samedi 21 décembre 2013

Psychogeographie indoor (45)

 

 « Pauvre vie. Pauvres vies. Calet ne parla jamais que des humbles, comme Dabit, comme Guilloux, comme Bernanos. Il aura aimé ceux qui passent, et qui vont mourir, et qui le savent, et font semblant de ne pas le savoir, et enfilent des chandails, des culottes, se lavent les dents, chient, vont au boulot, reviennent, baisent, se couchent, par n'importe quel temps, chient, rebaisent, dorment, ne dorment pas, et à la fin se mettent à pleurer silencieusement, car enfin, enfants, ils rêvaient tout de même d'une autre vie, car enfin, oui, cela il faut bien le dire, rêvaient d'une autre vie. Calet l'a dit. Saloperie d'existence. Car ce n'est pas ainsi qu'il aurait fallu vivre. Malgré tout, comme le séjour fut beau. On s'en souvient encore. A Suresnes, nous avions parfois mangé des moules et des frites et bu du vin rosé. En bras de chemise, sous les tonnelles. Comme les années furent belles. Et tous ces corps désespérants de femmes que l'on a serrés contre soi. C'est ma jeunesse et je n'en ai pas d'autre. On a eu que cette pauvre vie là. C'est mieux que rien. Quand on est le fils de Madame Caca, on ne peut pas être très exigeant. (…) Il savait où il allait, oui, Henri Calet. Longtemps communiste, il avait fini par s'habituer à vivre sans espoir. Rien que la mort. » (JP Martinet)

 
1.

 21 mars.- Labeur. Ciel morose, printemps tardif (13 °C).  Douleur dentaire. Chaudière en panne.
Rolin et les tigres mangeurs d’hommes. Ce sont soit des tigres malades soit des tigres handicapés ou blessés. Un tigre lucide et normalement constitué ne s’attaquerait jamais à une bestiole aussi peu intéressante que l’homme. Il y a certes ce tigre du Bengale qui dévora plus de quatre cent personnes, mais il le fit après s’être abimé la mâchoire et les pattes antérieures en tentant d’avaler un porc-épic.

 
22 mars.- Labeur. Soleil voilé, quelque chose d’un peu faux flottant dans l’air, je reste dubitatif (17 °C)  
Lectures fragmentées et plus éparpillées qu’un chapelet dispersé en pleine sacristie. Une chronique de Bernard Frank (un peu faiblarde), une chronique de Vialatte (irréprochable), une chronique d’Henri Calet (grise bleue avec des pourtours mordorés). Quelques pensées de Joseph Joubert (il y a, pendant la pluie, une certaine obscurité qui allonge tous les objets…), trois pages de Miguel De Unamuno (Le « pourquoi » et le « pour quoi »), quatre pages de Nietzsche (gaya scienza). Fini par  trois strips de Charles M Schultz (qui n’est pas le moins philosophe de tous…)   
Demain congés. J’entamerai une somme de Peter Guralnick (Feel like going home) et je persisterai avec les beaux reportages de Jean Rolin.

 
23 mars.- Deux timides soleillées, quelques molles averses, rien de bien sautillant (12 °C).            
Chaudière en panne, pas de chauffage. La température de mon indoor approchant la température de l’outdoor commun et partagé, je ne suis plus qu’une longue tige molle refroidie.        
Passionnant, émouvant, exaltant, tout ce que vous voulez ! J’entame le Feel Like Going Home de Peter Guralnick et il en faudra beaucoup pour que je le lâche. C’est un bouquin merveilleux, un bouquin de conteur, d’érudit qui n’oublie pas d’être humain (et qui se fiche d’être littéraire). Je connaissais déjà un certain nombre de choses sur Robert Johnson (trois photographies, vingt-neuf chansons, un pacte avec le diable… c’est beaucoup pour un seul homme), j’en apprends d’autres, sur Johnny Shines (que j’ignorais un brin), sur Muddy Waters que je snobais un peu (pas assez maudit, mort trop tard), sur une petite foule de bluesmans que je faisais semblant de connaitre. Bref, vivement la suite !           
J’ai quand même fini par lâcher le Guralnick. Le spicilège de Jean Rolin me faisait de l’œil et je n’ai pas su résister. Mallet-Stevens, Le Corbusier, le « style paquebot », le Normandie et les villes flottantes… L’introduction du Lynx tchèque dans les Vosges. Érudition, distance, humour. Rolin est très bon et pour un peu on se réchaufferait en le lisant.

