lundi 22 octobre 2012

Psychogeographie indoor (33)




1.


« Je me rappelle, et je suis parfaitement sincère quand je crois qu´ils ne seront que très, très peu nombreux à comprendre ce que je vais dire maintenant, je me rappelle, dis-je avec une modeste témérité, que chaque fois que je passais un vieux pont de bois, que je me trouvais devant un portail de parc, que mes yeux plongeaient sur quelque plaine, que je contemplais quelque panorama, ou que je tâchais d´évaluer, d´apprécier une ambiance matinale ou vespérale, il ne me venait que des réflexions sérieuses, sur moi et sur l´humanité, sur l´Être et le firmament, mais chose étrange, dès que je me décidais à écrire, des folâtreries se mettaient à voleter tout autour de moi, on eût dit que l´écriture me paraissait comique, en sorte que j´ai peut-être gardé beaucoup de choses par-devers moi. Je confesse d´ailleurs bien volontiers ce détail qui me caractérise, à savoir qu´en écrivant, j´ai tu, pour ainsi dire, pas mal de choses, et cela, sans la moindre préméditation, car comme écrivain, je formulais de préférence ce qui pouvait n´être pas trop ardu, pas trop délicat à dire, le plus facile, tandis que tout ce qui était difficile je le gardais en moi quand je sortais vaquer à ce qui m´a occupé ici, certes fugitivement seulement, selon ce qui semble être mon habitude. » (Robert Walser, Le Territoire du crayon)


L'ombre en longueur, verdâtre sur le mur en face avec cette lumière immobile qui l'enrobe. Il n'y plus de vie, il n'y a plus que ce goût à exister, fade et écœurant, et ce mur plus épais de jour en jour. Il y a l'engourdissement puis la dissolution de toutes choses. Une fois la dissolution passée, il ne reste que les fausses apparences ; il ne reste qu'à renaître, histoire de rester là où l'on se trouve, renaissant, sans pouvoir avancer ni reculer, ignorant d'où l'on vient et qu'il soit possible d'être ailleurs, autrement.
Des plantes vertes, une lueur secrète d'aquarium, des traces plus que des preuves, il fait déjà froid, il n'y presque plus d'ombre. Nous sommes en octobre. Voilà février il y a huit mois :

4 février.- Soleil et vent glacial. Température tellement sibérienne que m’aventurant dans les extérieurs j’ai parfois eu l’impression de sautiller sur le Permafrost. (-12 °C).

Deux belles chroniques pétersbourgeoises d’Isaac Babel. Une chronique de Patrick Besson : faussement naïve et vraiment retorse.

5 février.- Soleil et grande froideur (-12°C). Tout semble figé et comme planté dans un permafrost incongru tant nos latitudes sont habituellement plus tempérées. Pour un peu on se croirait à Oïmiakon ce village russe de Sibérie orientale qui détient le record mondial de froideur en dehors de l’ultra sudiste antarctique (–71,2°C), ce n’est pas rien ! Le sol d’Oïmiakon est constamment gelé, en hiver l’autochtone ne se risque pas dans les extérieurs, il grignote de petits morceaux de viande de renne  puis il attend les beaux jours à l’abri des frimas. Le printemps là, il se risque dans les extérieurs, sautille un peu sur le permafrost puis rentre assez vite chez lui. À Oïmiakon rien ne dégèle jamais vraiment on peut même dire qu’il y fait presque tout le temps sacrement froid.

« I will drug you and fuck you on the permafrost »

Quant à la froideur, le « mage » Cowper Powys est toujours très bien : « Avant la fin du jour, quelque chose changea visiblement dans la texture terne et décolorée du temps. Les flaques des chemins se transformèrent peu à peu en glace pourrie. Une mince couche de givre se figea sur les mares et les fossés des prairies. Des dessins pareils à des hiéroglyphes apparurent dans la boue des sentiers écartés. Au sommet des taupinières fraîches se croisaient des empreintes qui trahissaient des passages plus impalpables encore que des traces de souris ou d’oiseaux, des traînées d’escargots ou de vers de terre. Les feuilles mortes qui s’étaient mollement amassées à l’entrée des vieux terriers moussus, ou sous les champignons à l’orée des bois étaient maintenant soudées par un mince filigrane d’une substance blanche et cassante comme un métal qui tinte. Les filaments de brume suspendus aux roseaux jaunes au fond des fossés se durcissaient en frêles glaçons. (…) Un peu partout, se faisaient entendre des frémissements, des resserrements et des craquements légers, tandis que la croûte de la planète s’abandonnait à la contraction immobile crissante et cristalline du gel. »

