dimanche 27 octobre 2013

The Barracudas – Mean Time (1983)


Reparler de musique ? L’envie et un minimum d’inclinaison me manquent. Trouver un subterfuge pour ranimer le moteur de mon inspiration. Laissez faire le hasard, ressortir deux trois albums au petit bonheur la chance, en parler comme ça au débotté et dans l’élan en espérant que les mots me coulent du cogito sans plus d’effort que ça. Tiens il y a ce disque, ce Mean Time des Barracudas, je vais (re) commencer par lui. Il ne porte pas trop à conséquence, il me semble même parfait. Voilà, allons-y…

S’agissant de ce disque il faut peut-être oublier le sympathique combo rétro surf que furent un temps les Barracudas. Il vaut bien plus que ça. C’est leur meilleur et le plus proche de la casquette de Cyril Jordan (je parle pour les spécialistes). Un bon disque de rock tout simple sans chichis ni plus de mariachis que ça. Belle guitare douze cordes, belles montées en neige digne des meilleurs Flamin Groovies (on y revient). Un chanteur pas forcément subtil, mais tenaillé par de bien belles certitudes. Bref que du bon, un peu pâteux, certes, mais du bon. On écoutera les deux premiers titres et leur combustion interne Power pop. Un peu plus loin on écoutera surtout Dead Skin et Hear Me Calling, les deux meilleures chansons des Barracudas. Rien de foudroyant, mais de la conviction. L'idéal pour une possible rééducation.



jeudi 17 octobre 2013

Bob Mould - Live on KEXP #4



The Act We Act
A Good Idea
Hoover Dam
Star Machine
The Descent
Steam of Hercules
Flip Your Wig
Hate Paper Doll
Makes No Sense At All

dimanche 13 octobre 2013

Psychogeographie indoor (43)


« Il était une fois un monde dans lequel tout allait très lentement. Une agréable indolence, saine, aimerait-on dire, dominait l’existence. Les hommes vivaient en quelque sorte dans l’oisiveté. Ce qu’ils faisaient, ils le faisaient pensivement et lentement. Ils ne se démenaient pas de manière inhumaine et excessive, ne se sentaient pas du tout tenus ni obligés de s’escrimer et de se tuer à la tâche. Nulle hâte, nulle agitation ni précipitation intempestives ne régnaient parmi ces gens. Personne ne se fatiguait particulièrement, et c’est bien pour cela que la vie était aussi riante » (Robert Walser- Vie de poète)


1.


13 janvier.- Finalement point de neige ; la météorologie nationale nous aurait-elle donc menti ? Quelques Strips de ce bon vieux Charles M.Schultz, deux, trois chroniques gourmandes de l’ami Bernard Frank. Bien avancé dans la Fin de Kershaw (le volume est replet). Le III Reich agonisant n’a rien de sautillant, la « sphère du privé » n’y existe plus, l’effort de guerre prime avant tout autre chose. Vers l’ouest, les officiers de la Wehrmacht oublient le champagne et les petites femmes et se battent conte les alliées qui viennent de débarquer, le changement est rude. Vers l’est, les Russes approchant dangereusement on introduit la circonscription valable pour tous, femmes, adolescents, vieillards… Tout ce petit monde creuse des tranchées à longueur de journée. Tranchées bien inutiles, car l’ennemi persiste et perce le front. Certains éléments de l’armée rouge un brin revanchards violent les femmes, tuent les enfants, clouent les vieillards sur la porte des granges. Tout cela n’est pas très joli à voir ; ce n’est qu’un préambule.