 
24 mars.- Brume et bruine, humidité ambiante, rien de printanier (9°C). Guralnick toujours très bon : Skip James très immodeste et conscient du génie qui le cloue sans crier gare. On le redécouvre tardivement, il se produit au festival de Newport en 1964. Quand on écoute ces bandes-là, quand on écoute Devil in my woman, il y a tout lieu d’être saisie puis transpercé par ce falsetto aigu, par cette guitare angoissée qui flotte dans l’air (c’est moi qui souligne). Skip James avait bien raison de se trouver génial, puisqu’il était génial.
Robert Pete Williams était lui aussi génial, il était simplement plus modeste et moins conscient de son propre talent. On le découvre dans la prison d’Angola où il est enfermé pour meurtre. Là, on l’enregistre au petit hasard et le résultat est sidérant, c’est une découverte comme on fait peu. L’homme peut paraitre fruste, mais ses blues sont d’une complexité jamais entendue. De longues mélopées spectrales, bouleversantes, transperçantes. Ces enregistrements seront une libération au sens propre comme au sens figuré (jurisprudence Leadbelly). Magie des techniques modernes l’internaute sagace pourra voir et entendre Robert Peter Williams. Il y a ces vidéos enregistrées en 1971. Un homme simple et pas compliqué, un ferrailleur qui se souvient. Lorsqu’il prend sa guitare et prend l’idée de chanter le voilà bien loin, presque en Afrique, d’un delta l’autre.    
Howlin’ Wolf, lui, n’est pas ferrailleur. C’est un vrai musicien, un « professionnel ». Un proud to be black avant l’heure légale, une bête de scène et un isthme sexuel à lui tout seul. Son importance est considérable. Il est l’invité des Rolling Stones quand ceux-ci passent à TV américaine (Shindig, 1965) et on ne voit que lui. Les « vedettes anglaises » sont assises à ses pieds comme des petits enfants oubliés à la crèche, la séquence est formidable. 
Du noir au blanc, du blues rural au rock’n’roll. Voilà Sam Phillips et Sun Records (pont essentiel). Si tu trouves un artiste blanc avec un son noir, tu deviens millionnaire. Voilà Elvis…          
D’autre part et pour finir loin de Memphis. Retour chez Rolin. Fauconnerie et élevage de cigognes en Alsace.

