vendredi 29 juin 2018

Nick Drake - Five Leaves Left (1969)



(Lacrymal)

Et voilà venu le moment d'évoquer les disques qui m'auront fait pleurer, de tristesse, de joie, de contentement aussi parfois. Oh ! ils ne sont pas si nombreux, peut-être cinq, peut-être six, peut-être plus je ne sais plus bien. Enfin parmi ceux-ci il y en a un que je n'oublie pas, c'est ce Five leaves Left, le premier disque d'un jeune adulte appelé Nick Drake qui finira mort de trop de barbituriques, de trop de frémissement, de trop d'ennui de vivre aussi.

(Géographique)

Nick Drake était né à Rangoon une grande ville coloniale pleine d'édifices coloniaux, il est mort à Tanworth-in-Arden une contrée un brin campagnarde où les chouettes sont si replètes qu’elles ne peuvent se percher de face sans risquer de basculer tête-bêche.

(Intactile)

Nick Drake ne supportait pas qu'on le touche, il ne voulait pas être regardé non plus. Lorsqu’il se produisait sur scène, il tournait le dos et l'assistance était bien dans l'embarras. Évidemment, tout cela n'avait rien de bon pour sa carrière musicale et pour sa vie en règle générale.

(Aérien)

Dans Five Leaves Left Nick Drake est si aérien qu'il ne risque pas d'être touché par quiconque. On ne le regarde pas non plus et c'est très bien ainsi puisqu’on se contente de l’écouter.

(Arrangé)

Five leaves Left est produit par Joe Boyd, Danny Thompson tient la basse sur la plupart des titres tandis que Richard Thompson joue simplement sur le premier. Il est communément admis de dire que les arrangements de Robert Kirby, un ex-camarade de classe de Nick, sont sublimes, forcément sublimes. C’est loin d'être faux et c'est même tout à fait juste.

(Guitaristique)

Nick Drake jouait sur une Guild M20 en acajou avec une table en épicéa tacheté. Cette guitare dotée d'un diapason plus court qu'a l'ordinaire lui permettait de gratouiller dans un open tuning assez bas et sans trop friser.

(Vocal)

Dans ce disque l’émotion est toujours chez l’auditeur tandis que le chanteur cherche lui une sorte d'abandon non ostentatoire, cet abandon non ostentatoire que l'on retrouve dans la bossa-nova, cet abandon non ostentatoire que l'on retrouve chez quelques bluesmans, ruraux le plus souvent. Voilà, il faut que cela soit dit ce qui est déchirant chez Nick Drake c'est aussi et peut être SURTOUT l’absence de pathos.

(Préféré)

Fruit Tree a longtemps été ma chanson préférée, ou tout du moins la dernière minute de Fruit Tree a longtemps été ma « minute musicale préférée », tous genres et toutes époques confondues. Réentendez cette minute-là et vous me comprendrez peut-être.

(Poétique)

Quand on évoque Nick Drake le mot introspection revient constamment à l'esprit, pourtant ses paroles ressemblent le plus souvent à des petits proverbes épigrammatiques relevant de la pure observation et non à des exercices d'introspection assommants. Pas de « grande poésie » donc, mais des mots qui sont là pour compléter une ambiance que la mélodie dicte en premier.

(Drogué)

Nick Drake expérimente pour la première fois le LSD en 1966 à l'université d'Aix-Marseille, il se rend au Maroc au printemps de la même année à la recherche de la meilleure herbe possible. À son retour en Angleterre il reste cloîtré dans sa chambre et fume du Cannabis comme un chameau. Évidemment, toutes ces pratiques illicites ne sauront pas étrangères au côté pour le moins embrumé de sa musique.

(Filial)

Molly Drake était la mère de Nick Drake, elle est morte en 1993 à l'age de 77 ans près de vingt ans après son fils. Une mère que l'on imagine douce et aimante et qui dans l'intimité de la maison familiale aura enregistré en amateur quelques chansons sobres, pensives et fragiles comme des porcelaines posées en équilibre sur une commode bancale. Voilà peut-être une partie du « mystère » Drake révélé, tout ce qui faisait son charme était presque déjà chez sa mère.

(Mystique)

« Quel est l’exercice d’un être bien détaché ? C’est l’inverse du devenir. »

(Henri Suso, 1296-1366)


lundi 25 juin 2018

Psychogeographie indoor (83)



« Le lecteur vrai est celui qui n'écrit pas. Lui seul est capable de lire un livre naïvement.- unique manière de sentir un ouvrage » (Cioran, Cahiers)

1.

12 février 2018.- Ciel changeant, giboulées vaguement neigeuses (5°C). Lever 5h00. Labeur. Sieste. Courte promenade à demi lucide entre les Papiers collés de Perros qui évoque Rilke . Rilke si fragile, si fidèle : « le plus frêle et le plus tenace des hommes, en errance monacale, d'un château à l'autre, de femme en femme, d'écritoire en écritoire… ». Rilke anxieux, Rilke effrayé, Rilke persuadé qu'on ne le MANQUERA pas.

13 février 2018.- Cold weather, but clear (-7 ° C -> 1 ° C). As the French language bores me a little I write these three lines in English (if the English language was bored, I would write in Latvian language). Read two strips of Charles Monroe Schulz (great philosopher). Painters of the day: Mark Rothko and Yves Klein (monochrome guys). Writer of the day: Joséphin Peladan (rose-croix guy). Nothing else.

15 février 2018.- Deux trouées bleues et du gris (6°C). Bref retour dans les Cahiers de l'ami Cioran . Peintre du jour : Ernst Ludwig Kirchner (né en 1881, suicidé en 1938).

16 février 2018.- Il pleut, encore et toujours (9°C). Malade mauvais poil, mauvais rhume (mais bon rhum). Incapable de soulever mon Perros (qui est bien replet). Si mes forces me le permettent, demain j'entamerai L’Âme insurgée d'Armel Guerne (le volume est presque fluet, 200 pages environ). Peintre du jour : Georges Seurat.

