dimanche 24 novembre 2013

Artery – One Afternoon in hot air balloon (1983)


À ses débuts Artery ressemblait à un genre de Joy Division amoindri. Pour certains c’était la réponse de Sheffield à Manchester. Il y avait certainement de ça. Sur une vidéo qui traine sur Internet, on peut voir Mark Gouldthorpe, le chanteur, imiter la petite danse épileptique de Ian Curtis. Il porte son pantalon très haut et ses cheveux sont coupés à la mode bien raide du pendu mancunien. La vidéo est très bien, la chanson est très bien mais cela ne vaut pas Joy Division. Artery quittera assez vide ses oripeaux blêmes forcés, son tropisme postpunk, pour se recentrer vers quelque chose de plus intrigant. One Afternoon in hot air ballon leur deuxième album est un bel exemple de music-hall brinquebalant avec piano de chez bastringue, guitare espagnole et xylophone thuriféraire. Comme on ne se refait jamais vraiment, le tout est globalement sombre, mais sans en faire trop, avec un petit gout John Cale, Peter Hammil et une curieuse accointance avec ce qu’aurait pu être un Jacques Brel plus crispé et moins belge. On concédera qu'au moment même où de petites hordes de garçons coiffeurs synthétiques envahissaient le Royaume-Uni tout cela put paraitre un brin bizarre. Le moins bizarre dans toute cette affaire-là n’étant pas Mark Gouldthorpe et les psalmodies azimutées qu’il faisait monter au-dessus du toutim. Ce type était visiblement tombé dans un seau de psychotropes divers et variés  et il tenait à le faire savoir au monde entier. Sourd le monde ne l’entendit pas et Artery resta comme un épiphénomène sympathique un genre de Pulp avant l’heure légale, mais en mieux voyez-vous.




dimanche 17 novembre 2013

Psychogeographie indoor (44)





« C'est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin. À la fin, c'est la fin qui est le pire. » (Samuel Beckett)



1.

16 février.- Belles éclaircies, moins de froideur (7°C). Celui qui comprend tout ne rit jamais vraiment et c’est pourquoi il parait souvent sinistre aux yeux d’un monde qui voudrait le voir plus jovial. Il faut donc se garder d’être trop intelligent au risque de se retrouver guère sautillant.
Zola est mal vu ; trop bien-pensant avant l’heure légale, trop naturaliste en bien pour espérer attirer vraiment ceux qui savent. On se méfie de lui, on a parfois raison, on a parfois tort. Il y a de beaux arpents chez lui, il y a la trilogie des Trois Villes (Lourdes, Rome, Paris). Dans ses Exorcismes spirituels Philipe Muray en fait un éloge circonspect en y voyant quelque chose d’autre que les bons éclats d’une belle âme faisant tout pour un monde meilleur. Évidemment, Muray défend Zola en le faisant basculer du côté de sa petite usine idéologique à lui, avec un certain brio, mais une avec certaine couardise aussi. Pour ce qui me concerne je crois me souvenir que dans cette trilogie Rome est la plus belle qu’elle devient moderne au milieu des vielles pierres tout en restant spirituelle, je ne me souviens par contre quasiment plus du reste si ce n’est que ce reste flottait un peu au-dessus des Rougon-Macquart avec des interrogations sur la croyance et tutti quanti.
(Par ailleurs concernant Zola, il y a cette photo où notre naturaliste en chef est allongé sur l’herbe en tenant son chien Pinpin contre son cœur, c’est un autoportrait plein de bonté. Les hommes ne sont jamais autant hommes que lorsqu’ils aiment les animaux.)  
Qualité suisse. Lu Mon Suicide de Roorda , très bon, compte rendu demain. Entamé Le Vampire de Ropraz de Chessex, pour l’instant assez bon, sec de phrase et trempé d’atmosphère.