 
25 mars.- Beau soleil… hivernal (6 °C).       
Lorsque Peter Guralnick rencontre Jerry Lee Lewis celui-ci n’est pas encore ce survivant de « l’âge d’or du Rock ‘n’ roll » que nous connaissons tous. C’est un demi-trentenaire bedonnant en short et chemise hawaïenne qui affalé sur un douteux canapé simili cuir sirote un whisky que l’on imagine encore plus douteux. Myra sa femme-enfant le surveille du coin de l’œil et Guralnick est un brin dubitatif. Il ne sait pas ce qu’il pourra tirer d’une telle rencontre. A priori pas grand-chose. Jerry Lee Lewis ne s’ouvre pas aussi facilement que ça. Il garde toujours une distance, un ton faussement détaché qui ne laisse pas présager de grands épanchements. Cela dit il évoque quand même ses débuts chez Sun. Sa reconversion comme chanteur de Country (c’est ce que j’aime avant tout). Son passé sulfureux semble un poil enfoui et en tous les cas ne lui pèse pas trop sur le cogito : « Dieu a plutôt été bon avec moi. J’ai vécu, respiré, pris soin de ma femme et vu mes enfants grandir. La vie n’est qu’un souffle. Tu la respires et puis pfff, elle est partie. » Le futur immédiat de Jerry Lee Lewis sera pourtant presque aussi problématique que son passé. Avec pertes et fracas, il divorcera de sa femme-enfant. Un soir de 1976 on le retrouvera hagard et fortement imbibé sur le seuil de Graceland. Une arme à la main il voulait « discuter » avec son ex-collège et rival de chez Sun, qui un peu sur son quant-à-soi restera calfeutré dans sa tanière bariolée (on le comprend).    
D’une légende l’autre Guralnick passe de Jerry Lee Lewis à Charlie Rich. Rich est un refoulé trop doué pour tout, pour le jazz, le rock, la country, le gospel, la soul, tout ce que vous voulez. En dehors de deux trois hits imparables (Lonely Weekends, Mohair Sam…) il reste un musicien pour musicien et cela lui pèse et le plombe plus qu’on ne pourrait le croire. Il se réfugie dans un alcoolisme modéré, reste ce timide qu’il sera toujours. Sa femme Margaret Ann le soutient, le couple est formidable, on ne peut que s’attacher à eux. Le bouquin de Guralnick ayant été écrit en 1971 il me semble utile de signaler la suite. Un autre hit imparable : The Most beautiful girl en 1974, une bonne dizaine d’albums dont trois me semblent indispensables à toute discothèque qui se respecte : Behind Closed Doors, Silver Linings, Pictures And Paintings. (Après une confuse recherche sur Intenet je me suis rendu compte que toute la famille Rich était morte. Charlie en 1995, Margaret Ann en 2010, mais aussi leurs quatre enfants et notamment Renée celle pour qui Charlie avait enregistré une chanson jamais vraiment publiée et qui reste pour moi l’une des plus belles chansons du monde).   
Guralnick rencontre ensuite Phil Chess le patron de Chess records. La saga de cette maison de disque est on ne plus passionnante. Imaginez les frères Chess, ces deux juifs polonais enregistrant quelques bluesmen au milieu des champs de coton. L’artisanat de la chose, ces disques que l’on vend de la main à la main à l’arrière d’une camionnette. Les méthodes d’enregistrement empiriques qui seront à l’origine du son Chess. Une enceinte et un micro fixés au bout d’un tuyau d’égout, des effets d’échos primitifs, de la batterie, de la batterie et encore plus de batterie ! Le succès sera vite là. Tous les plus grands enregistreront pour Chess (Muddy Waters, Howlin’ Wolf, Johny Shines…). Les frères Chess feront fructifier leur petite entreprise jusqu’aux bords de la légalité. Ils la feront fructifier puis ils la vendront, c’est ainsi que les choses finissent généralement.

Fini le Guralnick à regret. Je l'aurai préféré  plus long (heureusement, il y a bien d’autres volumes du bonhomme à lire). Enchainé avec le dernier « roman » de W G Sebald : Austerlitz. (de Sebald j’aurai bientôt déjà tout lu et je sens déjà monter une petite pointe de regret). Perfect, as usual. Érudition, mémoire et arc en ciel proustien (s’agissant de Sebald il faudrait peut-être creuser du côté de Proust… et de Claude Simon). Achevé l’après-midi en faisant un petit tour chez Rolin. L’avis des bêtes, merveilleux bestiaire vialatien. Ce sera tout pour aujourd’hui (je n’évoquerai pas d’autres lectures qui viendront certainement plus tard dans la journée et qui auront tout de l’accessoire).

 

2.
 

