mercredi 11 juillet 2012

Pallbearer - Sorrow And Extinction (2012)

Je ne sais pas s'il est bon ou pas, en termes de musical youpla je suis bien trop vieux pour savoir ce qui est bon ou pas, mais pour l’instant c'est mon album de l'année ; enfin, c'est celui que j'ai le plus écouté en cette année semi-hollandaise. Pour résumer disons que c’est du Doom métal revisité par une petite bande de ploucs américains, c'est-à-dire que cela ressemble plus à la rencontre improbable entre les dépressifs chroniques de Red House Painters et les dépeceurs de colombes de Black Sabbath qu’à un symposium de païens à flambeaux norvégiens enroués. Il faut toujours se méfier des ploucs américains ils ont toujours une capacité sournoise à tout vouloir recycler en bien (je ne referais pas l’histoire, de Pebbles Nuggets au punk hardcore californien, tout en passant par les proto punks de Cleveland qui recyclaient le Velvet et Dylan). Les Pallbearer eux viennent de l’Arkansas (Little Rock). Si vous ne connaissez pas cet état-là, sachez que c’est un peu la Pologne des USA, on ne sait jamais où le placer sur la carte, on a tendance à l’imaginer au milieu, mais il est en bordure de milieu, entre le Missouri et le Texas. C’est un pays oublié avec un climat humide (subtropical humide, un climat chinois) où il n’y pas grand à faire en dehors de sautiller dans les flaques de boues, courir au ralenti dans les cimetières ou écouter du Doom métal en sniffant de la colle. Enfin, les Pallbearer donnent l’impression d’avoir fait tout ça avant d’avoir eu l’idée de monter un groupe. Ce groupe, cette clique musicale funèbre, est très bien, ce disque est très bien : Chagrin et extinction, dépression aérienne, guitares en bois, solos sauvages, cadence atroce et ondée continuelle autour des tombeaux. Et puis des histoires d’âmes perdues, des histoires de petits blancs sans horizon. Pas de compassion que de l’horrible saturé. Un vrai enterrement saumâtre.



dimanche 8 juillet 2012

Psychogeographie indoor (30)



1.

« L’agent voyer avait toujours eu le respect des frontières, des bornes que l’on posa entre les heures du jour comme entre les départements de la France, et il aimait à ne se coucher qu’à minuit juste, de même qu’il s’amusait encore, à la limite du Bourbonnais et du Berry, à poser le pied droit dans le Cher, le pied gauche dans l’Allier, ou bien le corps dans une province, à ne laisser dans l’autre que son ombre. »

On me reproche mon goût pour la météorologie. Je dirai de ce goût-là qu’il est un robinet et que sans ce robinet il n’y aurait rien à lire de moi puisqu’en dehors de la météorologie il n’y a rien d’autre qui soit capable d’ouvrir mes épanchements. Et puis ma météorologie est le plus souvent semi-goguenarde, un peu comme mon humeur est le plus souvent semi-flapie. D’ailleurs à ce sujet vous pouvez lire la suite  de ce journal, elle un peu faible et semi-flapie elle aussi. Novembre n'est jamais une grande source d'inspiration.

11 novembre.- Douceur frelatée. Ciel gris-bleu indécis.

Fini les Provinciales de Giraudoux. Entamé L’Oreille d’un Sourd de Philippe Garnier. L’un est prétendument plus rock’n’roll que l’autre. Je confirme. Remarquez que, question musique, les préciosités de l’un et le relâché maniaque de l’autre me conviennent tout autant. Ce relâché maniaque que d’aucuns reprochent à Garnier, je l’aime beaucoup. Les esprits chagrins disent : relâché maniaque, nécrophilie et petite lorgnette, je dis : hard boiled minutieux, curiosité et digressions. Pour le reste dans son introduction Garnier évoque ses relations avec libé, relations distantes, un peu brumeuses, ce qui n’empêchait pas une fidélité qui aura été commune jusqu’à ce que le gout du court (du simple sur un feuillet) emporte tout avec lui. En passant il dézingue un peu Daney (qui avait un avis sur tout : cinéma, tennis, brosse à dents) parle aussi de Bayon (son entremetteur et principal commanditaire) et de July (le fossoyeur de ce qu’il avait inventé). Tiens sinon en dehors de libé et de Rock&Folk, j’avais presque oublié que Garnier avait écrit un peu partout : Vogue, Première, Inrockuptibles, Métal Hurlant et même… Télé 7 jours !

