samedi 19 juillet 2008

Psychogéographie Indoor (8)



« On reconnaît le vrai hypocondriaque au milieu d’un peuple de brutes : c’est celui qui tient un livre... »

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L’embarras pour une bibliothèque c’est que souvent la place s’y fait rare. On a souvent beaucoup de tourment à pouvoir y glisser deux trois livres de plus. Ce n’est pas que les locataires soient si replets que cela, peu partageurs d’espace ou acrimonieux envers la nouveauté, mais il y a un moment où il faut bien s’en convaincre : « quand la place n’y est pas, elle n’y est pas ! » Il faut alors se décider à faire des choix cornéliens, prendre des mesures drastiques tout autant que cruelles et sacrifier quelques volumes qui clopineront vers de sombres destins ; vers cette bibliothèque auxiliaire par exemple ; cet incertain purgatoire où les supposés mauvais livres patientent avec de la crainte au coin des pages, espérant ne pas monter plus haut, plus loin, vers ces sinistres cartons qui n’ont plus de mordoré que la teinte ; amer enfer en altitude des livres dont il faut avoir honte.
Reste qu’une fois le petit vide fait, il est bien vite comblé. Et que quelques jours plus tard, le psychogéographe aura de la peine à regarder les deux piles de livres frais déjà posés, en attente, ici et là. Force est de constater que le problème lui semblera insoluble. Un éternel recommencement et que d’embarras !

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Psychogéographe claquemuré à domicile, observons néanmoins ces deux piles de futurs potentiels colocataires. La pile des livres lus et celle des livres non lus. Commençons par la pile des livres non lus qui aura l’avantage d’être plus courte à traiter. Dans cette pile là, on trouve deux petits classiques que les gens qui savent se chuchotent à eux-mêmes : Mon amie Nane de Paul-Jean Toulet et Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich , on trouve également deux livres de Kléber Haedens : L'été finit sous les tilleuls (Madame Bovary chez les hussards) et Adios, il y a également un roman assez peu connu d’Henry Miller, Printemps noir, recommandé par Nicolas Bouvier, Cefalu de Lawrence Durell, Givre et sang de John Cowper Pows, Ouvert la Nuit de Paul Morand et pour finir Le cinquième empire de Dominique De Roux, un très grand livre paraît-il. Dominique De Roux, créateur des Cahiers de L’Herne et écrivain impliqué dans son temps, comme quoi, au-delà de mes doutes persistants, l’un pourrait faire avec l’autre, nous verrons bien.
Ah ! J’oubliais l’essentiel ! Il y surtout dans cette pile de livres non lus là un livre intimidant, ce livre c’est le Vétérinaires de Bernard Lamarche-Vadel. Souvenez-vous de Bernard Lamarche-Vadel, poète, romancier vague et dangereux, grand critique d’art, mort enfermé, en lui-même, dans un château au milieu d’une douteuse horde de chiens bigarrés, un fugace coup de fusil, souvenez-vous de lui il s’évapore.

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Voilà le moment d’aborder la pile des livres lus. Commençons par les Fragments de Lichtenberg le nouveau bidule de Pierre Senges ; posé là sur le haut de la pile c’est un drôle de bigarreau sur la brioche, un très grand gros livre qui mériterait un peu plus de temps. Le lichtenbergien tout autant que le psychogéographe voir même le commun des mortels y trouvera de la matière à son goût, les aphorismes en confettis de ce bon vieux gibbeux de Lichtenberg y sont rassemblés par la grâce bien huilée d’un casse-tête mousseux. Ces mots d’esprits agglomérés, ramenés à leur but initial sont les pièces d’un puzzle qui une fois résolu, vu de loin, forme un beau roman global à saveur encyclopédique. Pierre Senges pose sa plume dans les pas d’autres croquignolets et mirliflores scribouilleurs affiliés à la fédération internationale de puzzle : Robert Burton, Laurence Sterne, Jonathan Swift … je ne suis pas clair ? Je ne suis pas là pour être clair, lisez plutôt le livre de Senges !

Quittons ces rivages sans mer ni terre à qui il ne manque que du solide et du liquide pour faire bonne mesure, ces rivages lichtenbergiens, et retournons devant notre pile de livres. Sous les Fragments de Lichtenberg il y a Les dimanches de Jean Dézert le seul court roman de Jean De la Ville de Mirmont.. Cet ami de l’enroué Mauriac fait l’objet d’un culte discret auprès d’une petite secte de fidèles tout autant discrets. Il faut dire que pour le culte il y a de quoi faire : mort jeune, 28 ans, nuque brisée dans la boucherie de 14/18. Le livre, lui, est un peu bovien, un peu nouveau roman avant l’heure légale, un peu Perec, (L’homme qui Dort) sans barbiche ni mots croisés, une moustache lustrée à la place. Il y a un petit charme talé dedans, une lassitude lasse, une grande solitude, des amours laconiques, une rupture incongrue : « Votre visage est trop long pour que vous fassiez un bon époux » une molle résignation, la tentation de la noyade, de la pendaison, l'eau mouille, le plafond est trop bas, le désespoir est indifférent, retour au quotidien, à la vie… On comprend l’influence de tout ça sur le sournois Houellebecq, ce dernier ne taisant pas l’influence