 26 mars.- Nuages, froideur indécente (2 °C).
Chaudière toujours en panne, il me faut porter bonnet en intérieur son quoi mon cerveau risque de geler sur plan. Vous me pardonnerez donc ces quelques filandreuses notes sur l’Austerlitz de Sebald.
Mise en abyme, strates mémorielles, enchâssement narratif. Austerlitz colle au plus près de la poétique sébaldienne. Livre merveilleux. Merveilleux parce qu’il est tissé de mystère. Évidemment le mystère de Jacques Austerlitz (ce déraciné qui s’ignorait et qui se découvrant déraciné en devient forcement mélancolique), nous en saisissons lentement quelques petits fils. En tirant sur ces quelques petits fils une terrible vérité point. Cette terrible vérité qui point Sebald ne la dépelotonne jamais vraiment. Il se contente de coudre une somme d’éléments apparemment disparates. Ce travail de reconstitution ce patchwork anthropologique, est l’œuvre d’un scientifique saisi par la culpabilité, celle de devoir passer « après ». Comment passer après (son père nazi, l’Histoire) ? Comment écrire après, grande question de la modernité (Benjamin, Perec, Sebald…)

 
27 mars.- Soleil, enfin ! Froideur, toujours ! (6 °C). 
Fini l’Austerlitz de Sebald. Je ne vais pas en dire grand-chose, c’est un livre formidable et j’aurai beaucoup de peine à m’élever à sa hauteur. Je me contenterai donc de quelques annotations ânonnées que je reprendrais éventuellement un jour pour les développer. Peut-être ce jour-là y aurait-il assez de distance entre le livre et moi pour que je puisse l’évoquer avec toute la réflexion qu’il mérite.
Les récits de Jacques Austerlitz semblent parfois plaqués. Le reste est sans défaut.
Drôle d’écho entre le Sebald d’Austerlitz et le Perec de W. Écrire après l’inacceptable, l’indicible. Mémoire et photographie. Recherche de la mère. Racines. Un coupable (un fils de coupable), une victime (un fils de victime). Finalement, les deux sont victimes. Le monde, « la grande hache de l’Histoire » ne peuvent qu’interagir sur la vie de ces deux victimes. À ce titre la note de fin de page qui clôt Austerlitz éclaire une grande part du mystère (sur l’une des parois de la forteresse de Kaunas ce graffiti : Max Stern 18.5.44. c’est la date de naissance de Sebald).    
Chez Sebald le scientifique est le soubassement de la poésie, les digressions sont des expériences qui plus qu’elles ne s’empilent s’enchâssent entre elles. C’est de cet enchâssement que nait la mélancolie. (La mélancolie d’être né en Allemagne en 1944, d’assumer cet héritage-là.         

Entamé le nouveau roman-roman de Julian Barnes (Une fille qui danse) que je l’ai laissé choir au bout d’une dizaine de pages de vaporeux ennui (j’ai tant d’autres livres à lire). Retourné dans les beaux papiers de Jean Rolin : l’ours, le vautour, le ragondin et le rat musqué (la vie du rat musqué n’est qu’une longue errance, heureusement coupée de petites siestes au soleil devant sa hutte). Retourné chez Henri Calet, toujours touriste en bien : Noirmoutier est bien jolie, on y accède par le passage du Gois quand on ne s’y noie pas. La Suisse n’apporte que du bonheur à qui sait s’y poser confortablement : « tout me paraissait un peu futile, ce matin-là. Il me semblait que j’avais cessé de vivre vraiment. L’air même que nous respirions était tout à fait inodore. En vérité, je glissais peu à peu dans le tourisme à l’état pur : cartes postales, photographies, rafraîchissements, souvenirs, promenades… J’aime beaucoup la Suisse. » Quant à la Garonne, elle n’offre que de la félicité lorsqu’il vous prend l’idée de la remonter. Son estuaire, ses vignes environnantes… et puis il y a cette entrée dans Bordeaux qui fait tout le charme et l’humour de Calet : « Un homme inanimé, étendu sur la chaussée, à côté de sa motocyclette… tel fut le premier spectacle que nous eûmes en pénétrant dans Bordeaux. Autour de la tête du blessé s’étaient éparpillées les marguerites qu’il avait apportées de la campagne. Il y a des gens qui pensent à tout : ils se déplacent avec leurs fleurs et leurs couronnes. Par bonheur, il n’était pas mort ».