12 novembre.- Mordoré sur ciel gris-bleu.

 Garnier. Nécrophile, maniaco-digressif, relâché, tout ce que vous voulez, mais toujours passionnant. Le Montana avant qu’il ne soit mode. Article fleuve que j’avais trouvé trop long et ennuyeux lors de sa parution dans Rock&Folk. J’avais bien tort, j’étais jeune et idiot c’est un très bon « papier », avec tout ce qui fait l’intérêt de Garnier, la maniaquerie, le coq à l’âne, la pâte humaine, l’absence de moraline et le style relâché. Ensuite c’est le « compte rendu » d’un colloque sur la guerre du Viêtnam. Il y a des Viet Vets délaissés, des intellos moralisateurs et des espions repentis. Le tout très bien, les Viet Vets sont émouvants, les professeurs de morale pathétique (on sent que Garnier n’est pas de leur côté) et les confessions des ex de la CIA sont, presque toutes captivantes et même croquignolettes.

13 novembre.- Beau temps frais.

Garnier et l’hôtellerie. Hôtels décatis, motels miteux. L’hôtel où descendis Louise Brooks pendant le tournage d’un mauvais Wellman ; une piscine qui sent l’œuf pourri, les frasques de la dame. Le motel où Sam Cooke fut « assassiné », comme par mégarde et dans une indifférence judiciaire tout juste polie (imaginez l’assassinat d’Elvis et comparez). Garnier et le Mexique. Malcom Lowry. Une projection d’Au-dessus du volcan, in situ. Le Mundial de 1986 vu par le prisme de l’indifférence et du mexican style défraîchi.

14 novembre.- Brume matinale. Ciel gris-bleu. Nuit, trop tôt. Pas dans le mood.

Grande présence de Marcel Schwob dans le journal de Jules Renard. Creuser autour de cette présence, la faire saillir.

15 novembre.- Brume puis beau temps frais.

Malade. Fiévreux. Tête en ciment, cervelle de plâtre. Renard, si peu : « Pas pu écrire une ligne. Je crache nègre. Je rends du noir comme une seiche. Rien ne m’arrive, ni lettre, ni visite, ni mon travail. Une traite, même, que j’attends, ne vient pas. Et toujours ce petit battement à fleur de peau dès que mon vêtement me touche trop. Devant moi, sur un balcon, une vilaine petite négresse qui secoue des tapis. Pourquoi ne retourne-t-elle pas sa peau, sa peau de soulier mouillé qui ne veut pas reluire ? J’attends l’inspiration, comme une pompe. Imiter la nature, je veux bien, mais qu’elle commence ! »

18 novembre.- Beau temps frais.

Plus de musique, moins de mots.

Garnier et son oreille sourde. Quiroga écrivain tragique. Il se tue. Ses femmes se tuent. Il tue, accidentellement, son meilleur ami. Beaucoup de morts en somme. Nous devons tous mourir un jour, mais je ne suis pas persuadé que la mort violente entraine beaucoup de rigolade dans l’entourage du trépassé… Suis un long feuilleton sur les chaussures, et surtout les semelles, Doc Martens. Difficile de faire plus complet que Garnier sur cette affaire-là. Il crapahute entre l’Angleterre (les chaussures) et la Bavière (les semelles), rencontre les descendants et veuves, explique tout en détail pour finir comme il avait commencé en évoquant ces chaussures à lui, ces vrais fausses Doc Martens qu’il avait acheté en 1975 et qu’il porte toujours (enfin qu’il portait en 1988).