On dehors des considérations météréologistiques je suis toujours chez Isaac Babel. Il y fait pourtant bien froid aussi. Ses chroniques pétersbourgeoises que je lis, collé sur mon chauffage, avaient été publiées dans la Vie nouvelle (le quotidien de Gorki), elles parlent de la vie quotidienne de Petrograd pendant la guerre de 14, elles parlent aussi du coup d’état d’octobre 1917, de la guerre civile engendrée par les révolutions russes naissantes. C’est du pur journalisme dans le sens où les « dépêches » d’Hemingway sont du pur journalisme. C’est aussi une base qur laquelle Babel pourra construire par la suite : « Le travail de journaliste ma fourni des matériaux hors du commun, et une quantité incomparable de faits précieux pour mon travail de création. »
On se souviendra d’une bibliothèque négligée, de chevaux que l’on trucide, de fusillés encore tièdes et bien mis dans leurs costumes… On se souviendra des piles de cadavres constitués par les fusillés évoquées plus haut, on imaginera ces piles de cadavres et une multitude de fosses communes, on rigolera à peine, mais on rigolera tout de même. On se souviendra d’un Zoo abandonné, de ses éléphants oubliés qui mangent du foin puis de leur mort. On se souviendra qu’il faut mourir, car le monde avance et les révolutions aussi.

6 février.- Toujours ce froid à peu près sibérien (-10 °C). Du soleil, mais pour rien, un vent léger, mais glacé.

Renard, diary. Trois, quatre chroniques de Patrick Besson, pas mauvaises mais un peu antipathiques pour rien avec ce côté mal cuit rouge-brun trop voulu qui nous fera toujours préférer la bonhomie socialo-gastronomique de Bernard Frank (un génie de la chose, soit dit en passant.).

7 février.- Toujours ce beau soleil pour rien, ce vent glacial et cette température semi-incongrue (-8 °C).

« J’habite une cuirasse et les chagrins ne font que sonner sur moi. »

Je me suis endormi sur le Journal de Renard. Triste constatation : la fatigue est une grosse bestiole léthargique qui nous saisit avec ses grandes pattes molles : elle nous étouffe, nous empêche de sautiller tout comme elle nous empêche de lire… Quand elle desserre enfin sa molle étreinte nous voilà plus souvent hébétés que lumineux. Enfin, il y a des exceptions, on peut parfois se réveiller au milieu d’un beau lac de lucidité que l’on tamponne tout à fait : « Mon isolement m’a façonné à son image et à sa ressemblance. La présence d’une autre personne — même d’une seule — entrave aussitôt ma pensée et, tandis que pour un homme normal le contact avec autrui est un stimulant pour son expression et son discours, ce contact, chez moi, est un antistimulant — si toutefois ce mot forgé de toutes pièces est jugé recevable par la langue. Je suis tout à fait capable, en tête en tête avec moi-même, d’imaginer d’innombrables traits d’esprit, de promptes réparties à des phrases que personne n’a prononcées, fulgurations d’une sociabilité intelligente sans personne à la ronde ; mais tout cela s’évanouit dès que je me trouve en présence d’une personne physique ; je perds toute intelligence, je ne peux plus dire un mot et, en moins d’une petite heure, je tombe de sommeil. Oui, parler avec les gens me donne envie de dormir. Seuls mes amis imaginaires, appartenant à un monde spectral, seuls les entretiens se déroulant en rêve possèdent pour moi une réalité véritable et un juste relief, et l’esprit se trouve aussi présent en eux qu’une image dans un miroir. Je répugne d’ailleurs à la seule idée de me voir contraint au contact avec d’autres gens. Une simple invitation à dîner avec un ami me cause une angoisse difficile à définir. L’idée d’une obligation sociale, quelle qu’elle soit — aller à un enterrement, traiter avec quelqu’un d’un problème du bureau, attendre à la gare une personne quelconque, connue ou inconnue —, cette seule idée me gâche les pensées de toute une journée (et parfois même de la veille), je dors mal, et la chose réelle, quand elle se produit, se révèle totalement insignifiante, ne justifie en rien mon appréhension, mais la même histoire se répète sans cesse, et je n’apprends jamais à apprendre. “Mes mœurs sont celles de la solitude, et non point des hommes” ; je ne sais qui a dit cela, Rousseau ou Senancour. Mais c’est un esprit du même genre que le mien… » (Pessoa)

