vendredi 26 novembre 2010

Psychogeographie indoor (19)



1.
Cette nuit qui tombe tôt ne me dit rien de bon. Je me suis coupé le pouce gauche et l’annulaire droit. Le pansement que j’ai posé sur mon pouce gauche ne tient pas, celui que j’ai posé sur mon annulaire droit est trop petit. Tous ces problèmes sont indicibles.
Oui décidément en novembre la nuit est là trop tôt, un mélange de bleus métalliques avec des nuages ocres sur l’horizon, la pluie tombe comme du mercure et quand les sirènes se réveillent annonçant un nouveau feu incongru au loin, il n’y a plus grand-chose à faire, on reste dans un parc au milieu des arbres, on attend la vraie nuit, la seule, la nuit noire. On reste dans un parc ou alors on rentre chez soi. Il y a toujours des choses délicates à faire chez soi. Lire par exemple, lire et oublier la compagnie des « gens » ; se souvenir des livres que l’on a lus, se souvenir des pays que l’on a arpenté dans les livres et même figurez-vous en dehors des livres.

Tiens pour les souvenirs voilà quelques fragments — non raffinés — de mon mois de juillet :

19 juillet.- Prague. Temps frais. Les « intérieurs » encore tièdes il est bien possible qu’un orage soit passé avant mon arrivée. Aéroport vieillot. Vu une Trabant. Belles rues pavées, façades restaurées. Hôtel en presque centre-ville. Rien à signaler.

20 juillet.- Prague. Beau temps chaud. Couvert en fin d’après-midi. Le « Château » est un genre de Kremlin amélioré, une « Cité interdite » en moins moite. Surpeuplement touristique, la bétaillère est proche, Kafka loin. La garde est relevée sur une curieuse musique de péplum à base de cuivres, le touriste est ravi… Il faut sortir des grands axes balisés pour trouver des rues pittoresques, touristiques sans touristes. Beaux bâtiments baroques, beaux palais renaissance, belles fontaines et beaux pavés — Prague a la grande chance de ne pas avoir été détruite lors de la Seconde Guerre mondiale — En descendant du « Château » (à Chaval) on se retrouve presque par hasard devant le Mur de Kampa, il est un peu oublié, posé en face de l’ambassade de France, c’est pourtant sur ce mur que la jeunesse praguoise se défoulait dans moult graffiti scribouillés à la gloire de la culture décadente occidentale. C’était, et surtout, une sorte de « Chambre verte » édifiée en mémoire de John Lennon, un mur qui est une chambre… Graffitis émouvants, photos collées à même le mur, drôle d’autel.
Un peu plus loin, deux cents mètres plus loin, il y a le Pont Charles, haut lieu touristique, Montmartre sur pilotis avec vendeurs de colifichets et caricaturistes à foison. Surpeuplement inquiétant, l’agoraphobe dans son tunnel à lui, demeurera un peu en dehors tout en étant là.

21 juillet.- Prague. Beau temps chaud. J’ai trouvé le moyen de ne pas me recueillir sur la tombe de Kafka alors que c’était l’un des buts premiers de mon court séjour praguois. Il est enterré dans le nouveau cimetière juif, je ne suis passé que devant l’ancien. Je pense que cette non-visite tient plus du non-dit que d’autre chose. Par contre, j’ai vu le sobre monument en la mémoire de Ian Palach, il est érigé sur l’un des bouts de la place Venceslas devant le musée national à l’endroit même où Palach s’était immolé par le feu en 1968. Pour le reste, visite de la vieille ville, sa place centrale, son horloge mécanique, l’école où Kafka étudia un temps… Le quartier juif qu’Hitler voulait transformer en « musée du juif ». Plus loin la Maison Municipale : magnifique bâtisse Art nouveau décorée en partie par Alfons Mucha — dans ses tréfonds le bar américain où Hemingway se saoulait plus qu’à son tour —. Marché une dizaine de kilomètres dans le centre-ville. Fourmillement touristique ininterrompu, entre Paris au mois de juillet et « l’autoroute du soleil » à la mi-août. Pour apercevoir le vrai tchèque, j’ai dû m’écarter de plusieurs centaines de mètres pour me retrouver dans une rue vraiment commerçante, une rue où l’autochtone portait de très jolies et courtes jupettes surmontant de bien appétissantes cuisses alertes. Malheureusement (ou pas, la vie nocturne semble ici proche du néant), je quitte Prague demain.