15 janvier.- Cette neige annoncée depuis trois jours est enfin tombée. Panique, camions en éventail, automobiles de guingois, piétons commotionnés.
Un chapitre Ian Kershaw. Bombardements à l’ouest, « bestialité bolchevique » à l’est, l’allemand de base est un tantinet sur son quant-à-soi, il sautille très peu. Une chronique de Bernard Frank ; ces quelques mots sur une bien hypothétique coalescence Morand/de Gaulle : « les idées de Morand étaient beaucoup plus proches des idées du Général que celles de Malraux. Sur les nègres. Sur les juifs. Sur les femmes. La différence, c’est que de Gaulle pensait contre ses idées. Il n’avait pas le choix s’il voulait être de Gaulle… » Pour finir : Schultz, strips, peanuts, sablé écossais et thé noir de Ceylan. Je vieillis…


17 janvier.- Ciel figé, température polaire (-7°C) Je ne peux plus faire le moindre mouvement sans être saisi par une somme de douleurs plutôt inquiétante. Mon corps que je voudrais le plus loin possible de moi se rappelle ainsi sans cesse à moi. Moi qui vise à me soustraire de mon enveloppe charnelle voilà que celle-ci me retient et m’enserre tel un déplaisant sachet défectueux ; c’est un problème.       
Toujours dans la Fin d’Ian Kershaw. Toujours très bien et très renseigné. Le quidam de base (mais néanmoins teuton) ne s’intéresse pas au sort des juifs que l’on gaz là sur les bords d’un empire qui s’effondre. Le quidam de base à bien autre chose à penser, il est angoissé, ces chamboulements, cette mort qui rôde, tous ces tracas. Et puis le quidam de base n’aime pas trop les juifs, il ignore tout de la « solution finale », c’est un secret d’État gardé par Polichinelle…

18 janvier.- Ciel terne, froideur (-2°C) Plus rien n’est stimulant ! Que voulez-vous l’époque est si morose ! En dehors de quelques tressautements bien-pensants il n’y a pas d’idées. Non rien ! De bien forts doctes quidams on beau nous parler du « grand état créatif des temps de crise », j’ai l’impression que c’est une vue de l’esprit. (L’éventualité qu’un état de crise soit à la base d’une sourde atonie me semble bien plus tangible). En attendant je sautille très peu à l’unisson. Il faut dire que je n’ai rien à revendiquer, que je suis sur les pourtours du monde et dans une périphérie qui dépasse de loin le stade de la marge et du marginal revendicatif.      
Toujours dans la Fin de Kershaw (batailles des Ardennes). Demain j’entamerai l’Eloge de l’Ombre de Junichirô Tanizaki. Cette réflexion sur la « conception japonaise du beau » est « culte » chez certains et « surfaite » chez d’autres (les japonisants et autres spécialistes extrêmes orientaux).


19 janvier.- Léger redoux, crachin (4°C). J’aimerai tant quitter ce petit ton geignard, mais je n’y puis rien, il est là, il me taquine le cogito tel une bestiole sournoise.       
Je vois assez bien ce que japonisants de base reprochent à l’Éloge de l’Ombre. Ce petit côté esthétique japonaise raconté aux occidentaux, ce gout exotique à la portée de tous. Ce ne sont que broutilles, Tanizaki est bien plus haut que tout ce qu’on pourra lui reprocher, son petit livre est un « petit livre merveilleux » (ce qui pourrait être inquiétant tant les « petits livres merveilleux » se révèlent parfois moins merveilleux qu’ils ne le paraissent de prime abord) ; un « petit livre merveilleux » d’une simplicité désarmante avec toute la force rentrée de l’immanence pour lui. Ainsi chez Tanizaki se soulager n’est plus un impérieux besoin physiologique c’est une distraction pleine d’agréments. Tout ce qui brille trop brille d’un éclat glacé alors que reflet profond, un peu voilé des pierres naturelles enchante l’âme. L’usure des choses est préférable au côté lustré des choses. L’ombre est préférable à la lumière ; l’ombre invente, la lumière n’invente rien. (Oui certainement, mais sans lumière y aurait-il de l’ombre ? N’est-ce pas la lumière qui « invente » l’ombre ? Tout est compliqué.)
           