9 février.- Froideur tropicale, une pointe aux alentours de zéro degré, ce n’est pas rien, c’est même presque torride.

Lombalgie. Tendinite. Mains calleuses, entamées.

Renard diary, Besson chronique. Il faut que je lise le Quintette d’Avignon de Lawrence Durrell. Est-il seulement trouvable ?

Je ne me souviens pas d’une pire « campagne électorale » (caniveau, populisme, bruissement identitaire, faiblarde fourberie socialiste, « labeuristes » en rut…)

J’aime le thé indien (même périmé) et les sablés anglais Mc Vitties. Enfin, j’aime surtout tremper les uns dans l’autre, c’est un bon mélange de civilisation.

10 février.- Soleil, vent sournois, température toujours glaciale (-5 °C). Comble de l’ironie, cette vague de froid qui nous saisit depuis bientôt dix jours, est parait-il, causée par le réchauffement climatique ! L’explication donnée par les spécialistes a de quoi faire frissonner bien des dos : trop de fonte des glaces = trop d’eau douce froide, résultat : un Gulf Stream refroidi qui ne fonctionne plus comme le climatiseur naturel qu’il est censé être ; tout devient non-tempéré, foutrement non-tempéré ! 

Avant toute chose, rechercher la simplicité. Faire en sorte que les mots tombent naturellement comme s’ils étaient de beaux fruits mûrs. Ensuite…

« Les juifs ont très bien assimilé un certain nombre de choses très simples. Ils se marient pour ne pas être seuls, ils aiment pour vivre éternellement, ils amassent de l’argent pour avoir des maisons et offrir des jaquettes en astrakan à leur épouse, ils sont de très bons pères de famille parce qu’il faut aimer ses enfants et que c’est très bien… »
Distance, nostalgie d’une terre aimée, ses premiers Récits d’Odessa, Babel les écrits depuis la froideur de Pétersbourg alors forcément Odessa ne peut être que cette ville colorée, à moitié complètement juive, cosmopolite en diable ; cette ville où la vie est légère, délicieuse…


2.


11 février.- Toujours ce vent, cette froideur (-10 °C).

J’entame le Négus de Ryszard Kapuściński. Reportage ? Bidonnage ? Littérature ? En tous les cas Ubu en Afrique (quoi de plus normal pour un polonais…)

Internet est parfois une belle invention. Par exemple, on peut y trouver gratuitement toute la Géographie universelle d’Élisée Reclus (sur le site de la BNF : Gallica). 19 volumes où l’anarchiste géographe tente de décrire le monde dans sa globalité. La tâche est grande cela n’empêche pas le résultat d’être pour ainsi dire concluant. Il y a la géographie, il y a l’histoire, il y a les hommes, il y a l’anarchie…

12 février.- Ciel bleu ecchymose, température glaciale (-8 °C). Cette froideur devient presque monotone. En dehors de quelques branches d’arbres qui bougent encore sous l’effet d’une petite brise sibérienne, tout semble immobile, figé, planté dans le permafrost…

