vendredi 29 mars 2013

Artful Dodger - Honor Among Thieves (1976)



Les Artful Dodger sont arrivés trop tôt. Pour un peu et avec un brin de chance ils auraient pu surfer sur la vaguelette power-pop, devenir Cheap Trick à la place de Cheap Trick, remplir des stades Japonais destinés aux sumotoris du coin et accessoirement devenirs millionnaires. Malheureusement, ils resteront à la périphérie de tout ça, second lot virevoltant en vain pendant que la concurrence prospère. Honor Among Thieves mérite que l’on y jette une oreille. C’est un parfait exemple de power-pop pas compliquée. Des chansons semi-lourdes chantées avec un petit ton altier, une batterie costaude, une basse sèche et musclée comme un mollet de cycliste sculpté pas l’aicar, des guitares qui pourraient rappeler les Beatles, mais amplifiés par le heavy rock. Rien de révolutionnaire, mais le son d’une époque, comme dirait l’autre…



samedi 9 mars 2013

Psychogeographie indoor (37)

 
 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
« Je suis lourd seulement — de tant de livres !
Je ne fais que tomber sans cesse
Pour tomber, enfin, jusqu’au fond ! »
 
 
1.

28 mai.- Ciel IKB, bonne tiédeur (28°C), pour combien de temps ?   
Taine : Voyage en Italie. La Rome de Taine n’est pas celle de Stendhal, elle est beaucoup plus sale ; une saleté de bric-à-brac, avec des toiles d’araignées, l’odeur du moisi et la vue de toutes ces choses autrefois précieuses maintenant laissées à l’abandon : « dédorées, mutilées, dépareillées ». Elle ressemble à l’atelier crasseux d’un vieux peintre mal peigné qui aurait fait faillite. Tout cela vous donnerait presque des idées funestes.
 
À Genoux. Connolly de consommation courante. Pas mal. Distrayant.        

29 mai.- Beau temps mais orageux en fin de journée.
Connelly, Senancour. Grand écart entre l’efficacité de l’un et la belle morosité de l’autre. Lire Vincent La Soudière, poète suicidé, écrivain sans œuvre : « On me croit immobile dans le fleuve. C’est que je nage à contre-courant et que ma force est égale à celle du courant ».

31 mai.- L’orage rode, il nous tourne autour comme le loup tourne autour de sa proie en attendant son heure.
Oberman toujours morose : « Ce que peut avoir de séduisant la multitude de rapports qui lient chaque individu à ceux de son espèce et à l’univers ; cette attente expansive que donne à un cœur jeune tout un monde à expérimenter ; ce dehors inconnu et fantastique, ce prestige est décoloré, fugitif, évanoui. Ce monde terrestre offert à l’action de mon être est devenu aride et nu : j’y cherchais la vie de l’âme, il ne la contient pas. »

Taine et Rome. Orangers tranquilles, palmiers jetés au hasard, âme gaie et sereine sous une pluie tiède.

1 juin.- Beau temps chaud. Malade. Cioran si peu. Senancour guère plus. Obermann pourtant toujours très bien, morose et faussement épistolier.

 2 juin.- Beau temps jusqu’à ce qu’une chape noirâtre mange un ciel plus bleu qu’un monochrome d’Yves Klein.
Retour dans l’Odessa d’Isaac Babel. Je l’ai arpenté sans grande conviction, en la survolant presque. Peut-être n’étais-je pas dans les prédispositions requises pour lire une vague histoire de parricide bariolé, peut-être étais-je d’une humeur trop peu concordante pour pouvoir apprécier ce climat sudiste, cette faconde presque méditerranéenne. Allez savoir ? D’humeur grise et morose je me suis donc réfugié dans l’Obermann de Senancour. C’est un texte si maussade qu’à la moindre pointe de mélancolie l’on peut s’y glisser comme le randonneur fourbu peu se glisser dans un enveloppant duvet d’oie. Senancour est toujours inquiet, il ne sait pas qui il peut bien être, il ignore tout du monde. Il est navré au milieu de la foule et ravi quand il croise un arbre solitaire. Il aime « les cieux d’orages et le vent qui siffle à travers les branches… » (Kléber Haedens). Bref, ce type est insortable : « Je ne suis point l’esclave des passions, je suis plus malheureux, leur vanité ne me trompera point ; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit remplie par quelque chose ? Quand l’existence est vide, peut-elle satisfaire ? Si la vie du cœur n’est qu’un néant agité, ne vaut-il pas mieux la laisser pour un néant plus tranquille ? Il me semble que l’intelligence cherche un résultat : je voudrais que l’on me dît quel est celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes heures ; car je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l’avoir reçue ? Est-ce une sagesse de la conserver ? »

