieux ; sur Beineix, Chahine et Robert Kramer.

7 juillet.- Beau temps, pour rien.       
Le tutoiement systématique chez Henning Mankell n’a rien d’étonnant puisque le tutoiement est presque obligatoire en Suède. Il a même fait l’objet d’une « réforme » dans les années 60 et depuis cette époque formidablement dépeignée tous les Suédois tutoient leurs plombiers, les policiers dans la rue, leurs patrons, les jolies filles avec des jupes à carreaux qui attendent le bus pour Malmö, et même le premier ministre. Tous les Suédois sont donc égaux et seul le Roi conserve le privilège d’être vouvoyé. Vous conviendrez que tout cela relève de la barbarie pure et simple
Sinon Mankell est encore cotonneux et social-démocrate, je commence simplement à me faire à lui, il faut dire que je suis très cotonneux moi aussi ces temps-ci.

 
8 juillet.- Temps estival, quelques nuages, sans plus. Pansements. Mankell. Mollesse. Pas si mal.

9 juillet.- Temps chaud, estival sans ostentation, avec deux trois nuages.
Daney. Les fantômes du permanent. Que deviennent les films lorsqu’ils passent à la télévision ? Jolie idée. L’idée de Skorecki sera encore plus jolie : que devient le souvenir des films que nous avons vus lorsque ces films passent à la télévision ? Théorie contre poésie.   
Constatation, aujourd’hui tous les ciné-critiques écrivent comme Daney, avec un petit appareil théorique embarqué sur le porte-bagage. Il n’y a que les ciné-critiques de droite pour écrire différemment, mais ils ont mauvais gout, confondent cinéma et roman, et si on peut leurs accorder le fait de ne pas vouloir penser plus que ça, il faudrait qu’ils sachent faire croire que leurs textes pensent tout seul (c’est le secret).       

Moins de douleur, demain labeur (pour trois jours).

 
2.


 

13 juillet.- Ciel gris.    

Deux jours sans livres, trois jours sans mots.          

Entamé les Citrons acides de Lawrence Durrell. À Chypre c’est le printemps, les orangers et les mandariniers sont d’un vert piqué de milliers de points d’or, les champs s’embrasent de fleurs sauvages. On boit de l’ouzo et on mange du poulpe séché. Tout semble calme et pourtant tout n’est pas si calme que ça. Les conflits rôdent…  
Selon Durrell, Citrons acides est une simple étude impressionniste de Chypre et de son état troublé entre 1953 et 1956. C’est aussi un petit monument élevé à la paysannerie cypriote et aux paysages de l’île… Durrell a bien raison de voir son livre ainsi.

14 juillet.- Temps semi-nuageux, encore un peu tiède.       
Mon genou gauche n’est plus qu’une croute sur laquelle prolifère une multitude de petits cratères, mon coude gauche grince et ma cheville gauche n’est pas au mieux (je ne vous parle pas de mon omoplate gauche qui me gratte). Il n’y a que mon côté droit pour garder un reste de potentiel sautillant. Dans ces conditions je reste bancal et craquant. Pour combien de temps ?

Citrons acides. Durrell achète une maison. La transaction est homérique avec des cris et des chuchotements ce qui fait qu’elle est aussi shakespearienne (gréco-anglaise comme Chypre ?). La maison est idéalement située, elle offre un panorama splendide ; un monde de soleil et de beauté. Les chouettes hululent et, le soir tombé, la mer bruisse sous la lune. L’air semble propice aux loisirs du corps, à la lecture et la méditation. Seul hic, cette maison est à refaire, c’est presque une belle ruine en torchis. Il faut convoquer une petite armée d’artisans. L’artisan cypriote n’est pas très productif, il est plus doux qu’efficace et on pourrait même dire de lui qu’il est presque tout le temps un peu endormi. Quoiqu’il fasse il reste toujours prévenant et rempli de bonnes manières un peu désuètes, sa lenteur n’est pas dépourvue de grâce. Durrell aime autant les paysages que les hommes, ils sont indissociables. La maison sera rénovée, le panorama restera merveilleux. 