19 novembre.- Fraicheur. Pluie.

« La Suisse serait un grand pays, si on pouvait l’aplatir ».

Pas dans le mood. Sec d’inspiration. Fait un peu de musique.

20 novembre.- Brume, fraicheur.

Garnier et son oreille sourde. Bien vu le sourd. Paul Mantz, le chef d’orchestre des cumulus, celui qui annexera tout ce qui vol et bataille dans le ciel hollywoodien. Il mourra à la tâche en doublant Jimmy Stewart sur le tournage du mal nommé Vol du Phoenix. Crash inopportun, mais nécessaire puisque Robert Aldrich gardera la scène. Cockpit cassé, cascadeur trépassé, couic… Après Hollywood et l’aviation, Garnier parle de Cormac Mccarthy, cet écrivain bourru baroque western et pas encore ce paraboliste à la gomme (et à la mode) qu’il est devenu depuis. Il parle ensuite de Norman Maclean cet autre écrivain bourru — idole des « vrais » pécheurs — bientôt rattrapé par Robert Redford et Hollywood (Hollywood rattrape tout)… Bon Garnier est très bien avec les écrivains bourrus, c’est un fait.

21 novembre.- Ciel gris-bleu. Relative douceur.

Enrhumé. Lombalgie. Coupure sur l’auriculaire gauche. Mal au poignet droit. Nuit trop tôt.

Lire Tchekhov (Oncle Vania). Relire Tchekhov (la Cerisaie).

Philippe Garnier aura écrit plus de 1500 articles. Malgré ses 500 pages, son « oreille sourde » n’est donc qu’un court spicilège.

22 novembre.- Beau temps morne (comme si cela était possible !).

Garnier et Bukowski. Il l’aime, moi moins. Vague indifférence. Phénomène de foire littéraire, vieux dégueulasse avec du vomi au coin des lèvres. Je préfère les vieux dégueulasses lorsqu’ils sont moins exotiques, lorsqu’ils sentent le pipi de chat.

25 novembre.- Brume matinale. Beau temps frais par la suite.

Rien lu. Rien n’écrit depuis trois jours. Le manque guette. Un peu de musique, bricolée, bancale et parfois pas mal, pas de quoi être fier non plus.

Plus de Skorecki chez Rolling Stone. Aveugle comme il est le type qui la viré, un certain Gouvrion n’aurait certainement pas gardé Vialatte ou Bernard Frank, ces autres chroniqueurs faiblards qui, si ce n’est le talent, n’avaient rien à voir avec Skorecki. Et après on viendra pleurer des larmes d’opossum centriste sur la « mort de la presse », comme si les petits chefs sans flair qui la dirige n’en étaient pas AUSSI les fossoyeurs.

26 novembre.- Grisaille. Fraicheur.

Garnier : Norman Lewis qu’il faut lire. Écrivain « de voyage » dans le bon sens. Asie, Italie, Amérique du Sud, tout ce que vous voulez. Mentionnez un endroit comme Philippeville, le Togo, Ceuta ou Caazapá au Paraguay, c’est bien le diable s’il n’y est pas passé. Alfred Machin et son cinéma animalier globalement foutraque. Faulkner qu’il faut remettre à sa place, celle d’un écrivain un peu bancal qui joue aux intéressants en se compliquant volontairement la prose. Il aurait tort de ne pas le faire. Cela fonctionne à merveille, la glose monte pendant que le niveau des flasques de whisky descend.

Pour le reste, lire Miklós Bánffy, Jean Malaquais, Isaac Babel, Ludwig Hohl…

27 novembre.- Ciel gris-bleu. 10 ° pas plus.

