lundi 16 juin 2014

Psychogeographie indoor (49)




« Vivre une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant, en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment réfléchie pour n’y tomber jamais. Vivre cette vie loin des émotions et des pensées, avec seulement l’idée des émotions, et l’émotion des idées. Stagner au soleil en se teignant d’or, comme un lac obscur bordé de fleurs. Avoir, dans l’ombre, cette noblesse de l’individualisme qui consiste à ne rien réclamer, jamais, de la vie. Être, dans le tournoiement des mondes, comme une poussière de fleurs, qu’un vent inconnu soulève dans le jour finissant, et que la torpeur du crépuscule laisse retomber au hasard, indispensable au milieu de formes plus vastes. Être cela de connaissance sûre, sans gaieté ni tristesse, mais reconnaissant au soleil de son éclat, et aux étoiles de leur éloignement. En dehors de cela, ne rien être, ne rien avoir, ne rien vouloir… » (Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité)


1.

26 septembre.- Nuages, curieuse tiédeur. (29°C) Peu concerné par la marche du monde. Ma barbe pousse elle me gratte à présent, c’est un problème. Lire : Le piège de Bove, Alamut de Vladimir Bartol, Le fidèle berger de Vialatte, Vie de poète de Walser…

27 septembre.- Beau temps chaud, incongru, hors de saison. (30°C)

Découvrir la mort c’est découvrir la soif d’immortalité.

Notre âme est prisonnière des liens du corps il faudrait donc que nous sachions nous en libérer pour devenir libres, détachés comme hors de nous-même, à des altitudes scrutatrices.nichts oder fast…

28 septembre.- Quelques ondées, température en baisse. (23 °C)
Les sinistres zélateurs des diverses révolutions ayant essaimé depuis trois siècles se fourvoient « royalement », il n’y a que la RENAISSANCE qui vaille !

« Un jeune disciple demande à un vieux moine : “Qu’est-ce que le Bouddha?” Et le maître de répondre : “Le Bouddha est un navet de deux livres acheté au marché de Chaozhou ”»

Leys, Michaux, Chesterton, Orwell, Conrad. Quelques marins, d’autres moins. Des hommes d’action, presque toujours. Des écrivains en tous les cas. Michaux belge primo génial, un homme capable de ne jamais parler du canal de Panama, mais qui se risque à vous parler d’une mouche, d’une puce vivant sur le dos d’une souris ou d’une fourmi qui n’éprouverai aucun scrupule à vouloir marcher sur le pied d’un éléphant. Michaux se fourvoiera tardivement. Devenu français il deviendra un Hermite qui connait l’horaire des trains. Il biffera une partie de son œuvre. Celle du belge primo génial, trop mal pensant, trop sale, presque… Chesterton est lui, un génie constant qui ne fait rien pour paraître génial. Il se contente d’exercer en amateur : « Quand une chose vaut la peine d’être faite, ça vaut même la peine de la faire mal » Bon il est évidemment question ici d’amateurisme crucial. Chesterton est considérable, son œuvre est très en avance sur les vues de son temps et puis il est tout de même catholique, ce qui ne gâche rien.
Quant à Orwell et Melville, vaste programme !

29 septembre.- Bruine automnale. (17°C) Journée légumineuse. Leys, Conrad, Segalen…

1 octobre.- Temps maussade, humidité. (20°C) Globalement morose, malade ou presque.
Le Studio de l’inutilité. Le Leys maritime amoureux d’une petite armée d’écrivains bien choisis me sied davantage que le Leys pourfendeur des communismes asiatiques en tous genres. Quelques pages nécessaires sur le génocide Cambodgien, d’autres moins nécessaires sur Barthes Tel Quel où l’on sent monter une petite acrimonie. Cela dit bon livre, bon spicilège…

2 octobre.- Quelques soleillées. (25°C) Malade estomac brûlant, rien de sautillant. Bref retour dans le journal de Stendhal. trois pages, nothing else.

3 octobre.- Du vent. (21°C) Rien, nada, du néant au néant, l’éternel néant, l’éternel maintenant.