3 juin.- Pluie incessante.
À Rome Taine tourne autour des statues, il tourne tellement autour qu’il se retrouve à Athènes. C’est un drôle de tour de force, mais que voulez-vous toutes ces poitrines, tous ces dos, toutes ces échines et tous ces tendons sont plus grecs qu’autre chose. (Grecs dans le sens où Homère l’était terriblement ; il connaissait diablement l’anatomie, le bougre). Demain Panthéon.
Philippe Muray, Rabelais, Sade. Le premier défend les deux autres comme s’ils avaient besoin d’être défendus. Pour se faire, il utilise son petit arsenal habituel : l’époque nous en veut, l’époque est sinistre, Orwell était dans le vrai… Pour l’essentiel les boulets de Muray me sont passés au-dessus de la tête.

4 juin.- Temps variable, quelques gouttes de pluie, de rares soleillées, température raisonnable (21 °C).
Ensaché dans ma toute nouvelle légèreté, je m’élève vers la richesse des hauteurs.
Bachelard était plus souvent ensaché par sa propre légèreté que plombé par la gravité. Jules Renard était soulevé par ses petits ballons. Pour Novalis la pesanteur était une entrave qui empêchait la fuite vers le ciel. Nietzche flottait dans l’air comme un lourd-léger ; la profondeur était au-dessus de lui. Milosz tombait de bas en haut dans l’abîme divin. LF Céline trouvait les hommes bien lourds…

5 juin.- Temps variable avec quelques belles soleillées.
Stendhal, diary. On badine. On se fait branler. On est charmé au point de se sentir sur le bord de l’amour. On contracte les habitudes raisonnables qui assurent le bonheur.
Rouvert l’Innommable de Beckett, sans le relire, en le humant simplement en le caressant. Belle expérience.

7 juin.- Du bleu, du vent, du gris, de l’humidité suspendue, une vague tiédeur.      
 
Plus las que là.           
 
Pour Taine la Rome antique est une civilisation parfaite et différente, parfaite et différente comme peuvent l’être le mastodonte qui précède l’éléphant moderne ou le mammouth qui devance le proboscidien raffiné. Taine est parfois pachydermique. Pour le reste, Panthéon, Colisée et tutti quanti…

8 juin.- Matinée pluvieuse, après-midi oscillant entre le pire et le meilleur.  
Nous ne désirons pas comprendre ce qui nous attire vers l’abime, non ce que nous désirons c’est l’énigme, le non-organisé, le non-résolu de l’abime.    
Chestov (Aphorismes) : flottant, très flottant. Donald Westlake (les cordons du poêle) : Mafia et cadavre volé. Distrayant, drôle et frôlant le burlesque. Taine (Vatican, peinture). Moins drôle, assez peu burlesque, mais quand même pas mauvais. Raphael est un peintre heureux qui ne pose pas de question sur la vraie nature de sa petite entreprise. Michel Ange est très physique, il se promène toujours avec un petit poignard ; il faut dire que l’époque est périlleuse, on s’y bat souvent et même les artistes les plus raffinés ont pour eux les rudes manières de leur temps : « L’habitude de donner des coups de poing et d’épée, de sauter, de lancer la paume, de jouter en lice, la nécessité d’être fort et agile remplissait l’imagination de formes et d’attitudes. » Ce côté brut et athlétique est peut-être l’un de secret du grand art renaissant, l’habitude des corps que voulez-vous…

9 juin.- Temps variable, comme l’humeur.    
Le voyage de Gide au Congo commence très bien : « On ne bercera jamais assez les enfants, du temps de leur prime jeunesse. Et même je serais d’avis qu’on usât, pour les calmer, les endormir, d’appareils profondément bousculatoires. Pour moi, qui fus élevé selon des méthodes rationnelles, je ne connus jamais, de par ordre de ma mère, que des lits fixes ; grâce à quoi je suis aujourd’hui particulièrement sujet au mal de mer. ». Rien de plus.