Décidément, le spicilège de Garnier est très bon. Today, Diane Arbus, William Eggleston, Garnier les saisis bien, il parle de leur l’arrière-cuisine, ce qui il faut bien le dire est souvent son péché mignon (et parfois sa grande qualité), mais il parle aussi de leur boulot. Donc pas mauvais sur la photographie, pas mauvais sur Tom Waits, très bien quand il s’agit de Gus Van Zant et de Portland, cette ville plate, pleine de ciel… Bon as usual il y a encore des cadavres à déterrer : André de Toth, Anna May Wong, Lili St. Cyr, Asta Nielsen… On imagine Garnier avec sa pelle rouillée, ses bottes en caoutchouc rose. Il y a de quoi frémir.

28 novembre.- Grisaille. Froideur.

Garnier et les Real Dolls, ces « poupées haut de gamme » plus réalistes que gonflables. Tous les avantages d’une « vraie » femme sans aucun de ses inconvénients. Bref le paradis ! Enfin, c’est ce que je dirais si j’étais un tant soit peu misogyne. En parlant de mysoginie, je suis encore avec le Journal de Renard qui l’est parfois : misogyne. Sinon, Découverte de Roger Allard (merci l’Éditeur Singulier !). Membre discret de la NRF labellisée Paulhan, rescapé de 14/18, poète désuet ; ce genre de choses…

« La chambre Touring-Club et les hôtels de gares
Pour les désirs traqués ont d’étranges douceurs
Et la volupté même avoue un goût bizarre
Pour les bruits d’eau, de téléphone et d’ascenseurs. »

Pas mal…


2.




1 décembre.- Douceur incongrue (16 °)

Pas lu, rien n’écrit, depuis deux jours. On a beau se lasser de tout, on ne peut pas se lasser des mots aussi facilement que ça. D’ailleurs, l’abstinence n’aura pas duré puisque je viens de lire quatre pages de Senancour (Oberman : morose), ensuite j’ai écrit les trois lignes faiblardes que vous lisez. Voilà.

2 décembre.- Pluie incessante. Prégnante humidité.

Cette nuit qui tombe à 17 h tombe trop tôt. Ça et le trépas mal venu de Christian Ranucci, Valery Giscard d’Estaing n’aura pas fait que du bien !

Fini, l’oreille d’un sourd de Garnier. Finalement, ses papiers pour Libé sont meilleurs que ceux de sa « période historique » pour Rock&Folk. Meilleurs, car plus senties, moins gonzos, plus digressifs en mieux… les rétifs diront plus croques morts, et alors ?

Quelques pages du journal de Renard. J’entame le Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes. Vous devriez le lire, c’est court (un glossaire, forcement), drôle, plein de mots adamantins qui remplissent des phrases sybarites (ou l’inverse). On y retrouve toute une cargaison de décadents et de symbolistes : Barres, Adam, Mallarmé, Rimbaud, Verlaine, Laforgue, tutti, quanti… Ce bréviaire a été écrit en 1888 par un certain Jacques Plowert. Enfin plutôt un incertain Jacques Plowert, puisqu’en fait de Plowert c’est un Paul Adam semi-caché que se déploie sous pseudo. Pour l’occasion il est assez inspiré, profitons-en, ce n’est pas toujours le cas.

« ALBUGINEUX. Adj. — Terme d’anatomie, blanchâtre, h. albugo, petites taches blanches de l’œil…. La traduction d’âme que sont ces poèmes ne flue jamais en doléances albumineuses. Les hommes d’Aujourd’hui (nº 341). Felix Fénéon. »

3 décembre.- Pluie. Douceur sournoise (13 °)

Malade. Tendinite poignet droit. Cortisone. Estomac brulant. Saumâtre enchainement.

Le glossaire symboliste de Paul Adam est une petite chose obsolète parfaitement sympathique, on y retrouve des choses comme celle-ci : « APPALI. Adj. — Rendu pâle. Les souvenirs glissent au bleuâtre lointain, si frêles, appâlis, mélancoliques. Les Palais nomades, Gustave Kahn ».