« Au nombre des agréments de l’existence, le Maître Sôséki comptait, paraît-il, le fait d’aller chaque matin se soulager, tout en précisant que c’était une satisfaction d’ordre essentiellement physiologique; or, il n’est, pour apprécier pleinement cet agrément, d’endroit plus adéquat que des lieux d’aisance de style japonais d’où l’on peut, à l’abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l’azur du ciel et le vert du feuillage. Au risque de me répéter, j’ajouterai d’ailleurs qu’une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille, sont des conditions indispensables. Lorsque je me trouve en pareil endroit, il me plaît d’entendre tomber une pluie douce et régulière. »

22 janvier.- Quadi douceur. Ciel IKB. Et si le soleil revenait vraiment ? (10°C).  Je suis un nostalgique qui anticipe trop ; c’est un problème. Malade. Sinistre enchainement : Gonalgie. Cortisone. Estomac en charpie. Nerfs en pelote. Kershaw et les nazis. Fénéon et les impressionnistes. Rien d’autre.         


24 janvier.- Retour de froideur (2°C). Trois chapitres de Ian Kershaw. Quelques belles pensées de Joseph Joubert. Fénéon chez les impressionnistes. « À côté de M. Camille Pissaro, expose son fils Lucien. Ses aquarelles d’illustration sont savoureuses et fraiches, et il a gravé sur bois une série d’êtres ruraux, bêtes et gens, avec la simplicité exemplaire des primitifs xylographes. »

25 janvier.- Ciel dégagé, froideur (1 °C). Joubert et la vérité : « la vérité ressemble au ciel, et l’opinion à des nuages. » Kershaw et le nazisme finissant : Le pouvoir se déchaine sauvagement contre qui ne veut pas combattre. On trucide les défaitistes au petit matin, au petit gris. Les déserteurs sont quant à eux abattus d’une balle dans la tête, on leur accroche ensuite un petit écriteau intimidant autour du cou : « je suis un déserteur et j’ai refusé de protéger les femmes et les enfants allemands ». L’écriteau est globalement dissuasif, il est surtout terrifiant pour l’allemand de base qui doit faire face à la sourde bêtise homicide d’un régime agonisant tout en imaginant à la fois les perspectives peu sautillantes du futur envahisseur bolchevique.    
Plus sautillant, Peanuts et ce bon vieux Charlie Brown. Schultz est candide sans être mièvre, ironique sans être ricanant. C’est l’un des ennemis du sentimentalisme, du second degré goguenard et de la lourdeur. Bref Schultz est très bien. Demain : Maitres Anciens, Bernhard.

26 janvier.- Beau temps froid. Plafond nuageux de retour en fin d’après-midi (-2 °C). Je suis dans un perpétuel embrun métaphysique, alors les hommes !       
Le Kershaw s’éternise un peu. L’Allemagne nazie est longue à tomber, l’on s’y bat pour rien et dans un état d’hypnose collective. Il y aurait beaucoup à dire sur cet état là, sur cette confiance aveugle. En attendant, on évacue les camps. 500 grammes de pain, 500 grammes de margarine. Marche forcée, monôme funeste. Comme s’il fallait décidément finir le « travail » on tue les retardataires sur le bord des chemins. Évidemment, il n’y a quasiment que des retardataires et les bords de chemins ne sont plus que de longs charniers. L’insondable bêtise nazie perdura ainsi jusqu’au bout. Du côté du bien, les alliés bombardent Dresde. Des tonnes de bombes incendiaires, la ville, cette Florence de l’Elbe, sera presque entièrement détruite. Bilan humain terrible : 25 000 morts (250 000 selon Goebbels qui rajoutera un zéro pour faire bonne mesure).            