10 juin.- Pluie, fraicheur et neurasthénie ambiante.  
Achevé Les cordons du poêle de Donald Westlake ; parfois drôle, toujours de consommation agréable. Un peu de Taine en Italie (Raphael peintre heureux). L’humeur étant sinistre, comme le temps, j’ai tenté de la dulcifier en lisant quelques pages du journal de Renard. J’y suis presque parvenu puisque je sens à présent une petite pointe d’allégresse me titiller l’estomac. Fini la journée chez Alphonse Allais, il est toujours rempli d’aise sautillante et ne déçois jamais.

 11 juin.- Orages.        
Quelques histoires d’Alphonse Allais, croquignolettes, forcément croquignolettes. Quelques vers d’Oscar de Milosz, prince lituanien exilé, poète aérien et parfois envoutant. Il savait parler aux oiseaux : « … le lieu où nous sommes, Malchut est le milieu de la hauteur. »

13 juin.- Temps oscillant entre le moyennement humide et le vraiment humide. Toujours hors de saison (18°C).    
Dans le journal de Stendhal le français qui parle cherche toujours à relever sa propre importance, le but d’une conversation n’est jamais qu’un moyen de relever quelque chose d’aimable sur lui-même. Et puis le français qui parle est toujours tatillon, tellement tatillon que son tatillonnage devient l’un des alliés secrets du comique (c’est moi qui souligne, Stendhal dit un peu l’inverse…) L’allemand qui parle est plus bonhomme, il ne voit pas plus loin que la conversation auquel il participe. L’italien qui parle est quant à lui toujours ardent et rempli de volupté, l’habitude qu’il contracte dans ces deux états fait qu’il parle avec un naturel qui est tout à son honneur.

 14 juin.- Quasi beau temps, enfin !   
Levé 3 heures. Labeur, sieste puis retour dans les récits Odessites d’Isaac Babel. Assez déçu (la fatigue ?), ces récits-là ont beau n’être qu’un court préambule à la bien plus fameuse Cavalerie Rouge, ce n’est pas une raison ; je m’y suis ennuyé comme un pinson ennuyé s’ennuie au bout de sa branche (j’écris pinson car j’entends un oiseau chanter au bout de sa branche, il ne doit pas être enroué, il ne doit pas être ennuyé non plus.) Fini l’après-midi face au soleil et dans les chroniques de Patrick Besson (j’ai failli écrire Eric besson !), toujours très bien quand elles ne frôlent pas les pourtours de la compromission germanopratine en faisant l’éloge du pire (je ne parle pas de la Serbie, je parle, bien évidemment, de Florian Zeller et de tous ses clones trentenaires et dépeignés…)

15 juin.- Beau temps estival.  
À Rome Hippolyte Taine traverse en fiacre une quantité considérable de rues vides et tortueuses ; il passe sur le pont San-Sisto et des deux côtés du fleuve qu’il franchit il voit un long pêle-mêle de bicoques tout de guingois. Plus loin c’est un long cloaque d’arcades suintantes, plus loin encore, un amas de bouges d’un aspect plus moyenâgeux que Jeanne sur son bûcher. Tout cela n’existe que pour mieux tromper l’ennemi, car au bout d’un moment au détour d’une rue encore plus tortueuse que les autres voilà un Palais renaissant, la fameuse villa Farnesina. L’intérieur est diablement bien décoré, il y a une fresque de Raphael, une « psyché » de Raphaël qui n’est pas piquée des hannetons. (En fait, Raphaël n’exécuta que les dessins de cette fresque, il en laissa la juste réalisation à ses élèves, Giulio Romano, Francesco Penni, Giovanni da Udine…)       
Demain, congés, Entre fleuve et forêt suite du journal de marche de Patrick Leigh Fermor, je l’envisage très bien.
 