Alphonse Allais dans le journal de Renard cela nous fait deux croquignolets pour le prix d’un seul : « On raconte devant Alphonse Allais que certains poissons vivent à de telles profondeurs que la lumière ne pénètre pas jusqu’à eux. — Et même, dit Allais, il leur pousse des visières vertes, un bâton à une nageoire, une besace sur le dos, et ils sont conduits par des petits chiens de mer. »

Voilà, demain je serai plus « moderne » ; promis.

4 décembre.- Fraicheur. Crachin. Estomac en feu. Poitrine en charpie.

Comme LF Céline, Jean Feustrié était médecin, presque « médecin des pauvres » puisqu’il était médecin du travail. Il était aussi écrivain, sans le génie reconnu de son confrère, mais avec une spécialité bien à lui : le scabreux en douceur, son domaine, il y était très bon  ;  l’inceste « délicat » d’Isabelle ou l’Arrière-saison, la toxicomanie de Ne délivrer que sur ordonnance. J’entame ce dernier, outre la drogue (morphine) il y est question de l’Algérie au moment du débarquement américain de 1942, il y est aussi question d’adultère, une adultère plus sûre que sure, car elle vous remonte dans la trachée et vous brule comme si vous régurgitiez de l’amertume à l’état pur. À ce sujet, et pour l’amertume, Feustrié était médecin, mais il était également bordelais, de Libourne en fait, et chacun sait que l’écrivain bordelais est souvent eupeptique, mal digérant et plein d’amertume contenue. Prenez Raymond Guérin. J’en dirai plus, ou pas, plus tard, sur Feustrié son roman, peut-être sur Guérin aussi, allez savoir…

6 décembre.- Bruine. Automne indien (10 °)

Depuis que j’ai enterré ma femme dans le jardin, je dine de plus en plus souvent en ville.

Commis un peu de musique. Très peu lu : Renard, journal (Schwob, Barrès, Huysmans…). Adam, glossaire (Barrès, Fénéon…). Après on me trouvera une gueule de décadent à la petite semaine. Décidément, je mérite tout ce que je mérite.

7 décembre.- Plus de froideur (9 °). Pluie.

C’est à midi que les maladies semblent les plus contagieuses.

J’ai tellement de livres en attente à lire, il faudrait que quelqu’un d’autre les lise.

Dans le Ne délivrez sur ordonnance de Jean Freustié on ne voit que la pente toxicomanie, il y a pourtant aussi une pente « moraliste libertin », une pente moins alpestre, plus douce, plus vosgienne. Ce livre est donc alpestre pour son sujet supposé (la drogue), et vosgien pour son intrigue (ses sentiments). Bon comme dans tout Freustié il y toujours ce gout amer qui semble accroché sur la pente, un piton rouillé sur une via ferrata…
Trois pour le prix d’un ! Symboliste, décadent, anarchiste ! Il faut lire Félix Fénéon ! Enfin, il faut lire ce qui reste de lui, c’est-à-dire pas grand-chose. C’est un écrivain sans œuvre. Il y a bien ses Nouvelles en trois lignes, elles sont merveilleuses, drôles, mal pensantes et souvent plus proches du haïku que du chien écrasé.
« ― À Oyonnax, Mlle Cottet, 18 ans, a vitriolé M. Besnard, 25 ans. L’amour, naturellement. (Havas) »

8 décembre.- Brume (9 °).

Radiographie du poignet droit. En vain puisqu’en l’occurrence ce sont les tendons et non les os qui sont atteints.

Dans le Freustié plus il y a de manque et plus les phrases sont courtes. L’effet est saisissant, jusqu’au vertige. Comme dans tout ouvrage sur la toxicomanie les subterfuges pour se procurer de la drogue sont également saisissants. Ici ils forment même une sorte de suspens singulier. Le reste du bouquin est peut-être trop roman (la pente libertine évoquée hier…)

Journal, Renard si peu, mais c’est déjà beaucoup.

9 décembre.- Ciel gris-bleu. Chaudière déréglée (28 °). Nuit à 17 h.