29 mars.- Pluie incessante, froideur, molle abdication. (7 °C).         
Poussières de la route s’achève sur la Côte d’Azur là où quelques semaines plus tard Calet trépassera d’une vilaine crise cardiaque (en faisant l’amour). Sale destin, car si la Côte d’Azur apporte de réelles félicités au villégiateur en goguette elle ne lui apporte par contre rien de bien opportun lorsqu’elle l’assomme ad vitam aeternam avec les enquiquinantes turpitudes du trépas. Cependant, beau petit livre.
Refait un tour chez Monsieur Teste. Ce drôle de bonhomme est diablement intelligent. Il est aussi plus désincarné qu’une abstraction flottante. Valery lui-même avait un petit côté flottant. D’ailleurs, c’est ce qu’aimait chez lui le jeune André Breton, ce côté flottant. Il lui trouva ensuite des semelles de plomb sans voir celles qu’il portait lui-même. Il faut dire que Breton se trompait parfois. On ne lui en voudra pas trop, il est mort et nous n’avons rien à dire de mal s’agissant des morts. Paul Valery, lui, est mort le 20 juillet 1945, il y avait encore des odeurs de feu d’artifice dans l’air.           
Encore quelques articles de Jean Rolin (Pétrole, pétrole ! Tankers et chantiers navals. Corée du Sud…). Nothing else.

 
29 mars.- Brume, pluie glacée (7°C).
Not in the mood. Picoré . Chez Rolin (entre Golfe et mer Rouge), chez Joubert (moins à son aise avec le monde), chez Nietzsche (un brin rembruni), chez la marquise du Deffand (toujours renfrognée). Entamé La vie sur Terre de Baudoin de Bodinat. On m’en dit beaucoup de bien, je ne sais pas trop quoi en penser. Pour l’instant je n’y croise que du sinistre.    
Pas le moindre rayon de soleil depuis plus de trois mois. Je fais mes valises, je m’envole demain pour les Canaries (pas celles de Houellebecq, non les deux autres, plus au sud.)

 
8 avril.- Il y a du soleil, mais perché au-dessus d’une couche de nuage plus épaisse que mon genou gauche. (9 °C)           
Retour de l’archipel des Canaries. L’ile de Tenerife offre la particularité d’être remplie d’Anglais écarlates au Sud et de retraités allemands un peu pâlots au Nord. Le milieu est quant à lui rempli d’autochtones indubitablement hispaniques, mais  un peu halés. Ces  autochtones-là sont certes moins nonchalants que leurs voisins Madériens, mais ils sont nonchalants tout de même (l’insularité incite à la nonchalance). Au milieu de l’ile, il y a un volcan de taille imposante (Le Teide : 3 718 mètres).  Belle grande chose en sommeil, beaux paysages tout juste gâchés par les petites cohortes de retraités français en goguette qui y gambadent en toute impunité.
L’ile de la Gomera est mieux, plus petite, plus verte sauvage et reculée. Elle est moins arpentée par Anglo-saxons et Teutons de tous poils.  Les retraités français que l’on peut y croiser ont tous un petit air maladif au coin du nez, certainement la traversée entre Tenerife et la Gomera (la mer est parfois houleuse et les ferry-boats chahutés). Je n’ai rien à dire de particulier sur l’Ile de la Grande Canarie. Il y a une cathédrale vaguement gaudiesque, des Allemands écarlates à l’Est et des retraités anglais un peu pâlots au sud-ouest.  Les paysages sont  plus verts qu’à Ténérife, mais moins qu’à la Gomera il y a une montagne qui n’ose pas dépasser les 2000 mètres.           