« En fin de compte, il est bien mieux de ne lire que trois pages d’un livre de quatre cents pages mille fois plus à fond que le lecteur normal qui lit la totalité du livre, sans lire une seule page à fond, dit-il. Il est mieux de lire douze lignes d’un livre avec une intensité maximale et ainsi de les pénétrer totalement, comme on peut le dire, que de lire le livre entier comme le lecteur normal qui à la fin connaît aussi peu du livre qu’il a lu que le passager d’un avion un paysage qu’il survole. Il ne perçoit même pas les contours. C’est ainsi que tous les gens lisent tout aujourd’hui, en survolant, ils lisent tout et ne connaissent rien. Je rentre dans un livre et m’y installe de tout mon corps, rendez-vous compte, dans une ou deux pages d’un ouvrage philosophique, comme si j’étais en train d’entrer dans un paysage, une nature, un État, un fragment de la Terre si vous voulez, afin de pénétrer totalement et pas à moitié ce fragment, afin de l’explorer et, une fois celui-ci exploré, d’en déduire la totalité avec toute la profondeur dont je dispose. »       

Entamé Maitres Anciens de Thomas Bernhard. Toujours ce ressac, cette scansion acrimonieuse qui nous fait paradoxalement du bien. L’antihéros de Maitres Anciens, Reger, n’est pas un grand lecteur. Il n’a même jamais fini un livre. Il se contente de feuilleter, c’est un grand feuilleteur. Un grand feuilleteur qui abhorre son propre pays, cette Autriche douteuse (voir plus haut).

27 janvier.- Temps gris. Quelques ondées glacées (2°C).   Kershaw. Le pouvoir nazi agonisant ce déchaine contre ses ennemis, on fusille les pacifistes, on vide les prisons en exécutant à tour de bras, les camps sont évacués et les déportés contraints à de nouvelles « marches » ; bilan terrifiant, pure barbarie, abstraction nihiliste, cynisme noir, bêtise éhontée.           
Hitler Ubu tragique à l’abri dans son bunker. Les spectres de l’oligarchie lui tournent faiblement autour, il peut entendre les russes canonner tout près, alors il se tire une balle dans la tête. À l’air libre, des gamins de quatorze ans se battent contre l’Armée rouge… Pour le reste, Bernhard toujours acide en bien.

28 janvier.- Redoux, belles soleillées (8 °C). Not in the mood. Encore quelques chapitres de Ian kershaw . Donitz héritier faiblard, Speer qui passe de la case « nazi esthétique » à la case « nazi acceptable » (j’ai des doutes). Deux trois belles pensées de Joseph Joubert : « On rend presque démontré ce qu’on parvient à rendre sensible, et presque sensible ce que l’on rend imaginable. C’est donc un grand service à rendre aux vérités que de les rendre imaginables ». Quatre strips de Charles Monroe Schulz, cinq pages du journal de Renard.         
Lire Oberlé (Itineraire spiritueux) et Pirotte (La pluie a Rethel), beaux compagnons de nuées.



2.



29 janvier.- Temps variable et doux. (11°C). Desproges, Les Étrangers sont nuls ; assez lourd, parfois drôle. Lire le Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement (Guy Bechtel et Jean Claude Carrière). « Comme les Juifs, les Anglais détestent avoir des cals aux mains. Les ouvriers et les paysans y ont des mains de duchesse. » (Louis Martin, L’Anglais est-il un Juif ?, 1895.)

31 janvier.- Temps variable, douceur indécente (18°C). Bref retour chez Senancour. Toujours chez Thomas Bernhard. Les deux globalement moroses et parfaitement concordant avec mon humeur du moment : « L’homme est souvent admirable en supportant la vie ; mais ce n’est pas à dire qu’il y soit toujours obligé. »

1 février.- Quelques averses, toujours cette belle douceur (16°C).   Humeur sautillante.  Soulevé par mes petits ballons. Ne jamais perdre de vue les grandes félicitées apportées par une humeur sautillante. 
À partir de quatre personnes les intelligences ne se multiplient plus, elles se divisent. 
Encore chez l’impeccable Joseph Joubert : « L’illusion est une partie intégrante de la réalité, elle y tient essentiellement comme l’effet tient à la cause ».       
Sur Giono : Le Giono tardif est libéré des orages philosophiques qui embrumaient son style. Il ne lance plus de grandes invocations aux arbres, il les regarde simplement pousser au flanc des montagnes. Leurs feuilles reconnaissantes laissent passer pour lui les ombres et le soleil. Le panthéisme rôde.