5 octobre.- Soleil, nuages épars. (21°C) Passé la journée dans une curieuse gangue de somnolence. Me survolant plus qu’étant avec ma propre enveloppe charnelle. Fini le Studio de l’inutilité de Simon Leys. Moins aimé la partie finale (politique et maritime). Il faut dire que l’état de quasi-lévitation dans lequel je me trouvais aujourd’hui n’avait rien pour engendrer la moindre concentration quant à la lecture. Demain j’entamerai, Vie de poète de Robert Walser, mon état actuel sera certainement plus en accord avec le texte lu. Du moins, j’ose l’espérer.

6 octobre.- L’humidité rôde, l’humidité est là. (17°C) Walser, Vie de poète. Merveilleux. Ce doux marcheur est un frère : « Si l’on est sûr qu’en parlant, on détruit quelque chose de bon, d’aimable et d’excellent, et qu’en se taisant, on ne fait aucun tort, aucun mal à personne, mieux vaut se taire. »

7 octobre.- Temps automnal. (14°C) Las. Souffreteux.: « Apparemment, il suffit de se croire malheureux pour l’être bel et bien. »
On ne voit Robert Walser que comme un petit bonhomme un peu sombre mort sous la neige un jour de Noel. Pourtant, il n’était pas si sombre que cela (il n’était pas si petit non plus). Il était même plus lumineux que toute autre chose. Un marcheur joyeux, un peu folâtre, un peu fanfaron, loin de ce qu’il y a de pire dans la vie.

8 octobre.- Ciel maussade, humeur corrélative. (17°C) Dans ses carnets Cioran approfondit son vide, le creuse et s’y appesantit tellement qu’il n’en reste plus rien : une source tarie, épuisée.
Par ailleurs. Mort et maladie chez Carlo Michelstaedter. Mort, sentiment tragique de la vie et découverte de Dieu chez Miguel De Unamuno. Tout cela volant Très-Haut, tellement haut qu’il n’y a même plus lieu de sautiller.

10 octobre.- Nuages, fraicheur. (12°C) Guère d’enthousiasme pour les aphorismes d’Oscar Wilde. Quant à Cioran il sautille bêtement sur une planète ratée. Rien d’autre.

11 octobre.- Début de froideur. (8°C) Assez absent de moi-même. Picoré tout azimut. Chez Walser (qui rencontre une indienne), chez Cioran (merveilleusement apte à imaginer le désespoir d’une hyène) dans le petit Montaigne d’Antoine Compagnon (un succès de librairie que j’ai chapardé virtuellement).

12 octobre.- Crachin, froideur. (7°C) Les petites histoires de Robert Walser en valent de plus grandes chez d’autres. C’est un raconteur lumineux, un marcheur aérien, un serviteur heureux. Ses gaietés ne lui surviennent ni sur commande, ni pas désir, elles sont là, tout à coup, prête à disparaitre aussi capricieusement qu’elles ont surgit : « … les laquais ont l’habitude de se tenir dans une posture modeste, mais assurée, debout juste derrière la chaise des maîtres occupés à manger. Tel est l’usage. On peut y voir une forme de bon ton, ou de style. »

13 octobre.- Ciel changeant, fraicheur. (12°C)

« Qui doit trimer dur ou qui travaille d’arrache-pied, en général, est perdu pour la joie, son visage se renfrogne et toutes ses pensées sont tristes et moroses. »

Walser aime les petites choses. Donnez-lui un clou rouillé sur lequel est accroché un vieux parapluie et le voilà inspiré, capable de pages admirables. Sa Vie de poète est remplie de petites choses et d’inspiration mousseuse autour. C’est aussi une autobiographie en creux. Il faut dire que Walser se voit lui-même comme une petite chose, peut-être un peu plus cruciale, mais petite chose tout de même. Il s’inspire donc lui-même et même lorsqu’il parle d’un censément plus grand, Hölderlin ce poète devenu fou, on voit très bien où il se sent venir.
Relire le Fidèle Berger de Vialatte, roman de toutes les débâcles.

14 octobre.- Des nuages. (17°C) Un minimum d’honnêteté d’attention et de politesse vis-à-vis d’autrui n’entraine plus aujourd’hui que bas ricanements et sourds tracas. C’est une constatation un brin déprimante, mais c’est une constatation qu’il faut faire.