17 février 2018.- Hausse des températures, deux trois belles soleillées, des promesses ? (12°C). Still sick. Armel Guerne est peut-être trop fiévreux pour moi. Le lisant j'ai l'impression qu'il vient de déchirer sa chemise et qu'il se donne de grands coups de poing sur la poitrine. C'est un peu dommage et certainement un problème (cela dit certains sont saisis par son flux, ils ont certainement raison, il faut peut-être que je me fasse à tout ça).
Tableau du jour : le Verrou de ce coquin de Fragonard. Pour l'occasion réécouté (et même relu) l'épisode que Daniel Arasse consacrait à ce tableau dans ses formidables Histoires de peintures (sur France Culture et chez Denoël. Érudition non paonnante, grand passeur modeste… que du bonheur.

18 février 2018.- Ciel bleu pâle, température en baisse (6°C). Toujours dans LÂme insurgée d'Armel Guerne. Souvent très beau, parfois emphatique, trop pure, sans aucune distance. Guerne a certainement raison Hölderlin, Kleist ou Novalis réclament-ils la moindre distance ? (Novalis, une âme latine dans un corps allemand et son verbe germain).
Tableau du jour : Reflection with Two Children (Self Portrait) - Lucian Freud. Quand le grand-père Sigmund explorait l'intérieur de l'être humain, son petit-fils, Lucian, en exposait l'extérieur. Voilà donc une féerie saumâtre de corps plus disgracieux les uns que les autres, des sacs à os défraîchis, cendrés, grisâtres… Comme je suis pour le moins pervers j'ai choisi un tableau qui ne montre rien de tout ça, un tableau « habillé », auto-portrait en contre-plongée, un peu inquiétant.

19 février 2018.- Belle journée un peu froide (-3°C → 6°C). Cioran, Cahiers, les affres de la modernité : « Quand, dans mon village, après la guerre de 14, on introduisit l’électricité, ce fut un murmure unanime de la part des paysans. “ C’est le diable, c’est le diable " pouvait-on entendre un peu partout. Quand enfin, on la fît installer dans les églises (il y en avait trois !), ce fut la consternation. " C’est l’Antéchrist, c’est la fin des temps. ” Je dois avouer que ces gens simples, coupés du monde, avaient vu juste, c’est-à-dire loin. À l’époque, les méfaits du progrès technique n’étaient pas évidents, et, eux, ils avaient du mérite de s’en être alarmés par instinct. »
Tableau du jour : La Fiancée juive – Rembrandt. L’émotion est ici, surtout, dans le détail dans cette main pas encore pleinement atteinte par le pigment du rouge. Main qui se pose sur une poitrine, comme voulant contenir ou accepter les sentiments de l’autre. Sur cette main il y a une autre main, celle de la fiancée qui semble accepter tout cela. La main sur la main, les regards dans un vide faussement différent, mais vraiment commun, celui du sentiment amoureux.

Rien (ou presque) : Les grands critiques n'analysent pas, ne décryptent pas, ils choisissent.

20 février 2018.- Les jours s'allongent, le soleil s'élève, mais la froideur tombe toujours (4°C). En dehors de l'actualité sportive (je feuillette le quotidien national sportif tous les jours), et de quelques broutilles utilitaristes liées au labeur (autant de lexies gâchées), rien lu. Tableau du jour : Pechstein endormi – Erich Heckel. En 1955 l'écrivain Lothar-Günther Buchheim achète aux enchères une œuvre d'Erich Heckel qui semble de prime abord assez peu intéressante. C'est une toile peinte en 1921 représentant un assortiment de nus figés sur une plage que l'on imagine plus baltique que méditerranéenne. Là où tout se complique, et s’explique un peu, c'est que Buchheim n'ignore pas qu'au dos de cette peinture, sous une épaisse couche de blanc se cache l'une des plus belles choses de l’expressionnisme allemand et du groupe Die Brücke (ce crucial aréopage d'artistes dresdois en goguette). Ce tableau caché, cet envers étouffé sous le blanc, aurait été peint en 1910 dans la station balnéaire de Dangast sur les bords de la mer du Nord. Il nous donne à voir Max Pechstein (autre dresdois en goguette membre de Die Brücke) endormi sur une chaise plus longue que basculatoire. Langueur panthéiste, rouge intense et souvenir des sculptures étrusques, c'est une œuvre qui derrière son apparente simplicité pourrait titiller, voire noyer, quelques regards.

22 février 2017.- On annonce d'incontestables frimas, je suis inquiet (2°C) Too tired ; to read anything. Tableau du jour : Femme à la veste verte - August Macke Impressionniste et un peu fauve sur les bords, un court instant expressionniste puis presque cubiste, l'art d'August Macke ne visait qu'une chose : la recherche de la couleur pure. (Recherche malheureusement interrompue dans une morne tranchée le 26 septembre 1914 à l'âge de 27 ans).

23 février 2018.- Disons le tout net, il fait diablement froid ! (-1°C)). Le labeur me remplit le gosier tout en me vidant l'âme à petit feu. Voilà encore un problème. Puisqu'il est question d'âme, ou de ce qu'il en reste, lu trois pages d'Armel Guerne, bonne pioche elles étaient très bien : « Le pire châtiment de l'époque où nous sommes et sa condamnation sans doute la plus grave, c'est qu'elle ait pu, en quelque cent cinquante ans, nous rendre à peu près inimaginable le monde où l'homme avait encore toute sa place, un monde où l'on naviguait à la voile, où l'on voyageait à cheval ou à pied, et des temps où la vie de chacun s’insérait dans son « son » temps sans rien perdre, alors que la mécanique nous expulse du nôtre. Certes le modernisme a toujours existé ; mais un modernisme qui nous veut orphelins du passé et nous exile de l'humanité rien que pour exister dans sa seule étroitesse sans cesse dépassée, voila qui n'a rien de moderne, mais qui porte, en réalité, le nom même de l'épouvante que les siècles redoutaient en l'appelant la bête de l'abîme »


24 février 2018.- Belle journée glaciale (-1°C).