 
2.

 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
16 juin.- Beau temps chaud, un peu de vent, quelques cumulus tardifs (ou précoces ?).     

J’avais laissé Patrick Leigh Fermor sur un pont entre la Tchécoslovaquie et la Hongrie, je le retrouve comme si je ne l’avais jamais quitté. La saison n’est seulement plus la même, c’est le printemps, le chant des oiseaux éclate avec frénésie, les hirondelles et les martinets planent de toutes parts, les lézards fusent sur les rochers, les bancs de poissons abondent et les grenouilles plongent à l’approche du moindre quidam qui passe. La nature n’est pas en reste, collines et rivages, pieds fleuris de violettes sauvages et de primevères, grands arbres sertis de lichens… Les saisons, les bestioles, la nature, mais voilà bientôt Budapest. Buda et Pest, Buda et ses petites rues qui vous donnent l’envie de chuchoter, Pest plus aplatie, plus ordinaire, mais avec ce monument si singulier en bord de Danube, ce parlement qui ressemble à un gros gâteau néo-gothique. Fermor reste une dizaine de jours à Budapest, il est recueilli par un couple d’aristocrates diablement civilisés, il ne fait pas trop de folies, bois un peu, visite raisonnablement puis il part vers la grande pleine Hongroise. Cette grande plaine qui a vu passer tant de peuplades bigarrées est la plus occidentale des steppes européennes, elle est recouverte de champs verdis par le jeune blé, le maïs y est encore vert pâle et l’on y croise des bohémiens plus qu’à son tour. La bohémienne est bien jolie, elle est toute débraillée dans des volants verts, jaunes ou magenta, elle vous fixe de ses yeux brulants, sa démarche est ondulée, la souplesse fragile de ses poignets et chevilles vous pince le cœur. La bohémienne à quelque chose d’indien, on pourrait la croire encore sur les berges de l’Indus.

17 juin.- Beau temps chaud.  
Entre fleuve et forêt, la Hongrie de Fermor est bien jolie, on y boit du Tokay avec des aristocrates désenchantés, on y croise de grands oiseaux, ces outardes si sauvages que les gens du cru les associent à tort aux autruches. La zone frontalière entre la Hongrie et la Roumanie est une belle zone floue qui semble immuable malgré ses incessants changements de nationalité (la nature est moins changeante que l’homme). Le charme et la douceur de vivre flottent dans des décors surannés. Tout compare à enchanter (cela ne durera pas). Plus loin voilà des forêts, des collines en plus grand nombre, c’est la Transylvanie. Est-il utile de préciser que Fermor raconte les hommes, l’histoire, la nature des lieux qu’il traverse avec une intuition, une culture sans pareille ?

18 juin.- Chape nuageuse, tiédeur. L’orage rôde.      
Entre Fleuve et Forêt. En Roumanie c’est le solstice d’été, l’époque du mais grillé, des truites de montagne, des cerises et des pêches. Le paprika écarlate vous saute à la figure, la liqueur d’abricot vous brule le gosier, les violons et clarinettes vous ensorcellent les oreilles. Plus au nord tout est moins chamarré. C’est la nuit des longs couteaux ; on égorge méthodiquement. Hitler et Goering peuvent sautiller au-dessus du bel effroi qu’ils ne cessent d’inventer. Voyageant Fermor ignore l’effroi, il tout à ses « humanités nomades ». C’est en sifflotant qu’il entre en Transylvanie. Cluj est une belle ville affublée de pas moins de huit noms (Cluj en roumain, Kolozsvár en hongrois, Klausenburg en allemand, Kloiznburg en yiddish, Kluż, en polonais, Kluž en tchèque, Kaloşvar en turc). Le matin on y est réveillé par la cacophonie de cloches « mutuellement schismatiques ». Le soleil jette des bandes colorées sur les couvres lit, les croissants sont bons. Une grande minorité hongroise vit au milieu d’une mer de roumain, les synagogues sont debout, tout est calme, immuable, le pire viendra plus tard.
Pendant que Dollfuss est assassiné par les nazis (les nazis assassinent beaucoup), Fermor quitte Cluj pour s’approcher au plus près des Carpates. La région est essentiellement peuplée de Saxons et pour un peu l’on se croirait mille kilomètres plus à l’ouest (mais sans les croix gammées). En dehors des Saxons c’est aussi un pays de canyons obscurs, de prés obliques et de pâturages escarpés. C’est aussi le pays de Vlad III ce souverain qui savait se battre contre les Turcs, mais qui n’avait qu’un petit défaut celui de vouloir systématiquement empaler ses ennemis. (Quant à Dracula il n’a jamais existé, c’est une invention touristique montée en épingle autour d’une dérive linguistique : Vlad Dracul, le fils du dragon…)        