2 février.- Vent violant, semblant de tempête, ciel oscillant, baisse sensible de la température extérieur (5°C).  

« Heidegger se lève de son lit, Heidegger se recouche dans son lit, Heidegger dort, il se réveille, il met son caleçon, il enfile ses mi-bas, il boit une gorgée de vin nouveau, il sort de son blockhaus et contemple l’horizon, il taille son bâton, il met son bonnet, il ôte son bonnet, il tient son bonnet dans ses mains, il écarte les jambes, il lève la tête, il met sa main droite dans la main gauche de sa femme, sa femme met sa main gauche dans sa droite à lui, il marche devant la maison, il marche derrière la maison, il se dirige vers sa maison, il lit, il mange, il trempe sa cuiller dans sa soupe, il se coupe une tranche de pain (cuit par lui-même), il ouvre un livre (écrit par lui-même), il ferme un livre (écrit par lui-même), il se baisse, il s’étire, et ainsi de suite, a dit Reger. C’est à vomir… »          

Pour Philippe Muray, Thomas Bernhard vociférait dans le consensuel là où Léon Bloy tonitruait dans l’absolu. Si je vois bien l’absolu monter très haut chez Bloy j’ai par contre du mal à voir ne serait-ce qu’une petite once de consensuel monter faiblement chez Bernhard. Le considérer comme un douteux doutant, un faux aigri sautillant pour rien, me semble pour le moins curieux (je peux me tromper). En attendant je lis Maitres Anciens qui n’a rien de consensuel. Bernhard y est plein de répétitions, de boucles et autres rabâchages, de scansions acides qui s’étranglent après s’être entremêlées. Nous voilà devant une fulminante ritournelle étiolée qui n’épargne rien ni personne : l’Autriche, les « maitres anciens », l’univers tout entier. Ainsi, le très doux Adalbert Stifter est drôlement habillé : « un sentimental qui a introduit le kitsch sans esprit et sans cervelle dans la grande littérature et qui a fini par un suicide kitsch ». Quant à Heidegger que voulez-vous, rien pour lui : cette petite tête kitsch ridicule, ce petit bonnet ridicule, ce bâton ridicule, cette philosophie de camelot ; un « ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf ».         
(Bernhard n’estime pas Heidegger. J’imagine que Muray estime un peu Heidegger. Bernhard est donc consensuel puisque pour Muray le déni d’Heidegger est forcément politiquement correct et donc consensuel. Limites de Muray toujours en auto combustion sur ses apriori).

3 février.- Vent, chape de froideur, ciel contraint (1°C).      

« La véritable intelligence ne connait pas l’admiration, elle prend connaissance, elle respecte, elle estime, c’est tout ».         

La fin de Maitres Anciens là, Reger (le « héros » inventé par Bernhard) devient moins crissant. Il est toujours bouclé sur lui-même, mais avec une petite lumière. Il aime sa femme, il respecte Novalis. Sa femme morte et enterrée il l’aime encore, il respecte encore Novalis. Il respecte aussi Schopenhauer. Bref, Reger est capable d’aimer, de respecter, d’estimer, mais il n’est pas capable de « faire avec » le monde, l’Autriche, son temps. Le monde est ontologiquement invivable (il faut aimer chacun en particulier, mais il faut détester la masse), l’Autriche est odieuse, l’époque est sinistre.   
Retour dans les strips de Charles M.Schulz. On n’y rencontre jamais guère plus de trois personnages ensemble.