17 février.- Brume et frimas (2 °C).   
« Je me logerai une balle dans le cœur. Cela me fera surement moins mal que dans la tête… Peut-être insouciant, je boirai d’abord une demi-bouteille de vieux Porto… Il faudra que je prenne des précautions pour que la détonation ne retentisse pas trop fort dans le cœur d’un être sensible. »    

Avant-hier j’évoquais le suicide d’Henri Roorda. J’en exagérais peut-être le côté jovial. Roorda ne se tue pas en rigolant, s’il n’est pas vraiment désespéré il est tout même un peu sérieux (il faut dire que se tuer soi-même est une chose assez sérieuse). Le petit livre qu’il laissera pour expliquer son « geste » est aussi comme ça, pas désopilant, pas désespéré, mais sérieux. On peut y lire la belle lucidité d’un homme qui ne pouvant vivre autrement que joyeusement décide d’en finir. Un homme pour qui le monde est devenu ennuyeux, qui ne s’y agite plus autrement que pour préparer sa propre vieillesse, sa propre déchéance. L’enthousiasme, l’exaltation, l’ivresse, tout cela devient exceptionnel. Ce qui demeure, ce qui plombe Roorda ce sont les gestes quotidiens, leur monotonie ; les heures où il attend, les heures où plus rien ne lui arrive. L’homme normal est celui qui sait végéter alors, à quoi bon vivre si c’est pour végéter ? Bref, il faut qu’il se tue et basta ! Au final un bon livre, prenant et sans aucune lourdeur, l’exact antonyme du Mars. de Fritz Zorn (émétique, maladif, sinistre et alémanique).        
Le Vampire de Ropraz. Pas un grand Chessex. On déterre de jeunes mortes, on les viols, on les dépèce et on les dévore. Un coupable est vite trouvé, c’est un pauvre hère dégénéré alcoolique et amateur de génisses. Dans ses montagnes suisses reculées où rode la suspicion, c’est un coupable idéal, il est donc condamné. Voilà pour l’intrigue, elle vaut ce qu’elle vaut. Chessex aurait pu en faire un grand livre, il n’en fait qu’un petit. Le début est pourtant très bien, il est sec comme un constat d’autopsie. La suite frôle le Giono helvétique sans vraiment y parvenir. La fin est presque mauvaise, Chessex tire terriblement à la ligne et s’en sort par une pirouette.

18 février.- Quelques éclaircies. Toujours cette froideur (3°C).        
Ce ne sont pas nos pensées qui nous rendent pessimistes. C’est par contre notre pessimisme qui nous permet de penser. Drôle de boucle.        
Joyce était parfois sobre. Il repoussait alors les carafes de vin que l’on voulait bien lui proposer puis il retournait son verre sur la table tout en prenant des airs offusqués. Oh ! il n’y avait pas grand monde pour être convaincu par la tempérance passagère du très grand écrivain, mais on faisait comme si en détournant la tête.
Roma. Zola. Muray. Tout roman est un complot, la papauté en est remplie, Zola avec sa Rome remplie de Papes est donc dans le vrai. Longue histoire de la papophobie. Supériorité du Vatican sur toute autre monarchie. Le Vatican n’est jamais encombré par la « chaine de la chair de la reproduction ». Il y a cette petite fumée et puis c’est tout.       
Picoré chez Nietzche (gaya scienza) et Unamuno (Le Sentiment tragique de la vie) :          

« Peut-être connais-tu des hommes, dans ton entourage, qui ne doivent se regarder eux-mêmes qu’à une certaine distance pour se trouver supportables, séduisants et vivifiants; il faut leur déconseiller la connaissance de soi. »

« … Car l’adjectif humain m’est aussi suspect que le substantif abstrait humanité. Ni l’humain, ni l’humanité, ni l’adjectif simple, ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme. L’homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt — surtout meurt — celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l’homme qu’on voit et qu’on entend, le frère, le vrai frère ».

19 février.- Beau temps froid (7°C). Lombalgie. Gonalgie. Dyspepsie. Rien pour moi.       
La vie ? Une éternelle succession de buts à atteindre. Heureux les esprits lymphatiques qui se contentent des plus infimes.          
Unamuno, Nietzsche, Charles M. Schulz. Trois grands philosophes. Nothing else.  
Lire Georges Fourest. Croquignolet et rentier. Un autre Raymond Roussel ?                       


2.