Le Négus. On a beaucoup reproché à Ryszard Kapuscinski d’avoir bidonné ses reportages, d’avoir trahi la vérité en enjolivant les propos qu’il avait bien pu recueillir au fil de ses pérégrinations (africaines, perses et tutti quanti). Certains lui reprochent même d’avoir fait de la littérature avec tout ça. Imaginez de la littérature ! D’autres, et parfois les mêmes, lui reprochent d’avoir été plus rouge qu’il ne semblait être, imaginez un polonais chez les non-alignés ! Bref, voilà un espion écrivain manipulateur… Pour ce qui est du bidonnage on repassera, Albert Londres bidonnait toujours un peu ses reportages, cela ne les empêchait pas d’être terriblement vrais. Pour ce qui est du rouge, du communisme sous-jacent et de la manipulation politique, je n’ai pas d’opinion, cela ne me semble pas important. Pour ce qui est de la littérature, j’ai par contre une légère intuition : le Négus de Kapuscinski en est, incontestablement. Ce « patchwork de témoignages » forme à la longue un monde rapporté qui n’existe que par et pour des taches absurdes (parler à l’oreille de l’empereur, se prosterner devant lui, changer les coussins souillés de ses chiens…). Pour un peu on se croirait dans un roman gommé de Raymond Roussel et on oublierait presque le peuple qui meurt de faim, les mitraillettes et Bob Marley.

13 février.- Ciel bleu-gris. Extrême froideur matinale (-11 °C). Plus tard, température enfin positive (1 °C)

L’essentiel est de trouver la distance ; la bonne distance. Il faut aussi lire les mystiques rhénans… Voilà le tour est joué.

« L’aptitude au détachement donne plus de pouvoir que de posséder toutes les choses. » (Suso)

« Il y a trois choses à considérer : la première, ce qui cherche c’est-à-dire le désir ; la seconde, la manière de chercher ; la troisième, la découverte de la naissance. Il y a aussi dans l’homme trois choses : l’une sensible, la seconde rationnelle, la troisième spirituelle. Toutes les trois sont différentes et elles ne sont pas impressionnées de la même façon, mais chacune à sa manière. La lumière du soleil en elle-même est simple, mais la même lumière est reçue différemment par des verres différents dont l’un est noir, l’autre jaune, le troisième blanc. Par verre noir, on peut entendre la sensibilité ; par verre jaune, la raison ; par verre blanc, l’esprit dans sa pureté et sa simplicité. Quand cette lumière est vraiment bien reçue, toutes les images, formes, figures, tombent et cette lumière ne montre plus que la naissance en vérité. Le ciel est maintenant dans son obscurité naturelle, mais si à cette heure il venait à être changé tout entier en un pur et clair soleil, personne, par suite de cet excès de clarté, ne pourrait voir d’autre image. Quand cette éblouissante lumière brille dans l’âme, les images et les formes disparaissent, et là où cette lumière doit apparaître, la lumière naturelle doit s’éclipser et s’éteindre. » (Tauler).

14 février.- Neige matinale. Vite fondue par une vague tiédeur que nous avions oubliée depuis bientôt dix jours (4 °C, imaginez !).

Un hélicoptère vient de me passer au-dessus de la tête. Mon thé chinois périmé à beaucoup moins de gout que mon thé indien périmé…

En dehors des massacres la Saint-Valentin ne m’inspire pas que du bien. Je ne suis pas le seul. Tenez, ouvrant le livre intranquille de l’ami Fernando je tombe sur ceci : « Aimer, c’est se lasser d’être seul ; c’est donc une lâcheté, une trahison envers soi-même. (Il importe suprêmement de ne pas aimer) » oh ! Il y a longtemps, très longtemps, j’ai bien éprouvé cette chose que l’on appel aimer, mais je n’aurais jamais eu l’idée de vouloir « fêter » ainsi l’être aimé à date fixe.
Et puis de toutes les façons : « Quand on aime, l’amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l’arrête, le force à revenir vers son point de départ, et c’est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l’autre » (Marcel P)

17 février.- Ciel gris-bleu un peu sinistre. Relative douceur (9 °C).