« En Cochinchine, lorsque quelqu’un dit Doji (j’ai faim), les gens courent comme s’il y avait le feu pour lui apporter à manger. Dans bien des régions d’Allemagne, un besogneux pourrait dire: j’ai faim, cela lui serait à peu près aussi utile que s’il disait Doji. » (Georg Christoph Lichtenberg)
« Nous cherchons l’ébauche du monde – cette ébauche, c’est nous-mêmes » (Novalis)

17 octobre.- Quasi beau temps. (18°C). Curieusement flottant. Peut-être cet antidouleur à base d’opium ? (Gonalgie tenace). Cioran, Cahiers (morose forcement morose). Jaccard, journal : « … aux femmes réelles je préfère souvent les rêves qu’elles m’inspirent ». Lire Intérieur de Thomas Clerc (le livre que je voulais écrire…)

 
2.


18 octobre.- Temps variable, semi-nuageux, mi-doux à demi tout. (17°C) Cioran, Cahiers. Émile est décidément impayable en pire. La seule expérience qu’il ait faite dans sa vie, c’est celle de l’ennui. Sur terre il n’y a pas pour lui d’ « occupation » et à vrai dire de « divertissement » possible. Il a dépassé même le vide : c’est pourquoi il lui est impossible de se tuer.
Jaccard, Journal. Ce petit ton toisant un tantinet désagréable.

19 octobre.- Chape nuageuse. Vent léger. Douceur sournoise. (21 °C)

« À l’exclusion du sexuel, la nudité est naturelle dans la salle de bains et la chambre ; possible aux toilettes ; furtive dans le salon et l’entrée, qu’il faut traverser pour rejoindre la salle de bains ; incongrue dans la cuisine ou le bureau ; désagréable dans la cave. Le plaisir d’être nu chez soi est 1 performance douce.
Le cauchemar : le camp de nudistes, attentat contre l’érotisme, qui culmine dans la supérette où l’on fait ses courses à poil. »

Mon intérieur étant plus frais que le commun et mutualisé extérieur me voilà très peu sautillant. La prochaine fois que je j’aurai la bonne fortune de le croiser il faudra que je saute à la gorge de ce chauffagiste écologiste qui me contraint au port obligatoire et stratifié d’un pull-over informe et d’une paire de chaussettes en tire-bouchon (19 °C c’est très peu pour l’intérieur d’un très peu actif). En attendant et en parlant d’Intérieur j’ai commencé la lecture du livre de Thomas Clerc (Intérieur, justement). C’est l’un des livres que j’aurai aimé écrire (il y en a d’autres). C’est même le livre que je voulais écrire. Thomas Clerc l’ayant écrit avant moi me voilà un tantinet jaloux, mais finalement pas tant que ça, car je m’imagine volontiers incapable de mener à bien un tel projet. Je suis en effet rempli de velléités que je ne parviens jamais à faire fleurir. Le ratiocineur est souvent piètre jardinier tout comme il n’est que très rarement grand écrivain. Il faut savoir se « lancer » et je ne me lance pour ainsi dire jamais. Allez lancer de la vapeur d’être et vous verrez où je veux en venir. Cela dit si j’avais eu la bonne fortune d’écrire un livre sur mon appartement, mon Intérieur à moi, il aurait été moins post conceptuel et assurément plus court (mon logement ne mesurant que 30 m2). Il aurait été aussi plus attaché aux flots des souvenirs tout en dissipant un petit air plaintif qui m’aurait fait mal voir du côté des tenants du souriant. Celui de Clerc est souvent drôle, jamais plaintif ; un bel exemple de littérature post-tout un brin lactescente. Après avoir visité l’entrée, la salle de bains et les toilettes, j’entre dans la cuisine. Visite pour l’instant fort agréable…

20 octobre.- Demi-saison. Quelques averses, quelques soleillées. (17°C) Vaguement malade. 
Passé une grande partie de la journée dans la cuisine de Thomas Clerc. Ce n’est pas un très grand cuisinier, mais il aime beaucoup ses appareils ménagers. Son livre est quant à lui toujours savoureux, avec ce goût post conceptuel avancé ce faux style fonctionnel au service de l’énumération, de l’épuisement sur plan et du drolatique.

24 octobre.- Ciel bleu pâle. Douceur persistante. (20°C) Vraiment malade. Hospitalisation inopportune. Rien de grave. Me revoilà. J’entre dans le salon de Thomas Clerc. Du fonctionnel pour l’instant. Nothing else.

26 octobre.- Ciel bleuâtre simplement dérangé par d’infimes traînes ivoirines. Douceur incongrue. (23°C)

Être snob, cela se mérite.