21 février.- Ciel gris bleu, froid encoigné (2°C). La volonté de l’esclave est soumise, mais sa pensée reste libre.             
Cogito en berne. Trop saisi par les mornes vicissitudes du quotidien (du labeur) pour espérer vraiment lire avec toute la concentration nécessaire. Je me suis donc contenté de quelques « picorages » vaporeux. Deux chroniques de Patrick Besson, un peu légères et drôles, mais toujours trop « grande presse » pour espérer convaincre vraiment. Du côté de la TGL quelques pages de Nietzsche et Unamuno (bel écho entre les deux). Une lettre d’Étienne Pivert de Senancour (toujours aussi morose en bien), quelques pensées de Joseph Joubert (toujours aussi aphoristique).

23 février.- Ciel gelé, froideur indécente (-5 °C). Vie sociale. Trop de vin. Céphalées, cogito embourbé.  
Adolescent légumineux j’aimais beaucoup lire Michka Assayas. Il était pour moi une sorte de maître à penser rock (et pas que rock). Il défendait une petite armées de groupes que personne d’autre ne défendait tout en osant s’attaquer aux mastodontes environnants avec une retenue qui n’avait rien de cool et de faussement Rock. Pour moi qui n’étais en aucun cas attiré par les sirènes du dominant c’était un passeur idéal, un grand frère. Je découpais ses articles et les relisaient plus qu’il ne faut. La chronique (tardive) qu’il fit des deux seuls albums de Joy Division, fut pour moi décisive, elle m’apprit davantage que tout ce que mes professeurs ne m’avaient jamais appris. Elle ouvrit ma curiosité en me faisant aimer des choses et en détester d’autres, je pourrais même dire que pour moi ce fut bien plus qu’une critique de disque (et même un bréviaire moral). Aujourd’hui parait un spicilège des meilleurs articles écrits par Michka Assayas. Quelques chroniques de disques pour Rock & Folk, un long papier sur Brian Wilson, des « interventions » un peu mal pensantes dans feus les Inrockuptibles. J’ai déjà tout lu et relu, peu importe, je relirai encore.     

Tiens j’aime aussi beaucoup Henri Calet (je ne suis pas le seul). J’entame Poussières de la route, un volume qui rassemble une trentaine de textes, reportages et autres chroniques de voyages écrits entre 1945 et 1955. As usual c’est du bon Calet, modeste et rempli d’humour gris-bleu. On s’y retrouve téléporté dans une France un peu obsolète, mais qui ne manque pas de charme. Cette France c’est la France de l’immédiat après-guerre, celle de l’épuration, des règlements de comptes crépitant et de la grande puissance du parti communiste. À peine plus tard c’est la France du début des années cinquante, celle qui s’ouvre à la consommation avec son petit côté sautillant Tati…

24 février.- Neige, atmosphère polaire, silence ouaté, il devrait neiger plus souvent.(- 5°C)   Trop alangui pour pouvoir espérer articuler. Je n’articulerai donc pas.  
Commencé chez Assayas. Beau papier sur Brian Wilson, aussi beau que le papier de Nick Kent sur le même Wilson. Belles intuitions sur Joy Division, New Order et Martin Hannett. Belle amitié avec Bono… Constatation Assayas se trompe rarement, ses vieux papiers ne sont pas vieillots. Poursuivi chez Calet, toujours humain forcement humain. Des vacances en Normandie comme en fait plus. Fini chez Miguel De Unamuno : « Et peut-être la maladie elle-même est la condition essentielle de ce que nous appelons le progrès, peut-être le progrès lui-même est-il une maladie.»       
Bande son : The Beach Boys love you : le facteur Cheval ripoliné par le douanier Rousseau.

26 février.- Beau temps froid (2°C). Plus dyspeptique qu’eupeptique. Sans envie, impossible de lire plus de trois lignes (en écrire deux relèverait du prodige).

28 février.- Beau temps gris bleu, toujours froid. (6 °C). Pour Nietzsche c’est le mécontent qui fait avancer le monde. Il a beau afficher en permanence un petit air renfrogné , c’est lui qui reste le plus inventif à rendre la vie belle et profonde, car il entretient « la continuité des détresses véritables ! ». Par ailleurs : Celui qui renonce sacrifie tout à son désir de hauteur. Il veut s’envoler plus loin, plus haut. Il jette les choses qui alourdissent son vol, le voilà bientôt dans une radieuse exosphère, dans un monde supérieur et comme libéré de toute pesanteur. Plus que toute autre chose il faut donc renoncer… et jamais au grand jamais s’indigner.