Sous Les dimanches de Jean Dézert se cache L’insupportable Bassignton de ce cher Saki, un peu différent de ses désopilantes nouvelles, plus sec et mordant, d’une amertume folle sous l’ironie, émouvant même. Hasard coïncidence ?, Saki comme Jean De la Ville de Mirmont trépassa chez 14/18. Nos deux oiseaux, l’un presque anglais, l’autre vraiment myope, engagés volontaires, demandèrent le front, les tranchées et la vigueur du mortier, une très mauvaise idée.
En parlant d’idées, et en sautant des baudets au coq sous nos deux inanimés de la grande guerre, , il y a, au milieu de notre pile, un livre de jean Grenier : Inspirations Méditerranéennes on y trouve quelque chose du lactescent, mais pas dans le sens de Maurice Blanchot, plutôt dans un vague éclat chrétien ; qui ne se dit pas vraiment, refuse l’ombre des piliers marmoréens et préfère la matière aveuglante du halo incandescent flottant au-dessus d’un tas de pierres échafaudé à l’aveuglette aux lisières de Marrakech - en plein midi, au mitan du mois de juillet (ouf !) -
On concevra aisément que l'assortiment manque un peu d’air, de « maritime », et qu’un Ulysse éventuel qui passe par-là aurait pu ramener les embruns d’Essaouira avec lui.
Pour info, le prix Nobel automobiliste trépassé Albert Camus, fut l’élève de Jean Grenier, comme quoi, du contemplatif à l’homme révolté tout conduit à tout (l’inverse est plus rare, plus précieux)

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Sous le Grenier, dernier de la pile, lie de l’amas de livres, il y pour une seconde fois le Sabbat de Maurice Sachs, ce salaud lumineux, mémorialiste « années folles » juif, collabo, indicateur pour les païens à flambeaux de la Gestapo, homosexuel, alcoolique, drogué, séminariste défroqué ; il finira dans les poubelles de l’histoire pendant que ce con de Céline villégiaturait, lui, chez de fort robustes danoises.
Tout cela rappelé, le livre de Sachs, est passionnant, pour le factuel qu’on y retrouve, pour toutes ces anecdotes sur le présumé haut du panier d’une époque dorée qui virera au moisi, Gide, Cocteau, Coco Chanel, tout le toutim… Pour l’essentiel c’est surtout, sous ce vernis là, sous l’anecdote, un livre spirituel et doux, plein d’inquiétants regrets, mais avec toujours un peu de gène à le lire, quelque chose qui rebute. On hésite toujours devant comme le diabétique toisant le sucre. Sachs est-il un manipulateur plaintif avec quelque chose de geignard au coin de ses (belles) phrases, un grand naïf ? Un grand salaud sincère qui se noie (et nous avec) dans le repentir ?

En parlant de manipulation, et pour quitter notre pile de livres, il faut savoir que la mort de Sachs pose bien des problèmes, selon certains il aurait été lynché par ses compagnons de cellule et son cadavre jeté aux chiens. Selon d’autres il aurait été abattu d’une balle dans la nuque ne pouvant pas suivre le train d’une marche forcée. Il y a une version plus romanesque qui se murmure ici ou là ; écoutons chuchoter Julien Green : « En 1948, à l'hôtel, à Innsbruck, j'ai vu Maurice Sachs. Non pas un fantôme, mais Maurice en réalité. Maurice s'est enfui quand il m'a vu ». Il est bien possible que les pires salauds trouvent toujours une porte pour se dissiper furtivement, l’appétence de l’unijambiste face au canoë kayak n’est pas pire

Pour poursuivre avec du concordant, du moins romanesque et du non moins tragique, le double solaire de notre embrumé Sachs pourrait bien être Miklós Radnóti, ce poète hongrois abattu dans des circonstances analogues. L’avancée des troupes soviétiques, une longue marche forcée, un SS ivre, une balle dans la nuque, au bord de la route. Il y a un livre à lire de Miklos Radnoti : Marche forcée justement : « Toujours en quelque lieu l’on tue : au sein d’une vallée aux cils clos, sur une montagne fureteuse, n’importe... »
Entre les deux. Pour finir dans le drame et le toujours concordant, il faut savoir qu’un SS qui passait par-là, tua Bruno Schultz de deux balles dans la tète. C’était le 19 novembre 1942, le ghetto de Drogobytch, vers midi. Schultz, ce Kafka polonais en pire, avait prévu de s'enfuir la nuit suivante pour Varsovie. Il finira dans la fosse commune.

Sachs, Radnóti, Schultz. Lisez les trois (et pleurez pour certains), il n’y a rien à lire de leurs assassins.

2 commentaires:

skorecki a dit…

oui, il m'est arrivé de pleurer à bruno s. (comme à jacob t.)

Anonyme a dit…

Salut Philippe,
nous (une production documentaire en Allemagne) avons trouver ton texte et le photo de Maurice Sachs sur ton blog. Est-ce que tu peux nous dire où tu as trouver ce photo? Et est-ce que tu peux nous dire qui est l'autre personne sur le photo?
Tu peux me répondre sur julia-kuellmer@filmtank.de

Merci beaucoup en avence,
Julia