Il y a deux choses qui peuvent sauver un homme : l’estime qu’il se porte lui-même et l’autodérision.

« … Le thé calme. Les toilettes servent ; la fenêtre délasse. La sieste tente. Le téléphone divertit. La télé déconcentre. Le sexe vide. La rue agresse. Rien ne vaut 1 bon tour de maison. »

Le livre de Thomas Clerc est formidable. Pour un peu j’entrerai dans son bureau tout en sautillant. Lieu crucial s’il en est. Cœur du livre. Bureau donc, la pièce ce lieu de travail (et non de labeur), mais aussi cette planche de bois ouvragée posée sur quatre pieds et agrémentée de tiroirs bien utiles. Sur cette planche de bois sont posés divers objets, un téléphone, un ordinateur Apple, des clés USB… Sous cette planche, dans les tiroirs suspendus sont rangés d’autres objets que je ne vais décrire (je suis fatigué et Clerc le fait très bien en Ponge moderne pour moi). Bureau donc, bibliothèque aussi, cette succession de planches alignées dans laquelle on ne rentre pas vraiment (ce sera certainement le sujet d’un autre livre… plus tard). On oublie donc l’intérieur la proximité froufroutante des auteurs pour se concentrer sur du pure fonctionnel à tendance oulipesque. Comment classer les livres ? Par ordre alphabétique ? Par Collection ? Par couleur ? Par taille ? Clerc opte pour l’ordre alphabétique, puis il nous parle un peu de ses vieux 33 tours de musique New Wave qu’il range verticalement.

27 octobre.- Ciel flandrien. Toujours cette douceur hors de saison. (23°C)

« L’esthétique du col roulé, qui souligne le cou tout en le protégeant, offre 1 échappatoire à la chemise autant qu’au style des chefs. Son chic dérivé évoque à la fois Duras et Robbe-Grillet, les années 70, la prêtrise ouvrière et le style simplement décontracté d’1 certaine bourgeoisie alternative qu’on rencontre dans les films de la nouvelle vague… »

La penderie de Thomas Clerc m’aura un peu moins intéressé. Les vêtements ne m’inspirent rien ou presque. Je suis un dandy en robe de chambre. Clerc l’est beaucoup moins, tout du moins je l’imagine, 25 chemises c’est beaucoup. Reste que son livre est formidable. Je l’ai fini rempli d’une pleine satisfaction tout en regardant de biais.

28 octobre.- Ciel ambré. Quasi tiédeur. (23°C) Mort de Lou Reed. Réécouté Coney Island Baby et le troisième Velvet celui avec le canapé. Du calme apparent.
Cioran, Joubert. Ces quelques mots qu’Horace Walpole écrivit à la très peu sautillante marquise du Deffand : « Les bagatelles qui m’amusent, voilà les seules affaires dont je fasse cas à présent. J’ai vu la vanité de tout ce qui est sérieux et la fausseté de tout ce qui a la prétention de l’être. »

31 octobre.- Température en baisse. Température en baisse. (13°C)

« Car les temps sont dangereux. Ce ne sont pas fariboles. Chose plus facile en nature seroit, nourrir en l’aër les poissons, paistre les cerfz on fond de l’Océan, que supporter ceste truandaille de monde. »


3.
 


1 novembre.- Ciel chagrin, température semi-automnale. (16°C)

« Mon corps est mon église ; j’en ai fait mon cheval ». Jo Bousquet

Jour des saints. Morne plaine. Nuit précoce. Mankell. Le guerrier solitaire. Wallander épisode 6. Quiétude scandinave. Fausse quiétude scandinave ? Parfaitement concordant avec le ciel derrière les rideaux

2 novembre.- Ciel gris bleu, vent léger, douceur fourbe. (17°C) Jour des morts. Langueur amniotique. Chez Mankell on se tutoie, on pisse dans la mer Baltique. Un tueur en série rôde. Il est peu trop peinturluré pour être honnête. L’intrigue n’est pas fulminante, mais le livre se laisse lire sans déplaisir. Peut-être ce confort cotonneux, cette mollesse sociale-démocrate. Certainement…

3 novembre.- Ciel trempé, humidité, grande humidité ! (15°C)
Le Guerrier solitaire devient presque trépidant dans sa seconde partie. La Scanie brule sous un chaud soleil d’été et les serials killers ne sont pas en reste. Le tout est assez distrayant, il faut bien l’avouer. (Les vingt dernières pages, qui viennent après la résolution de l’intrigue, n’apportent rien si ce n’est une petite brouette de moraline pelucheuse.)