1 mars.- Brume et demi-froideur, cet hiver s’éternise (5°C). Toujours dans le spicilège de Michka Assayas. Excellent papier sur Roxy Music (bien écrit, très peu relâché rock, élégant). Enchainé par ces quelques mots de Joseph Joubert : « Ne confondez pas ce qui est spirituel avec ce qui est abstrait. Et souvenez-vous que la philosophie a une muse et ne doit pas être une simple officine à raisonnements ».Nothing else…

2 mars.- Ciel gris souris, froideur persistante. (2°C) J’étais plein de bonnes intentions, près à m’envoler sans vergogne et voilà-t-il pas que l’un de mes encombrants voisins, toquant à ma porte pour une raison saugrenue, vient de me couper l’inspiration en plein vol ! Me voilà donc contrarié et en deuil d’une petite armée de belles phrases qui resteront à jamais mortes en moi-même. Si l’inspiration ne m’avait pas quitté de façon aussi stupide, je vous aurais certainement très bien parlé de Poussière de la route et d’Henri Calet. Comme elle m’a quitté, je contenterai de quelques mornes appréciations télégraphistes, les voilà.           
Calet garde une laconique acrimonie envers le pays de ses anciens geôliers. Les chiens de berger sont allemands, une jument allemande vient de gagner à Longchamp ! Ah l’Allemagne, encore l’Allemagne, toujours l’Allemagne ! N’y voyez rien de xénophobe, simplement en 1950, Calet n’est pas encore prêt à pardonner. Quand il voit des « boches » il les regarde donc de biais avec un petit air méfiant et revanchard, rien de plus. En dehors de cette légère germanophobie bien compréhensible Calet est toujours aimable, son humour gris-bleu, la discrète cocasserie de ses reportages, de ses chroniques, ont le don de vous rendre plus tendre, fondant et presque ouvert aux considérations ménagères de vos encombrants voisins.
Par ailleurs, relu avec beaucoup de plaisir les chroniques de Michka Assayas. Elles gardent 25 ans plus tard se côté enthousiasmant qui, jeune, me faisait sautiller d’envie (Et puis Assayas cite plus souvent Paul Valery que Lester Bangs, ce n’est pas rien).

3 mars.- Quasi beau temps ! (7 °C). Fini le spicilège d’Assayas. Pris beaucoup de plaisir à le lire. Manquent seulement deux trois choses dont j’ai un vague souvenir (un dictionnaire new-wave, un dictionnaire des producteurs…). Les chroniques pour VSD qui peuvent paraitre de prime abord un peu moins convaincantes (trop « grande presse ») ne le sont finalement pas tant que ça. Ces quelques lignes sur Syd Barrett et Brian Wilson, sont par exemple formidables : « Après l’adolescence, je restai fasciné par les génies brusquement frappés de folie ou de stérilité, tels Brian Wilson ou Syd Barrett de Pink Floyd. Dans ma vision, ils s’étaient emmurés dans le silence non parce qu’ils étaient devenus “fous” ou “malades”, mais parce que leur quête éperdue de la beauté et de la vérité les avait entrainés vers des horizons si lointains et extraordinaires que ces explorateurs incompris en étaient revenus comme frappés de sidérations. Un jour, me surprenais-je à rêver, ces génies parviendront à s’exprimer a nouveau. Ils transmettront le fruit de leur découverte, inventant un nouveau langage, et le monde sera frappé de stupeur par l’étendue de leur révélation. »   
Toujours chez Calet, Nietzche et Unamuno (compagnie hétéroclite, mais belle compagnie).  