22 juillet.- Vienne. Temps lourd, 36 °. Quitté Prague pour Vienne. Visité un château sur la route (Hulboka). Mauvaise première impression, des vieilles Autrichiennes, sûrement anciennes nazies, jouant au bowling dans un restoroute enfumé. De Vienne je n’ai pour l’instant vu que la seconde ceinture, assez hideuse il faut bien le dire.

23 juillet.- Vienne. 35 °. Visité les Jardins du Belvédère, il y avait un bulldozer à la place des bassins. Fait le tour du Ring « intérieur » à pied. Je suis ensuite passé par le château du Hofburg à l’endroit même où Hitler prononça L’Anschluss en 1938. Curieuse sensation, malaise… Un peu plus loin, l’église des Augustins : le cœur de l’aiglon y est enterré — ses intestins sont eux enterrés dans la Cathédrale St Étienne, ses cendres ont été rapatriées vers Paris en 1940, sur ordre d’Hitler —, c’est aussi dans cette église que François-Joseph épousa la fameuse Sissi. Visité la Bibiliotheque Nationale. Huit millions de volumes. Il y avait plus de gardiens au verboten guttural que de bibliothécaire en blouse bleue (un seul !). De loin j’ai cru distinguer les mémoires de Saint-Simon. Plus tard, le vrai centre-ville, autour de la Cathédrale St Étienne… Flux touristique, mais raisonnable. En dehors de la cathédrale et de quelques bâtisses Vienne est une ville qui semble ne pas avoir existé avant le 18e siècle. Pas de vieilles rues, pas de « sentiment renaissant », c’est une ville moderne, conçue comme tel par ses architectes, une ville artificielle où l’on sent que rodent Klimt, Schiele, Freud, Mozart et Beethoven… ils sont dans l’air. En retournant sur le Ring je me suis retrouvé devant le Palais de la Sécession, beau gâteau Art moderne. C’est dans son intérieur et sur ses murs que Klimt a peint la neuvième Symphonie de Beethoven. Retourné dans mon hôtel en périphérie.

23 juillet.- Budapest. Temps presque frais. Beaucoup de vent. Quitté Vienne en visitant le château de Schönbrun sorte de Versailles autrichien qui ne vaut pas l’original. Enfin, je suppose, n’ayant jamais visité Versailles… Flux touristique.
Route Vienne, Budapest : La frontière n’est plus qu’une zone ouverte à tous les vents. Là où autrefois le dissident risquait sa vie, il n’y a plus qu’un espace vide avec des postes frontière fantomatiques… Des Turcs allemands sur la route d’Istanbul, des bourgeois bohèmes sur celle du lac Balaton des Tziganes suspects transportant de suspects véhicules sur de suspectes remorques (enfin selon les Hongrois). Arrivé à Budapest. Capitale aux splendeurs décaties. L’herbe pousse sur les trottoirs et où l'on sent encore le marxisme-léninisme roder. Fait le tour du parlement qui ressemble à un Westminster non ravalé.

24 juillet.- Budapest. Pluie diluvienne. Un petit 19 ° alors que selon mes informateurs il faisait 42 ° avant hier. Cela explique peut-être les brumisateurs qui parsèment les rues. Plus loin les fameux bains publics. L’eau « y est » à 35 °, je ne me suis pas baigné puisque j’étais déjà mouillé par l’orage. Refait un tour du côté du parlement, quelques bâtiments criblés de balles, survivance de 1956 et du soulèvement. Les Hongrois ont décidé de laisser les traces de tout ça, en souvenir. Sur l’autre rive du Danube, la colline de Buda, véritable centre historique : rues « typiques » cathédrale et un monument kitch : le Marché des Pécheurs… Encore quelques traces de balles. Flux touristique raisonnable. Hier soir séance de Psychogéographie : dérivant au hasard, je suis passé devant la belle gare Eiffel. Deux, trois fast foods plus loin je suis tombé devant un « mur de fusillé » (une photo de chaque fusillé en médaillon, le mur était bien long.) Je me suis ensuite perdu volontairement, les rues n’étaient pas spécialement animées pour un samedi soir, quelques jeunes avinés, deux trois gazelles à la cuisse gracile… Je suis rentré en longeant la voie ferrée.

Demain départ : Zurich puis Lyon.


2.



