dimanche 22 mars 2015

Solitude de l'audionaute de fond (10)



15 mars 2015. Vince Guaraldi – The Eclectic Vince Guaraldi (1969). Je vais certainement faire sursauter les puristes jazz qui ne voit en lui qu'un vil « accompagnateur » vendu au grand capital mainstream, mais il se trouve que j'aime beaucoup Vince Guaraldi. Tout Vince Guaraldi, ses débuts avec le vibraphoniste Carl Tajder, ses fricotages west-coast, ses tentatives bossa et latino, ses partitions nostalgiques au service de Snoopy, Peanuts et Charlie Brown… Cet album terriblement au milieu de la route, complètement crossover, ravira les impuristes. On y trouve un peu de tout, des trucs latinos-jazz, des bidules jazz-latin, des bossa au rabais, de belles vignettes de chez Charles Monroe Schulz (je suis assez Charles Monroe Schulz) et surtout des raccommodages pop : Yesterday (de qui vous savez), The Beat Goes On de Sonny and Cher, Reason To Believe et Black Sheep Boy de Tim Hardin. Guaraldi chante avec une belle voix râpeuse, les arrangements sont parfaits, un peu suaves, que demander de plus ?

16 mars 2015. Norken – Soul Static Bureau (1999) Assez las, je parcours mon semblant de discothèque d'un regard morne en espérant tomber sur un disque enthousiasmant que j'aurai eu le culot d'oublier. Les choses étant ce qu’elles sont et ma vision périphérique étant ce qu'elle est, je tombe inopportunément sur cet opus d’électro-techno. C'est le premier disque sorti par Lee Norris sous le nom de Norken (Lee Norris est également responsable du « projet » Métamatics). Une musique minimaliste que l'on pourrait voir s'élever au-dessus d'un dance floor anémié. Synthétiseurs analogiques, hand claps habiles, bleeps minimaux, froideur détroitienne dans les pas de Carl Craig et Kenny Larkin. Un peu amniotique à la longue, pas vraiment mauvais.

17 mars 2015. Navigué sur YouTube avec l'impression que tout était à ma disposition. Résultat me voilà presque désœuvré. Néanmoins deux trois perles : quelques démos d'Ellie Greenwich (Call Me His), le titre le plus groovy de Roy Ayers (We Live In Brooklyn), un titre de UK bass pour me maintenir dans l’illusion que je suis toujours jeune et à la page (Braille – Everyone's Crazy), un bidule électro saumâtre par des Suédois neurasthéniques pleins de trémas (Född Död – De Ensammas Hus), quelques morceaux de post-punk polonais dont je vous pardonnerais l'écoute.

18 mars 2015. Jesse Belvin – Mr.Easy (1960) Le destin tragique de Mr. Easy, triste histoire, mort à 28 ans, sur le bord d’une route, assassiné en couple par une automobile bilieuse, — ne conduisez pas, il y a trop de risques — . Jesse Belvin un autre Sam Cooke un autre Otis Redding, plus secret, plus ordinaire, moins mythique, venant avant les autres… Plus compliqué aussi, Belvin un songwriter prolifique… mais dilettante, très dilettante... tellement dilettante ; il écrit des chansons, des dizaines et des dizaines qu’il ne monnaye pas plus que 100 dollars pièce, des chansons écrites en cinq minutes, dans une voiture, sur un banc, dans la cuisine… allez savoir ?!
Et puis lassé d’être un vague artisan en équilibre sur les bords d’une industrie bien réelle, il saute, il chante, oui c’est un chanteur, un vrai, un crooner magnifique, avec une voix magnifique : Goodnight My Love avec dans le fond un pianiste âgé de 11 ans, le déjà incontournable Barry White, Guess Who merveille écrite par sa femme Jo Ann, plus qu’un cadeau, un phénomène en suspension, plus qu’un one-shot doo-wop non une merveille, une vraie. Il chante et chante encore (procurez-vous les compilations) il est Mr. Easy, un type cool, un vrai…
Mr. Easy c’est justement le titre de l’un de ses seuls vrais albums, un album que les esprits chagrins trouverons peu représentatif : trop crossover, trop blanc, trop joli… trop Sinatra, trop Nat King Cole et Billly Eckstine … pas assez Sam Cooke, pas assez noir, pas assez non-produit… Les esprits retors ravalent bientôt leur mauvais chagrin, c’est un disque formidable, un vrai disque de studio comme il y a de vrais films de studios (un disque RCA, comme il y a des films RKO) superbement arrangé par Marty Paich, avec Art Pepper au saxophone, Jack Sheldon à la trompette, deux magnifiques souffleurs. Oui une merveille, une vraie, un fil d’or où Jesse Belvin est conscient de ses propres limites, oui il sait que sa voix ne sera jamais aussi riche que celle de Sinatra, qu’elle ne volera pas comme celle de Sam Cooke, oui il le sait, alors il l’utilise à sa juste mesure cette voix, veloutée expressive dans Blues In The Night, duveteuse sur les cuivres (In The Still Of The Night) nonchalante et dans la soie (Makin' Whoopee) toujours distante, mais dans l’émotion, comme dans cette belle version de The Very Thought Of You, un voix qui pourrait vous faire pleurer sans pouvoir elle-même pleurer, tout est là, c’est le secret.
Jesse Belvin ne pourra pas écouter ce disque qui ne sortira qu’après son bien inopportun trépas automobilistique. Sam Cooke signera chez RCA, il y aura d’autres disques, superbement produits, superbement chantés, il y aura A Change Is Gona Come cette pierre angulaire, mais il ne faut pas oublier les premiers tailleurs de pierres…
Art Pepper – Winter Moon (1980) Sorti deux ans avant sa mort ce disque réalise l'un des rêves d'Art Pepper : enregistrer au milieu d'un joli ensemble de cordes coruscantes et de falbalas chamarrés. Unfortunately le résultat n'est pas si concluant que ça. Sept titres solides, mais des arrangements trop sages, trop propres, trop javellisés, pas trop coruscants pas trop chamarrés. On se réconfortera en constatant que le jeu de Pepper n'est lui en rien javellisé (Enregistré en trio la même année l'album Straight Life me sied davantage. Versions magnifiques de Nature Boy et September Song).