Pour le reste Senancour et Milosz. L’un toujours morose, l’autre toujours vaporeux.

19 juin.- Nuages, quelques ondées. Tiédeur relative.
Fini l’Entre fleuve et forêt de Patrick Leigh Fermor. Bohémiens, bois, collines et pics acérés, loups et autres bestioles sauvages. Vingt-quatre heures passées dans les Carpates prennent l’aspect d’une vie entière : « la transparence de l’air montagnard, les sens aiguisés, l’entassement des détails, ce kaléidoscope de changements donnent au parcours un gout d’éternité… ». Dans ces montagnes Fermor croise une communauté juive, elle est établie ici depuis les débuts de l’Empire romain elle ne survivra pas bien longtemps. Les Portes de fer ne survivront pas bien longtemps non plus, cette gorge sauvage du Danube sera noyée par le vaste barrage de l’un des plus grands ensembles hydroélectrique du monde. Une bien belle idée des camarades Tito et Ceausescu. (Le journal de marche de Fermor reste inachevé, manque la troisième partie : de Transylvanie au Bosphore, précipitez-vous sur les deux premières, elles sont merveilleuses).

Entamé le Passage de Jean Reverzy. Reverzy était « médecin des pauvres » comme Céline, et Lyonnais comme Jacques Chauviré. Le Passage est son premier Roman. On y passe de Lyon à Tahiti sans décalage horaire, la mort y rôde en permanence et pour vraiment dire, c’est un bouquin qui a tout de la sourde sonate eupeptique.

 

3.
 
 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
20 juin.- Matinée pluvieuse, après-midi ensoleillé.   
« Il est des moribonds ménagers des heures qui leur restent à vivre, qui mesurent leurs mouvements, leurs regards, leurs pensées. La mort s’arrête un moment devant leur désir de vivre. Souvent, à la fin des maladies longues, un changement se produit, qui étonne : les visages des martyrs sanctifiés par d’immenses souffrances se renfrognent comme ceux des avares. »     
« Vous avez un gros foie ». On pourrait croire qu’il est charmant de mourir sous les tropiques, rien n’est moins sûr. Prenez Palabaud le « héros » de Jean Reverzy dans le Passage, il se sent mourir, il sait qu’il va « crever », mais il n’est pas si ravi que ça de le faire sous la tiédeur de Bora-Bora. Là-bas la lumière du jour est si intense qu’elle déforme l’aspect des heures et des jours ; le mourant perd tout contact avec le passé, tout espoir quant à l’avenir. En somme, il fait l’expérience du temps et ce qu’il regarde devant lui est sans intérêt, sans effroi. On l’ausculte, il est tout juste intéressé, il n’est pas encore mort, mais déjà ailleurs, dans une indifférence lucide qui ne terrifie que les autres.
« Vous avez un gros foie ». Palabaud retourne « crever » à Lyon. Il traverse les océans avec sa Vahiné. Plus le continent approche plus elle devient grosse et grise. Palabaud vomit son foie tous les matins. Tout cela vous laisse un gout amer dans la bouche. Le récit est froid, clinique, coupant comme un bistouri ontologique. On imagine le pire, une fin terrible, je la lirai demain matin.