Ainsi, je ne supporte plus la compagnie des « gens », remarquez que je ne supporte plus non plus ma propre compagnie, la seule compagnie que je supporte c’est celle des livres. Enfin, c’est plutôt eux qui me supportent bien que je sois insupportable… il m’arrive de les regarder de biais, en espérant qu’ils voudront bien de moi, alors que je fait tout pour que le reste du monde ne veuille pas de moi…


Voilà août, en morceaux :

3 août.- Temps raisonnablement changeant, circonspect et tempéré. Une mouche vient de me passer au-dessus de la tête.
Je suis peu velléitaire, je pense même que je suis le type le moins perclus d’ambition que je connaisse. C’est peut-être un problème. Je suis également si peu engagé que mon manque d’engagement me retombera bien dessus un jour.
Larbaud. Milan. Supériorité des villes italiennes sur les villes françaises. Larbaud était un vrai Européen dans le bon sens (le non économique) il vivait entre Paris, Vichy, le sud de l’Espagne et Londres… il écrivait en français, anglais, espagnol et italien parfois en allemand ou en portugais (mais pas en néerlandais). Il n’était pas trop nationaliste et se définissait même comme « grand patriote cosmopolite » (dans Barnabooth).
Autres écrivains européens dans le bon sens : Pessoa, W. G. Sebald, Claudio Magris et puis toute la clique Mitteleuropa (la liste est trop longue).
Pour ce qui est du mauvais sens européen (l’économique) la récente pirouette de Godard autour de l’Europe et de sa métempsycose à base de charbon et de d’acier me paraît être une pirouette convaincante.

7 août.- Temps magnifique. Ciel IKB. Chaleur modérée. Toujours dans le Journal de Larbaud, entre Annecy et Corfou. Larbaud parle de Rome sans demi-ironie, sans ce ton partant du haut vers le bas propre à beaucoup d’écrivains « à l’étranger ». À l’étranger Larbaud est toujours chez lui espagnol en Espagne, londonien à Londres, italien en Italie, parisien à Paris… Il est également loin du touriste qui avale tout en huit jours, libre d’obligations sociales il peut se permettre de rester où il se trouve à loisir, il écoute alors la ville, comme une musique. Belles pages sur Naples les fumées du Vésuve, la neige sur Sorrente… Naples, mais aussi le fascisme. Larbaud trouve le fascisme « sympathique » il est seulement gêné par la répression et les lois d’exception, les réalisations lui semblent presque toute remarquables, les aspects sociaux et supposés moraux, la propreté, les sévères punitions pour les gens qui salissent les pissotières et les cabinets d’aisance tout cela est très bien, il faudrait même appliquer une peine de six mois de prison pour les « salauds » qui crachent dans le tramway ! Pour la première fois, Larbaud semble se tromper, ou tout du moins ne pas être dans son élément : la politique. Évidemment lorsque l’on voit le fascisme comme un parangon de politesse, de bonnes manières et de propreté… Un peu picoré chez Georges Picard.

8 août.- Temps variable. Plus de nuages que de bleu. Température agréable. Bien essayé de photographier quelques beaux nuages qui passaient, mais en vain. Grande faiblesse de la photographie numérique. Larbaud : Fini le Journal de Chambéry à Corfou. Larbaud est ravi devant les uniformes des jeunes fascistes, leurs chapeaux à pompons.
« Mais neuf fois sur dix on remarque que là où “les timbres ne collent pas bien”, immanquablement les routes sont mal entretenues, les trains en retard, les services publics mal faits, les enfants mal élevés — et le gouvernement débile ou corrompu. »Lu Istanbul en 1890 de Loti. Globalement accessoire, mais des moments intéressants : Istanbul comme ville hivernale et pluvieuse sorte d’autre Venise où les gondoles seraient remplacées par les caïques. Goujaterie des touristes et notamment des Français (déjà !) :« Les Français gouailleurs, qui se plaignent des rues mal pavées qui ne voient du bazar que les quelques articles de Paris étalés çà et là, et inclinent à penser que tous ces vieux marchands à turban, accroupis dans des niches, font venir leurs tapis du Bon Marché ou du Louvre… »Fini par deux chroniques de Vialatte, l’une sur les trottoirs, l’autre sur les plaines. Le délice était là.

12 août.- Temps lourd et gris en matinée. Du bleu sec plus tard. Le temps pris à vivre en société est toujours du temps pris sur la lecture. Ainsi depuis une semaine ayant eu une « vie sociale » normée je n’ai quasiment rien lu. Le manque est là, il rôde.