(Patrick Leigh Fermor séjournera dans la maison cypriote de Durrell, tout est dans tout…)

 
15 juillet.- Temps pluvieux, frais, automnal (20 °C).
Chypre, Durrell, Citrons acides. La résidence que construisit Rimbaud (en 1878) est cachée au fond d’un ravin d’aspect malsain, elle semble ignorer les hauteurs et les mille points de vue offerts par l’île. Pourquoi un lieu aussi saumâtre alors que tous les villages de montagne sont magnifiques, et exhalent une paix enchanteresse ? Certainement par refus de la poésie, à Chypre Rimbaud n’était plus qu’un entrepreneur, il était là pour superviser un chantier et rien d’autre. Loin de la poésie et un peu plus loin de Rimbaud, un autre monde s’invite dans le livre de Durrell, cet autre monde, étranger au soleil et aux mandariniers, c’est le monde de l’insurrection. Les Cypriotes prennent l’idée de se révolter contre l’administration britannique. On joue aux gendarmes et aux voleurs entre les arbres, on jette des bouteilles sur les soldats ; tout cela est espiègle et ne porte pas à conséquence. Cette révolte, douce à ses débuts, devient plus sérieuse quand les campagnes somnolentes se réveillent dans de petits spasmes incertains. Les bandits de montagnes attaquent les postes de Police, tendent des embuscades, coupent les poteaux télégraphiques. En ville les collégiens placent des bombinettes, distribuent des tracts appelants à bouter l’anglais hors de l’île. Dans ces révoltés, il y a très peu de vrais « méchants », pas plus de vingt ou trente tueurs, avec deux trois fusils, mais ils sont diablement efficaces. Durrell raconte tout cela avec une pointe de regret. Il a perdu sa maison au panorama merveilleux. Le voilà replié en ville, fonctionnaire et Britannique. Il ne sautille plus trop.

16 juillet.- Temps estival, sans plus. 
La fin des Citrons acides de Durrell est mélancolante et pleine de regrets. La mer reste douce et le ciel imperturbablement bleu, mais le terrorisme empoisonne les échanges de la vie normale. Tout le monde suspecte tout le monde, le garde forestier a peur du berger, le berger a peu du facteur, le facteur a peur de l’instituteur et l’instituteur a peur de ses élèves. Le mince fil des relations humaines est brisé et le nationaliste peut sautiller dans les flaques de sang. Les histoires de nationalisme rattrapent toujours tout. Le nationalisme tuera Panos, l’instituteur lecteur de Spinoza qui avait accueilli Durrell les bras ouverts, il n’y aura plus de panthéisme au milieu des mandariniers. Chypre sera indépendante, ou presque. À quoi bon ?         
Si Durrell n’aime pas la brutalité de l’engagement tout droit, ce n’est pas le cas de Babel. Dans sa Cavalerie rouge, que j’entame, il fait preuve d’une fascination suspecte pour la violence. Le conflit russo-polonais n’est qu’un prétexte pour pavoiser au-dessus des charniers. Et Babel pavoise. Oh ! il fait bien preuve d’un peu d’humanité, mais son humanité est grasse et visqueuse comme une mauvaise blessure. Il n’y a que les abeilles pour l’émouvoir vraiment. En Volhynie, elles sont martyrisées par les armées qui s’affrontent. On gâte leurs ruches avec du soufre et elles meurent en volant lentement. Leur bourdonnement devient à peine audible, le canon peut canonne en paix.

 
 
3.
 
 
17 juillet.- Ciel azur et tiédeur convenable.  
Dubitatif. Babel sent le vestiaire, la chambrée et les tapes dans le dos. Je ne lui demande pas d’être knockouté par la subtilité, mais il pourrait quand même ouvrir ses fenêtres de temps à autre. Un peu d’air dans toute cette virilité renflée ne serait pas de trop. Il y aurait plus de légèreté, moins de gras et d’amusement suspect pour rien. Babel serait plus impalpable et mystérieux que le premier cavalier homicide qui passe ; tout irait pour le mieux ; le monde serait comme une belle prairie au mois de mai ; une belle prairie sur laquelle se promèneraient jeunes filles en fleurs et chevaux. En attendant, chez Babel, on viol les jeunes filles en fleurs et on étripe les chevaux.          
Quelques pensées de Joubert, fines, subtiles ; Joubert était un moraliste amateur comme on en fait plus : « on peut avoir du tact de bonne heure et du goût fort tard ; c’est ce qui m’est arrivé ».

18 juillet.- Temps chaud, à peu près caniculaire (33°C).    
Babel, Cavalerie rouge, sans passion. Connelly, Trunk Music. Intrigue asthmatique, quelques scènes à « propension érotique » frôlant le comique. Néanmoins toujours ce côté diablement informé, cette approche journalistique et cette précision dans les détails qui font tout l’intérêt des replètes machineries échafaudées par Connelly. Fini chez Joubert, dans ses pensées

19 juillet.- Chaleur.
Je lis un gros polar étouffe lecteur puis je prépare ma valise tout en écoutant un bidule répétitif de Phil Glass. Rien d’autre. Je baisse.