« Le professeur de natation Renard, dont les élèves tritonnaient en Marne, à Charenton, s’est mis à l’eau lui-même : il s’est noyé. »

Fénéon écrit ses nouvelles en trois lignes en 1906. Elles sont cachées parmi les autres dépêches de dernières minutes publiées par le journal Le Matin. C’est une œuvre clandestine. Le lectorat du Matin ignore tout de Fénéon et on peut penser sans peine qu’il passe à côté de ce qu’il lit, n’y voyant rien de la virtuosité de l’insolite et encore moins de l’humour noirci. Nous qui lisons tout ça en volume n’avons pas à faire les malins plus que ça, le temps et quelques thuriféraires bienvenus (Paulhan) ont fait le travail pour nous et nous passons peut-être aujourd’hui devant des Joconde clandestines sans même les voir. Il n’y a pas de quoi se plaindre non plus.
Pour le reste accumulation stupéfiante. Meurtres, suicides, accidents, trépas divers et variés : noyade, brulure, pendaison, éventration… avec tous les ingrédients et outils possibles et imaginables : Couteau, pioche, bêche, râteau, binette, revolver, canon, fusil, automobile, train, tramway échelle… Le pire c’est que tout cela est dehors d’être fort drôle est terriblement bien écrit. Pas plus d’un adjectif ou d’un adverbe, des allitérations, une prosodie, une « musique » merveilleuse.
(Outre le Fénéon chantre des trépas, il y le Fénéon qui ricane sur l’armée et les usines c’est peut être ici qu’il est le plus anarchiste. Quoique ?)

Comme beaucoup d’autres André de Richaud finira oublié et alcoolique. Écrivain débutant il fut pourtant presque à la mode. Tout cela va très vite. J’entame La Douleur, l’un de ses premiers romans, certainement le plus connu. C’est une sorte de Diable au corps en pire, puisqu’ici « l’amant » est allemand, prisonnier allemand même ! Pour l’instant c’est un livre très hanté par la chair, les pulsions et les fantasmes combattus. On sent que tout cela va mal finir.

10 décembre.- Ciel gris, fade. Frais (9 °)

« Marie Jandeau, jolie fille que bien des Toulonnais connaissaient, s’est asphyxiée hier soir dans sa chambre, exprès »

Toujours dans la terrible accumulation fénéonesque. Toujours dans la douleur d’André de Richaud. Les hommes absents il n’y a plus personne pour travailler la terre, la nature enfle comme le désir chez les femmes. Il y a bien ces prisonniers, cet Otto dont l’héroïne s’entiche, cet allemand qui est une soupape à désir. Cependant si les appétits sont comblés, la chair est triste, la terre périclite, les feuilles mortes tombent, il n’y a personne pour les ramasser. Que voulez-vous …

Lire les Pléiades de l’affreux raciste Gobineau, c’est parait-il un livre charmant. Lire la biographie du Négus par le censément bidonneur Ryszard Kapuściński, c’est parait-il un livre formidable.

11 décembre.- Brouillard. Ciel bleu pâle par la suite (7 °).

Fini la Douleur de Richaud. La douleur, c’est la douleur de Mme Delombre, c’est aussi la douleur de son fils le petit Georget. Qu’est-ce qui provoque cette douleur commune ? Qu’est-ce qui les pique tous les deux ? C’est le désir : chez les deux. Le désir et la douleur d’une veuve qui ne supporte plus un corps plein d’envies pour rien, le désir et la douleur d’un gamin qui se découvre plein d’envies et qui ne sait pas quoi en faire. Faut-il en déduire qu’un monde sans désirs serait un monde où l’on ne souffrirait pas ?

Au sujet d’André de Richaud, on a beaucoup parlé de « Pagnol tragique » de « Dostoïevski provençal », on a aussi évoqué Faulkner. Je pense que le côté Faulkner l’emporte avec toutes les limites que cela peut engendrer.

to be continued...