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J'ai vécu l'une de mes plus belles épiphanies méditerranéennes à Antibes, marchant sur ce qui reste des remparts entourant la vieille ville, le ciel bleu saturé, la mer presque turquoise, les voiles blanches des navires de plaisance flottant avec une douce obsolescence dans un air raisonnablement tiède, tout cela me passa par les yeux, le nez, les oreilles, pour mieux redescendre vers ma poitrine où je ressentis un pincement que je dois bien caractériser comme d'essence divine. C'est pourtant à quelques encablures de ces lieux raisonnablement idylliques, qu’un jour de 1955 on retrouva le corps écrasé de Nicolas de Staël. Le peintre s'était défenestré dans un moment d’égarement et l'issue fut fatale, forcément fatale. À l'angle de La Promenade amiral de Grasse et de l'impasse Revely, le petit immeuble moderne désuet qui lui servit de « plongeoir homicide » est toujours là. On a collé une plaque commémorative dessus, les touristes égarés la photographient avec un contentement penaud, ceux qui savent vraiment la regardent avec un nœud dans la gorge. À moins de cent mètres de là le Musée Picasso est un peu décevant, il y a certes quelques belles œuvres de l'antipathique barbouilleur hispanique, mais pas assez nombreuses. Des salles entières sont remplies de clichés photographiques, ce qui nous fait une belle jambe en bois (de surcroît, les toilettes sont très sales et tiennent plus de Jackson Pollock que d'autre chose). Ah ! j'ai failli oublier l’essentiel ! Il y a dans le Musée Picasso d'Antibes une salle entière consacrée aux œuvres tardives de Nicolas de Staël. Perfection des formes, palette de couleurs magnifique, lumières à tous les étages. Était-il vraiment nécessaire de mourir aussi jeune et de façon aussi tragique ?

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Chez Armel Guerne Henirich von Kleist est un hypra timide qui vie enfermé dans sa chambre. Il en sort rarement pour lire ses pièces devant des publics d'idiots qui rient en entendant ses bafouillements et bégaiements. Ne parlons pas de son suicide, ce serait trop long.

25 février 2018.- Soleil polaire (-2°C). Ce matin, écouté les trois heures des Complete In a Silent Way Sessions de Miles Davis. Ce n'est pas loin d'être éblouissant et cela calme un peu son homme. Cet après-midi, retour chez Armel Guerne. Gérard de Nerval est suspendu par le cou à sa petite grille, ses pieds à deux centimètres du sol, le voilà mort. On se bouscule pour voir le cadavre, son enterrement, l’enterrement de « ce pauvre Gérard », sera un petit événement. On oubliera bien vite sa tombe.

26 février 2018.- Belle journée hivernale, seul problème des températures frôlant le sibérien (- 6°C → 0°C).

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Dans l'une de ses chroniques pour le Nouvel Obervateur, Bernard Frank évoque le Beefsteak d'ours, une courte histoire extraite des Impressions de voyage du père Alexandre Dumas (le tout était paru initialement paru dans la Revue des Deux Mondes en 1833). Internet ayant de bons côtés, j'ai assez facilement retrouvé ce texte. Il est parfois cocasse et je me permets d'en extraire quelques lignes assez croquignolettes :

- Comment ! c'est de l'ours ?
- De l'ours.
- Vraiment ?
- Parole d'honneur.
- Eh bien, c'est excellent.
Au même instant, on appela à la grande table mon digne hôte, qui, rassuré par la certitude que j'avais fait honneur à son mets favori, me laissa en tête-à-tête avec mon bifteck. Les trois quarts avaient déjà disparu lorsqu'il revint, et, reprenant la conversation où il l'avait interrompue :
- C'est, me dit-il, que l'animal auquel vous avez affaire était une fameuse bête.
J'approuvai d'un signe de tête.
- Pesant trois cent vingt !
- Beau poids !
Je ne perdais pas un coup de dent.
- Qu'on n'a pas eu sans peine, je vous en réponds.
- Je crois bien !
Je portai mon dernier morceau à ma bouche.
- Ce gaillard-là a mangé la moitié du chasseur qui l'a tué.
Le morceau me sortit de la bouche comme repoussé par un ressort.
- Que le diable vous emporte ! dis-je en me retournant de son côté, de faire de pareilles plaisanteries à un homme qui dîne !
- Je ne plaisante pas, monsieur, c'est vrai comme je vous le dis.
Je sentais mon estomac se retourner.
- C'était, continua mon hôte, un pauvre paysan du village de Fouly nommé Guillaume Mona. L'ours, dont il ne reste plus que ce petit morceau que vous avez là sur votre assiette, venait toutes les nuits voler ses poires, car à ces bêtes tout est bon…

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Tableau du jour : Max Beckmann – Autoportrait au smoking « Les nouveaux prêtres de ce nouveau centre culturel devront paraître en costume noir ou en frac lors des cérémonies festives, si nous ne réussissons pas avec le temps à inventer un vêtement masculin plus précis et plus élégant. Et, ce qui est essentiel, le travailleur doit aussi apparaître en smoking ou en frac. Ce qui veut dire que nous nous souhaitons une sorte de bolchevisme aristocratique. Une compensation sociale, dont l'idée de base n'est pas la satisfaction du pur matérialisme mais l'instinct conscient et organisé, de devenir dieu nous-mêmes. » (L'artiste dans l’État)

27 février 2018.- Froid sibérien (-7°C). Lever 5h00. Sur le chemin du labeur la température devait avoisiner les -12°C, c'est beaucoup dans le moins. Sieste puis dix pages un peu glacées d'Henri Thomas (Poésies). Tableau du jour : Chuck Close - Big Self-Portrait. Le sujet des tableaux de Chuck Close est toujours le même : la reproduction en gros plan de la figure humaine qu’ il traite comme un territoire. Il prend une multitude de photos d’identité, des Polaroids au format 60/51 cm en noir et blanc et en couleur , il dessine ensuite sur acétate une grille posée sur le polaroid qui est reproduite sur la toile, ses portraits sont réalisés à l'acrylique et avec un aérographe : Close joue sur la notion de flou il travaille par groupe de petits blocs pointillistes et si ses tableaux sont bien une survivance de l’hyperréalisme lorsque l’on se rapproche d’eux ils deviennent par miracle impressionnistes voire insensiblement abstraits.