20 juillet.- Temps gris avec quelques velléités pluvieuses. 
Joubert, pensées. Celle-ci est très bien : « Ce n’est pas ma phrase que je polis, mais mon idée. Je m’arrête jusqu’à ce que la goutte de lumière dont j’ai besoin soit formée et tombe de ma plume. »Rien d’autre.   

Demain matin, départ pour Tallinn.

29 juillet.- Temps humide, queue d’orage.   
Retour des Pays baltes. Joli voyage. Visité Tallinn, Riga et Vilnius. Tallinn est très bien, beau centre médiéval, beaux pavés et jolies Tallinnoises. Riga est plus grande, moins médiévale avec des façades art nouveau pour l’essentiel inventées par Eisenstein père, la Rigoise est aussi bien jolie. Vilnius est moins bien, la Lituanie est moins bien, trop catholique pour être vraiment honnête, sa petite gueule de Pologne au rabais n’a rien pour inspirer confiance et puis la Vilnoise n’est pas très souriante.         
Entre les villes des bois humides des lacs endormis, rien d’autre ou presque.

30 juillet.- Ciel voilé et molle moiteur.           
Le balte de base croit volontiers aux forces surnaturelles. Ainsi, certains comportements sont à bannir en sa présence : siffloter dans une maison éloigne la prospérité, serrer la main d’un autre balte de base dans l’embrasure d’une porte est un signe d’hostilité (il faut le faire à l’intérieur de la maison ou, faute de mieux, sur le palier), allumer une cigarette à la flamme d’une bougie attire les mauvais esprits et chanter dans un sauna n’apporte que du malheur.        
La Cavalerie rouge de Babel me tombe toujours sur les genoux. Trop de sang, trop de trépassés, trop de délectation. Lorsque Babel marche, il commence à pleuvoir aussitôt, des mulots flottent sur le bord des chemins, une lourde odeur de poudre et d’hémoglobine monte. Rien n’est vraiment sautillant, mais Babel donne toujours l’impression de sautiller. Il s’arrête à un tournant pour satisfaire un besoin naturel et voilà des éclaboussures sur sa main. Par terre gît un cadavre arrosé par son urine. Elle dégouline par la bouche, gicle entre les dents, stagne dans les orbites vides. Babel sautille encore plus haut, toute cette horreur est ravissante. On peut préférer l’évocation des juifs de Galicie : « Les mouvements des Juifs de Galicie et de Volhynie sont véhéments, saccadés, ils sont une insulte pour le bon goût, mais la force de leur affliction est pleine d’une sinistre majesté et leur mépris pour la noblesse polonaise est infini. En les regardant, je compris la brûlante histoire de ces lointaines contrées, les récits qui parlent de talmudistes affermant des cabarets, de rabbins pratiquant l’usure, de jeunes filles violées par la soldatesque polonaise et pour lesquels se battaient en duel les plus grands seigneurs de Pologne. »  

Joubert, encore. « Le ciel est pour ceux qui y pensent ».

To be continued...

vendredi 12 avril 2013

The Unknowns - Dream Sequence (1981)

 
Un son garage puissant et sec — le disque est enregistré dans un hangar au milieu des avions. Un croisement inconvenant entre les Cramps et les Talking Heads. Cette voix pleine d’effroi qui tourne autour de la psychose et cette manière de filtrer en six titres impeccables 30 ans de culture rock. Bruce Joyner et ses histoires, c’est un sacré songwriter, naïf, sincère, ses chansons ont l’aspect de courtes nouvelles, de mauvais rêves. D'ailleurs Dream Sequence c’est juste ça, trois histoires, trois mauvais rêves chantés sur fond de guitares Mosrite et de batterie tourneboulante. Dans la première histoire un type rêve un truc sado-maso, il est ligoté et torturé ; Il n’aime pas du tout ça, ce n’est pas son truc. La seconde histoire se passe dans la rue. Il y a une prostituée et un agent de la CIA qui refuse de monter avec elle. Dans la troisième histoire, le type de la CIA est encore là. La prostituée qui s’avère être un agent double le tue et Joyner chante : « The carpet was blue/ But them it turned red. » le tragique rode. Voilà c’est le premier EP des Unknowns, il est sorti en 1981, il faut l’écouter.