Sitôt sa candidature annoncée, Nicolas Sarkozy visite une fromagerie. Pour le reste rien de bien transcendant. À Asnières on profane la tombe d’un caniche, il y a un collier de diamants caché dedans. À Metz une femme de 71 ans est tuée à coups de ciseaux. À Strasbourg on retrouve un retraité tout raide, il faut dire qu’il est mort depuis trois ans (5e étage fatal). À Bourges un lycéen un peu fougueux en poignarde un autre pour une raison globalement saugrenue : un bonnet en laine. Voilà.

Impossible de me concentrer sur la moindre lecture. J’ai bien essayé de lire quelques pages du Journal de Jules Renard : en vain.

18 février.- Beau temps frais (10 °C). Les frimas sibériens semblent derrière nous, plus de glaciation, plus de permafrost. Cependant, rien n’est bien joyeux.

Sans représentation on se heurte à la mort. C’est la limite de l’art surmoderne.

Un peu déçu par le Négus de Kapuscinski. Trop d’anecdotes croquignolettes transmuées, pas assez d’incarnation. Bon je n’aurai pas dû laisser ce livre reposer pendant plus d’une semaine, j’ai perdu tout rythme de lecture et le finissant aujourd’hui j’étais toujours à un peu côté des phrases, out of the tempo. Voilà peut-être pourquoi je me suis globalement ennuyé, voilà peut-être pourquoi j’ai vu davantage saillir les petits défauts que les immenses qualités. Bon pour ce qui est des qualités, et du croquignolet évoqué plus haut, il y le rappel des grandes avancées apportées par le Négus. On ne sectionne plus les jambes et les bras des petits voleurs. Les criminels plus « conséquents » ne sont plus éviscérés en public par un membre de leur propre famille. Non plus rien de tout ça, on embauche des bourreaux d’état, ils utilisent des armes à feux, ce qui est nettement plus propre et beaucoup plus civilisé.
« C’était un personnage très sympathique, un homme politique perspicace, un père tragique, un avare pathologique. Il condamnait à mort les innocents, graciait les coupables. Caprices du pouvoir, labyrinthes de la politique de Palais, ambiguïtés, ténèbres impénétrables. »

19 février.- Matinée pluvieuse et froide (2 °C). Quelques éclaircies dans l’après-midi.

L’esprit flottant au-dessus d’un corps trop lourd. L’alcool certainement, mais pas que.

Fini le Négus de Kapuscinski. Cela aurait pu être l’histoire d’un corps, celui d’Halié Sélassié, un corps chétif flottant au-dessus du monde, cela ne l’est pas assez… La fin est tout de même très bien, les histoires de chute sont toujours très bien. Sa Vénérable Majesté devient presque Sa touchante Majesté. Il y des vaches qui paissent dans les jardins de son palais. Les rebelles sont agglutinés sur des jeeps boueuses ; les rebelles sont toujours agglutinés sur des jeeps boueuses. La révolution est en marche et l’Empereur n’est plus qu’un petit bonhomme qui ne flotte plus qu’au-dessus de lui-même. Voilà.



3.


20 février.- Ciel bleu pâle, comme lavé par un vent glacial (- 2 °). Changer ses habitudes c’est toujours une façon de lutter contre la mort. Enfin, pour qui veut bien lutter…

Bref retour dans le Journal de Stendhal : Brunswick, laideur gothique et bourgeois ignobles. Quelques filles au débotté et un remède souverain contre l’amour : « il faut manger des pois… »

D’autre part en dehors de Beyle et dans la famille Paulhan, il faut aussi lire Frédéric. Philosophe bègue, sous-bibliothécaire puis bibliothécaire, c’est le père de Jean, ce n’est pas rien. Son Esthétique du Paysage, que je commence à picorer, est très convenable… C’est un peu Corot et Courbet avec des mots, ce n’est pas rien non plus.

21 février.- Beau temps toujours froid (entre -2 °C et 5 °C).

Rien ou presque, Stendhal, just a little. Ah si : ne travaillez jamais !