13 août.- Temps mitigé : aoûtien. Journée molle et insidieuse où j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps plus qu’autre chose.
Ce matin une chronique de Vialatte. Cet après midi un chapitre des mémoires de Casanova puis une promenade philosophique de Remy de Gourmont. La promenade était très bien, il y était question de la phytognomonie cette science qui recherche les similitudes entre les plantes et le corps humain, leurs affections réciproques ainsi que leurs comportements respectifs, en élargissant même la comparaison aux animaux, aux minéraux, aux métaux…

20 août.- Matinée orageuse. Après-midi lourde et moite comme un footing autour du delta du Mékong. Août pose problème. Août nous en veut. Lu sans aucun plaisir un chapitre des Sept Piliers (il est bien possible que je laisse bientôt choir Lawrence son sable et ses chameaux.) Un peu hypocrite avec moi-même je n’ai pris aucun risque en enchaînant par deux chroniques de Vialatte (qui ne déçoit jamais.) La première parlait des fleuves, la seconde des aliments. On retiendra que l’eau de la Seine sent le comptable suicidé et qu’en temps de guerre l’épluchure est plus nourrissante que le fruit.
« Une petite salle à manger rendue bretonne par une armoire normande et quelques faïences provençales, car le folklore n’a pas de patrie… »
Pour « finir » parcouru le nouveau catalogue Ikea, rien de particulier, il est gros… Ah oui ! j’oubliais, un lézard est passé dans la cour…

21 août.- Inattendu retour de canicule. J’ai laissé Lawrence dans le désert, avec son sable, ses chameaux ses piliers et ses jeunes Arabes aux corps frétillants. Que voulez-vous, malgré deux trois sursauts, tout cela m’ennuie. Je continuerai bon an, mal an et à l’alternat entre Larbaud, Loti, Gourmont et Vialatte. J’ajouterai seulement pour l’instant le Pseudodoxia Epidemica de Thomas Brown que j’entame et qui me parait être une somme assez croquignolette (bien que rude de lecture.)

23 août.- Moiteur mekongaise. Temps poisseux, gluant, visqueux, collant et pour tout dire insupportable. Humeur maussade.
Thomas Browne, Pseudodoxia Epidemica : J’entame cette lecture de prime abord un peu compliquée, mais brillante… Browne traque les « idées reçues », « les idées généralement admises », la tâche est tellement rude que cette traque se transforme en encyclopédie. On commence par Adam et Eve, c’est vous dire. On dira de Browne qu’il est un primo Flaubert (s’agissant de la bêtise et des façons d’en recenser toutes les formes).

27 août.- Belle matinée ensoleillée. Vent et gris dans l’après-midi. L’orage guette. Août « finissant » rode. Journée molle et inutile. Ces journées où on regarde le temps avancer tout en n’avançant pas. Je suis resté apragmatique comme un tas fortuit posé sur un tumulus. Néanmoins quelques bonnes recettes volées chez Thomas Browne : Le collyre d’Albert le Grand qui vous transforme en nyctalope, vous voyez la nuit et la nuit vous voit la voir (il faut boire ce collyre, le brouet est immonde). On obtient les mêmes effets en faisant bouillir l’œil droit d’un hérisson dans un grand bain d’huile, une fois la mixture refroidie on ingurgite courageusement le tout et soudain il fait jour la nuit ! Pour ce qui est des piqûres de scorpions il suffit de s’asseoir sur un âne, le visage face à la queue, croyez-moi la douleur quitte l’homme et passe directement dans la bête. Il suffit d’avoir un âne coopératif à portée de main. Par les temps qui courent cela ne devrait pas être plus difficile à trouver qu’un scorpion.
Lu une chronique de Vialatte, sur la mort de Jean Paulhan, tellement émouvante que pour un peu on en pleurerait.

Les nazis aimaient beaucoup les animaux cela ne les empêchait pas d’exterminer tous les chiens de berger allemand trop blancs qui se présentaient devant leur pas botté. Le chien de berger allemand blanc était trop blanc pour être allemand, trop blanc pour le nazisme, trop blanc pour pouvoir espérer aboyer au pied des miradors ! Alors après le tumulte le berger allemand blanc survivant s’est fait suisse ! Il est réapparu suisse ! Blanc, lactescent, magnifique, et suisse ! Bien que rare on peut parfois le croiser, c’est un chien pondéré et circonspect, distingué même lorsqu’il fait son petit besoin sur les bégonias de la voisine. Bref un beau chien loin de son cousin abâtardi allemand… Demain nous parlerons du chien loup tchécoslovaque, ce chien résistant.


3.