Mon retour étant rude en termes de choc climatique et de réadaptation aux lourdes contingences du labeur je me suis contenté de quelques lignes de Joseph Joubert.        

Pour le reste, lire Marcel Béalu

 

3.
 

 9 avril.- Ciel gris avec un drôle de nimbe au-dessus des nuages. On sent le soleil là, mais il ne « perce » pas. Cela dit légère hausse de la température (12°C).        

Nietzsche et rien d’autre : « Et c’est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte : nous en avons besoin devant nous-mêmes — nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. »


11 avril.- Vent, quelques molles averses au milieu d’une vague tiédeur qui monte à petit feu. (19°C)
Les livres, les ponts, les frontières, les phares, les iles, les forêts, les montagnes… Un an de plus. Nothing else.


12 avril.- Ciel remuant, quasi tempête. Entamé  la Lionne Blanche d’Henning Mankell. Simenon boréal, polar wasa, apartheid et tutti quanti. Lu quelques pages de Michel Houellebecq (Interventions 2), toujours mollement drôle.


13 avril.- Ciel vierge de tous nuages, soleil radieux. (19°C).
Selon certains de mes informateurs, La Lionne blanche ne serait pas l’un des meilleurs Mankell. Pas assez de suspens, trop d’Afrique du Sud, pas assez de Suède, trop de bons sentiments aussi. Au mitan de cette lecture, je ne tamponnerai pas tout à fait leurs dires. Le suspense est certes plus enchâssé que tonitruant, mais il est bien là. L’Afrique du Sud qui oublie la ségrégation vaut bien les errements de la social-démocratie scandinave et quant aux bons sentiments ils ne me gênent pas quand ils dénoncent l’apartheid avec une simplicité de bon aloi.


14 avril.- Temps quasi estival, ciel IKB, tiédeur. (24°C)       
Bu trop de rhum canarien. Sieste prolongée. Une fois vaguement réveillé lu face au soleil en position semi élastique et avec le lointain bruit des avions dans le ciel. Le Mankell semi africain du sud étant parfaitement concordant avec mon état relâché, il ne m’a pas demandé plus efforts que ceux de la distraction assumée. C’est un bouquin agréable, avec un bon soubassement politique, historique. L’intrigue rebondis assez souvent pour que le lecteur puisse sautiller de satisfaction en lui-même.       
Fini l’après-midi dans du plus lourd-léger, chez Nietzsche, l’origine de la connaissance, ce genre de choses : « la force de la connaissance ne réside pas dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré d’assimilation, son caractère en tant que condition vitale. »

 
15 avril.- Douceur printanière, quelques rares nuages. (23 °C)        
Joubert, Unamuno. Duo improbable, faible écho. Joubert pense qu’il y a beaucoup d’avantages à vouloir être caillou dans un torrent, il suffit de garder ses veines pour y rouler sans être ni dissous ni dissolvant. Quant aux lieux malsains, ils n’apportent qu’infection et contagion à qui les traverse, il suffit donc de les éviter.
Je passe du coq à l’âne, mais sachez que pour Unamuno qui aime autrui veut s’éterniser en lui. Et puis « Cette formidable vision du cours des vagues de la vie a de tout temps arraché des cris au fond de l’âme de tous les poètes, depuis le songe d’une ombre de Pindare — schias onar —, jusqu’à Calderôn pour qui “la vie est un songe” et Shakespeare disant que “nous sommes faits de l’étoffe dont les songes sont faits”. Cette dernière phrase est plus tragique que celle du castillan, car quand Calderôn identifie notre vie à un songe, et non nous-mêmes qui la rêvons, le poète anglais fait de nous un rêve de plus : un rêve qui rêve. »
Fini chez Mankell qui n’a rien à voir avec les deux autres.