4 mars.- Soleil, quasi-douceur. Et si l’hiver ne revenait pas ? (15°C). Mon voisin « musicien » s’est remis à tambouriner sans vergogne ! Pour l’oublier lui et ses lourds tâtonnements amateurs j’ai bien tenté de picorer un peu dans l’Ethique de Spinoza. Mal m’en a pris ! Picorer dans Spinoza au milieu d’un tel barouf s’est révélé une chose totalement impossible. Le cogito se retrouve aussi refermé qu’une palourde royale en pleine marée basse et le découragement rôde. Finalement et en dernier recourt je me suis rabattu sur quelques pensées de Joubert. Joseph demande moins d’attention que Baruch, il est plus léger et synthétique, et avec deux boules Quies profondément logées dans les oreilles il peut éventuellement se laisser lire.

5 mars.- Ciel maussade, quelques grosses gouttes de pluie trop espacées et languides pour pouvoir espérer former une averse conséquente. La belle journée d’hier n’était donc qu’un leurre. (8°C).         

« L’ennui est ce “calme plat ” de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux… »

Levé 5h00. Marché 2 km. Labeur. Une écharde plantée dans le majeur droit. Sieste. Thé noir de Ceylan (infusion 3mn à 90°). Calet, Joubert, Nietzche, Unamuno…

7 mars.- Nombreuses et belles soleillées, température agréable. (14°C).      
Nietzsche, Unamuno, Joubert.           
Chez Nietzsche il faut perdre pied ! Planer ! Errer ! Être fou !         
Chez Unamuno la philosophie demande un investissement qui excède de beaucoup la simple raison. On philosophe tout autant avec sa chair, ses os, son corps tout entier qu’avec son intellect. Quant à l’âme, elle joue un rôle que je ne suis pas le seul à voir.
Mon ontologique, mais plus acrimonieux, chez Joubert les abscons en prennent pour leur grade : « Combien de gens se font abstraits pour paraitre profonds ! La plupart des termes abstraits sont des ombres qui cachent des vides. »

8 mars.- Ciel maussade, vague bruine. (8°C). Il n’y a pas pire que les crétins convaincants. Ils osent tout et on les admire subjugués avec la paume de la main sous le menton.      
Morose comme le temps, la saison, l’époque (la pire qu’il m’est été donné de vivre). Néanmoins petit tour chez Joubert (la logique opère, la métaphysique contemple), petit tour chez Nietzche (l’homme est éduqué par ses erreurs).Rien d’autre.

9 mars.- Semi-beau temps, demi-douceur avec quelque chose de factice dans le fond. (12 °C).     Chose improbable Jean-Luc Coatalem a fait un petit tour du coté de Pyongyang. Chose encore plus improbable il a fait son petit tour en la compagnie de Dominique Gaultier le « grand chef » des éditions du Dilettante, un type qui ne prend jamais l’avion et pour qui le Luberon est une destination dangereusement exotique. Nouilles froides à Pyongyang raconte les pérégrinations coréennes des deux camarades (ils sont bon camarades), c’est un bouquin qui s’il est souvent plus cocasse qu’un symposium de représentants en parapluie vire un peu à la tristesse grise et à la petite déprime. Que voulez-vous la Corée du Nord n’a pas grand-chose pour elle, son régime politique est terrifiant et les nouilles y sont terriblement froides. Enfin quand il y a des nouilles à manger, car pour l’essentiel la famine guette. Quant au reste il est plein de la même absence, de la même froideur. À Pyongyang on « plante » des fleurs en plastique au pied des portraits de Kim Il-sung. Les Coréens portent tous des tuniques en vinalon*, ils sont coiffés à l’identique et ils dénoncent leurs voisins comme s’ils se dénonçaient eux-mêmes. Il faut bien dire que tout cela un peu accablant.
Après la Corée de Coatalem petit tour dans l’Algérie de Calet : « je tire l’Algérie à moi, je m’en couvre les épaules… il fait bon… ».   
* Le Vinalon est résistant à la chaleur et aux produits chimiques, mais a beaucoup de défauts : il est raide, inconfortable, brillant, porté à rétrécir et difficile à teindre.