4 novembre.- Rares averses. (13°C) Lire : Autoportrait (Édouard Levé), Journal d’un mort (Marcel Béalu), Lettre sur les chimpanzés (Clément Rosset), Effondrement (Jared Diamond).

5 novembre.- Crachin. (9°C) J’enterrerai mon âme puis j’irai dîner en ville.
Cioran, Carnets, chagrin. Stendhal, Journal, joie.

7 novembre.- Grisaille pelucheuse. (18°C) Grande mollesse. La mollesse est une paresse voluptueuse. Un petit tour chez Cioran dans ses Cahiers, rien de bien souriant.

8 novembre.- Ciel clair, douceur fourbe. (17°C) Il faut respecter la banalité, elle est éternelle.
Julien Gracq écrivait devant une fenêtre ouverte, à la campagne, avec une vue largement étendue devant lui, un lointain. Il commençait ses livres par le début, les finissait par la fin. Ses phrases se chargeaient de rejets et d’incidentes qu’il « élaguait » par la suite. Il raturait mal, jetais dans la marge amorces et fragments autant d’appâts bien utiles par la suite. Son travail était lent et laborieux, « un peu en boule de neige ». Drôle de boule de neige à vrai dire.

9 novembre.- Ciel bleu-blanc moucheté de quelques taches ocre. ( 13°C)
Drôle de guerre, drôle de livre. Le Fidèle Berger ressemble à une mercerie vialatienne chamboulée. Tous les articles sont là, mais mis sens dessus dessous. Il faut dire que l’écrivant Vialatte était lui-même assez chamboulé. Il sortait d’une guerre perdue, d’une détention inopportune et d’un suicide raté (toutes choses qui généralement chamboulent le premier quidam qui passe). Ce livre-là n’a donc pas de mal à être son plus sombre. Tribulations hallucinées, petit côté Kafka, petit côté Conrad, petit côté diariste plein d’agonie consciente : « L’année scolaire 18-19 sortait du fond de la mémoire de Berger ruisselante de deuils et de gloires, comme un crêpe pailleté d’or qu’on sortirait d’une cave profonde. »

10 novembre.- Ciel mordoré, averses sporadiques, début de froideur. (6°C)

« Un enfant ramasse une pâquerette. Il la met dans de l’eau, elle ne demande pas plus. Elle vit, elle meurt. Elle ne pose pas de problème. À partir du moment où il tire les pétales, coupe la tige et gratte le cœur, il s’émerveille d’une vie si compliquée »

Berger, prisonnier, veut en finir. Deux clous rouillés ne faisant pas l’affaire il se tranche les veines avec cette ampoule bleue qui le narguait juste là au-dessus de sa tête. On le retrouve pieds nus dans une flaque noire, enveloppé de sa chemise sanglante, avec des bras de boucher et une tête d’écrasé. La mort ne venant pas vraiment (la mort est parfois longue à venir), on le brancardise en des lieux plus lactescents. Deux bracelets aux poignets. Attaché au sommier. Quatre tours de clef. Le revoilà prisonnier. Tel un quidam incertain étendu dans le fond d’une barque il n’a plus que pour seul horizon un plafond des plus quelconques, un plafond uni. Après avoir choisi la mort, accepté la captivité, il endure la folie, qui vient, qui monte…

11 novembre.- Ciel cobalt, bourrasques et fraicheur latente. (8 °C)

« Dans mes périodes de dépression, je visualise l’enterrement consécutif à mon suicide, il y a beaucoup d’amis, de tristesse et de beauté, l’événement est si émouvant que j’ai envie de le vivre, donc de vivre. Je ne sais pas partir avec naturel… »

Autoportrait. Le Tout sur Tout d’Édouard Levé. Inventaire non exhaustif. Conceptuel. Factuel. Pudique. Impudique. Froid. Chaud.Sec. Drôle. Émouvant. Implacable. Grand petit livre loin du roman-roman. Y aurait-il une issue possible dans la post-littérature ? En tous les cas, Levé compte beaucoup (et pour beaucoup).


To be continued


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