2.

1er mars 2018.- Pluie diluvienne (6°C) L’air hagard et un peu chiffonné, je me suis réveillé ce matin avec une envie assez moyenne d’arpenter ma bibliothèque. Oh ! pas ma bibliothèque la vraie, la toisante non ma bibliothèque auxiliaire vous savez celle qui pourrait faire un peu honte, celle où l'on entasse en vitesse une somme de livres un peu problématiques ; livres offerts par des gens manquant assurément d’un minimum de goût ; livres achetés pour des raisons que l’on a fini d’oublier ; livres lus dans l’enfance et chéris pour des raisons aujourd'hui saugrenues. Je bute souvent l’air hagard et un peu endormi sur cette armoire à livres pour la simple et bonne raison qu’elle est située par un hasard topographique à côté de mon lit. D'ailleurs, je me demande dans quelle mesure cette proximité avec de la censément mauvaise littérature ne contamine pas mes songes, ce qui expliquerait un mal de tête persistant tous les matins que Dieu me fait (à moins que ce ne soit l’excès assez régulier de Gewurztraminer). Bon voilà vous me direz c’est bien joli tout ça, mais posé sur cette modeste succession de planches vaguement blanches quels sont ces volumes qui méritent aussi peu de considération ? En fait, cette bibliothèque n’est même pas un enfer, l’enfer est ailleurs dans la grande, la vraie bibliothèque celle que le visiteur curieux. peut admirer. Visiteur qui pourra, le regard en suspend, se laisser tromper par une troupe bien ordonnée de littérature lactescente et vaniteuse, on est snob ou pas, assurément. Ma bibliothèque auxiliaire, elle, a très peu de potentiel snob. On y trouve principalement de la littérature policière, tout Lawrence Block (j'aime assez Lawrence Block) tout Dennis Lehane (ou presque) tout Ellroy (ou presque encore), une belle quantité de Michael Connelly avec leur efficacité fourbe, quelques Donald Westlake avec leur drôlerie, les classiques : Goodis , Thompson, Chandler, tout le tremblement… Tout Manchette sauf ses deux formidables volumes de chroniques et son Journal qui séjournent dans ma vraie bibliothèque. Bon jusqu’à présent rien de honteux, mais voilà que mon regard s’arrête interloqué sur un volume de Delacorta ! Livre complètement oublié et d’une provenance indéterminée ! Intégrale de plus de 600 pages ! Argh ! Delacorta symptôme eighties définitif entre la légèreté publicitaire et l’inconséquence la plus totale ! Avec ses héroïnes tout juste pubères que maintenant ce drôle d’oiseau serait en prison ! Finalement chez Delacorta , il y a pas mal de charme, du « charme flottant étourdi terriblement vieillot eigthies » alors que maintenant l’époque est lourde. Pas loin du Delacorta il y a des Marc Behm, pas loin des Behm trois-quatre Pierre Siniac presque collés entre eux. À l’étage du dessous une succession de San Antonio lus dans l’enfance, certains achetés chez de chafouins bouquinistes sur les quais de Saône. Pour rester local, le livre d’une amie ethnologue consacré à la pratique de la pêche dans les Dombes. Plus loin encore quelques René Belletto et un Calaferte que je n’aime pas vraiment (La mécanique des femmes) les autres Calaferte sont dans la grande bibliothèque. Mais ne succombons pas à l’ «effet quenelles », et concédons quelques mots à d’autres livres terriblement problématiques. Un Luc Ferry oui un Luc Ferry ! « Le nouvel ordre écologique » assez peu croquignolet où il est question d’écologistes vaguement totalitaires. Livre sinistre donc. Un peu plus loin, pour rester chez les anciens dépeignés, un Regis Debray assommant  (Vie et mort de l’image),  un Finkielkraut (sur Péguy ) furieux on se demande bien pourquoi ? Des livres d’Edwy Plenel et de Pierre Bourdieu, d'autres livres que je n’ose même pas évoquer le rouge au front. Plus en adéquation avec moi-même : les mémoires de Groucho Marx, la correspondance de François Truffaut, les cent meilleurs dessins de Chaval, un atlas de géographie qui tient debout par la grâce 3M de quelques bouts de scotch, des choses de science-fiction (K Dick, C. Clarke, E =Mc2 …), mais aussi de la supposée mauvaise littérature : Beigbeder, Ravalec, Dantec, Jean Marc Roberts, Patrick Besson ! Oui un livre de Patrick Besson ! Le pseudo haineux du Figaro ou de l’Humanité ou de l'Express (je ne sais plus bien). Eh bien sachez que j’exorcise dans le vide ! Ce livre de Besson,  Lettre à un ami perdu  est une assez jolie chose, chronique d’un amour débutant dans le Paris de 1980 avec la neige qui fond et la boue qui vient. Le ton est un peu fitzgéraldien et le livre presque parfois beau. D’ailleurs à côté dans ma bibliothèque auxiliaire il y un Fitzgerald,  La sorcière rousse le talent est peut-être contagieux. Non loin un Saul Below touche un Henry James qui frôle un Modiano qui caresse un Lao-tseu. Finalement, je vais peut-être refaire de beaux rêves.