23 février .- Temps mitigé. Ciel gris bleu jaune comme un hématome un peu mûr. Température plus douce.

Lecture. Stendhal, Renard. A Brunswick Stendhal est assez étanche aux « valeurs du travail ». Son barbier le réveille aux alentours de 8 heures. Ensuite, rasé de près, il lit tranquillement. Puis c’est sa leçon d’allemand, cette langue parlée par des ennuyeux mais qui a deux trois mots expressifs pour elle. La leçon d’anglais suit la leçon d’allemand… Rentré chez lui, lecture à nouveau, pendant trois heures. Puis diner, mouton grillé, pommes frites et salade. Drôle de digestion après diner, cheval pendant une heure. Stendhal passe devant la fille du cordonnier, elle lui sourit, c’est le meilleur moment de la journée. Le soir venu, rendez-vous avec Charlotte une beauté de 25 ans qui en parait 32. Voilà les journées allemandes de Stendhal frôlent la barbarie, elles ne sont jamais civilisées par les « valeurs du travail », il faut bien avouer que tout cela est terrifiant.
Quant à Renard il donne toujours l’impression d’être assez étanche aux valeurs du travail.

24 février.- Ciel morose, vague douceur.

Mes voisins ne sont qu’abstraction. Je les entends, je vois leurs diverses traces, mais je ne les croise jamais. En fait, je croise leurs déménageurs polonais, mes voisins déménageant souvent, tellement souvent…

Ce journal ne sera jamais « travaillé et réécrit », c’est ainsi. S’il est faible c’est donc que le fil de ma pensée est faible, sachez-le.

Stendhal, Journal, Allemagne et puis cette phrase, dantesque en creux : « la lumière qu’elle rependait était si sombre que nous l’apercevions seulement sans en être éclairés. » Besson, Chroniques. Inégale, il faut dire que les différents sujets traités manquent épisodiquement d’intérêt : cinéma français, politique française, télévision française, Nicolas Baverez, Jean Marie Rouart…

J’ai bu un thé de Ceylan périmé et je suis toujours vivant. Mon thé indien périmé avait plus de gout, il ne m’a pas tué non plus.
J’ai un peu visité le nord de l’Inde, le Rajasthan. C’est un pays assez beau, un « autre monde » plein d’odeurs et de grands palais blancs.

25 février.- Repos. Ciel gris, sans pluie. Température conforme à la saison qui est censée nous occuper.

Je lis Jean Jacques Brochier (Un Cauchemar). Il n’y a que moi pour lire ce genre de type déjà un peu oublié. Son bouquin est assez nauséeux. Pour tout dire, on se croirait parfois chez François Nourissier mais en plus maussade et émétique (comme si c’était possible). Il est assez bien lorsque que l’on est un peu tailladé par de petits éclats autobiographiques : la découverte de l’alcool, le chemin qui mène vers les petits matins avec une barre dans la tête, les souvenirs en jachère. Il est moins intéressant quand le roman-roman et l’appel de la fiction s’étalent dans de larges strates naturalistes (Il y a un meurtre, ou tout du moins on pense qu’il y a eu un meurtre). Tiens en dehors de Nourissier on pourrait même être aussi chez un Maupassant amoindri par la gueule de bois (c’est un compliment, et puis Maupassant était amoindri lui aussi). Pour tout vous dire, j’ai quand même souvent piqué du nez en lisant tout ça. J’ai finalement trouvé un vague rythme de lecture aux alentours de la page 80. Il y est question d’un lévrier afghan. Le lévrier afghan n’est pas un chien si hautain que ça. Quant à Jean Jacques Brochier il était très bien, belle voix, belle barbiche, bon « journaliste littéraire », sartrien non ostentatoire, ami des chiens, des chats…

26 février.- Ciel bleu, vent léger. (11 °C)

Pas d’inspiration. Grande mollesse, léthargie, embruns alcoolisés.