 
16 avril.- Soleil voilé, soleil pour rien. (23°C)          
La fiction me tente, mais je suis trop saisi par les mornes vicissitudes du labeur pour espérer vraiment écrire bien plus haut que mes petites choses fragmentées habituelles. Des histoires en trois lignes, alors ?
Un chapitre de Mankell, trois pages de Pessoa (drôle de grand écart).

 
18 avril.- Ciel bleu pâle, rares nuages, douceur. (23°C)        
L’époque est sinistre. Les quidams ordinaires y vivent mal et ne peuvent que penser mal tout en ne nous laissant guère à l’abri du pire. Chez Joubert (qui est d’une autre époque) : « il semble que les peuples aiment les périls et que lorsqu’ils en manquent, ils s’en créent ».

 
20 avril.- Météo scandaleuse ! Bourrasques torves, pluie saumâtre, froideur corrélative ! (5°C)
Vie sociale. Trop d’alcool. Encore dans les vapeurs. Longuement hésité entre le 14 d’Echenoz et le Tramway de Claude Simon (deux censément merveilles lactescentes de chez Minuit). Opté pour Simon, le plus trépassé des deux. Peut-être était-ce une erreur, son Tramway me tombe déjà sur les genoux. Certes : strates mémorielles, récits coulissants, gout proustien de l’ensemble… Mais : trop de strates, trop de glissements temporels, trop de circonvolutions laiteuses et surtout trop de parenthèses (ces trop sont évidemment voulu par Simon, qui, par-delà le motif, cherche à élever une petite doxa bien à lui). Reste que c’est son dernier livre, 88 ans bientôt trépassé, et que les souvenirs remontants peuvent parfois émouvoir même s’ils passent par le cerveau plus que par le cœur. (Simon est diablement cérébral)           
D’autre part, entamé la lecture du manuscrit d’un « ami virtuel » (Pierre B). Drôle en creux, parabolique en flou et tout à fait suisse littérairement (dans le sens de Ramuz c’est un immense compliment). Toutefois, là encore, trop de parenthèses.   
Fini la journée dans les petits papiers de Rolin, toujours formidables.

 
21 avril.- Ciel maussade. (12°C)       

«… les lauriers touffus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fanés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire. »

Hier encore dans les nimbes. Certainement trop injuste avec Claude Simon qui n’est finalement pas si lactescent que ça. Il est certes dans un halo moderniste persistant, mais il y a des couleurs chez lui, de la sensualité et quelque chose de touffu aussi.   
Hôpital, blouses blanches, murs gris et tuyaux bleus. La mort qui rôde et les souvenirs qui remontent. Une morte au milieu des fleurs, ce tramway. Des parenthèses au milieu d’autres parenthèses, ces virgules oubliées et un peu plaquées par leur absence. Cette structure mouvante, la phrase de Simon est une structure mouvante, un organisme vivant comme la phrase de Proust peut l’être. Des organismes vivants qui font avec la mémoire. 
Rolin again, tourterelles et dauphins, vialatien.


22 avril.- Fausses soleillées, fraicheur. (12 °C).  Fluctuant, fatigué, rien lu (ou presque).        
Jadis la moralité était l’instinct du troupeau dans l’individu. Aujourd’hui il n’y a plus de troupeaux, mais une multitude d’individus nichés. Allez trouver de l’instinct et de la moralité dans une multitude d’individus nichés