4 février.- Quelques flocons suivis d’une fine pluie glaciale (5°C).  Levé 6h00. Marché 2,5km. Labeur. Sieste. Thé noir de Ceylan (Infusion à 95°C, 4 min). Quelques pages de « l’intégrale Daney » (La maison cinéma et le monde, T3). Pas mal sur Truffaut qui aimait tellement les femmes et ne pouvait tolérer le moindre diner en la compagnie d’un homme. Ronronnant sur « L’affaire Rushdie » (20 ans plus tard, cette fameuse affaire ressemble à une bombe à fragmentation qui aurait explosé en mille éclats madréporiques. Les « papiers » que lui consacre Daney manquent un poil d’intuition et de prescience ils se contentent d’un petit tour tranquille chez Mac Luhan.).  
Assez ennuyé par Daney (ennui qui tenait certainement plus de moi que de lui) j’ai ouvert Le Gai savoir au hasard. Je suis tombé sur cette merveille : « Proche, je n’aime pas le prochain: Qu’il s’en aille, loin et s’élève ! Comment sans cela deviendrait-il mon étoile ? » Nietzsche ne déçoit jamais.



3.


5 février.- Vent tempétueux, pluie glaciale, neige ratée (5°C). Not in the mood. Cogito en berne. Picoré chez Michaux (La Nuit remue) et Nietzsche (Gaya scienza), jolies graines, plus jolies chez l’un que l’autre. Michaux est bien, mais sans plus, il est trop saisi pas les choses, trop en contrepied aussi (sur le même territoire son presque antonyme Ponge est mieux). Quant à Nietzsche, c’est bien simple, il est toujours imbattable :  

Je suis lourd seulement — de tant de livres ! 
Je ne fais que tomber sans cesse    
Pour tomber, enfin, jusqu’au fond !

7 février.- Grain neigeux. Froideur corrélative (1°C). Nietzsche et Michaux. Nothing else.


8 février.- Neige, giboulées. Au milieu de tout ça, quelques surprenantes soleillées (0 °C). Michaux (La nuit remue), Nietzsche (Gai savoir). Dans la petite chambre de Michaux viennent et passent des animaux. Un lion en sort la tête basse tandis qu’y entre un éléphant dégonflé et moins solide qu’un paon. Un rhinocéros se contente quant à lui d’entrer et de sortir en brouillard impalpable, il flotte. Toutes ces allées et venues ont un pour elles un petit charme. Elles n’ont guère plus que ce petit charme, mais il est là, c’est déjà ça. Chez Nietzsche point de bestioles et encore moins de petit charme. Des hommes vulgaires, d’autres nobles. Les seconds ne pouvant comprendre les premiers.

9 février.- Neige. Gros flocons pâteux tenant sur les toitures, sur les branches d’arbres, sur les automobiles, mais pas au sol, c’est ainsi.            
J’ai la très désagréable impression que l’un de mes indéfinis voisins vient de monter un orchestre. En effet depuis bientôt une semaine mes murs laissent assez fréquemment passer les roulements d’une batterie hasardeuse et les vrombissements d’une basse tâtonnante. Tout serait pour le meilleur dans le meilleur des mondes possibles si les aubades produites par ledit orchestre ne taquinaient pas une bien incertaine contrée musicale située entre la sororité discordante des sœurs Shaggs et une sorte de Krautrock hagard et lancinant. Imaginez l’inconfort de ma situation, imaginez ma grande peine ! En représailles, je pense que je vais « écouter » Metal Music Machine très fort tout en ouvrant mes fenêtres.            
« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. »    
Gérard Oberlé aime les livres et les bouteilles c’est aussi un écrivain plus heureusement dilettante que ma main gauche. Comme Bernard Frank il se distingue de la grande masse de ceux qui écrivent par profession et qui ne sont que des écrivants et au grand jamais des écrivains. Son Itinéraire spiritueux que j’entame est assez à mon gout. C’est une autobiographie par l’alcool, un panégyrique de l’ivrognerie où les souvenirs remontent en belles nuées ; un beau petit livre qui donne faim et soif ; rien de substantifique, mais du plaisir à prendre, c’est l’essentiel.             
Lire Robert de Goulaine. Ami de Julien Gracq. Viticulteur, écrivain rare, chasseur de papillons. 