Ayant un peu voyagé, je pense que mon vrai pays est une ligne courbe, une ligne courbe — largement dense — que l’on pourrait tirer de Bordeaux à Prague, une courbe qui passerait par Guéret, Lyon, Milan, Venise, Vienne, Budapest… Je suis de cette courbe là plus que d’un pays qui ne m’inspire rien, si ce n’est un ennui crispé…
« September... November...
And these few precious days
I’ll spend with you.
These precious days
I’ll spend with you. »

4 septembre.-
Beau temps. Belle journée d’été finissant avec ses avantages et ses inconvénients : une bonne chaleur et de la fraîcheur pas loin ; un soleil trop vite bas et une nuit prompt à tomber.
Claudio Magris : Danube… Pour l’instant et après une centaine de pages c’est le très bon livre d’un esprit cultivé : sebaldien pour tout dire… On commence par les sources du Danube, oui les sources du Danube ! Les deux sources du Danube ! Un simple robinet ou un pré humide qui s’auto alimente en humidité ?! Les deux hypothétiques sources sont distantes de quelques kilomètres et on ne sait pas qui du pré ou du robinet est source en premier.
Plus loin le Danube grossissant on se retrouve à Sigmaringen, avec Céline, avec Lucette, avec Bebert et Le Vigan… Belles pages sur le toqué de Meudon bien incapable de ressentir l’humanité concrète des gens qu’il ne connaît pas directement. Céline luttant contre des abstractions, des clichés de baudruche ; se perdant à vouloir boxer ce qui ne sort finalement que de lui-même. Céline qui s’oublie humain, solidaire et compatissant pour finir boutiquier enfiévré de lui-même. À Sigmaringen il a bien quelques sursauts d’humanité, mais il reste le plus souvent hypnotisé par son moi et son moi c’est l’enfer ; l’enfer sous les décombres croyez moi ! Et puis Céline sa boutique intérieure, sa fièvre et sa haine de l’employé, du mot et de la fonction : une insulte ! Alors que Pessoa, Kafka, Svevo, Walser…
Laissant Céline et Sigmaringen derrière lui Magris évoque ensuite Ernst Neweklowsky, un ingénieur auteur d’un traité conséquent sur le Danube, La navigation et le flottage sur le Danube supérieur : 2146 pages, cinq kilos neuf cent ! Une belle somme sur les 659 kilomètres compris entre l’affluent avec l’Iller et Vienne ! On y retrouve tout : l’histoire de la navigation depuis l’époque préromaine, les itinéraires, la forme des embarcations, les caractéristiques et les différences des divers affluents, les remous et les bas-fonds, les gués et les passages, les légendes et superstitions liées au fleuve, les droits de péages, les poésies, les chansons, les romans… Les voyages des souverains, les changements de temps, le vent, les accidents imprévisibles, la liste des malheurs, mortels ou non, les suicides et les assassinats. Neweklowsky évoque même la peine encourue pour le cuisinier de bord qui mettrait trop de sel dans la soupe ! Bref l’œuvre d’une vie ici parfaitement évoquée par Magris. Vivement la suite !

5 septembre.- Beau temps. Journée molle. Magris et le Danube, toujours très bien. La Souabe cette Allemagne du Sud. Mengele et le mal, la bêtise de Mengele. Ratisbonne…

10 septembre.- Temps mitigé. Frisquet en matinée. Plus tard, un peu de tiède posé sur le frais. Magris et son Danube. Mauthausen. Erreur d’Adorno puisqu’il y a Primo Levi, (d’autres…) Il y a aussi Rudolf Höss et son autobiographie : Commandant à Auschwitz, « récit objectif, impartial » et je suppose terrifiant… Plus loin Stifter écrivain à découvrir ; dans l’un de ses ouvrages Le village de lande les êtres humains semblent ravalés au rang d’objets, de choses passives et mortes, pour se retrouver au-delà du personnel « en mystérieuse harmonie avec le cours insondable de la vie » Cowper Powys rode, Cowper Powys est là… Pour l’anecdote glutineuse, je viens de découvrir que ce Stifter jusqu’à présent parfaitement inconnu de ma personne s’est donné la mort après s’être tranché la gorge au moyen d’un rasoir, j’espère que je ne suis pas responsable d’un trépas si sanguinolent… On retrouve ensuite Magris entre les bosquets et les prés marécageux entourant Tulln. C’était le domaine de Konrad Lorenz ce grand naturaliste qui faisait coin-coin sans même voir les païens à flambeaux qui, eux, passaient dans le fond en faisant le pas de l’oie. Distinction entre humaniste et naturaliste : si l’humaniste est un chauvin de l’humain, le naturaliste se contente lui d’une froide neutralité scientifique, avec parfois du bonheur, mais souvent une fausse objectivité qui le voit ne pas faire de distinction entre le politique d’extermination du IIIe Reich et les massacres de rats noirs accomplis par les rats bruns lors de leur invasion de l’Europe au XVIIIe siècle.
Vienne bientôt là, Magris passe à Kierling c’est dans ce petit village dans une chambre du 187 de la Hauptstrasse que Franz Kafka est mort le 3 juin 1924. La maison est petite, il n’y a que deux étages, dans le hall d’entrée divers avis sont placardés, ils font savoir que le ramoneur passe le premier lundi de chaque mois, qu’il est interdit de casser du bois dans les appartements et qu’il est également interdit de transporter de grosses malles dans les escaliers sans une autorisation écrite.