 
23 avril.- Soleil et quasi-tiédeur. (21°C)        
Le soleil enfin là je me réjouissais déjà devant la perspective de pouvoir lire en position semi-alanguie dans mon semi-jardin au presque grand air. Mal m’en prit puisqu’au bout de trois allègres pages surhumaines du père Nietzsche j’ai dû constater bien malgré moi que mon voisin de gauche, profitant du « beau temps » avait décidé de réparer son toit. Quant à mon voisin de droite (un bourgeois bohème roulant en véhicule 4x4), il avait, lui, décidé de reprendre la construction de sa piscine idéale entreprise il y a pas moins de trois ans. À ma gauche (le toit), j’ai donc dû subir les assauts sonores et répétés d’une scieuse, d’un pistolet à clou et d’autres instruments indéfinissables tandis qu’à ma droite (la future piscine idéale) s’élevaient les vrombissements d’une pelleteuse tout autant dinosauresque qu’enrobée de vapeurs nauséabondes. Vous conviendrez qu’avec tous ces désagréments entremêlés il m’était quasiment impossible de me concentrer sur une lecture qui requiert un minimum de concentration (la lecture de ce bon Nietzsche demande un minimum de concentration). Si l’on ajoute qu’outre le bruit et l’odeur, mon voisin de gauche (le toit) a laissé choir sans vergogne divers objets, copeaux, clous et tuiles, à même mon semi-jardin sans même vérifier s’il était occupé par le moindre quidam (je dois être transparent) il y a de quoi rester dubitatif devant la relative neutralité frontalière de nos voisins « bricoleurs ». Un peu las, un peu triste, résigné, je suis rentré dans mes intérieurs pour poursuivre, à l’abri, une lecture qui méritait d’être poursuivie, mais l’envie n’était plus là et j’ai assez vite oublié mon livre pour me complaire dans une sourde neurasthénie.
Il faisait si beau dehors.
 
 
to be continued


mercredi 11 décembre 2013

The Wedding Present- George Best (1987)



« That was my favourite dress, you know
That was my favourite dress»

Tiens cette petite chanson raide qui ne paye pas de mine, j’ai dû l’écouter des centaines de fois et je crois que si Dieu m’en laisse le loisir je l’écouterais encore des centaines de fois. C’est l’une des choses qui m’accompagnera jusqu’aux lisières du trépas et il en faudra beaucoup pour que je ne sautille plus en l’écoutant. Petite chanson raide disais-je, oui il y a de ça : raide, roide et rêche. Quoi de plus normal puisqu’il n’y est question que de frustration, de jalousie (la frustration et la jalousie son souvent raide roide et rêche), avec des mots crus qui vous donnent le sentiment d’être tout nus comme David Gedge peut être tout nu en les chantant avec sa voix de Ian Curtis concassé. Et puis les guitares trépidantes en constant excès de vitesse, la batterie plombée, la basse martiale tout cela frôle les rivages de la coalescence parfaite. Le reste du disque est très bien dans le genre gratouillis et fil de fer électrisé. Vous pouvez aussi l’écouter. Mais écouter surtout My Favourite Dress. Une fois, deux fois, trois fois… Merci




samedi 7 décembre 2013

Remake / Remodel N°25


 
 « Le moment le plus fort, comme il le faisait toujours à l’époque, est Cyprus Avenue, extrait d’Astral Weeks. Après être venu à bout des paroles, il pousse la chanson, l’orchestre et lui-même vers un terme qui est devenu depuis une de ses marques de fabrique, et une fin de concert classique du rock. Avec une dynamique consommée qui lui permet, en un souffle, de sauter d’un phrasé bâclé indescriptiblement excentrique à la passion pure, il fait monter la musique d’un crescendo à l’autre, s’arrêtant, repartant, s’arrêtant, repartant, à n’en plus finir, il impose comme des points d’interrogation géants de longs silences maniaques entre les arrêts et les départs, et domine la salle par la tension pure, pour en arriver à un cri : It’s too late to stop now ! Et alors que vous pensez que ça va encore monter, il s’interrompt net, glacial et mort, au creux d’une explosion assassinée, balance le micro et quitte la scène à pas lents. C’est vraiment une des choses les plus perverses que, de ma vie, j’aie vu faire par un interprète. Et bien entendu, c’est sensationnel : nos tripes sont nouées, nous sommes à moitié fous, nous nous agrippons aux accoudoirs pour en réclamer davantage, mais nous savons fichtrement bien que nous avons vu et ressenti quelque chose. » (Lester Bangs, Psychotic reactions et autres carburateurs flingués)