10 mars.- Rares nuages demi-douceur. Pyongyang manque terriblement de tout ; de magasins, de cafés, de vie. On n’y mange des repas rachitiques servis dans de la dînette et ses grandes avenues désemplies ne sont arpentées que par des clones tristes et effrayés avec lesquels il ne serait être question d’avoir une discussion. Bref Pyongyang n’a rien pour elle et il n’y a aucune raison de sautiller lorsqu’il vous prend la drôle d’idée de vouloir la visiter. Pour s’oublier touriste amoindri dans une ville plus qu’amoindrie Coatalem et Clorinde (Dominique Gaultier) se réfugient dans les livres. Melville pour l’un, Valery pour l’autre. Les livres sont très bien, le temps passe un peu mieux en les lisant, mais il y a tout de même un programme à remplir. On quitte Pyongyang et on se retrouve bientôt posés en équilibre sur le 38e parallèle séparant les deux Corées. Ce no man’s land où entre les barbelés, léopards d’amour, tigres de Mandchourie et autres bestioles rarissimes ont fini par proliférer en toute tranquillité Dans ce coin-là elles sont bien les seules à vivre paisibles. Du côté nord de la frontière c’est l’horreur amidonnée en tunique de vinalon, du côté sud c’est l’horreur touristique, on loue des jumelles surpuissantes pour observer les paysans nordistes qui meurent de faim dans leur champs pelés. Après la zone frontalière Coatalem et Clorinde visitent le mausolée de Kim Il-sung le cadavre du « Président éternel » est empaillé – gueule coincée sous le verre feuilleté, sac de boyaux secs – la visite se doit d’être sérieuse, il n’y rien de pire pour un Nord-Coréen que de ne pas être sérieux devant la dépouille formalisée du « professeur de l’humanité tout entière ».        
Finalement, le bouquin de Coatalem restera plus triste que drôle. Les voyages ne mènent parfois à rien d’autre qu’à une mélancolie gourde.


3.



11 mars.- Sensation de beau temps. Rien lu, pas le temps.   

L’âge aidant la patine est sur moi, en moi.    

Ce n’est pas l’erreur qu’il faut craindre, c’est le mal. Reste à distinguer le mal de l’erreur. 

12 mars.- Inquiétante baisse de la température extérieure. On annonce des chutes de neige pour demain. Journée mal commencée, douleur dentaire, bloqué mon téléphone portable. La suite fut presque pire : coupure sur toute la longueur de mon majeur droit (c’est un problème, car en dehors de mon majeur gauche ce doigt-là est le plus long de mes doigts). Raté mon thé de Ceylan (pas assez de thé, pas assez d’infusion = vague eau chaude colorée). Néanmoins et malgré ces lourds embarras, lu quelques pages du Gai savoir, entamé Les Grands chiens de Chaval, picoré chez Joubert : « L’utilité la plus assurée du syllogisme est d’être une espèce d’escrime, de gymnastique qui délie l’esprit de ceux qu’on y exerce.».Nothing Else.

14 mars.- Froideur, bourrasque de neige sur blanc dehors, toutes choses habituelles aux régions polaires. Entre deux poudreries quelques belles soleillées totalement incongrues. (2°C). 

Dans le village global, c’est la niche qui est plus grande que la maison.       

Notre désir de souffrance est tel que nous nous créons des monstres à combattre.  

Picoré chez Chaval (drôle avec ce gout coudé inimitable), picoré chez Nietzsche (qui est décidément imbattable), picoré chez Daney (déjà un peu obsolète avec son village global et ses époux Ceausescu), picoré chez Joubert (qui pense très bien). Rien d’autre.

15 mars.- Beau temps froid. (2°C) Tiens il y a un nouveau pape ! Il a une bonne bouille de jésuite, mais cela n’empêche pas certains de lui chercher des poux sous la calotte. Argentin il ne se serait pas assez opposé sous la dictature des généraux. Quand on se souvient de son prédécesseur et de sa jeunesse supposée nazie (enfin nazie forcée, car peu ou prou c’était soit le front russe soit le nazisme), on se dit que tous ces papes n’ont décidément rien pour eux. Enfin bon presque. Permettez-moi de me chuchoter à moi-même que l’on ne devrait jamais juger les « gens » sur ce qu’ils ont été et que l’on devrait plutôt les juger sur ce qu’ils sont. (La bonté étant fluctuante on peut être un salaud à 20 ans et un saint à 70, l’inverse étant également possible). Tiens à ce sujet je viens d’entamer les Gros Chiens de Chaval. Chaval n’était pas qu’un caricaturiste il écrivait aussi des choses fort drôles. Quant à son passé il était légèrement douteux, on le déterra, on se demande bien dans quel but, il ne transpirait pas vraiment dans « l’œuvre », c’était un passé comme mort. Disons qu’on le déterra pour l’Histoire et puis de toutes les façons Chaval était mort suicidé au gaz depuis belle lurette (Attention, Danger d’Explosion), alors bon, voilà quoi à quoi bon ?     
En dehors de Chaval, grignoté chez Nietzsche et Calet.