L’archiduc Otto aimait apparaître à l’Hôtel Sacher entièrement nu, ne portant qu’un ceinturon et un sabre. Moins charmant, il lui arrivait également de faire irruption à cheval dans les cortèges funèbres juifs. Dès que le moindre courroux montait d’une foule justement offusquée, l’Archiduc ordonnait la bastonnade aux gens de sa suite. Bref, l’archiduc Otto était un bon dépravé libéré. Tout cela ne l’empêchait pas de rentrer dans le rang un une fois la cour réintégrée, là mouton dans le troupeau, neutre et poudré, on l’entendait bêler.


12 septembre.- Vent. Soleil fuyant ; j’ai passé ma journée à le « traquer », puisque si la saison fait qu'il est bien est là il est néanmoins exagérément bas et donc à peu près toujours caché sous un toit ou sous un arbre.
Magris et son Danube. Finalement, on ne s’appesantit pas trop sur Vienne (de toutes les façons le Danube ne traverse pas vraiment Vienne qui est construite de façon à s’opposer aux crues d’un fleuve qu’elle considère comme son ennemi). Dézinguage des actionnistes viennois « iconoclastes rangés comme ces étudiants paillards qui deviennent notaires » Magris sauve Konrad Bayer (un poète authentique) le reste, l’orgiaco-cybernético-clownesque ne vaut pas grand-chose. Portrait de Sissi : Impératrice un peu toquée comme son cousin Louis II, Sissi qui écrivait des poèmes tantôt mélodieux, tantôt maladroits qu’elle cachait et n’envisageait de confier à quiconque. Sissi androgyne et républicaine… Et si finalement Sissi n’était pas aussi un petit, mais réel personnage de l’histoire littéraire ? Pour le reste Freud, Joseph Roth, l’anschluss…

18 septembre.- Quasi fraîcheur. Le froid s’immisce, le froid est insidieux.
Je travaille parce que si je ne travaillais pas je ne pourrais pas manger. Je mange parce que si je ne mangeais pas je ne pourrais pas vivre. Je vis parce si je ne vivais pas je serais indubitablement non-vivant. L’essentiel est de trouver et d’éprouver du plaisir dans tout ça (du plaisir parmi les difficultés).
Magris, Danube… Magris et la Hongrie… La Pannonie cette mosaïque de peuples entre Zagreb et Budapest. Cette plaine faite de poussière, de marais, de feuilles qui pourrissent et d’empreintes sanglantes ; c’est encore l’Europe, mais l’orient rôde… Miroslav Krleža est le grand écrivain de ces lieux, il est Croate dans les faits, mais surtout pannonien, pannonien et mitteleuropéen…
Ensuite Budapest, plus belle ville du Danube. Si Vienne imite le Paris haussmannien, Budapest imite cette imitation (mimésis de la mimésis) avec un sens platonicien de la poésie ; ses paysages, son urbanisme, ses bâtiments suggèrent plus que l’art, un sentiment de l’art. Pour être passé il y quelques semaines par Budapest je confirme les intuitions de Magris, c’est bien une ville fictive et flottante, avec un charme décati qui semble s’être accéléré depuis la fonte des blocs (le Danube de Magris date de 1986, temps où il était encore question de bloc et de congélation).