2 mars 2018.- Quasi soleil et net redoux (12°C). Comme je m'ennuyais un peu j'ai changé mon lit de place. Je ne sais pas si l'exercice aura été profitable. En tous les cas, il m'aura désennuyé quelques minutes (et puis mon lit est plus proche de ma bibliothèque auxiliaire, on n'est jamais trop proche de ses livres, même des mauvais).


3.

3 mars 2018.- Ciel fluctuant, douceur (14°C)

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Pincé par quelques échos médiatiques culturels favorables ce matin j'ai lu, La Vie princière de Marc Pautrel. C'est un court récit, en fait une lettre jamais envoyée, qui flottille sur le sentiment amoureux. C'est parfois un peu joli, un peu frémissant, mais c'est surtout assez ennuyeux et pas vraiment travaillé dans le sens du peaufiné (avec un peu plus de travail, cela aurait pu être un petit bibelot gracile, en l'état ce n'est pas grand-chose). De toutes les façons je ne sais pas s’ il faut vraiment faire confiance à un type qui avoue ne pas aimer les chiens et pour qui une petite romance au débotté compte plus que l'amour des livres et de la lecture (page 24 : « mais qu'est-ce que la littérature en comparaison de la présence du vivant ? »)

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Mollement douché par ma lecture matinale cet après-midi je me suis rabattu sur Un voyage en automne de Jean Claude Pirotte, qui, lui, ne déçoit jamais. Ballade lusitanienne dans les pas de l'ami Pessoa, légèreté qui ne cède jamais à la joliesse, au bout de dix pages je suis conquis, forcément conquis : «  À force de nicher dans les livres, entre les pages des livres, entre les phrases des livres, comme entre des draps douteux dans des garnis de hasard et de nécessité, quand on n’a rien à soi que le rêve qu’on transporte, sac troué sur l’épaule et qui pèse le poids excessif et dérisoire du temps perdu, des voyages avortés, des campements imprécis et des enfances filandreuses, qu’est-ce que je disais donc ? Ah oui ! je disais qu’à force d’hébergements littéraires et de grivèleries poétiques, on finit par s’oublier sous la pluie d’octobre au point de renoncer aux départs fussent-ils imaginaires. J’en suis là, quasiment. Appelle-t-on cela jouer l’Arlésienne ? Je le crains. En quelque manière l’idée de départ a cessé d’en être une. Je vais partir comme si je restais. »


4 mars 2018.- Ciel plus blanc que bleu, du vent, la pluie (12°C)

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Le Voyage en automne (de Jean Claude Pirotte) n'est pas l'histoire d'un voyage, c'est l'histoire d'une migraine, d'une gueule de bois perpétuel, d'un vertige sans fin. Pirotte un peu gourd et assommé ouvre un livre, lit une phrase au hasard, la laisse courir en liberté « comme une souris mécanique ». Voilà donc une multitude de bestioles mécaniques qui baguenaudent sur des tables en formica, dans des bistros embrumés, forcement embrumé. Comme les livres et les écrivains que Pirotte transbahute avec lui ne sont jamais loin de nos goûts, nous ne sommes jamais à l'abri de ne pas être déçus par le spectacle de ce petit ballet mécanique littéraire (Cingria, Dhôtel, Thomas, Pessoa, Walser sont des nôtres…)

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« Je m’en vais en promenade avec mon porte-plume, et parfois une feuille de papier. Il y a toujours du papier dans les bistros. Souvent, ce sont de minuscules blocs-notes, mais c’est sans importance. Très vite j’égare les feuillets où j’ai raconté ce que j’ai vu. Je me souviens avec mélancolie d’avoir écrit ceci ou cela, des choses qui ne feront jamais un livre et que le balayeur poussera d’un geste ample avec les feuilles mortes pour en composer un petit tas de mémoire et d’hiver. »

***

Le vinho verde vous fait faire et écrire de drôles de choses. On se souvient d'une « amie » suicidée, on traverse le nord de l'Espagne, cette Espagne humide, en louvoyant autour des alcools locaux. Nous voilà à Lisbonne, Sintra, Obidos. Le Portugal et Chardonne sont là : « Je vous écris d’Obidos… C’est un lieu saint pour moi, un centre de silence ; aucune voiture ne pénètre dans les couloirs de la petite ville, pas de Vespa, les coqs même se taisent. »

5 mars 2018.- Giboulées (9°C). Grosse fatigue. Je n'y suis pas… No comment : « Mais qu'est-ce que la littérature en comparaison de la présence du vivant ? » (Marc Pautrel - La Vie princière, page 24) « Les relations avec les écrivains morts en particulier sont au nombre des relations les plus poignantes, les plus solennelles, les plus consolatrices aussi, qu’un esprit puisse entretenir : pour ma part je sais bien qu’il n’est pas de jour où plusieurs d’entre eux ne soient mêlés à ma vie avec un degré d’intimité qui mène au bord des larmes. » (Charles Du Bos - Journal, 30 juin 1922)

8 mars 2018.- Belles soleillées (14°C). Humeur cyclothymique, down and up, je suis un scenic railway à moi tout seul. Cioran (Cahiers), Joubert (Pensées). Vive la concision !



3.

9 mars 2018.- Humidité 59 %, pression atmosphérique 10009.00hPa, vent 37 km/h (14°C). Dire que je m'ennuie serait un euphémisme. Histoire de me picoter un peu l’intérêt demain je compte entamer D'une guerre l'autre de Ryszard Kapuscinski. Angola, guerre, décolonisation lusitanienne et tutti quanti.
Tableau du jour : L'artiste et son modèle de Raoul Dufy. Puisqu'il est question de l'ami Raoul j'ose cette citation qui me semble plus que parfaite : « « Le temps est beau, la campagne est verte, le soleil est chaud. J'ai une chaise longue épatante » (1907).