16 mars.- Beau temps, du vent, plus de douceur(12 °C). Entamé L’homme qui a vu l’ours de Jean Rolin. C’est un spicilège qui rassemble une foule de reportages publiée entre 1980 et 2005. La quatrième de couverture ne laisse espérer que du bon puisqu’il y est question de tigres mangeurs d’hommes dans le delta du Gange, de la démolition d’un paquebot, du siège de Sarajevo, de la première guerre du Golfe et de la pèche au pouce-pied à Belle-Ile en mer. Toutes choses méritant un long regard avisé. Le début que je viens de lire est déjà très bien. C’est un reportage consacré à la remontée du fleuve Congo à bord d’un bateau plus sybarite que ma main gauche. Au milieu d’une foule nombreuse et frôlant l’excédent, Rolin, constate et décrit. Il voit des passagers gastronomes faire rôtir des singes morts (le poil grésille, le singe est lisse, il enfle et sa peau éclate… les yeux fondent bientôt…), il voit d’autres choses que je vous laisse imaginer. Le papier est beau et d’une longueur qui ferait tache en nos temps de notules journalistiques amoindries. Le papier qui suit est également très bien il y est question de piraterie aux alentours de Singapour (style un poil viril, c’est un papier pour Lui).   
De Rolin à Calet. Bref retour dans Poussières de la route. Quand Rolin remonte le fleuve Congo, Calet descend la Loire. Le voyage est certes moins exotique — il n’y a pas de singes rôtis –, mais il ne manque pas d’intérêt. Chambord est par exemple un drôle de château. On le croirait construit par un facteur Cheval au budget illimité. Le reste est à l’avenant. Calet longe la Loire à son rythme et comme son rythme n’est pas très rapide il a le temps de contempler et de décrire en toute quiétude.      
Après quelques bourrasques malvenues, la température extérieure vient de redescendre sous les 10 °C. Cet hiver lancinant lambine un peu trop en longueur.

17 mars.- Bourrasques, quasi-tempête (6 °C). Rolin très bien. Pirates philippins, Le Pirée et ses armateurs véreux, la vie quotidienne en Pologne, pénurie, odeurs de graillons, lumière orange et éclairage au sodium, « vous vous demandez une fois de plus, once for ever, si la tristesse qui vous empoigne est imputable au socialisme, à l’abus de spiritueux, ou encore à d’autres causes générales ou particulières ».         
Les dimanches de Calet sont aussi très bien : « J’ai beaucoup aimé les dimanches. Si, à présent je les aime moi c’est peut-être parce que j’en ai trop vu ou bien que, d’une manière générale, je ne sache plus rien aimer autant qu’auparavant. ». Fini les Gros Chiens de Chaval. Un peu déçu, c’est un vrai « petit livre sympathique ».

19 mars.- Ciel variable, température mitigée, humeur incertaine (11°C). Nietzsche, Joubert, Unamuno.           
Le pourquoi et le pour quoi. Pour Unamuno le pourquoi n’est qu’une cause qui explique le pour quoi. Nous voulons savoir d’où nous venons uniquement pour mieux découvrir où nous allons vraiment.
À une raisonnable distance du pourquoi et du pour quoi, mais tout en expliquant pourquoi et pour quoi, Joubert évoque l’espace, le temps, la lumière, l’air, l’atmosphère, les champs, les animaux, etc. Et quand il nous parle, du bruit, du son, de la musique même, il lui arrive même d’être bien drôle : « Le son du tambour dissipe les pensées; c’est par cela même que cet instrument est éminemment militaire. »

To be continued…