19 mars 2015. La saison est rude, tristesse, Michael Brown petit maître de la pop baroque est mort. Certains voyaient en lui une sorte de Paul McCartney vraiment réussi. Je ne sais pas (McCartney me semble globalement assez réussi), en tous les cas j'aimais assez Left Banke et cette façon de faire monter les épinettes et autres clavecins au-dessus de chansons qui n'étaient simples que d’apparence (on me parle de quintes diminuées et autres fariboles). Montage son autre projet baroque pop était également très bien (Michael Browne aura aussi créer les Beckies un groupe power-pop plus tardif qui n'était pas si mal que ça).

20 mars 2015. Tony Fruscella – Tony Fruscella (1955) J'aime Audrey Hepburn, l'élégance feutrée de Richard Quine et le spleen éraillé de Tony Fruscella. Suis-je normal ? Comme il est ici surtout question de musique je ne parlerais que du troisième, l'un des beau loser jamais porté par la planète jazz (qui en compte pourtant beaucoup). Une carrière erratique dans l'ombre des plus grands (deux sessions avec Gerry Mulligan, deux semaines derrière Lester Young, huit mois avec Stan Getz). Miné par l'alcool et la drogue il disparaît précocement de la scène jazz, fait de réguliers passages en prison, se liquéfie d'hôpital en hôpital, devient sans domicile fixe et meurt en 1969 à l'âge de 42 ans, laissant derrière lui trois enfants oubliés et quelques rares traces discographiques. Ce disque par exemple, son seul en tant que leader, une merveille. Comme je suis un peu sans mes mots je laisserai parler d'autres qui vous décriront très bien le style de Tony Fruscella à ma place : « L'interprète, quant à lui, dispense un spleen unique, entraînant volontiers dans un plongeon sans retour. il faut dire que le timbre de la trompette qui s'éraille toujours au moment opportun du discours, comme une ponctuation, ou le phrasé de l’instrumentiste, flottant en permanence, sont les arguments irréfutables d'un séducteur pervers qui engendre la mélancolie. À quoi on peut ajouter peut-être, le goût du musicien pour les tempos lents et même ralentis et les mélodies tendres et sereines qui d'être ainsi hyperexposées et comme suspendues, basculent, en effet du côté de la douleur, mais légère et délicate, celle-ci, masquée, jamais vraiment dite. Plus que soliste, Fruscella est créateur de climats et de couleurs, qui se résument d'ailleurs en gris et noir : un montreur d'ombres » (Xavier Daverat, Jean Louis Comolli, Dictionnaire du jazz)

21 mars 2015. Connie Converse – How sad, How Lovely (2009) J'ai fait tomber mes maracas puis j'ai raté l'éclipse, elle était là, mais le brouillard aussi. Désemparé je suis rentré chez moi où j'ai écouté le disque de Connie Converse. Enregistré en 1954 par une trentenaire aux airs d'institutrice dépressive c'est un aérolithe comme on en rencontre peu. De courtes vignettes, des ballades hors d'âge aux paroles poignantes, un disque lumineux et triste que l'on classera simplement entre celui de Sibylle Baier et celui de Molly Drake. L'histoire de Connie Converse mériterait d'être racontée en longueur, je n'en ai ni l'envie, ni la force, cependant vous pouvez vous faire une petite idée en lisant ces quelques éléments biographiques rassemblés ici. Vous pouvez aussi lire les quelques mots que Connie Converse aura laissés en s'éclipsant de la surface visible de la Terre en 1974 : «This is the thin, hard sublayer under all the parting messages I’m likely to have sent: Let me go. Let me be if I can, let me not be if I can’t…Human society fascinates me and awes me and fills me with grief and joy. I just can’t find my place to plug into it».

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