10 mars 2018.- Nuages cotonneux, douceur (15°C). D'une Guerre l'autre. Angola, Luanda, guerre interdépendance qui vire au civil. Les blancs enferment leurs biens dans de grandes caisses en bois qui vogueront vers Lisbonne, Rio de Janeiro ou Le Cap. Luanda ressemble à un squelette poli par les vents, un os planté dans le sol, dressé vers le soleil. Les chiens baguenaudent en hordes, se nourrissant en boite de ration de l'ONU. Ils disparaîtront, eux aussi. As usual with Kapuscinski on a toujours un peu de mal à distinguer le réel de l’échafaudage fictionnel. Disons que l'on s'en fiche un peu.

11 mars 2018.- Belle journée, douce et quasi ensoleillée (16°C). Lu quelques lignes en extérieur pour la première fois depuis bientôt six mois. Le soleil était un peu là et le bénéfice tranquille.
Aujourd'hui Luanda est une mégalopole de plus de sept millions d'habitants. En 1975 ils n'étaient pas plus de six cent mille à vouloir habiter une capitale coloniale en proie à la guerre civile, au démantèlement lusitanien et aux visées divergentes de Cuba, de l'URSS, du Zaïre et de l'Afrique du Sud. Téléporter par la PAP (agence de presse polonaise) Ryszard Kapuscinski était le seul reporter européen présent dans ce cloaque pour le moins périlleux. Ce qu'il raconte est donc forcement précieux puisque rare. C'est le train-train branlant du reporter de guerre qui risque sa vie au quotidien, avec un peu de peur au coin de l'estomac. Un beau témoignage, il faut bien le dire (je n'en dirai pas plus, je ne suis guère inspiré et assez sans mes mots) : « Tous les hommes avaient été exterminés, tous les villages incendiés. En se repliant, l'ennemi avait détruit toute trace de vie sur son chemin. Des têtes de femmes jetées dans l'herbe des fossés. Des cadavres auxquels on avait arraché le cœur et le foie. J'ai fait la moitié du voyage les yeux fermés. À un moment donné, des cris ont retenti dans notre véhicule. J'ai ouvert les yeux : dans un village dévasté et calciné , devant un bar incendié, deux singes étaient assis à une table. Ils nous ont regardés puis ont déguerpi dans les broussailles »

12 mars 2018.- Averses (11°C). L'époque est si sinistre que j'ai bien envie de pousser un long cri de désespoir. En attendant, je travaille ma psychogéographie.

15 mars 2018.- Weather still cloudy (8°C). Arpentant les rayonnages de ma bibliothèque mon oeil, un peu flapi, s’est attardé sur un vieux volume défraîchi de L'age D'homme (vive la Suisse !). Il s'agit d'un livre d'entretiens entre une certaine Marie-Magdaleine Brumagne et ni plus ni moins que Georges Franju. Comme il n'y a vraiment jamais de hasard, en ouvrant le volume, je suis retombé sur un passage qui m'avait marqué lors de ma primo lecture il y a presque trente ans. Voilà ce passage, il n'a rien de vraiment décevant : « Ce n'est qu’ en 1946, si je ne me trompe, Que Trépanation pour crise d'épilepsie fut présenté par le docteur Denet au congrès annuel de l'Institut de Cinématographie Scientifique , Institut fondé et dirigé par Jean Painlevé et dont j'avais été nommé, en 1945, Secrétaire Général. Le docteur Charles Claoué, chirurgien esthétique, qui s'était donné pour tâche de ranimer les évanouis, m'a souvent dit qu'il n'avait jamais vu dans une assemblée de spectateurs, pour la plupart avertis, autant de femmes t surtout d'hommes défaillir. Le film, en couleur, de de Martel, était fractionné en temps opératoires comme une tragédie en acte. Le patient n'était pas couché, mais assis. Sa tête entièrement rasée avait l'aspect d'un masque théâtral blanc et rouge. Le rouge c’était la teinture d'iode appliquée sur le crâne, le blanc, la pâleur mortelle de la face. Il y eut les croix au crayon violet, les forages du trépan. Le malade souriait. La boite crânienne sciée, le crâne ouvert, le cerveau, congestionné, sortit par l'ouverture. Le malade souriait toujours. Le chirurgien chercha la tumeur. Elle apparut dans une masse grise. Il en pratiqua l'ablation, cautérisa. La brûlure de l'hémostase émit une fumée comme chez le docteur Faust et le malade souriait encore. Le docteur Denet, dans son commentaire, avait précisé que le cerveau est un organe parfaitement indolore. Ainsi, la douleur du spectateur devenait intolérable parce qu'elle était sans partage. Des gens qui ne pouvaient plus se lever pour quitter la salle, s'évanouissaient assis. Voilà un film d'épouvante. J'ajoute qu'il était plastiquement, d'une réelle beauté… »

16 mars 2018.-Baisse sensible de la température extérieure (6°C) Dans le Figaro littéraire (oui le Figaro littéraire !) Sebastien Lapaque parle du nouveau livre de Gilles Ortlieb où il est question d'Ângelo de Lima (un Pessoa raté, comme si c'était possible). Éric Neuhoff, l'homme à la cravate tricotée, évoque le furtif Salinger (une nouvelle biographie lui est consacrée). Deux pages plus loin, il est question d'Alain et de Michel Onfray (le Journal du premier et un pamphlet du second sur le premier viennent de sortir simultanément), splendeur et misère de la philosophie… Plus intrigante, une courte notule cabriolant autour de Frédéric Jacques Temple, auteur discret, mais néanmoins fort goûteux.