19 septembre.- Beau temps. Froid des intérieurs. Recherché le soleil, pour le trouver vraiment il aurait peut-être fallu que je me risque dans les extérieurs.
Magris, Danube. Le Banat cette terre presque allemande plantée dans un beau flou, entre Serbie, Hongrie et Roumanie. Plus précisément et plus qu’allemande une terre souabe avec Timisoara pour ville capitale.. Les Allemands du Banat furent durement maltraités dans l’immédiat après guerre, déportés collectivement en Russie. Tout est raconté dans un roman d’Arnold Hauser : Le problématique rapport de Joseph Buhlmamn (le Banat est une terre d’écrivains, comme d’autres terres floues : la Bucovine…)

Le roumain-allemand vit dans une situation de dépaysement, de dualité et de crise identitaire. Pourtant quant il choisit l’exil et parvient à émigrer en Allemagne il se retrouve dans un pays si différent du sien qu’il n’éprouve alors qu’une sourde nostalgie ; la vraie Allemagne est ailleurs, elle est restée là-bas entre le Danube et les Carpates… Ainsi Rolf Bossert, poète roumain-allemand, libre, exilé et bientôt suicidé (n’oublions jamais que Magris écrit tout cela en 1986, les blocs ne sont pas encore décongelés). À lire : Basses Terres d’Hermann Muller (Bernhard, Handke, Innerhofer…) Magris s’éloigne ensuite un peu du Danube pour retrouver d’autres allemands, saxons eux, en Transylvanie à Kronstadt (Brasov).

21 septembre. Fraîcheur matinale. Soleil voilé. Magris, Danube. Celan et Czernowitz, Czernowitz capitale de la Bucovine, une Babel qui n’existe plus… Celan a exprimé la vérité de cette disparition, de cette mort et du silence qui tourne autour. Celan et l’holocauste, Celan au bord du silence, vaincu, renonçant, s’effaçant dans les eaux de la Seine où il trouve une mort qu’il avait cherchée :
« Je fais de la lumière derrière moi ».Un autre fluctuant de Bucovine : Robert Flinker, psychiatre et écrivain plus kafkaïen que ma main gauche, auteur — en langue allemande — de romans brumeux où d’obscurs délits sont jugés dans des tribunaux mystérieux lors d’énigmatiques procès. Flinker inquiétant et original nonobstant son goût de chez Franz qui traîne. Flinker qui était juif et qui avait vécu en se cachant pendant l’occupation hitlérienne ; une fois libre il se suicida en 1945, non par crainte du stalinisme, mais plutôt par amour :
« Quand on est las de la vie, on choisit, pour s’en libérer, jusqu’à des moyens inconscients et indirects, comme l’infarctus ou le cancer. Alors pourquoi pas un chagrin d’amour ? Incapable de passer tout de suite à l’acte et de se suicider aussitôt la liberté identifiée à Staline, Flinker a peut-être eu besoin d’un intermédiaire et c’est ainsi qu’il a trouvé une quelconque jeune fille, capable de lui donner le coup de pouce dont il avait besoin »
25 septembre.- Pluie. L’automne est passé sur l’été. Magris, Danube. Bulgarie-Roumanie, Ruse cette petite Vienne, l’ocre de ses maisons, ses grands parcs, ses boulevards hausmaniens ; encore l’imitation d’une imitation… Ruse la ville d’Elias Canetti (lire son Auto-da-Fé). Ensuite Bucarest le « Paris des Balkans »… Bucarest, le marché Lipscani : ses pâtisseries malodorantes et ses soutiens-gorges qui semblent avoir servi. Cioran l’enfant prodigue de ce marché… Bucarest et ses autres écrivains : Caragiale ce Labiche roumain, Ionesco, son visage keatonien qui est son chef-d’œuvre, et puis tout le tremblement dadaïste : Tzara évidemment, mais aussi le suicidé Urmuz, Virgil Teodorescu qui écrivait dans une langue léopard qu’il avait inventé « Sobros Algoa Doovy Fourod Woo Oon Toe Negaru… »

Magris rencontre Ceausescu.

Demain ce sera le delta, le livre sera fini, j’entamerai le nouveau Houellebecq, l’enchaînement risque d’être rude.

26 septembre.- Temps gris, presque froid. Magris, Danube. Roumanie, Elias Canetti … Bucarest et « Hiroshima » ce quartier que Ceausescu avait rasé pour mieux construire son palais. Brăila et Panaït Istrati, le « Gorki des Balkans », puis le Delta du Danube, la fin ; à Selina le livre est fini, il était très bon. Je ne sais pas si c’est un mauvais signe, mais je me suis endormi quatre fois sur les cinq premières pages du nouveau Houellebecq. Il y est question d’une sombre histoire de plomberie — assurément passionnante —, mais cela ne m’a pas empêché de me retrouver absorbé par mon canapé et dans un tel état hypnagogique que j’ai bien cru trépasser trois fois.