Fini le Cauchemar de Jean Jacques Brochier. Nauséeux, polareux, incestueux. Pas si mal. Il vous ferait presque aimer la chasse, l’humidité solognote et les lévriers afghans…
Demain je vous parlerai peut-être de Gaston de Pawlowski, en tous les cas j’entamerai vraiment ses Inventions nouvelles et dernières nouveautés. La préface m’intrigue déjà : « Une dame du monde s’étonne que le vibromasseur électrique ayant rendu d’utiles services, personne n’ait encore songé à construire un vibromonfrère ».

27 février.- Ciel bleu pâle. Douceur. (12 °C)

Gaston de Pawlowski était un drôle de zigoto. Docteur en droit, reporter sportif, fondateur de l’Union Vélocipédique de France, il était aussi écrivain ; ce qui fait beaucoup pour un seul zigoto. Ses livres étaient des machins un peu biscornus qui ne payaient pas de mine. À l’intérieur Pawlowski décrivait les effets de la modernité naissante (Les billets de paysages animés) bien avant Albert Einstein il inventait des théories folingues sur le temps et son absence (Voyage au pays de la quatrième dimension). Tout cela n’était pas rien, il faut bien le dire. Les Inventions nouvelles, que j’entame, ont tout pour réjouir le quidam lecteur. Gaston y est à son zénith, il caricature gentiment les nouveaux objets de la société de consommation. C’est la guerre, l’humour est en bord de Jarry, l’esprit est baroque, il y a des tranchées, des Allemands, il faut les oublier, alors allons-y pour les nouveautés : La nouvelle robe secrète à double agrafage pour dames du monde, la house pyjama housse pour réceptions du matin, la baignoire à entrée latérale, l’appareil à sécher les larmes, le nouveau dentier élastique pour familles pauvres, le basset nettoyeur de rail, la pâte d’aimant pour cheveux métalliques…
« Pour les temps de chaleur excessive, c’est avec joie que je signale la nouvelle baignoire à entrée latérale que fait construire une grande maison de plomberie. On sait combien était fatigante, surtout par les temps chauds, l’opération qui consistait à enjamber les bords d’une baignoire pour entrer dans l’eau ou pour en sortir. Grâce à la nouvelle entrée latérale, il suffira d’ouvrir une petite porte pour pénétrer de plain-pied dans la baignoire. »
Marcel Duchamp adorait Pawlowski. Alphonse Allais était son ami. Il n’aimait pas trop les Allemands et se moquait un peu des femmes. Voilà.

To be continued…






jeudi 18 octobre 2012

Bob Mould - Silver Age (2012)

 

Tiens le nouveau disque de Bob Mould est sec et nerveux comme un disque de jeune homme. Enfin comme pouvaient l’être les disques de jeune homme il y a belle lurette lorsqu’ils n’étaient pas mous et glandulaires avec des airs brinquebalant de babioles néo hippie. À ce sujet, je me demande si le gout néo-hippie n’est pas le pire de tout ce qui nous entoure. Quand je parle de gout néo-hippie, je parle de la clique indie-pop, de ces presque trentenaires barbus que l’on imagine portant des Converses tout en écoutant tardivement Nick Drake. Bref, ces gars ne m’inspirent qu’un morne mépris et pourtant je méprise très peu. Pour en revenir au vrai sujet de cette faible notule il faut bien dire que l’on ne pourra jamais suspecter Bob Mould d’être un néo hippie et puis il ne sera jamais glandulaire, lui. Disons que c’est un ours nerveux que l’on imagine bien incapable de porter une barbe fictivement négligée et des baskets absurdement cools. Donc sec, nerveux,  Power trio comme au premier jour. Sautillant sur les grondements d’une pop broyée pilée, les muscles usés, mais saillants et puis cet air de dire qu’il ne sera jamais trop vieux pour contenir une rage à jamais juvénile. Bref un type que l’on aime, que l'on aimera certainement ad vitam aeternam comme d’autres aimeront ad vitam aeternam l’autre grand songwriter du Minnesota (Bob Mould c’est un peu notre Dylan à nous). Les trentenaires peuvent toujours s’accrocher, il n’y a que les petits jeunes et les vieux et presque vieux pour valoir vraiment quelque chose. Voilà pour la musique.