21 juin.- Courts orages et larges soleillées.    
Dans le Passage Lyon n’est jamais nommée. Pourtant, on reconnait très bien l’endroit indistinct et faussement honteux que décrit Reverzy. Lyon est bien cette ville sans forme : des maisons qui s’empilent sur des collines, soudées les unes aux autres ; des ruelles qui escaladent des monticules escarpés ; des escaliers de milliers de marches. Plus bas un fleuve et une rivière qui se rejoignent parmi les usines « voilées de bleu ». Il y a cette grande place, ces bâtisses bourgeoises qui communiquent entre elles à travers des couloirs compliqués. Lyon est une ville où l’on se meurt « d’un ennui vague, d’absence d’horizon, de désœuvrement ». C’est la ville parfaite pour un moribond tranquille et patient comme Palabaud. Il ressemble à un poisson desséché, à une momie sans bandelettes, sa peau n’est plus qu’un cuir très fin. Il suce des pastilles à la menthe en attendant la mort. De moribond il devient agonisant. On le recueille dans un hôpital. On l’observe comme un « cas » ; son gros foie intrigue. Lui se fiche un peu de tout ça, il repense aux mers du Sud et attend son heure tout en suçant ses dernières pastilles à la menthe. Bientôt il n’y a plus rien, plus d’univers, plus qu’une « lumière floue, une saveur lointaine glacée de menthe qui s’abiment » Palabaud est mort. On autopsie son cadavre. On dispose ses viscères sur une table à la façon d’un étal de triperie. Poumons, cœur, reins, foie monstrueux. Tout est examiné de façon implacable, méthodique. Le travail d’observation fait on rassemble les viscères épars et on les remet dans le cadavre que l’on recoud à gros point. C’est un pantin éventré qui pourrira dans un cimetière de banlieue. L’âme de Palabaud, elle, continuera de flotter au-dessus des mers du Sud.


To be continued


 

mardi 5 mars 2013

Dr Feelgood - Peel Session # 5


 
1.I Don't Mind (0:07)
2.I'm A Hog For You (2:03)
3.Keep It Out Of Sight (4:45)
4.Route 66 (7:53)

dimanche 3 mars 2013

The Beach Boys - The Beach Boys Love You (1977)

 
J’ai la très désagréable impression que l’un de mes indéfinis voisins vient de monter un orchestre. En effet depuis bientôt une semaine mes murs laissent assez fréquemment passer les roulements d’une batterie hasardeuse et les vrombissements d’une guitare basse tâtonnante. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si les aubades produites par ledit orchestre ne taquinaient pas une bien incertaine contrée musicale située entre la sororité discordante des sœurs Shaggs et un genre de Krautrock hagard et lancinant. Imaginez l’inconfort de ma situation, imaginez ma grande peine ! En contre-mesure. Je me suis permis d’écouter un vieux disque des Beach Boys, sans ouvrir mes fenêtres, car il faisait aux environs de — 5 °C et à un volume sonore raisonnable, car voyez-vous je fais tout pour ne pas gêner mes voisins.
Pour en venir vraiment aux Beach Boys il faut savoir que The Beach Boys Love You devait être le disque du retour pour Brian Wilson. On l’avait ressorti du bac à sable où il végétait depuis le début des années 70, il allait montrer au monde ce dont il était capable. Le monde allait trembler, il ne trembla pas. En fait de comeback The Beach Boys love you est plutôt un delayed slight return, un aérolithe incongru, le palais du facteur Cheval ripoliné par le douanier Rousseau, le fruit d’un cerveau partiellement détruit et un embarrassant retour vers la petite enfance. Coaché par son psychiatre gourou, le Dr Landy, Brian y affiche une touchante naïveté qui n’est plus de son âge. Les lyrics frôlent le ridicule tandis que quelque chose de cinglé se trame en sous-main. Ce côté cinglé qui peut sembler sonner faux, ne sonne pourtant pas si faux que ça, il sonne simplement bancal. Les chansons que nous écoutons sont toutes de guingois, car elles sont l'oeuvre d’un enfant de substitution, un alchimiste toqué et enfantin qui lorsqu’on lui donne un studio, un synthétiseur krapouet, des voix, sait encore en faire de l’or, de l’or bizarre, mais de l’or tout de même. Il y a peu de disque aussi tranquillement dérangeant, de disque où l’on perçoit au-delà des ravages et du quasi-babil, la persistance et la fidélité d’un génie endommagé  envers son propre don.