Tiens, la neige « tiens ».


10 février.- Froideur engoncée, flocons, un petit quelque chose de polaire (-2°C). Gérard Oberlé aime les livres et le vin. Il constate que les bibliothèques et les caves se ressemblent (on range les livres et les bouteilles sur des étagères quasiment jumelles). Pour lui le plaisir à lire, à boire, recèle donc du même tonneau. Lire un incunable, boire un vin rare, c’est un peu la même chose, les domaines sont concordant     
Outre le vin, il y a aussi des alcools plus exotiques : le schnaps, le rhum, la téquila, le gin… Il n’y a pas que les alcools, il y a aussi les hommes : Norge, Jean Claude Pirotte, Jean Pierre Coffe, Jim Harrison, Jean Claude Carrière, Jean Carmet (que l’on oublie déjà trop…) Évidemment, nous ne sommes pas plantés devant un bloc de TGL (très grande littérature), mais Oberlé est assez philanthrope pour décrire les vins qu’il a bus, les livres qu’il a lus, les gens qu’il a rencontrés, avec une belle simplicité. Son livre se lit comme on boit un bon vin. Oh pas un grand cru, non un bon vin simple, un bourgogne honorable.

11 février.- Lent dégel (5°C). Retour dans la Pseudodoxia Epidemica de Thomas Browne (toujours savante et sautillante).     Résumons : Pour Plutarque, Philostrate et quelques rabbins très anciens, le lièvre était mâle et femelle à la fois. Que voulez-vous, cette façon de sautiller les oreilles au vent, cette lubricité amorale, cette « effémination » dégénérée, avait tout pour rendre cette bestiole suspecte des pires inversions qui soient ! Pline, qui était très informé, voyait lui aussi de dangereux léporidés bisexués sautiller un peu partout. Il voyait aussi des équidés trottiner d’une façon un peu trop chaloupée. Tenez même le char de Néron était tiré par quatre grandes juments hermaphrodites, c’est vous dire ! Pour Platon le premier homme lui-même était autogame, une petite cohorte d’érudits soutiendra cette intuition en affirmant qu’Adam était un suppositum indivis contenant à la fois le masculin et le féminin. Évidemment, tout cela avait quelque chose de très savant, mais d’un peu inexact. Il faut parfois se méfier des « anciens ».    
PS.- Le lièvre n’est pas plus hermaphrodite que le perroquet il est seulement doté d’une cavité périnéale bien située (le poisson-perroquet est par contre réellement hermaphrodite… et très coloré).

12 février.- Ciel gris jaune, crachin glacé (4°C). Pseudodoxia Epidemica. Outre sa presque cécité, il faut savoir que la taupe est un animal tout autant féroce que vorace. Il suffit de l’enfermer dans un grand bocal avec un crapaud et une vipère pour s’en convaincre. Généralement le plus avenant (la taupe est avenante) des trois colocataires tue les deux autres, puis il les dévore entièrement. Il faut donc en déduire que derrière le petit talpidé amblyope se cache un modique tigre du Bengale, cruel et sans pitié.

14 février.- Ciel maussade, moins de froideur (4°C). Pseudodoxia Epidemica. La Lamproie bestiole pleine d’yeux (9, c’est beaucoup). Le limaçon qui, lui, porte ses yeux au bout de ses cornes (mais qui ne les utilise pas). Les Miscellanées du rock, bidule « grande presse » pour béotiens, mais finalement pas si mal. Rien d’autre.

15 février.- Ciel changeant, quelques rares soleillées (5°C). Toujours chez Nietzsche et Thomas Browne. Picoré chez Patrice Delbourg (Les Jongleurs de Mots), parfois sympathique mais trop « grande presse » pour être vraiment convaincant. Lire Henri Roorda, professeur de mathématique, pédagogue avant-gardiste, faux suisse romand, vrai humoriste anarchiste ; un Fritz Zorn à l’envers qui se suicidera presque joyeusement.


To be continued


mercredi 9 octobre 2013