To be continued.


dimanche 24 juin 2018

David Crosby - If I Could Only Remember My Name (1971)



En 1971 David Crosby n'est pas encore ce sympathique vieux morse à la moustache saupoudrée de cocaïne que vous connaissez tous. Il est un peu largué, assez paranoïaque et même presque amnésique puisqu'il ne se souvient plus de son propre nom, ce qui est tout de même assez fort de peyotl, il faut bien l'avouer. Bref, c'est un type un peu encombré qui enregistre le disque dont je suis censé parler, un type qui passe des drogues un brin récréatives aux drogues indifféremment addictives, un type qui voit ses vagues convictions communautaristes verser dans le pathétique, un type qui semble mâchouiller toutes les fleurs fanées des sixties et qui forcement sombre dans une gueule de bois carabinée. N’empêche, malgré tout cela et peut-être grâce à tout cela cet If I Could Only Remember My Name est très bon, voire plus. Il faut dire que les musiciens qui accompagnent l'ami Crosby ne sont pas les derniers des godelureaux venus (jugez par vous même : Neil Young, Joni Mitchell, Graham Nash, Jerry Garcia, Jorma Kaukonen) et que l'essentiel des compositions baigne dans une ambiance qui si elle est assurément californienne ne se gène pas pour être également inquiétante quand elle n'est pas rêveuse. On passe de l'épopée western ( Cowboy Movie), au romantisme aérodynamique (Traction in The Rain et son admirable Autoharpe bachelardienne), des crescendos de voix « à la CSNY » (Music is love, What are their Names) au tout simplement cosmique forcement cosmique (Laughing et son extraordinaire solo de Pedal Steel fomenté par le très barbu Jerry Garcia). Comme j'ai beaucoup de choses à faire et comme j’imagine que vous aussi, je conclurais très vite en disant qu'il est difficile de trouver quelques faiblesses dans tout ça.


dimanche 17 juin 2018

David Bowie - Heroes (1977)



En 1981 j'ai traversé deux fois la Manche. Une fois pour me rendre en Angleterre du Havre à Portsmouth et une autre fois pour revenir d’Angleterre de Portsmouth au Havre. Ma première traversée se déroula sans anicroche, la mer était d'huile et je me souviens avoir écouté tout au long de mon tranquille périple un spicilège assez exhaustif des Kinks sur un antédiluvien magnétophone Philips (vous savez celui qui était pourvu d'une touche Rewind-Fast Forward foutrement sybarite). Ma seconde traversée fut bien plus périlleuse la mer était très agitée et la plupart des voyageurs incommodés par des creux indubitablement lunaparkesques. Ainsi, on voyait de grandes rangées, d'hommes et de femmes et même d'enfants, se vomir sur les pieds avec des airs bien gris ce qui il faut l'avouer est un spectacle guère ragoutant.
Quant à moi j'étais tout juste dérangé et presque assez amusé par la situation proposée jusqu'au moment où prenant l'air sur le pont j’eus l'infortune de croiser un jeune sujet britannique blanc comme un cachet d'aspirine égaré dans une conférence de Maurice Blanchot. Ce foutriquet d'aspect chétif était à une dizaine de mètres de moi lorsqu’il se mit à vomir un long et généreux jet jaunâtre qui, je vous le donne en mille, finit sa course sur ma joue droite fraîche, rose et encore imberbe. J'avais mal estimé la force du vent et mon inexpérience me coûta beaucoup en terme d'amour propre. Assez courroucé par la situation, après avoir vilipendé le jeune émétique insulaire et nettoyé ma joue qui ne demandait rien à personne, je retournai dans les tréfonds du navire où sur un fauteuil sentant la fesse ramollie j'écoutai en boucle Heroes une musicassette pleine de berlinades synthétiques que j'avais dérobée trois jours plus tôt dans une échoppe de Carnaby Street.


mardi 12 juin 2018

Syd Barrett - The Madcap Laughs/Barrett (1974)





*

Le jeune Barrett était un peu ailleurs, il vivait dans un monde peuplé de gnomes, de démons et de bicyclettes roulant toutes seules dans un décor truffé de couleurs mélangées. Pour compliquer un peu plus les choses, le jeune Barrett qui avait les cheveux bien longs portait un gilet afghan et se maquillait les yeux avec du khôl, une sorte de poudre minérale d'origine arabe qui lui donnait une allure très belle, mais un peu maléfique. À l'âge de vingt ans, et après avoir écouté une quantité non négligeable de chanteurs noirs plaintifs, il monta avec quelques camarades pour le moins instruits un orchestre de pop-music où quand il ne chantonnait pas de courtes comptines enfantines il jouait à la guitare, et parfois d'une seule main, de longues litanies abracadabrantesques. Après un 45 tours rappelant le souvenir d'un travesti chapardant quelques menus effets féminins sur une corde à linge et un album plein de trucs astronomiques et lucifériens ses camarades de jeu commencèrent à le regarder de travers tout en se poussant mutuellement du coude. Visiblement le jeune Barrett posait plus d'un problème et son éviction fut donc décidée au débotté entre deux earl grey tout juste attiédis. Plus confus et désorienté que courroucé notre jeune ami retourna vivre chez sa mère quant à ses ex-camarades de jeu ils commencèrent une fructueuse seconde carrière qui fit leur bonheur financier tout comme celui d'une pétulante cohorte de vendeurs de chaînes haute fidélité.

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Paru en 1974 ce recueil à quatre faces rassemble les deux albums « composés » par le jeune Barrett après son inopportune xénélasie. Sur le recto de la pochette, il y a une orange, un grain de raisin, une boite d'allumettes et notre héros est assis en tailleur avec l'air un peu absent. À l'intérieur de la pochette on peut le voir tout nu et accompagné par une jouvencelle un peu maigrelette et aussi nue que lui, le parquet semble bien ciré. Au recto de la pochette, il est encore plus dépeigné que d'habitude et semble presque chagrin. Sur la première face du premier disque, les musiciens d'une clique molle recrutée dans la ville de Cambridge accompagnent le jeune Barrett, il y a une chanson admirable qui s'appelle Terrapin. Sur la seconde face, ses ex-camarades de jeu jouent aux infirmiers. L'ambiance est un peu lugubre, mais très belle, l'auditeur est ravi. L'autre disque est moins sombre, on rigole avec un éléphant effervescent, on boit de la limonade pour bébé. Il y a une romance consacrée au rat, cette bestiole très intelligente que l'on regarde bien à tort de biais et une belle chanson qui pleure sur les Dominos... On ne cessera jamais de réécouter tout ça.