(Le Danube de Claudio Magris commence aussi par une sombre histoire de plomberie… alors…)

samedi 20 novembre 2010

Violens - Amoral (2010)



Je dois avouer la perplexité qui m’a tout d’abord saisi à l’écoute de cet Amoral, je n’y entendais que des promesses de chansons noyées par une production tapageuse, une petite chose un peu mode à ranger dans sa niche pop indépendante ; une niche bien alignée parmi tant d’autres niches. Bref, j’étais assez vite prêt à oublier un disque qui n’avait rien à me dire et de toutes les façons je n’avais rien à attendre de lui. Tout était dans l’ordre des choses d’un fait bien ordonné, je vivais tant bien que mal quelques semaines en négligeant tout ça : cet Amoral, sa production ampoulée et ses chansons noyés…

Pourtant un matin, il faisait beau, mais frais, allez savoir pourquoi, j’eus la drôle d’idée de vouloir réécouter ce disque. Eh ! bien, figurez-vous que contre toute attente il se révéla meilleur qu’il me semblait être de prime abord ! Oh cette production était toujours pénible, maline et voulant faire sa moderne, se perdant dans les inutiles circonvolutions d’un mille-feuille de réverbération, mais à l’usage, les chansons étaient là, moins noyées et parvenant à s’extirper de cette sorte de brouet réverbéré. Sous l’écho et les afféteries, je découvrais alors la finesse de certaines mélodies, leur charme classique, la joliesse d’une basse qui tournait et pinçait. Pour un peu je me serais cru chez certains groupes oubliés du milieu des années 80 : les Lotus Eater, Pale Fountains, cette pop bien peignée et plus mystérieuse qu’il n’y parait. Bizarrement, outre les biens peignés déjà cités, je me croyais aussi chez d’autres plus supposés héroïques et vigoureux, je me croyais chez les épiques de U2 ! comme ci ceux-ci prenaient l’idée de faire des choses délicates tout en ne voulant plus sauver le monde ! Imaginez le côté intrigant de l’affaire ! Bon Je n’irais pas jusqu’à dire que ce disque m’avait dompté, mais tout du moins j’en voyais, me semble-t-il, les simples qualités : cette fraîcheur cachée, ces versants non inquiétants et cet héroïsme sournois sous la fausse complexité.
Donc un disque plein de défauts, des défauts de jeunesse, mais des qualités aussi, rien de foudroyant, mais des chansons, c’est déjà ça.

P.-S. Au jeu des références vous pouvez remplacer les Lotus Eater par les Zombies, les Pale Fountains par Love, U2 par U2.



lundi 8 novembre 2010

Dane Donohue - Dane Donohue (1978)



Quelque chose de « moustachu à catogan » ; des effluves de bassin javellisé qui remontent ; les restes d’une ligne de cocaïne qui traînent sur le bord d’une piscine plus Hockney que municipale ; la perversité matoise de musiciens foutrement dégourdis qu’en comparaison les deux Steely Dan sont les Raincoats (ou les Shaggs). C’est le seul disque de Dan Donohue, ne me demandez rien de plus sur lui, c’est une sorte de George Kaplan, il semble avoir existé un jour, mais si peu… oh ! en cherchant bien on découvre qu’il a participé à la — pénible — comédie musicale Jesus Christ Superstar, que son seul album est produit par Terence Boylan, (Don Henley et Stevie Nicks y chantonnent dans le fond), rien de plus, rien de moins, c’est à peu près suffisant… De prime abord tout cela n’inspire aucune confiance, un chanteur fantomal : cette musique trop blanche, trop lisse, ces musiciens trop habiles pour être honnêtes, cette finition trop peaufinée, ce disque qui pourrait tout avoir du cauchemar climatisé west-coast… Pourtant, Dane Donohue est parfois mieux que ce qu’il semble être, un peu sur les bords de ce jazz-rock javellisé abhorré par tout un chacun, plutôt posé à côté de Jackson Browne et cette adult soft pop que l’on écoute souvent avec plaisir tout en sachant qu’elle n’a rien de transcendant, pas loin non plus des Doobie Brothers et de leur musical valium centriste ; en somme plus au milieu de la route qu’au bord de la piscine. On écoutera tout cela avec une vague satisfaction, une morne appétence, on laissera le presque vide nous envahir, ce presque vide ne sera bientôt plus qu’un puits sans fond dans lequel il nous faudra savoir vivre. Voilà.



lundi 1 novembre 2010

Remake / Remodel N°16



Un Steinway, des jukebox, Robert Johnson, des voitures qui roulent vite, des filles attachées, Bashung, un brushing, les mots bleus… Christophe Bevilacqua est chez Gonzaï et c’est très bien…

Rencontre avec le dernier des Bevilacqua