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Après avoir enregistré ces deux disques, le jeune Barrett ne fit plus grand-chose. Il s’enferma dans une cave où, un jour, il tenta de passer la tête à travers le plafond. Les saisons, les années passèrent et bientôt il n'y eut plus de gnomes, de démons et de bicyclettes… Le caillot d'un soupir, la transe électrique d'un soupir... plus de jeune Barrett, plus rien...


jeudi 7 juin 2018

The Rolling Stones - Sticky Fingers (1971)



1.

C'est le premier album des Rolling Stones paru sur leur propre label. La pochette est réalisée par Andy Warhol un escroc américain d'origine slovaco-ruthène assez fameux au début de la fin du 20e siècle. Brian Jones, ce Playmobil noyé à l'insu de son plein gré, n'est plus là depuis deux ans et nous ne perdons rien au change puisque son remplaçant le dénommé Mick Taylor et presque plus talentueux et en tous les cas moins « compliqué ».

2.

Quelques esprits retors pourront dire qu'avec ce disque la clique satano-brittanique commence à capitaliser sur ses arpents mauvais garçons, qu'elle se contente de faire guincher son côté drogué, ambigu et maléfique et que bon voilà quoi hein ! Sachez que tout cela n'est que roupie d'étourneau, ce disque est formidable, un point c'est tout !

3.

Brown Sugar qui ouvre le toutim est un titre presque capricant où il question d’esclavage de sexe interracial et de virginité perdue, le riff de guitare est assez fameux. Le reste de l'album est moins sautillant, plus délabré et plein de sous-entendus sombres. La moitié des chansons parle plus ou moins explicitement de l'usage de drogues. Dans Sister Morphine un type agonisant sur son lit d’hôpital réclame une dernière dose de morphine (les paroles sont à moitié écrites par Marianne Faithfull, une héroïnomane notoire et la guitare slide est tenue par Ry Cooder, un cocaïnomane cool). Wild Horses est une fausse vraie balade country où le lippu futur jogger Mick Jagger poétise autour d'une overdose aux barbituriques, c'est une chanson sublime forcement sublime qui, selon certains de mes informateurs aurait été vraiment écrite par Gram Parsons (un cow-boy cosmique qui finira tout bleu dans un motel miteux). Dead Flowers est une autre chanson country où l'on peut entendre de mesurables échos de Merle Haggard ou Buck Owens, mais en vachement plus toxicomane. Can not You Hear Me Knocking est une formidable usine à riff qui vire au jazz puis au rock quasi sudiste sans crier gare, il y a un beau solo de Mick Taylor. Moonlight Mile qui est le résultat retravaillé d'une jam session entre Mick Jagger et Mick Taylor est une conclusion parfaite.

4.

Je ne voudrais pas ouvrir un débat inutile mais il me semble qu'entre 1969 et 1972, les Rolling Stones étaient indubitablement les meilleurs.


samedi 2 juin 2018

The Monochrome Set ‎– Eligible Bachelors (1982)




1.

Après avoir manigancé deux trois choses raides avec Adam Ant, Ganesh Seshadri (un vrai prince hindou), Thomas W.B. Hardy et Andy Warren montèrent le Monochrome Set, un machin plus douteux que mon omoplate gauche où les trois loustics jouaient une espèce de post-punk anguleux avec guitare surf, crooning bancal et paroles nonsensiques à prédominance cochonne. Ganesh Seshadri qui était très malin se fit appeler BID, c’était quand même plus commode et le groupe devint assez vite l’objet d’un petit culte auprès d’une courte troupe de génuflecteurs assidus.

Pour le reste, en tant que génuflecteur assidu, je dirai que pour moi BID et son Monochrome Set étaient tout à fait charmants, ils vous donnaient l’impression de vouloir jouer avec la queue des tigres tout en buvant des quantités raisonnables de boissons importées. On les imaginait sans peine pratiquer le golf indoor dans les couloirs d’un hôtel fané tout en faisant des clins d'oeil ancillaires. L’un de mes informateurs m’a même affirmé les avoir vus jouer une interminable partie de cricket les pieds dans la boue. Il faut bien dire que tout cela tenait du charme anglais, creamy English charm… si vous voyez ce que je veux dire dans le sens de Ray Davies...

2.

Saki laisse imaginer de longs après-midi paresseux, des thés bus dans des porcelaines les plus fines possible, des sandwiches au concombre, de l’humidité insulaire et de la cruauté comme s’il en pleuvait... Chez lui il n’y a que les enfants et les bêtes pour être vraiment innocents. Les « autres », cette haute société édouardienne qu'il griffe en sautillant n’est qu’un aréopage de duchesses trop précieuses, de tantes acariâtres, de femmes légères et d’hommes si ternes qu’ils pourraient virer au beige clair sans crier gare. Il y a bien quelques dandies, mais ils sont plus cyniques et détachés que vraiment compatissants. Bref, voilà un monde de coupables indifférents où règne une antipathie non ostentatoire, toujours légère et sans semelles de plomb.

3.

« … un gentleman, un vrai, c’est bien près d’être, voyez-vous, le type le plus sympathique qu’ait encore produit l’évolution du pitoyable groupe de mammifères qui fait en ce moment quelque bruit sur la terre. Dans l’effroyable méchanceté de l’espèce, les Anglais établissent une oasis de courtoisie et d’indifférence. Les hommes se détestent ; les Anglais s’ignorent. Je les aime beaucoup. » (André Maurois, Les silences du Colonel Bramble)